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Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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195 résultats trouvés pour voyage

Jules Verne

Voyages et Aventures du capitaine Hatteras

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Voyage16

1860 : le Forward, mystérieux brick à voile et à vapeur, prend la mer de Liverpool vers une destination inconnue, mais certainement polaire : est-il parti « à la recherche de ce passage du nord-ouest, dont la découverte eût singulièrement abrégé les voies de communication entre les deux mondes » ? Qui serait son invisible capitaine ? Il s’agit du capitaine Hatteras, audacieux navigateur britannique déterminé à atteindre le pôle Nord ; c'est une incarnation de la volonté.
« – Infranchissables ! s’écria Hatteras avec véhémence, il n’y a pas d’obstacles infranchissables, il y a des volontés plus ou moins énergiques, voilà tout ! »

Et les difficultés vont se multiplier, tant humaines (insoumission de l’équipage, disparition du stock de charbon escompté) que naturelles (glaces, tempêtes, scorbut, etc.). Le bâtiment sera contraint d’hiverner au « pôle du froid », l’endroit le plus glacial du globe.
« La trahison a brisé vos plans ; vous avez pu lutter contre les obstacles de la nature et les renverser, non contre la perfidie et la faiblesse des hommes [… »

À la figure de l’opiniâtre, de l’intransigeant capitaine Hatteras est adossée celle du docteur Clawbonny, savant toujours optimiste et gai. Ce dernier est d’ailleurs peut-être le personnage principal du roman, tant son ingéniosité, basée sur un grand savoir, lui permet de sortir ses compagnons des mésaventures ; ainsi de sa connaissance de la castramétation, si utile pour protéger une « snow-house » de l’attaque des ours blancs…
« – Mes amis, je ne sais que ce que m’ont appris les autres, et, quand j’aurai parlé, vous serez aussi instruits que moi. »

Toujours didactique, Verne retrace minutieusement l’histoire de l’exploration arctique comme les caractéristiques physiques de la géographie boréale. Il emploie le vocabulaire anglais s’y rapportant de près ou de loin, comme teetotaler, abstinent complet de boissons alcooliques, blink (ou plus précisément ice-blink), blancheur de l’horizon par réverbération de la glace dans l’atmosphère, et frost-rime, curieuse redondance pléonastique du givre, sans oublier les hummocks qui soulèvent les ice-fields et le pack − en fait Verne parle franglais !
« …] l’eau menaçait à chaque instant de manquer devant la proue du Forward, et s’il venait à être nipped, il lui serait difficile de s’en tirer. »

Il a aussi recours au lexique de la marine, qui m’emmène toujours nez au vent, mais déroute souvent car les termes ont pris des significations différentes :
• Ranger la terre, la côte, ranger un bâtiment, en parlant d’un navire, naviguer au plus près du rivage, d’un autre navire. (Académie)
• Conserve : bâtiment qui fait route avec un autre, pour le secourir ou pour être secouru par lui à l’occasion. Dans la tempête, notre frégate avait perdu sa conserve. Loc. adv. De conserve, se dit de deux ou plusieurs bâtiments qui font route ensemble. Ces deux avisos naviguent de conserve, vont de conserve, sont de conserve. Fig. Agir de conserve, d’accord avec quelqu’un. (Académie)
• Dépasser un câble, une manœuvre, les mâts : les amener sur le pont (TLFi)
Typiquement, Verne semble vouloir mettre dans son livre tout ce qui concerne le sujet, ici la navigation et l’exploration polaire (thèmes qu’il aborde cependant dans de nombreux ouvrages ; dans le genre, j’ai tout particulièrement apprécié Un capitaine de quinze ans, Le pays des fourrures, La Jangada et Le superbe Orénoque).
Un autre grand leitmotiv du livre, c’est le chauvinisme anglais, jusqu’au nationalisme inflexible lorsque le capitaine Altamont, rescapé d’un bateau américain, sera secouru par l’équipage du Forward.
L’aspect discours scientifique des livres de Verne ne doit pas faire oublier que, parfois, ses convictions ont été démenties depuis.
« C’est la loi générale de la nature qui rend insalubres et stériles les contrées où nous ne vivons pas comme celles où nous ne vivons plus. Sachez-le bien, c’est l’homme qui fait lui-même son pays, par sa présence, par ses habitudes, par son industrie, je dirai plus, par son haleine ; il modifie peu à peu les exhalaisons du sol et les conditions atmosphériques, et il assainit par cela même qu’il respire ! »

Les phénomènes naturels sont décrits comme si l’auteur (ou le lecteur) y était allé, tel ici celui de la neige rouge (que Verne attribue à des champignons, alors qu’il s’agit d’algues) :
« Le phénomène, quoique expliqué, n’en était pas moins étrange ; la couleur rouge est peu répandue par larges étendues dans la nature ; la réverbération des rayons du soleil sur ce tapis de pourpre produisait des effets bizarres ; elle donnait aux objets environnants, aux rochers, aux hommes, aux animaux, une teinte enflammée, comme s’ils eussent été éclairés par un brasier intérieur, et lorsque cette neige se fondait, il semblait que des ruisseaux de sang vinssent à couler jusque sous les pieds des voyageurs. »

La fin du roman est manifestement imprégnée de la lecture de Les Aventures d'Arthur Gordon Pym de Nantucket, d’Edgar Allan Poe ; c’est un envol de l’imaginaire (et de l'inconscient), qui abandonne l’esprit rationnel maintenu jusque-là.

\Mots-clés : #aventure #voyage #xixesiecle
par Tristram
le Dim 17 Oct - 13:24
 
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Sujet: Jules Verne
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Littérature et alpinisme

Al Alvarez

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Al_alv12





Alfred dit Al Alvarez est né le 5 août 1929 à Londres, décédé le 23 septembre 2019.
Homme de lettres britannique complet:
Poète, romancier, professeur d'université, éditorialiste, critique littéraire, issu de vieilles famille d'origine juive, ashkénaze par sa mère, sépharade par son père, implantées en grande-Bretagne depuis plusieurs siècles.
Avait pour violons d'Ingres le poker et l'escalade.

Bio et biblio sur wikipedia (U-K).


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Nourrir la bête
Portrait d’un grimpeur

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Editio10


Titre original: Feeding the Rat. A Climber’s Life on the Edge.  Paru en langue originale en juin 1988, remanié pour une seconde édition en 2001, traduction et parution en français 2021, éditions Métailié, 130 pages environ.


Je crois que c'est au décès d'Al Alvarez en 2019 que nous devons d'avoir cet ouvrage enfin traduit en français en cette année 2021.
J'avoue ma flemme, j'en avais entendu parler il y a déjà belle lurette, et n'avais jamais chercher à me le procurer en langue originale...  Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 1038959943 .

Al Alvarez a, incontestablement, une belle plume et des talents de conteur.  
Il nous laisse là une sorte de récit-témoignage, pudique, biographique ma non troppo, paru du vivant de Mo Anthoine.

Il est vrai qu'il y a là personnage.
Mo Anthoine a fui toute sa vie les honneurs, la reconnaissance publique, s'est volontairement effacé au profit des alpinistes entendant vivre de leur notoriété, "professionnels" en somme, tout en étant non seulement leur pair, mais leur compagnon de cordée et parfois même leur ange gardien (on pense à Chris Bonington, à Joe Brown...).
Sa bonne logique terrienne fait qu'il accepte les narrations arrangées des exploits, afin de mieux mettre sous les feux de la rampe ceux d'entre ses compagnons qui ont le plus besoin de notoriété, d'aura médiatique:
Comme la célèbre expé du Baintha Brakk, 7 285 m, alias l'Ogre (au Karakorum) en 1977, une borne de la longue et garnie Histoire de l'alpinisme britannique, narrée par Doug Scott, Chris Bonington et consorts, à propos de laquelle Al Alvarez remet l'église au centre du village (ou les points sur les "i", comme vous préférez).  

Mais, dans le fond, et Al Alvarez le sait, de tout ça Mo s'en fiche comme de son premier bivouac:
Pour Mo Anthoine l'alpinisme ce sont certes des moments difficiles, engagés au point d'être cruciaux d'un point de vue létal ou vital (comme on voudra) -ce qu'il appelle feeding the rat (nourrir la bête), mais c'est surtout les copains, la bière au retour, une vie simple, pas de quoi en faire une histoire.
Pas de quoi ?
Si.

Et nous voilà dans les pas du Gallois d'adoption, fondateur et chef d'entreprise tant que ça l'amuse, partant grimper y compris au bout du monde océanien, aussi en Amérique du Sud, dans les Alpes, en Himalaya et sur tout espace minéral vertical de Grande-Bretagne dès qu'il a deux sous, a minima un compagnon, et un peu de temps.

De fait, deux ans plus tard, en 1961, il décida qu'il s'ennuyait et repartit en stop vers la Nouvelle-Zélande, cette fois avec trente-cinq livres en poche et une corde d'escalade dans son sac à dos. Il était accompagné de son ami Ian Cartledge, alias Fox, "le renard", en raison de ses cheveux roux, et l'aller-retour leur prit deux ans. Ils parcoururent en stop l'Europe, la Turquie et l'Iran, puis le Balouchistan, le Pakistan et l'Inde, avant de remonter au Népal, de descendre en Birmanie, en Malaisie et en Thaïlande, puis d'embarquer pour l'Australie et de gagner enfin l'île du sud en Nouvelle-Zélande pour de l'escalade sur glace.  


Ce compagnon, c'est bien souvent sa compagne Jackie:

Quand Jackie et Mo se sont rencontrés, elle n'avait jamais grimpé et il n'était pas sûr de vouloir qu'elle s'y mette: "J'ai vu trop de femmes qui gravitent dans le milieu de l'escalade et qui détestent ça, qui s'ennuient et jouent les intéressées. Je ne voulais pas en ajouter une à la liste".
Il a fait de son mieux pour décourager Jackie en l'emmenant, pour sa première voie, dans "Münich" - une VS exposée et relativement difficile sur le mont Tryfan. À son grand désarroi, elle est montée haut la main et en redemandait. Il a laissé passer une semaine, puis il l'a emmenée à Clogwyn du'r Arddu, la falaise la plus hostile du Pays de Galles, où tous les itinéraires sont cotés au-dessus de VS et deux à trois fois plus longs que la plupart des voies galloises. "On a fait Longland, Chimney et Curving Crack. C'est la seule fois où j'ai fait trois voies à Clog en une journée. On a fini Curving [...] et elle était bien rincée. Moi aussi. Alors je me suis dit que ça allait la calmer. Penses-tu. Elle a trouvé ça super. Depuis, on a beaucoup grimpé ensemble. Elle est très douée en altitude et incroyablement résiliente. Elle porte toujours plus que moi en montagne.  




La seule fois où Al Alvarez dévie, à mon humble avis, et tourne mal-à-propos, c'est lorsqu'il narre avec force détail la dernière ascension qu'il fit en compagnie de Mo Antoine, au Old Man of Hoy.
Certes, c'est loin de débecter le lecteur, l'auteur est vraiment agréable à lire.
Mais cela parle bien davantage d'Al Alvarez que de Mo Anthoine et c'est bien dommage...

Plus croustillant le moment où Al Alvarez vient présenter ce livre, Nourrir la bête, qui vient juste de paraître, à Mo Anthoine, alité durablement pour une tumeur au cerveau qui l'emportera quelques semaines plus tard, Alvarez craint un peu la réaction de son ami, qui le désarçonne en osant sortir de son lit pour dévaler l'escalier et brandir l'ouvrage de Joe Simpson, "La mort suspendue" (Touching the Void) -je recommande !-, appelé à devenir un grand classique du genre littérature alpine, et qui venait aussi de sortir: ça le passionnait bien plus que ce que son pote pouvait bien raconter sur lui...

Puisse l'esprit de Mo Anthoine longtemps planer sur les parois et inspirer les grimpeurs, son anticonformisme, son absence totale de goût pour la notoriété, la classe de ses réalisations, son humilité, son côté "les copains d'abord" et sa petite philosophie globale de l'existence...  

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Old_ma10
À droite Mo Anthoine, au centre Al Alvarez, derrière le panneau d'"accueil" des grimpeurs sur l'Île de Hoy (Orkney, Shetlands, Écosse).
Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Stanle10
(L'incroyable monolithe marin connu sous le nom de The Old Man of Hoy -ici, huile sur toile de Stanley Cursiter (1887-1976)- donnerait immédiatement des envies impérieuses d'escalade au plus grabataire d'entre les centenaires cacochymes...
N'est pas ardu à l'excès par sa voie normale, mais nécessite de savoir composer avec les caprices de la météo locale et bien sûr de maîtriser l'art de la pose des protections, lesquelles doivent être totalement amovibles, pour une ascension en bon style, by fair means.)

\Mots-clés : #alpinisme #aventure #voyage
par Aventin
le Jeu 14 Oct - 21:42
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
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Mark Twain

La vie sur le Mississippi
(Tomes 1 & 2)

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 La_vie14

« Il me restait trente dollars ; j’allais partir et terminer l’exploration de l’Amazone ; ce fut là toute la réflexion que j’accordai à cette question. Je n’ai jamais été très bon en ce qui concerne les détails. J’ai bouclé ma valise et j’ai pris un billet pour New Orleans sur un vieux rafiot, le Paul Jones. Pour seize dollars, j’ai bénéficié pratiquement pour moi tout seul des splendeurs dévastées et ternies de son salon principal, car cette créature avait du mal à attirer l’œil des voyageurs plus avisés. »

Le jeune Mark Twain renonce à explorer l’Amazonie lorsque Mr. Bixby, fameux pilote de bateau à roues à aubes sur le Mississippi, accepte de lui apprendre à naviguer sur le long fleuve qui le fait rêver depuis son enfance : mémoriser tous ses amers et sondages, d’ailleurs changeants au fil du temps, afin d’être capable de savoir en toute circonstance où il est (y compris de nuit).
« Il était évident que je devais apprendre la forme du fleuve de toutes les manières possibles et imaginables – à l’envers, par le mauvais bout, du dedans vers l’extérieur, de l’avant vers l’arrière, et "en travers" –, et puis qu’il me fallait savoir aussi quoi faire les nuits de brouillard, lorsqu’il n’avait pas la moindre forme. »

« Lorsque j’eus appris le nom et la position de chaque caractéristique visible du fleuve ; lorsque j’eus si bien maîtrisé sa forme que j’aurais pu fermer les yeux et en suivre le cours de Saint Louis à New Orleans ; lorsque je sus lire la surface de l’eau comme on lit les nouvelles dans le journal du matin ; et lorsque, enfin, j’eus entraîné ma mémoire peu douée à conserver précieusement une quantité infinie de sondages et de repères de traversée et à les tenir bien solidement, j’estimai que mon éducation était terminée. »

Mais il lui reste à apprendre les « couloirs » lors des crues, et bien d’autres choses sur le monde fascinant du grand fleuve, comme naviguer dans la fumée de bagasse...
« On a du mal à comprendre à quel point il est extraordinaire de connaître chaque petit détail de douze cents miles de fleuve et ce avec une exactitude absolue. »

Ce parcours mnémotechnique rappelle l'art de mémoire ou méthode des lieux, et le fonctionnement de la mémoire elle-même, comme on commence à l’expliquer de nos jours.
Ce livre est aussi un témoignage sur le monde méconnu du Mississippi au milieu du XIXe, un récit souvent autobiographique, un recueil d’aventures et d’anecdotes "parlantes", qui rendent ses habitués, des mariniers des radeaux de bois aux voyageurs de Saint Louis à New Orleans en passant par les planteurs, « nègres », « israélites », bûcherons, Indiens, mais aussi un compte rendu historique (dès la présence française dans les débuts d’exploration) et géographique (des considérations géologiques comme le fleuve devenant de moins en moins long, des « raccourcis » court-circuitant ses méandres, à une sorte de guide touristique vantant les nouvelles villes).
Tout un peuple est décrit, pittoresque et violent, avide de modernité, caractérisé par le dynamisme tant des laborieux que des escrocs.
« Le missionnaire passe après le whisky – je veux dire, il arrive après que le whisky est arrivé ; puis l’immigrant pauvre débarque, avec hache, houe et fusil ; puis le marchand ; puis la ruée mélangée ; puis le joueur, le desperado, le voleur de grands chemins et tous leurs frères et sœurs dans le péché ; et puis le petit malin qui a récupéré une ancienne concession couvrant tout le territoire ; cela attire la tribu des avocats ; le comité de vigilance amène l’entrepreneur des pompes funèbres. Tous ces intérêts font venir le journal ; le journal lance la politique, et le chemin de fer ; tout le monde s’y met, et on construit une église et une prison – et voilà, la civilisation est établie pour toujours dans la région. Mais le whisky, voyez-vous, était le chariot de tête, dans cette œuvre bienfaisante. C’est toujours le cas. »

Les pilotes formaient une aristocratie ne le cédant à personne, y compris aux capitaines ; ils incarnent peut-être le mythe états-unien à l’époque.
« …] un pilote, à cette époque-là, était le seul être humain au monde qui fût libre et entièrement indépendant. »

L’alias de « Mark Twain », « ("deux brasses de fond") – le cri par lequel le sondeur prévenait le pilote de la menace de hauts-fonds » − serait lié à son apprentissage du courage, ou au pseudonyme d’un certain capitaine Isaiah Sellers.
Nombre de digressions savoureuses, l’humour typique de l’auteur, participent de la faconde des personnages rencontrés, menteurs fabuleux et superstitieux à l’inventivité (et l’exagération, y compris dans les jurons) d’une délectable imagination.
« − Je ne vous raconterai pas d’histoires, expliqua-t-il ; il m’a dit un jour un mensonge si monstrueux que ça m’a fait gonfler l’oreille gauche. Elle est devenue si grosse qu’elle m’a caché la vue ; elle est restée comme ça pendant des mois et les gens venaient de miles à la ronde pour me voir m’éventer avec. »

« Lorsque je tombe sur un personnage bien dessiné dans une fiction ou une biographie, j’y trouve généralement un vif intérêt, parce que je l’ai connu avant – je l’ai rencontré sur le fleuve. »

J’ai beaucoup apprécié comme l’auteur facétieux est prodigue en parenthèses sans frein ni mesure, et comme son ton de conversation met en abyme l’esprit typiquement "sudiste" des oralités rapportées : là où le souvenir et sa relation enflent pour devenir fiction.
Mark Twain ayant dû abandonner son métier de pilote lors de la guerre, il revient sur le Mississippi vingt et un ans plus tard, en 1882 ; les changements sont immenses. Il reprend ses notes de voyage et réunit une importante documentation pour étayer son reportage fantaisiste, l’épopée du légendaire Mississippi avec sa boue, ses naufrages, voie commerciale devenue désuète et dont les digues ne contiennent pas toujours les débordements.
« La navigation à vapeur sur le Mississippi est née aux alentours de 1812 ; trente ans plus tard, elle avait pris de formidables proportions et en moins de trente ans encore, elle était morte ! »

La nostalgie est perceptible dans cette litanie des transformations, tant dans la nature que chez les hommes (malgré le progrès, notamment industriel, permis par le chemin de fer, cet adversaire vainqueur du fleuve).
« Beaver Dam Rock était au beau milieu du fleuve maintenant, y faisant une prodigieuse "marque" ; avant, il était près de la rive et les bateaux qui descendaient passaient à l’extérieur. Une grosse île qui était située au milieu du fleuve s’est retirée vers la rive côté Missouri, et les bateaux ne s’en approchent plus du tout. L’île appelée Jacket Pattern est réduite à un petit morceau triangulaire, à présent, et elle est promise à une prochaine destruction. Goose Island a complètement disparu, à l’exception d’un petit bout de la taille d’un vapeur. Le dangereux « Cimetière », dont nous franchissions les épaves sans nombre si lentement et avec de telles précautions, est loin du chenal désormais, et il n’est plus la terreur de personne. L’une des deux îles que l’on nommait jadis les Two Sisters n’existe plus ; l’autre, qui se trouvait près de la rive côté Illinois, est maintenant côté Missouri, à un mile de là ; elle est solidement reliée au rivage, et il faut un œil perçant pour voir où est la soudure – et pourtant, elle appartient encore au territoire de l’Illinois, et les gens qui y vivent doivent franchir le fleuve en bac et payer les routes et les taxes de l’Illinois : étrange état de choses ! »

La nature est dépeinte.
« Je me suis réveillé pour le quart de quatre heures, tous les matins, car on ne voit jamais trop de levers de soleil sur le Mississippi. Ils sont enchanteurs. D’abord, il y a l’éloquence du silence ; car un calme profond pèse sur tout. Puis il y a l’obsédante sensation de solitude, d’isolement, d’éloignement des soucis et du remue-ménage du monde. L’aube arrive à pas de loup ; les murs solides de la sombre forêt s’adoucissent en grisonnant, et de vastes espaces du fleuve s’ouvrent et se dévoilent ; l’eau est lisse comme du verre, émet de petites volutes spectrales de brume blanche, il n’y a pas le moindre souffle de vent, pas un mouvement de feuille ; la tranquillité est profonde et infiniment satisfaisante. Puis un oiseau se met à chanter, un autre l’imite, et bientôt les gazouillis se transforment en une joyeuse orgie musicale. Vous n’apercevez aucun de ces oiseaux ; vous vous déplacez seulement dans une atmosphère de chansons qui semble chanter d’elle-même. Quand la lumière est devenue un petit peu plus forte, vous avez l’un des plus beaux et des plus harmonieux spectacles imaginables. Vous avez le vert intense des feuillages serrés et touffus à côté de vous ; vous le voyez pâlir, une nuance après l’autre, devant vous ; au-dessus du prochain cap en saillie, à environ un mile ou plus, la couleur s’est éclaircie jusqu’au vert jeune et tendre du printemps ; le cap suivant, plus loin, a presque perdu la sienne, et à des miles sous l’horizon celui d’après dort sur l’eau, simple buée imprécise, et on le distingue à peine sur le ciel qui le domine et qui l’entoure. Et toute cette étendue de fleuve est un miroir, et s’y peignent les reflets ombreux des feuillages et des rives arrondies et des caps qui s’éloignent ; eh bien, cela est de toute beauté ; doux et riche et beau ; et quand le soleil est complètement levé, et qu’il distribue une touche de rose ici et une poudre dorée un peu plus loin et une brume pourpre là où elle produira le meilleur effet, vous estimez que vous avez vu quelque chose dont il vaudra la peine de se souvenir. »

Voici une recommandation pour éviter les enterrements à New Orleans, le sous-sol étant gorgé d’eau :
« Vous pouvez brûler une personne pour quatre ou cinq dollars ; et fabriquer assez de savon avec ses cendres pour payer la note. Si c’est quelqu’un de normal quant au volume, vous pouvez même faire un profit grâce à lui. J’ai estimé la chose sur soixante-quatre sujets qui m’ont rendu visite chez moi, et que je connais personnellement et intimement, et j’en ai conclu que tous paieraient la dépense, et que quarante-trois d’entre eux généreraient un profit. Moi-même je serai capable de laisser quelque chose, si je ne tombe pas en dessous de la moyenne. »

À noter que le risque d’épidémie évoqué par Mark Twain à propos de l’ensevelissement de cadavres (hors épidémie en cours) n’est pas avéré, comme un certain nombre d’autres faits rapportés (texte édité pour la première fois en 1883).

Ce livre constitue un excellent complément aux romans plus connus de Twain, sans que l’esprit en soit fort différent. Et ceux qui ont assez fréquenté un fleuve (que ce soit le Danube, le Nil, la Mana ou la Loire) comprendront cet amour tendrement passionné pour le Mississippi.

\Mots-clés : #essai #temoignage #voyage #xixesiecle
par Tristram
le Dim 10 Oct - 0:25
 
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Sujet: Mark Twain
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Valéry Adelphe

Valéry Adelphe

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éditions Le Ver à Soie a écrit:Valéry Adelphe a passé la plus grande partie de sa vie professionnelle outre-mer, au Moyen-Orient, en Afrique et en Guyane, où il a vécu près de vingt ans. Passionné de littérature, il tente de rendre son vécu multiculturel dans plusieurs ouvrages. D'une Guyane, qui nous offre une plongée dans la forêt amazonienne, est son premier récit publié.


[nb: peut-être certain modérateur aura à coeur d'amender, de compléter, d'enrichir, d'en dire davantage  Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 3933839410  ?]

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D'une Guyane - Le Singe rouge & la Biche blanc

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 D_une_10

Roman, paru en 2021, écrit entre novembre 1995 et novembre 2020, 200 pages environ.

J'ai beaucoup aimé.

Ouvrage dont la qualité littéraire principale est, à mon sens, d'avoir su mettre au diapason de la contrée dépeinte une langue ad hoc, donc à la fois foisonnante, abondante, luxuriante, en recherche du mot ou de l'expression rare, ce qui donne une profusion complète où l'exotisme, finalement, est bel et bien second: rareté n'est pas préciosité ni emphase, et, au savant jeu de la restitution de la perception, comment rendre un monde tellement démultiplié ?   
On trouve çà et là d'intéressantes assonances et allitérations, ornements délicats à fort à-propos, suggestives croches en l'air émanant du grand orchestre de la forêt.  

L'opus est truffé de citations, péché mignon de l'auteur (j'en ai dénombré 60), placées en exergue du livre ou en-tête des chapitres.

Caractère principal, Luc, gars dans la force de l'âge, rompu à l'exil volontaire en ces lieux choisis, passant pour hostiles. Ses "raisons", ou motivations profondes, aparaissent au fil des pages. Luc est guide, et un beau jour se présente une charmante cliente, Véronique.
Là commencent les temps heureux d'une relation sans doute pas loin de se nouer, jusqu'au drame.

Drame donc Luc ne se remettra pas, le final faisant penser à une dérive (à la façon des dernières images d'Aguirre ou la colère de Dieu, de Werner Herzog) fortement mise en scène.

Il se pourra que l'on adresse à Valéry Adelphe la remarque dont Joseph Conrad fut fort marri, au début du siècle précédent: son caractère féminin paraît faiblard à l'aune du caractère masculin.

Véronique est, en somme, iconique, comme cette femme sur le briquet que Luc conserve, tel un talisman qui n'avoue pas son nom.
Elle incarne, à mon sens, une femme idéale, celle dont Graeme Allwright suggère dans son adaptation de Hard travelin' de Woodie Guthrie: 

Lourd de coeur je m'en allais
Cherchant la femme qu'on n'trouve jamais


Restent les lieux.
Les éléments (eau, terre), le grand Vert végétal de La Selve.
L'immersion est immédiate et le lecteur (enfin, moi du moins !) glisse dans l'atmosphère si particulière sans effort.

Allez, embarquement:
Chapitre 27 a écrit:Traverse un huron, horizontalement parti noir et gris.
Sifflement affolé d'un macaque alerté.
Un petit grimpar roux, tel un mini-parakoi qui aurait le col grivelé, traque les insectes sous les écorces des troncs desséchés.
Pétillement subit de l'anolis s'enfuyant emmi les feuilles mortes.
Par le travers des arbres, un rayon de soleil suit le fil d'araignée qui le guide.
Émanations d'aromates, de tilleul ou autres tisanes, de polen, de menthol, de miel, de mélisse, d'humus, d'agrumes, d'anis, de tabac, de fraîchin, de fauve, de sauvagin, de cuir, de punaise, de buanderie, de pourriture, de champignon, de vineux, de vanille, de cire, de résines, de coumarine, de guimauve, de cadavre.

Les sons, les odeurs, surtout les innombrables sensations visuelles de cet univers complexe l'obligent d'assimiler sans répit une multitude de perceptions où il se fraie un chemin, surveille où poser le pied, guette un éventuel gibier. Il décrypte peu à peu le code des couleurs, leurs messages apotropaïques et aposématiques. Comme l'on ne voit que ce qu'on s'attend à voir, il cherche la mesure entre le monotone mur vert de l'inattention et la découverte de pelages à chaque feuille rousse, fait le tri des informations captées en évitant de scotomiser une significative marque rougeâtre.
Il a soudain l'impression très nette que l'endroit est hanté, qu'une vie plus animée, individuée, s'est entée ici à l'existence végétale. Il s'est figé, attentif, se demandant quelle perception subliminale l'aurait mis en garde. Seul mouvement du sous-bois, au revers d'un limbe, le clair miroitement onduleux de l'eau dessous, autrement insoupçonnée. Dans une échappée, des notes argentines ou dorées distinguent d'autres limbes, selon qu'ils reflètent le ciel ou sont touchés par le soleil.
Un agouti, tout hérissé rourange, de colère ou de peur, le surprend, détalant brusquement, poussant un grondant éternuement d'intimidation ou d'alerte, tonitruant clairon de coq outré.
Tout animal ici est un ressort fortement comprimé que la moindre alarme déclenche dans la prompte détente d'un bond démesuré.

Ici une biche rouge abrouta quelques tendres bourgeons de la cépée d'un recrû, et laissa l'empreinte de son fin sabot fendu entre les feuilles pourries. Là, luit dans le demi-jour glaucescent la rare complémentaire d'une lumineuse inflorescence tressée, canne-Congo renflée en apparition de torse roucouyenne. Les deux tons semblent s'opposer, s'affronter dans une mise en valeur réciproque.



Félicitations donc, cher Tristram cheers !

\Mots-clés : #aventure #voyage
par Aventin
le Dim 3 Oct - 20:26
 
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Sujet: Valéry Adelphe
Réponses: 45
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Malcolm Lowry

Le voyage infini vers la mer Blanche

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Lowry11



Titre original: In ballast to the white sea. 2014 pour la parution en langue originale, 2015 pour la traduction française.

Le titre original sonne mieux, à mon humble avis !
Alors il est là, le fameux tapuscrit (copie carbone) d'un premier jet de ce que Lowry considérait comme devant être une maîtresse-œuvre de son vivant, du fameux projet The Voyage that Never Ends, qui devait grouper tous ses écrits, poèmes compris.
Le chantier de roman qu'il n'a pas pu sauver de l'incendie de leur baraque sur ponton à Dollarton, à la différence d'Under the Vulcano.

La première épouse de Lowry, Jan Gabrial, avait révélé en 2000 qu'elle possédait un jet de ce roman, un des tout premiers: on sait que Lowry n'en finissait jamais de réécrire ses ouvrages, Les Presses de l'Université d'Ottawa ont longtemps planché à grouper les feuillets, et à comprendre l'intention de l'auteur.

Au final, beaucoup de thèmes récurrents, qui hantent Lowry, s'y trouvent (l'éthylisme, la mer/le voyage en bateau, la paralysie devant l'action, la culpabilité sourde, prégnante et inommée, la part de fatalité, les actes manqués, les références littéraires abondantes -dont, fréquemment, Melville -, etc.); la connection est immédiate avec Ultramarine (il est d'ailleurs question du navire Œdipus Tyrannus et Sigbjørn Tarnmoor est Dana Hilliot).

Les deux frères Tarnmoor, Tor et Sigbjørn; le début du roman est primordial, norvégiens d'ascendance, devenus anglais, étudiants à Cambridge, il poursuivent une conversation, intellectuelle et familière. Sigbjørn ne décourage pas Tor de se suicider, tandis que Sigbjørn envisage, lui, de connaître à nouveau une traversée en mer, comme chauffeur (qui s'occupe de pelleter le charbon dans la machine, un des plus bas niveaux de la profession de matelot). Une femme est entre eux deux: Nina, qui va s'embarquer (sur un bateau de la compagnie Tarnmoor) pour New-York. Militante, aux limites de l'activisme, du Parti Communiste.

Puis s'ensuivent des lettres, inachevées et jamais postées, de Sigbjørn à un auteur norvégien, William Erikson, dans lesquelles Sigbjørn tente d'exprimer que celui-ci à écrit le livre que Sigbjørn portait en lui, d'une certaine manière a déjà peu ou prou vécu sa vie, et cherche à exprimer sa volonté de le rencontrer, pointant combien cette coïncidence est remarquable (cet autre moi est-il à rapprocher de feu Tor ?).

Le père des frères Tarnmoor.
Un armateur, ayant perdu il y a longtemps son épouse norvégienne, miné par des naufrages sur fond de scandale, qui font la une de la presse, et dans lesquels sa responsabilité pourrait être engagée - sans compter qu'ils signifient la fin proche et rapide, croit-on, de la compagnie Tarnmoor - Tor a choisi un bien mauvais moment pour son philosophique suicide.

Lowry fait tourner la parole, dans des dialogues non dégraissés, mais qui, même tels quels, percutent. Que ce soit entre les frères Tarnmoor, entre Nina et Sigbjørn, entre Sigbjørn et son père, entre le capitaine et Sigbjørn, on sent toute l'obscure profondeur tourmentée de Lowry.

ne pas lire si vous comptez ouvrir le livre:


Mais ménageons l'intérêt de ce remarquable brouillon: je serais bien étonné si l'ouvrage n'est pas bien reçu parmi les fervents de Lowry, ceci-dit, on n'ose imaginer dix années de travail de plus (c'est-à-dire l'état d'avancement dans lequel il devait se trouver quand la cabane du ponton de Dollarton a brûlée, ni plus ni moins)...

Chapitre III a écrit:
Voici qu'un navire entre au port, les petites embarcations à l'ancre piquent du nez pour lui souhaiter la bienvenue, un matelot debout entend le bruit sec des cordages et attend l'appel du maître d'équipage, la bordée de chauffeurs de quart entre minuit et quatre heures monte sur le pont, les mâts de charge sont lentement hissés en vue de l'accostage.

 Loin, tès loin vers le nord, le berger qui sort ses troupeaux croise son comparse qui les ramène au bercail pour la nuit.
 L'aiguille traite à égalité chaque point de la boussole.

  - C'est injuste qu'elle soit morte, finit par dire Tor. Elle nous aurait compris en ce moment, elle nous aurait donné le courage de nous rebiffer, de sauter par-dessus le mur de la prison de Van Gogh.
  - Je me le demande.
  - Il y avait le même conflit entre père et elle qu'entre...
  - Ou celui que tu as créé...
  - Et qui existera toujours entre un homme et une femme, s'exclama Tor, ainsi qu'entre deux hommes, celui qui oppose la revendication d'ésotérisme spirituel à celle d'émancipation physique. Tu ne crois tout de même pas que s'ils n'avaient pas eu de telles prétentions, que si leur relation avait été vraie, ils se seraient détruits de la sorte; non, s'ils avaient eu l'un et l'autre quelque consistance, ils se seraient soit vraiment séparés, soit unis indissolublement pour ne faire qu'un.
  - Ils auraient pu également renoncer à leurs prétentions à la vérité, dit Sigbjørn. Mais je suis moi-même d'un tempérament suffisamment obsessionnel pour savoir combien c'est diffcile. Heureusement en mer, on ne s'attend pas à ce que l'on ait des prétentions.
  - Te souviens-tu du jour où elle est morte ? disait Tor. Juste avant que nous ne quittions Oslo.


Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Van_go11
V. Van Gogh, Cour de prison, 1890.




Mots-clés : #culpabilité #fratrie #psychologique #voyage #xxesiecle
par Aventin
le Lun 6 Sep - 21:47
 
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Herman Melville

Vareuse-Blanche

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Vareus10


Roman très largement autobiographique, narré sur le ton du récit, 540 pages environ, titre original: White-Jacket; or, The World in a Man-of-War. Parution originale: 1850.
Les faits sont inspirés de ce que Melville vécut lui-même comme matelot à bord de la frégate United-States, qui l'avait embarqué à Tahiti, en 1840.



1843. Un marin embarqué à bord de l'"Insubmersible" (Neversink), frégate de guerre US, peut-être à Callao (Pérou) -c'est sous-jacent mais non dit- a besoin de vêtements chauds en prévision du Cap-Horn et de la navigation dans les mers du sud. Le commis aux vivres, après trois années en mer, est dans l'impossibilité de lui fournir une vareuse ou un surtout, n'en ayant plus en stock. Le marin s'en fabrique une dans une espèce de chemise, blanche, qu'il double à l'intérieur grâce à toutes les guenilles et bouts d'étoffe qui lui tombent sous la main, à la Arlequin en somme, et en profite pour munir son vêtement de tout un tas de poches discrètes voire secrètes.

En peu de temps ce marin (personnage narré au "je" par Melville), qui est un gabier -presque membre d'une "élite", donc, dans l'ordre des matelots à bord- y gagne le surnom de White-Jacket:
Vareuse-Blanche.

Même si l'on est convaincu, avant même d'entreprendre la lecture, de la dureté excessive et de l'injustice qui règnent alors à bord d'une frégate militaire de la Navy, on ne s'attend pas forcément à un tel brûlot.
Melville, publiant ce récit, sait que tout engagement dans la marine militaire lui sera impossible après un tel livre, et que, même pour la marine marchande, il vaudra mieux avoir affaire à quelqu'un qui n'en a jamais entendu parler, à l'heure de l'enrôlement. Si Melville, en avertissement liminaire, se défend que les faits, les caractères et les noms aient quelque rapport que ce soit avec sa propre expérience, le simple fait que le récit paraisse sous son nom suffit...

C'est donc un ouvrage qu'on peut qualifier d'engagé.
Melville parvient à y glisser une petite touche d'humour, qui soutient l'intérêt du lecteur il faut le dire, la distance au-delà des 500 pages serait-elle digeste si l'on avait juste affaire à un pensum ?
Là est tout le point: soutenir l'attention du lecteur, d'accord, mais le but reste d'édifier l'opinion [américaine du milieu du XIXème] afin de déclencher un éveil des consciences, menant à une amélioration du sort des matelots dans la marine militaire américaine: Être prêt à recevoir cela tel quel en tant que lecteur français du XXIème, est-ce une gageure ?

Je ne le crois pas: ce qui fait l'acuité de cet ouvrage aujourd'hui va bien au-delà de l'aspect testimonial pour érudits ou historiens spécialisés; car il s'agit de l'homme.
Et les univers carcéraux bâtis pour la plus grande efficacité, où l'humain est foulé, avili, où la justice élémentaire passe après subsistent, sous d'autres formes, parfois tellement abstraites qu'on ne se rend même pas compte qu'il y a encagement; du moins est-ce là ma conviction, ma grille de lecture si ce terme n'est pas trop pompeux.  

Chapitre 34, Quelques effets désastreux du fouet a écrit: Voici d'abord l'un des arguments présentés par les officiers de marine en faveur des châtiments corporels: ceux-ci peuvent être infligés sur-le-champ, on ne perd pas un temps précieux, et dès que le prisonnier a remis sa chemise, tout est terminé. Si l'on y substituait un autre mode de punition, cela occasionnerait sûrement une grande perte de temps et bien des complications, outre que l'on ferait naître chez le coupable un sentiment exagéré de son importance.

 Si absurde - et même pire - que cela puisse paraître, tout ceci est vrai; et si vous partez des mêmes prémisses que ces officiers, vous devez admettre qu'ils présentent un argument irréfutable. Mais en s'appuyant sur ce principe, les capitaines infligent le fouet - qui est toujours à la portée de la main - pour presque tous les degrés de culpabilité. En ce qui concerne les délits qui ne relèvent pas d'une cour martiale, on ne fait pratiquement pas de discrimination. La chose se passe comme pour les lois pénales qui étaient en vigueur en Angleterre il y a une soixantaine d'années: à cette époque le code déclarait que cent soixante délits différents étaient passibles de la peine capitale, et l'on pendait la servante qui n'avait chipé qu'une montre, à côté du meurtrier qui avait assassiné toute une famille.
 En cas de faute vénielle il est d'usage, dans la marine, de sévir en supprimant sa ration de grog au délinquant pendant un jour ou une semaine. Et comme la plupart des matelots sont très attachés à leur gnôle, ils considèrent que cette privation est un châtiment sévère. On les entend parfois dire: "J'aimerais mieux perdre le souffle plutôt que mon grog !"

  Il existe quelques matelots sobres qui préfèreraient volontiers toucher le prix du tafia, au lieu de le boire, comme la loi le permet; mais la pensée qu'ils sont alors susceptibles de recevoir le fouet au lieu d'être privés de grog, s'ils ont commis un délit insignifiant, les en dissuade trop souvent. Il y a là un très sérieux obstacle à la cause de la tempérance dans la marine.

Mais dans bien des cas, même la privation de rhum n'exempe pas un matelot prudent de la honte du châtiment; en effet, outre l'administration solennelle du "chat" sur le passavant pour les fautes ordinaires, il peut de voir infliger des coups de "garcette", ou "gourdin", un bout de "quarantenier" appliqué à l'aveuglette - sans dévêtir le coupable - n'importe quand et n'importe où, sur un simple clin d'œil du capitaine. Par ordre formel de cet officier, la plupart des seconds-maîtres de manœuvre transportent une garcette lovée dans le fond de leur coiffure, toute prête à être appliquée à tout moment au premier déliquant venu. Cette coutume était en usage à bord de l'Insubmersible. Et jusqu'à l'époque toute récente du président Polk, et à l'intervention officielle de l'historien Bancroft, ministre de la Marine, il était courant que les officiers de quart administrent à leur guise cette punition à un marin, en dépit de l'ordonnace réservant le droit du fouet aux capitaines et aux cours martiales.

Et il est arrivé plus d'une fois qu'un simple lieutenant, pris d'une soudaine colère, ou peut-être sous l'empire de la boisson, ou furieux de sentir que les marins ne l'aimaient guère ou le haïssaient, inflige à toute une bordée de quart -comprenant deux cent cinquante hommes-, au fort de la nuit, l'outrage de la garcette.    
 
 




Mots-clés : #temoignage #voyage #xixesiecle
par Aventin
le Dim 5 Sep - 22:30
 
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Littérature et alpinisme

Stéphanie Bodet

(voir page 1)

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Salto Angel

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Salto_10

Récit, écrit en 2007 et publié en 2008, éditions Guérin, ré-édition 2017 collection Guérin "rouge - la petite collection", éditions Paulsen, 170 pages environ.


Venezuela, du côté est du pays, la selva.
Plus précisément au parc national Canaima (au patrimoine mondial de l'Unesco), le plateau de l’Ayuàn Tepuy.  
Là se trouve le Salto Ángel, la plus haute chute d'eau du monde, d'ordinaire mesurée à 979 mètres.  

Dans l'échancrure se nichent deux voies d'escalade en partie superposées, dans un dévers constant, et considérable tout le long, sur donc à peu près un kilomètre.
Une roche orangée à coulures bleutées (gréseuse, par séquences enchâssée de quartzite si j'ai bien vu et compris), très humidifiée surtout dans le bas, avec un rocher de surcroît délité, et la moindre prise d'escalade potable y devient, sous ces latitudes, un pot de fleurs ou un habitat à insectes en un temps record, biotope que les fréquentes crues de la chute nettoient en partie.  

Donc impossible de partir, pour un voyage encordé en paroi à prévoir, en l'état des connaissances et des vécus d'alors, aux alentours de trois semaines si ce n'est davantage, autrement qu'équipé pour une expédition de type andine ou himalayenne, la haute altitude, la neige, la glace en moins: autonomie totale, pas de secours possible, issue vers les haut dès les premières longueurs (demi-tour interdit), humdité, chaleurs, crues possibles, ajoutons pas de médecin d'expé, etc.

La paroi trottait dans le crâne d'Arnaud Petit depuis longtemps, avec son unique et déflagrante réalisation, coup de maître des pyrénéistes Adolfo Madinabeita et Jesus Galvez (leader), en 1990.
Mais la difficulté, la sévère partie d'escalade artificielle à prévoir et les risques le retenaient (NB: A5 est la plus haute cotation possible en escalade artificielle, elle signifie qu'en cas de chute rien n'est fiable de tout ce qui a été posé, peut donc ne pas tenir du tout, et que le relais lui-même, ainsi que l'assureur bien entendu, peuvent être emportés dans la chute: imaginez le stress du grimpeur de tête...mais aussi de l'assureur !).

Or il eut vent de l'ascension effectuée en 2005 par une très forte équipe cosmopolite, à dominante britannique, emmenée par John Arran, comprenant son épouse Anne Arran (UK), Miles Gibson (UK), Ben Heason (UK), Alex Klenov (Rus), Ivan Calderon (Ven), Alfredo Rangel (Ven): tout en libre, plus d'artif, que des protections amovibles, un style irréprochable et une cotation "qui crève le plafond de l'inouï". Pour John et Anne c'était la troisième tentative, troisième expé sur trois ans (budget !), la bonne après deux échecs.

La voie, nommée Rainbow Jambaia, n'a donc pas encore connu le moindre répétiteur.

Inspiré par la perspective d'une première répétition de cette classe, Arnaud se lance dans la logistique et s'adjoint - outre bien sûr Stéphanie Bodet, sa compagne et complice - un pyrénéiste, le toulousain Nicolas Kalisz, un indispensable vénézuelien, Igor Martinez, que Stéphanie avait côtoyé lors d'une prépa au Brevet d'État d'escalade à Aix en Provence. C'est tout et beaucoup plus léger, ça manque de grimpeurs de tête (seuls Arnaud et Nicolas...), Stéphanie ayant décroché de l'entraînement depuis des mois pour exercer son métier de prof de français en collège et se remettant de douleurs anciennes au coude.

C'est en Catalogne qu'ils vont, un peu par hasard, au refuge tenu par lui-même et ses parents, rencontrer una figura, Toni Arbones, âgé d'une dizaine d'années de plus qu'eux, pyrénéiste Catalan, globe-trotter, ancien acteur, ouvreur de voies notoires, et versant dans une nouvelle marotte au détriment de l'entraînement en escalade: le marathon.

Déception toutefois (pour lui d'abord, pour le groupe ensuite), dans la vérité de la paroi, quant au partage des longueurs-clefs en tête, comme Igor et Stéphanie, il devra se contenter de miettes, de longueurs mineures pour ce qui est de l'escalade en tête, et tenir un rôle harassant, le labeur de l'équipier.   

Un caméraman baroudeur est embarqué, Evrard Wendenbaum, que l'on ne saurait trop remercier pour la vidéo ci-dessous.

Cette équipe un peu composite, plus réduite que celle d'Arran, se lance en 2007 dans ce projet, très engagé et incertain...

Stéphanie Bodet, au style toujours aussi coulé, nous entraîne en pirogue, puis en marches d'approches dans un décor sans aucun doute mieux évoqué par M. Valéry Adelphe dans D'une Guyane - Le Singe rouge & La Biche Blanc, mais enfin qui sustente son lecteur sans peine, puis, surtout, dans la voie proprement dite, où sa plume, prenante, fait merveille, nous laissant en guise de bonus la préparation, ainsi qu'un après-grimpe, pimenté de quelques surprises.

26 mars. Chute interdite. a écrit:Et oui, même quand on est très fort, arrive un moment où l'on a trop donné psychologiquement. Sans un moral d'acier, impossible de progresser sur ce rocher fragile à l'excès et sur des protections plus qu'aléatoires. Dans la longueur précédente, Arnaud avait accepté le risque mortel de chute au sol.  Ici, l'idée d'une chute en travers potentielle de quinze ou vingt mètres l'immobilise.
  Savoir renoncer dans une paroi telle que celle-ci est cependant une preuve de bon sens et un gage de sécurité pour le reste de l'équipe. Mieux vaut ne pas envisager un éventuel accident. À cette heure-ci, seul Nicolas, un peu reposé, est capable de trouver la solution. Dans un état second, arquant les petits sucres fragiles de rocher ocre et compensant l'absence de prises de pied par une motivation sans faille, surtout quand on pense à la pression qui pèse sur lui, il s'en sort.

 Où est le plaisir me direz-vous ? Sans doute ne tient-il qu'à la capacité d'abstraction et d'acceptation. Abstraction à la douleur, à la faim, à la fatigue aussi, et concentration sur les élements extérieurs: beauté d'un lever de soleil, salut matinal d'un colibri, rencontre fortuite avec une petite fleur qui s'abrite dans une fissure. Ajoutons à cela une bonne dose de masochisme et voici à peu près campé le portrait du grimpeur alpiniste, un peu mystique, un peu poète, et sans doute un peu inconscient aussi !    



Vous pouvez retrouver, sinon tout et pas ce joli style d'écriture, du moins l'expé dans:
Vidéo Amazonian Vertigo (conseillée, si vous avez une heure de temps disponible !).

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Adolfo10
La voie de 1990, signée des pyrénéistes Adolfo Madinabeita et Jesus Galvez, 6b+ / A5, en 28 jours de paroi.

Le tracé en libre de la cordée de John Arran, répétée par nos protagonistes, reprend à peu près l'itinéraire, avec des variantes dans la partie médiane et une sortie totalement différente, environ 1150 mètres de voie, en 31 longueurs en libre et 12 bivouacs en paroi.


\Mots-clés : #alpinisme #aventure #nature #voyage
par Aventin
le Jeu 2 Sep - 23:26
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
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Italo Calvino

Ermite à Paris – Pages autobiographiques

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Ermite10

Recueil de textes autobiographiques qui commence… par un séjour aux USA, et pas érémitique… Ce journal expédié à ses collègues des éditions Einaudi représente quand même la moitié du livre. Sinon, intéressant regard d’un Italien communiste qui connaît déjà l’URSS, fin des années cinquante ; attrait vif des villes, aussi forte attention aux religions (ici la juive) :
« Le drapeau américain est sur un des côtés de l’autel, comme dans toutes les églises américaines, de n’importe quelle confession (ici, de l’autre côté il y a le drapeau d’Israël). »

Côte Ouest :
« Ces paradis terrestres où vivent les écrivains américains, je n’y vivrais pas, même mort. Il n’y a rien d’autre à faire que se saouler. »

Il y a nombre d’opinions ou d’informations (vraies ou fausses) qui sont piquantes :
« J’oubliais de dire qu’une grande partie des histoires racontées par les guides sur les faits qui se sont passés dans les maisons historiques de New Orleans ont été inventées par Faulkner. Dans sa jeunesse, Faulkner a vécu ici quelques années comme guide en promenant des touristes ; il inventait toutes les histoires qu’il racontait, mais elles ont eu un tel succès que les autres guides ont commencé aussi à les raconter et elles font maintenant partie de l’histoire de la Louisiane. »

Aussi une expérience marquante avec la lutte de Martin Luther King dans le Sud.
Puis, dans la seconde moitié du livre, plus autobiographique encore, Calvino parle de son mentor, Cesare Pavese, et de son rapport à l’écriture :
« Humainement, mieux vaut voyager que rester chez soi. D’abord vivre, ensuite philosopher et écrire. Il faudrait avant tout que les écrivains vivent avec une attitude à l’égard du monde qui corresponde à une plus grande acquisition de vérité. C’est ce quelque chose, quel qu’il soit, qui se reflétera sur la page et sera la littérature de notre temps ; rien d’autre. »

« C’est qu’on ne raconte bien que ce que l’on a laissé derrière nous, que ce qui représente quelque chose de terminé (et l’on découvre ensuite que ce n’est pas du tout terminé). »

Calvino semble parler de choses et de façons différentes à chaque nouvel ouvrage, ce qu’il revendique ici :
« Quant à mes livres, je regrette de ne les avoir publiés chacun sous un nom de plume différent ; je me sentirais plus libre de tout recommencer chaque fois. Comme, néanmoins, je cherche toujours à faire. »

On trouve divers textes, plus ou moins brefs, dont des entretiens, des biographies de commande, et voici comment l’une se termine, qui me paraît légèrement goguenarde :
« L’auteur du Baron perché semble avoir plus que jamais l’intention de prendre ses distances avec le monde. Est-il parvenu à une condition de détachement indifférent ? Le connaissant, il faut croire que c’est plutôt une conscience accrue de toute la complication du monde qui le pousse à étouffer en lui aussi bien les mouvements de l’espoir que ceux de l’angoisse. »

L’expérience politique prend une grande place ; étonnante attitude devant la terrible dérive stalinienne, qu’il qualifie de schizophrénique :
« Tu me demandes : mais si tous, intellectuels, dirigeants, militants, vous aviez ce poids sur la poitrine, comment se fait-il que vous n’ayez pas songé à vous en défaire plus tôt ? »

La réponse est assez choquante, même si je soupçonnais depuis longtemps qu’elle ressortissait de l’aveuglement fanatique :
« …] un révolutionnaire, entre la révolution et la vérité, choisit d’abord la révolution. »

En quelque sorte des "faits alternatifs" ? La fin justifiant tous les moyens…
Ce livre est surtout intéressant pour ceux qui voudraient mieux connaître la politique italienne (communisme et fascisme), mais aussi l’homme Calvino, avec un éclairage de son œuvre ; peu très sur lui à Paris, juste le court texte éponyme du livre – ah ces éditeurs…
« J’ai aujourd’hui soixante ans et j’ai désormais compris que la tâche d’un écrivain consiste uniquement à faire ce qu’il sait faire : pour le narrateur, c’est raconter, représenter, inventer. J’ai cessé depuis plusieurs années d’établir des préceptes sur la manière dont il faudrait écrire : à quoi sert de prêcher un certain type de littérature plutôt qu’un autre si les choses que vous avez envie d’écrire finissent par être complètement différentes ? J’ai mis un petit moment à comprendre que les intentions ne comptent pas, que ne compte que ce que l’on réalise. Alors, mon travail littéraire devint aussi un travail de recherche de moi-même, de compréhension de ce que j’étais. »


\Mots-clés : #autobiographie #lieu #politique #Racisme #voyage #xxesiecle
par Tristram
le Ven 16 Juil - 12:41
 
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Mark Twain

Aventures de Huckleberry Finn (le camarade de Tom Sawyer)

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Aventu10

Je l’ai lu dans la traduction de Bernard Hœpffner (texte intégral), pas dans celle de William Little Hughes (adaptation pour la jeunesse datant de la seconde moitié du XIXe), que Bédoulène semble avoir lue. J’ai essayé de prendre des points de comparaison entre les deux textes, qui sont fort différents, y compris dans leur découpage ; voici la variante du texte cité (en gras) par Bédoulène, où l’on mesure toute la différence dans le rendu du parler oral.
« Les gens vont dire que je suis qu’un salaud d’ablitionniste et ils me mépriseront pasque j’ai rien dit – mais c’est du pareil au même. Je vais pas cafarder, et de toute façon je retourne pas là-bas. »

(Aucune trace de « je n’appartiens à personne ; on ne m’a pas acheté » ou approchant dans la version intégrale !)
J’ai aussi mis en parallèle quelques passages du début, et remarqué une édulcoration dans l’adaptation (Jim le nègre prétend avoir chevauché un balai, et non plus avoir été chevauché par des sorcières, ce qui est plus vraisemblable ethnographiquement parlant, etc.).
Suite de Les Aventures de Tom Sawyer, narrée par Huck lui-même, cette lecture a malheureusement été polluée par le souvenir que je garde de la série télévisée suivie avec passion lors de jeudis après-midi de mon enfance. C’est le cas de grandes œuvres comme L’Odyssée ou la Bible, dont les adaptations plus ou moins simplifiées les font découvrir à la jeunesse, mais n’en donnent qu’une pâle teinture, et l’impression fallacieuse de les connaître.
Le fleuve (Mississipi) est un vrai personnage (comme a dit Giono) ; les aventures de Huck (et Jim !) en révèlent plusieurs aspects :
« On a dormi presque toute la journée, et on est repartis à la nuit tombée, pas loin derrière un train de flottage monstrueux qui a mis autant de temps à passer qu’une procession. Il avait quatre lourds avirons à chaque extrémité, et on a donc estimé qu’il devait transporter au moins trente hommes, apparemment. Il y avait cinq grands wigwams, séparés les uns des autres, et un feu de camp à ciel ouvert au milieu, et un mât de bonne taille aux deux bouts. C’était là vraiment du grand style. Travailler comme flotteur sur un tel radeau, ça voulait vraiment dire quelque chose. »

« C’était un gros vapeur, et il arrivait à toute vitesse, il ressemblait à un gros nuage avec des rangées de vers luisants tout autour ; mais tout à coup il s’est enflé, énorme et effrayant, avec une longue rangée de portes de fourneaux ouvertes très grandes comme des dents chauffées au rouge, tandis que sa proue monstrueuse et sa rambarde étaient suspendues juste au-dessus de nous. On nous a hurlé quelque chose, et les cloches ont carillonné pour arrêter les machines, tout un brouhaha de jurons et de sifflements de vapeur – puis, tandis que Jim tombait dans l’eau d’un côté et moi de l’autre, il coupe le radeau en plein milieu. »

« Les autres endroits paraissent vraiment un peu trop à l’étroit et étouffants, mais pas un radeau. On se sent vraiment libre et à l’aise et confortable sur un radeau. »

Les terreurs sont nombreuses dans cette histoire d’enfance, et Huck y réagit souvent… en s’endormant !
Un temps, Huck y vit sur une île avec Jim, l’esclave qui s’est enfui (remake de Robinson Crusoé avec Vendredi ?) ; ils partagent les mêmes superstitions, dans leur manque d’instruction sont plus proches l’un de l’autre que des autres personnages, bien que l’esclavage soit une institution inquestionnable à l’époque (on a l'impression d'un système social admis de tous, y compris de ses victimes).
« Tous ceux qui croient toujours pas que c’est une idiotie de toucher une peau de serpent, après tout ce que cette peau de serpent avait fait contre nous, sont bien obligés de le croire maintenant, s’ils continuent à lire et voient ce qu’elle a encore fait contre nous. »

L’humour de Mark Twain fonctionne au second degré : leurs tribulations sont à l’évidence dues à la peau de serpent que Huck a touchée, ce qui, comme chacun sait, porte malheur. De même, lorsque Huck se reproche de ne pas avoir dénoncé Jim, qui aspire à devenir libre et récupérer sa famille :
« Ce nègre que j’avais pour ainsi dire aidé à s’enfuir, voilà qu’il disait tout à trac qu’il allait voler ses enfants – des enfants qui appartenaient à un homme que je connaissais même pas ; un homme qui m’avait jamais fait de mal. »

Cela ne retire rien à l’empathie pour son ami esclave :
« Il pensait à sa femme et à ses enfants, là-haut très loin, et il avait des idées noires et de la nostalgie ; pasqu’il avait jamais été loin de chez lui de toute sa vie ; et je suis certain qu’il avait autant d’affection pour sa famille que les blancs en ont pour la leur. Ça a pas l’air bien naturel, mais je crois bien que c’est vrai. »

Des lecteurs, notamment jeunes, peuvent-ils prendre de telles phrases au premier degré (surtout de nos jours) ? Faut-il adapter le texte, ou le munir d’un appareil critique, pour qu’un certain lectorat n’y voie pas du cynisme ou du racisme, mais de l’esprit, espiègle et subtil, propre à faire réfléchir par soi-même ?
À un moment Huck et Jim découvrent une maison emportée par la crue, qui recèle outre un homme tué tout un butin de fournitures, occasion d’une belle liste à la Prévert (ou Lautréamont) :
« On a pris une vieille lanterne en étain, et un couteau de boucher sans manche, et un canif Barlow tout neuf d’une valeur de vingt-cinq cents dans n’importe quel magasin, et une grosse quantité de chandelles de suif, et un bougeoir en fer-blanc, et une gourde, et une tasse en étain, et un vieux couvre-lit miteux qu’était sur le lit, et un réticule contenant des aiguilles et des épingles, de la cire d’abeille, des boutons et du fil et plein d’autres choses, et puis une hachette, des clous, une ligne de pêche aussi grosse que mon doigt avec des hameçons monstrueux dessus, et un rouleau de peau de daim, et un collier de chien en cuir, et un fer à cheval, et quelques fioles de médicament qu’avaient pas d’étiquette ; et au moment où on allait partir, j’ai trouvé une étrille en assez bon état, et Jim, il a trouvé un vieil archet de violon tout tordu et une jambe en bois. Les courroies étaient cassées mais, à part ça, c’était vraiment une belle jambe, malgré qu’elle était trop longue pour moi et trop courte pour Jim, et on n’a pas pu trouver l’autre jambe, pourtant on a vraiment cherché partout. »

Épisode très fort également (et qui manque non seulement dans la version corrigée mais aussi dans les premières éditions), celui où Jim raconte son aventure avec un cadavre que son maître de l’époque lui avait demandé de réchauffer pour le préparer à la dissection…
Grands moments que la découverte des œuvres d’Emmeline Grangerford, les tours des deux escrocs et acteurs qui les accompagnent un temps, ou encore ce roi Henry huit qui passait chaque nuit avec une femme différente, qu’il faisait décapiter au matin :
« Et il obligeait chacune d’elles à lui raconter une histoire toutes les nuits ; et il a continué ça jusqu’à ce qu’il ait rassemblé mille et une histoires de cette façon, et après ça il les a toutes mises dans un livre, et il a appelé ça le Livre du Graal – ce qui était un bon titre, et il a expliqué les choses. »

Ce voyage au fil du Mississipi est aussi initiatique : Huck apprend au cours de ses tribulations :
« Je me suis dit : je crois bien que quelqu’un qui se met à dire la vérité quand il est coincé prend pas mal de gros risques ; malgré que j’en aie pas vraiment l’expérience et que je puisse pas en être certain ; mais c’est l’impression que j’ai, de toute façon ; et pourtant voilà un cas où je veux bien être pendu si la vérité semble pas la meilleure solution, et si elle est pas moins risquée qu’un mensonge. Il faut que je mette ça dans un coin de mon esprit et que j’y réfléchisse un jour ou l’autre, car c’est plutôt étrange et pas naturel. J’ai jamais rien vu de pareil. »

L’intention principale de Twain est peut-être de secouer la culture esclavagiste, ce qu’il fait sans ménagement :
« Je me serais pas tiré sans mon nègre, quand même ? – le seul nègre que j’ai au monde, et mon seul bien. »

« − Bonté divine ! c’était grave ?
− Non, madame. Un nègre tué.
− Eh bien, c’est une chance ; parce que quelquefois il y a des tués. »

J’ai aussi trouvé un peu longuette la partie finale avec Tom Sawyer s’employant laborieusement à compliquer l’évasion de Jim par souci de se conformer à la culture romanesque conventionnelle.
En considération de l’effort de Twain pour rendre les parlers populaires, la traduction de Hœpffner translate cet argot en créant quelques néologismes, comme ce joli mot d’enfant, « en retôt », sur le modèle de « en retard ».
Je conseillerais cette (re)lecture dans une traduction récente, plus proche apparemment de l'esprit de l'auteur que les versions affadies destinées à un jeune lectorat.

\Mots-clés : #enfance #voyage
par Tristram
le Dim 11 Juil - 22:28
 
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Sujet: Mark Twain
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Elias Canetti

La Langue sauvée - Histoire d’une jeunesse 1905-1921

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Canett10


A paru en 1977, récit autobiographique (premier opus de ceux-ci), 210 pages environ.

Histoire d'une trajectoire, avec une petite enfance dans un milieu plutôt très aisé à Roustchouk (aujourd'hui Roussé ou Ruse, dans l'actuelle Bulgarie), dans une famille Séfarade (s'orthographie "Sépharade" dans la version dont je dispose).
Classiquement ladinophone, originaire d'Anatolie, où leurs ancêtres avaient migré à la toute fin du XVème siècle suite aux lois d'expulsion des juifs des royaumes d'Espagne et du Portugal, comme nombre de Séfarades, alors bienvenus dans l'empire Ottoman, la famille Canetti s'appelait alors Cañete et a modifié son patronyme suite à une installation du côté de Venise, qui s'avèrera provisoire.

Un grand père commerçant, grossiste, qui emploie outre son frère le père d'Elias (lequel Elias a reçu le prénom du grand père), lequel père  a épousé Mathilde Arditti, d'une des meilleures familles juives Séfarade de l'Empire établie à Roustchouk, ils se sont connus à Vienne, sont férus d'art, en particulier de musique et de littérature, parlent allemand entre eux, et Elias grand père a tout fait pour contrarier la vocation de musicien de son fils, le faisant entrer de gré ou de force dans l'entreprise qu'il mène.
Elias a deux frères, Georg et Nissim, une cousine qui réside dans la même grande maison, Laurica, qui faillit l'ébouillanter, peut-être en réaction du fait qu'il l'a poursuivie un jour, hache piquée au tas de bois en mains, pour une histoire de cahier qu'elle refusait de lui montrer, ces deux évènements sont déterminants.

Il y a dans la petite enfance d'Elias Canetti un attachement viscéral à sa mère, des propos dithyrambiques envers son père, et un départ brusque pour Manchester, le père d'Elias s'étant fâché avec son grand père, se dernier finira par le maudire -chose terrible et extrêmement rare parmi les juifs Séfarades.

Peu de temps après l'installation de la famille à Manchester, où le père d'Elias est associé aux brillantes affaires d'un frère de Mathilde (il s'agit toujours de commerce, d'import-export), ce père meurt brusquement, âgé de 31 ans, laissant Mathilde veuve à 27 ans.

La suite de ce premier volume autobiographique se déroule d'abord en Suisse, vécu comme une étape avant Vienne, le retour à Vienne étant la grande perspective de Mathilde, laquelle est souffrante et se voit préconiser des soins, de préférence dans quelque sanatorium Suisse. D'abord Lausanne, puis Zürich, tout le corpus se déroule autour de la relation mère-fils aîné, peu ordinaire il est vrai, et de l'adaptation à la vie Suisse ainsi que de questions relatives à la scolarité, et au personnel de maison, puis -enfin- c'est Vienne, 1913-1916, période qui forme la troisième et dernière section de l'ouvrage.        

Vienne, mais via Zürich où Elias est scolarisé sans ses frères et loin de sa mère, ce sont aussi les premières manifestations d'antisémitisme au lycée, joliment narrées au demeurant, les camarades, les professeurs, et une admission dans un pensionnat tenu par quatre sœurs (ou presque sœurs) âgées, où Elias est le seul garçon.  
Sur le titre de l'ouvrage ("La langue sauvée"), on s'aperçoit qu'en effet Elias jongle déjà avec bonheur avec les langues, outre le Ladino, l'Anglais, le Français (peut-être un peu en-deçà sur cette langue-là, toutefois), l'Allemand - et le Latin... et aussi les lieux, les us, les cultures.
Truffé de personnages fort bien campés, ce volume d'entrée en matière est assez prenant:
On sent que Canetti éparpille des pièces de puzzle, tout en nous les donnant à voir chacune, et, une fois le mélange bien effectué, il devrait peu à peu nous donner à discerner quelque chose, mais quoi ?  

Goppenstein était encore plus inhospitalier, plus désert que je ne m'y attendais. On grimpa jusqu'au Löschendal par l'unique sentier qui relie la valée au monde extérieur. J'appris que ce sentier était encore plus étroit peu de temps auparavant; les bêtes chargées de leur faix ne pouvaient y progresser que l'une derrière l'autre. Il y avait moins de cent ans, les ours étaient encore nombreux dans le coin; à présent, on n'en rencontrait plus et c'était bien dommage. Je songeai avec regret aux ours disparus quand la vallée s'ouvrit brusquement devant nous; éclatante sous la lumière du soleil, elle s'étendait en penteascendante, se terminant par un glacier à hauteur des montagnes blanches qui se profilaient par derrière.
Il ne fallait pas beaucoup de temps pour rejoindre l'autre extrémité de la vallée.
De Ferden à Blatten, le chemin sinueux passait par quatre localités. Tout ici était différent, d'un autre âge.
Les femmes portaient un chapeau de paille noir. Et non seulement les demmes mais aussi les petites filles. Il y avait quelque chose de solennel, même dans l'allure des enfants de trois ou quatre ans, à croire que l'on était conscient ici, dès sa naissance, de la particularité de l'endroit où l'on vivait et, par suite, forcé pour ainsi dire de prouver aux intrus qu'on était différent, qu'on n'avait rien à voir avec eux.
Les enfants se pressaient contre les vieilles femmes au visage érodé sous le regard desquelles ils jouaient encore un instant auparavant.
La première phrase que j'entendis prononcer me parut provenir du fond des âges.
Un très petit garçon mais fort entreprenant s'était avancé vers nous; une vieille femme l'avait rappelé et les deux mots qu'elle lui lança pour le détourner de nous me parurent si beaux que je n'en crus pas mes oreilles: "Chom Buobilu ! - viens mon garçon", fit-elle.
Quelles voyelles étranges ! "Buebli" que j'avais l'habitude d'entendre pour "Büblein" devenait "Buobilu", sombre assemblage de u, o et i qui me fit penser aux poésies en vieux haut allemand que nous lisions en classe.
Je savais que le dialecte suisse était proche du moyen haut allemand; maintenant seulement, je découvrais qu'il y avait des patois encore plus anciens et qui sonnaient comme du vieux haut allemand.
La phrase de la vieille femme s'est d'autant mieux gravée dans ma mémoire qu'il ne me fut pas donné d'entendre autre chose de la journée. Les gens étaient muets et semblaient nous éviter.


\Mots-clés : #autobiographie #communautejuive #relationenfantparent #viequotidienne #voyage #xxesiecle
par Aventin
le Dim 4 Juil - 20:57
 
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Sujet: Elias Canetti
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Herman Melville

Le Grand Escroc
Titre original: The Confidence-Man, his Masquerade

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Le_gra10

Roman, 1857, 400 pages environ.


Un vapeur d'une taille certaine, empli de passagers, descend en cabotage le Mississippi. Une affiche placardée près de la cabine du capitaine prévient ces passagers d'être sur leurs gardes, en raison de la présence d'un escroc à bord.
Ce sera la seule allusion à ce capitaine (et si l'escroc c'était lui ?).
Ces passagers rencontrent, sous des dehors de hasard, un caractère principal assez ambigü, peut-être unique, peut-être multiple, en tous cas insaisissable (parce que ne se laissant pas démasquer).

Le roman est articulé en tableaux ou scènes parfois enchaînées, parfois non. Il est d'une très grande richesse et d'une indiscutable modernité.
Tout repose sur la confiance dans le rapport imposé par l'escroc, mais, d'une certaine manière (ce qui est particulièrement moderne), sur le degré de confiance que nous-mêmes mettons dans les situations narrées, c'est-à-dire que nous sommes aussi, nous lecteurs, confrontés.
Il y a de la satire allégorique mais aussi métaphysique dans l'ouvrage.


L'abord d'une foultitude de sujets variés intimes ou universels, prégnants, fait défilé ou farandole, étourdit le lecteur.
Sujets tels le bien, la charité -bien sûr la confiance - la morale -ce qu'on appelle aujourd'hui l'éthique - le cynisme, la philanthropie, la misanthropie, le matérialisme, le réalisme, la théologie, l'amitié, l'économie sont par ex. autant d'accroches dont se sert le -ou les- grand(s) escroc(s) à bord.

À noter qu'il n'escroque pas toujours pour de l'argent, comme s'il poursuivait des desseins plus mystérieux (le diable n'a pas tenté Adam et Ève pour de l'argent, est-il dit, en substance, quelque part dans le roman).


Alors, un ouvrage remarquable et méconnu ?
Oui, si l'on veut.
Pourtant, pourtant...
Ce fut un échec complet, tant auprès de la critique que du public, et l'auteur, cinglé de plein fouet -sans doute parce qu'il avait "mis" énormément de lui, de temps, de réflexion, de matière dans ce livre-là- se retirera plus ou moins de la vie littéraire pour épouser une autre carrière, nettement moins en vue.

C'est aussi un ouvrage roboratif, un peu trop riche comme l'on dit d'un mets ultra-calorifique.
Si, en effet, le lecteur est étourdi, grisé par le déroulé, le côté incessant, il solliciterait parfois volontiers un tempo un peu moins enlevé, une pause.
Enfin peut-être Melville eût-il gagné à davantage de concision, de dépouillement, quelque chose de plus ramassé (avis au potentiel lecteur: s'engager dans ces pages est une entreprise d'une certaine haleine, pas seulement en raison du nombre de pages).

Et puis:
Je n'ai pas trouvé ce si fort alliage, que je prise tant chez Melville, entre la force et la grâce dans l'écriture (mais il est vrai qu'avec Melville, qui m'a tant transporté et que je porte volontiers au pinacle, je suis si peu indulgent): alliage dont sont sertis Benito Cereno, Moi et ma cheminée, Moby Dick, Bartleby et tant d'autres...

Mais malgré tout ce Grand Escroc, pour mitigé que je puisse paraître, reste un livre tout à fait à recommander.



Mots-clés : #absurde #amitié #contemythe #social #voyage #xixesiecle
par Aventin
le Jeu 24 Juin - 17:03
 
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Kurt Tucholsky

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 97828811

Un livre des Pyrénées

Petit livre de voyage un peu étrange. L'auteur nous emmène dans les Pyrénées et en France. La nature, les petites villes, un peu les gens mais de loin. Un vrai voyage "d'étranger". Il est allemand et l'entre deux guerres l'accueil, en quelques sortes. Des randos à pieds ou pas, un gros morceau, assez fort et nuancé, sur Lourdes... On pourrait garder "ça" ou de petites observations qui sonnent juste mais ça ne ferait pas l'impression laissée par le livre. Qui ne paye pas de mine, qui n'est pas un chef d'oeuvre, qui se lit facilement avec un peu de distance... Et qui laisse un petit quelque chose en plus, dans le contact et le souvenir. Qui laisse aussi une pensée pour le moment qui aurait pu ne pas se transformer 15 années plus tard en une autre guerre ?

Il n'a pas l'air de grand chose mais c'est un bon livre.

Mots-clés : #lieu #voyage
par animal
le Ven 28 Mai - 19:49
 
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Tobias Smollett

L'Expédition de Humphry Clinker


Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 L_expz10

Roman épistolaire qui retrace les pérégrinations du sieur Matthew Bramble, hobereau rendu aux eaux de Bath avec une partie de sa maisonnée ; évidemment son point de vue contraste avec ceux de sa sœur Tabitha (accompagnée de son chien Chowder et de sa suivante, Winifred), de sa nièce Lydia et de son neveu Jery.
Ce personnage d’« humeur bilieuse » semble rappeler l’auteur ; misanthrope, hypocondriaque, ses ennuis de santé le rendent acerbe, mais il est foncièrement généreux.
« Voilà, je dois l’admettre, un sujet à propos duquel je ne peux rien écrire sans perdre tout à fait patience, car la foule est un monstre dont je ne saurais souffrir ni la gueule, ni la queue, ni l’estomac, ni les membres : je l’abhorre dans son entier, comme un amas d’ignorance, de présomption, de méchanceté et de brutalité : et l’expression de ma réprobation s’adresse de même aux personnes des deux sexes qui en affectent les manières et en goûtent la société, sans distinction de rang, de condition ni de qualité. »

Malgré ce dégoût marqué de la populace, le petit peuple n’est pas oublié, par exemple avec le personnage de Win :
« Ah ! ma bonne femme ! Si tu pouvé seulmant te douter du plaisir que nous avons nous autre laitrès, de pouvoir lire les maux les plus entortillonnés sur le boue des dois, et de savoir écrire les maux étrangers sans devoir chercher dans la baissédère. »

(À son anglais, qu’elle partage d’ailleurs avec sa maîtresse, on mesure aussi le manque d’instruction des femmes au XVIIIe).
C’est satirique, et drôle, non sans finesse :
« Quant à Higgins, c’est assurément un braconnier notoire, et je trouve ce mauvais sujet bien impudent de vouloir ainsi venir poser ses collets jusque dans mon propre enclos. Il me semble bien qu’en mon absence, il s’est cru quelque droit à prendre sa part de ce que la nature semble avoir promis à l’usage général ! »

Les politiques, les écrivains, les gens de justice, roturiers comme aristocrates, toute la société est dénigrée.
C’est écrit dans le style feuilleton à épisodes et rebondissements, et d’ailleurs réapparaît Ferdinand, comte de Fathom, d’un précédent roman. Smollett s’inscrit dans la veine picaresque de Sterne, auquel il fait un clin d’œil : à propos de « correspondances de voyageurs », il cite « le voyage sentimental de Shandy ». D’ailleurs Tristram s’y retrouve :
« Il a beaucoup lu, mais sans jugement ni méthode, de sorte qu’il n’en a rien digéré. Il croit tout ce qu’il lit, surtout lorsqu’il y a décelé une part de merveilleux, et sa conversation est un étonnant fatras d’érudition et d’extravagance. »

Au quart du livre, Bramble et les siens partent pour Londres, et à cette occasion est engagé comme valet de pied Humphry Clinker, un jeune infortuné assez ingénu. Il devient prêcheur méthodiste, puis prisonnier accusé de brigandage ; ensuite la compagnie fait route vers le pays de Galles, et l'Écosse.
Savoureux passage où Matt discute l’inspiration sarrasine des cathédrales, mal conçues, inesthétiques et insalubres. Parmi les personnages de rencontre, un Écossais haut en couleur ayant combattu les Indiens en Amérique et ardent défenseur de sa langue rappelle Don Quichotte, et peut-être aussi l’auteur :
« L’esprit de contradiction est naturellement si ancré chez Lismahago que je suis convaincu qu’il a fouillé, lu, étudié avec une infatigable attention à seule fin de pouvoir réfuter les idées établies et s’octroyer des trophées en récompense de son orgueil de polémiste. Son amour-propre est si aiguisé qu’il ne tolérera pas le plus léger compliment, qu’il soit adressé à son pays ou à lui-même. […]
Cependant, s’il s’en prenait librement à ses compatriotes, il ne pouvait souffrir d’entendre qui que ce fût lancer impunément le moindre sarcasme à leur endroit. »

Le séjour calédonien est occasion de curiosités tant touristiques qu’historiques et folkloriques, notamment chez les Highlanders, ainsi que de rendre visite au « Dr Smollett »…
L’expression d’une langue soutenue n’est pas le moindre plaisir procuré par cette lecture. Autant qu’il est possible sans accéder à l’original, ce livre m’est apparu comme excellemment traduit par Sylvie Kleiman-Lafon (un premier traducteur fut Giono) ; il convient de signaler les traductions bien faites, presque autant que les mauvaises.
Happy end de rigueur.
« Le plus grand avantage qu’il y a à voyager et à observer l’espèce humaine en chair et en os est sans aucun doute de pouvoir ensuite dissiper le honteux brouillard qui obscurcit les facultés de l’esprit et nous empêche de juger avec franchise et précision. »


\Mots-clés : #aventure #correspondances #famille #voyage
par Tristram
le Ven 28 Mai - 13:55
 
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Sujet: Tobias Smollett
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Andrzej Stasiuk

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 41qjj710

Mon bourricot



L’auteur part avec une connaissance Z pour un voyage au Kazakhstan dans sa vieille voiture verte, son bourricot qui vient juste d’être restauré, mais c’est surtout histoire de rouler, rouler, car c’est ce qu’ils aiment.

« Parce qu’il y en a eu, des modifications. C’est désormais rigide, ça tient super dans les virages, bien que la caisse ait été surélevée de sept bons centimè¬tres. Les amortisseurs sont jaunes et les ressorts, turquoise, dommage que les nouveaux pneus tout-terrain les cachent. En tout cas, tout ça prend les virages à merveille et adhère impec. Comment j’ai pu faire tous ces kilomètres avec les suspen¬¬¬sions d’origine et y survivre – mystère. Douze ans et près de trois cent mille bornes. J’avais dépassé la quarantaine quand je l’ai acheté. Maintenant, j’ai d鬬passé la cinquantaine, et il tient toujours. J’ai dû changer un ou deux trucs, un cardan, un croisillon, mais à part ça, je me suis contenté de faire la vidange, de changer les ampoules et les pneus. Trois cent mille. Le Monténégro, les Balkans, l’Albanie en hiver, l’Albanie en été. La Pologne, tous les jours que Dieu fait, parce que l’essence était relativement bon marché à l’époque. Plus tard, pour l’usage quotidien et les longs trajets, j’ai dû prendre un diesel plus rapide et à l’appétit mesuré. Mais j’ai gardé mon bourricot vert, car comment se débarrasser d’une brave bête mécanique qui ne vous a jamais déçu ? Impossible. »

L’auteur passe en revue toutes les voitures ayant appartenu à la famille et les voitures qui circulaient à l’époque de sa jeunesse dans les pays de l’Est (UAZ polskiFiat, Volga GAZ 24, Fiat 126P, IFA F8, P70RDA, wars-zawa M-20, taitouandi, honda stepwagon, GAZ269,GAZ251,lublin51,lada2101 etc….

La longue route est propice aux digressions, aux réflexions philosophiques, aux interrogations sur les relations entre hommes et pays.
Egalement les relations entre les pays de l'ex URSS, qu'étaient-ils, que sont-ils.
L’auteur se souvient de ses précédents voyages ; des hommes qui ont marqué ce pays, de son enfance sous le communisme.

Passé, présent et avenir quand un personnage rencontré espère encore en un avenir apaisé, réalisable et qu’il entonne « l’internationale ».

Tout au long du trajet c’est l’immensité qui s’impose et une route sans fin ?

Et comment ne pas mentionner le splendide mausolée de Khoja Ahmed Yasavi ?

Faut éviter de « négocier » le passage avec la police, surtout quand une video montre votre incorrection vis-à-vis du président dudit pays,  même si la personnalité ne s’affiche que sur un panneau publicitaire :

« — J’ai TV Polonia par satellite, a-t-il répondu tranquillement.
— Et alors ?
— Votre président y est passé hier.
— Et le vôtre, il passe pas à la télé ?
— Si, bien sûr. Mais le vôtre avait l’air apeuré, il ne présente pas bien. Le nôtre est mieux. Il n’a peur de rien.
— Mouais… Il a pas peur des Russes…, ai-je lâché avec dédain.
— Il a du gaz. Il a du pétrole. Il n’a pas peur, a-t-il dit en bâillant, je crois. Le monde démocratique ne tolérera aucune foucade.
— Et s’ils vous envahissent ?
— Ils le feront pas. Ça ne vaut pas le coup. Ils préfèrent faire du commerce. Ils ont fait une incursion en Ukraine. Politiquement, ça leur suffit pour des années. Les Russes sont malins.
— Vous êtes vernis avec ce gaz, ai-je dit tout bas.
— Comme vous avec votre liberté, a-t-il rétorqué avec ironie. Vous pouvez nous l’envoyer par gazoduc à travers la mer Caspienne. »


Extraits :

« L’Asie me plaisait bien. J’étais censé être un Européen, mais elle me plaisait. Elle avait de l’envergure. Cette espèce d’infini qui manquait à l’Europe perdue dans ses bavardages et ses digressions. Sur le siège éculé de mon bourricot, je pouvais m’imaginer que j’allais finir par arriver au bout du monde. Que ses Goodride et leur chape massive allaient fouler le monde entier comme la cavalerie de Tamerlan. Je pouvais fantasmer. En Europe, ç’aurait été impensable. D’ailleurs en Europe, il ne reste plus beaucoup de choses à penser, parce que la plupart ont déjà été pensées et, qui pis est, réalisées. Voilà pourquoi je flânais au frais en pensant au Boiteux qui élevait des collines de crânes et érigeait aux poètes des mausolées beaux comme des monstres chtoniens. Voilà pourquoi j’avais déjà consommé près de cinq cents litres d’essence. Et que j’étais prêt à en consom-mer encore pour atteindre les confins des terres.
Que voulez-vous, dans les constructions monumentales, on a des pensées monumentales. »

« Donc, on peut ne pas adorer ce pays, si on garde en mémoire plus d’un siècle d’asservissement, la Sibérie et la forteresse de Chlisselbourg, ainsi que le fait qu’il a réduit à néant les plans polonais d’empire colonial s’étendant de la Baltique à la mer Noire. On peut ne pas l’aimer pour Catherine, pour l’un et l’autre Nicolas, les deux Alexandre, pour Paskevitch et Mouraviev la Potence, pour Lénine, Staline et Brejnev, et même pour tout, mais il y a une chose pour laquelle il faut apprécier ce pays : l’essence coûte environ deux zlotys cinquante le litre13. Et nulle mémoire ni politique historique n’y changeront rien. Ni la droite, ni la gauche ni le centre ne sauteront au plafond. On arrive à la pompe et on se sert. Et quand c’est plein, on a envie d’en déverser encore cinq ou dix litres dans les environs. Pour qu’elle s’infiltre dans la steppe. Pour arroser la sainte terre de Russie. Ou bien pour compléter le plein d’une vieille Lada ou d’une Zaporojets. C’est comme ça, là-bas. On regarde les chiffres défiler et on a l’impression de gagner de l’argent. Et le super 86 revenait pratiquement à deux zlotys le litre. »

« Les Russes étaient de nouveau en guerre. Comme d’habitude, ils ne tenaient pas en place. Ils ne pouvaient pas se contenter du tracé de leurs frontières. Il faut dire qu’elles étaient bizarres. Floues. En fait, on ne pouvait pas s’empêcher d’avoir l’impression qu’elles glissaient et s’étendaient depuis sept cents ans. La petite tache sur la carte qu’était la principauté de Moscou est devenue grande comme une affiche. Comme si quelque chose s’était renversé et avait atteint le bord du continent en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Personne n’a rien vu ni poussé les hauts cris. Mais qui aurait dû le faire ? Les Khantys et les Mansis ? Les Nenets et les Sépulcides ? Les Télenguites, les Téléoutes, les Tolofars, les Toubalars et les Touvains ? Ils ont peut-être crié, mais on ne les a pas entendus. Et là, maintenant, des voix s’élèvent à propos de la Crimée. Avant, personne ne disait rien. L’Afghanistan ? C’était l’œuvre des communistes, voyons, or il n’y en a plus, des communistes, par conséquent le règne des Lumières, le postmodernisme, les pistes cyclables, les droits des animaux et des minorités étaient censés prendre la place de la locomotive à vapeur de l’histoire dont on annonçait la fin. Mais de nouveau, ça n’a rien donné. Comme la fin du communisme, que personne en Occident n’avait prévue. Parce que personne n’en voulait. Parce qu’en fin de compte, quoi, c’était mal ? La démocratie est ce qu’elle est, mais les Russes tenaient la bride courte à la moitié du monde, l’administration gardait les passeports et la populace de l’Est ne polluait pas la civilisation occidentale, ne dormait pas dans les parkings, ne lavait pas les pare-brise aux carrefours, ne pêchait pas les carpes dans les parcs publics et n’attrapait pas les cygnes en guise de volaille. Nous avons déjà nos Noirs et nos basanés. Qu’est-ce qu’on va foutre avec des Asiatiques de Pologne ou de Tchécoslovaquie ? Avec des envahisseurs venus de la “zone de population mêlée” qu’on appelle dans mon pays “l’entre-deux-mers” et qui s’étend de la Baltique à la mer Noire ? Et donc, ils n’avaient rien prévu, parce qu’ils ne le voulaient pas. Mais moi, je n’ai jamais fait confiance à l’Occident, c’est pourquoi on approchait de Voronej. »

« Il me regarde dans les yeux avec compassion et dit :
— Je te comprends. On vous l’a dit et répété depuis Catherine, et vous, rien, vous n’avez que la liberté à la bouche. Quelle liberté pouvez-vous avoir entre nous et l’Allemagne ? Dis-le-moi. Ce n’est pas la liberté, c’est une malchance. Oui. »


« Alors qu’on roulait à cent, eux, ils fonçaient à cent trente. Ils tanguaient sur les dos d’âne. C’étaient surtout des V8 à essence. À cette vitesse, ils devaient bouffer au moins quinze litres aux cent. Plus tard, dans les villes, je voyais descendre les propriétaires. Bedonnants, sûrs d’eux, le visage de marbre. Ils devaient avoir la même apparence il y a des centaines d’années quand ils pénétraient dans les villes conquises et regardaient les prisonniers entravés. Parce que le monde entier était un butin et la vie, une occasion à saisir. D’ailleurs, nous faisons tous la même chose, sauf qu’en Europe, nous avons appris à faire comme si ce n’était pas le cas. Nous avons abandonné le mépris ostentatoire au profit de la poudre aux yeux égalitaire. Prétendant que ceux qui sont pauvres et faibles valent autant que ceux qui sont riches et puissants. Mon œil. Là, c’était clair. »

*******

Un petit livre qui m'a plu, j'aime l'écriture quelque peu désinvolte de Stasiuk, mais ne pas si tromper il garde bien ouverts ses sens et son esprit critique envers les autres comme lui-même.

L'intérêt des voitures et de la route est assez sympa.


Mots-clés : #autobiographie #lieu #voyage
par Bédoulène
le Lun 10 Mai - 11:42
 
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Sujet: Andrzej Stasiuk
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Jacques Abeille

Les Voyages du Fils

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Les_vo11

« J’étais fatigué des livres, de ceux bien trop nombreux que j’avais lus autant que du seul que j’aie écrit et auquel il me semblait avoir sacrifié toute ma jeunesse. »

C’est l’incipit de la première partie, et j’ai déjà un doute sur la désinence de « que j’aie écrit » : pourquoi le subjonctif et pas l’indicatif ? Plus je lis et vérifie les formes du français, plus j’ai des doutes…
Le narrateur, le fils d’un bûcheron qu’il n’a pas connu et qui est le Veilleur du Jour du livre précédent, retrouve, dans les Hautes Brandes où les cavaliers barbares se sont sédentarisés, Barthélemy Lécriveur devenu vieux, qui lui raconte comment il rencontra une variante de Circé aux porcs et sa déchéance consécutive.
Puis sa quête d’identité le mène à suivre les traces du passage de Léo Barthe, le pornographe, jusqu’à apprendre que ce dernier avait un frère jumeau, Laurent, son père, qui fut victime d’un sacrifice rituel atroce.
Les lupercales forestières sont un rite coutumier où les vierges sont livrées à la chasse des charbonniers… ethnologie fantasmatique de nouveau…
Le thème de la mémoire et de l’oubli est marquant.
« Les hommes sont contraints de mettre beaucoup d’imagination dans les souvenirs qu’ils gardent de leur vie – c’est ça ou l’oubli – et même leurs gestes immédiats portent l’ombre de rêveries qui les redoublent. La vie est si plate, si peu réelle. »

Après avoir publié le livre précédent à la mémoire de son père, Ludovic le narrateur prend des notes pour rédiger le compte-rendu de ses voyages à son retour en Terrèbre ; l’écriture tient une place prépondérante dans les livres d’Abeille.
« Cette histoire que j’avais passé ma jeunesse à scruter pour la mettre au propre, avait précédé ma vie. Comme si la chose écrite pour moi bénéficiait en regard de l’existence d’une précellence tacite, je me trouvais, quant à mes actes, à mes sentiments aussi, dans la situation d’un auteur scrupuleux qui s’interdirait la répétition de certains mots ou de certaines tournures de langage pour en ménager l’éclat. Je m’avisais ainsi que chaque texte qui s’écrivait, selon l’axe de son propos, ne s’autorisait, si vaste soit-elle, qu’une réserve limitée de termes et que, celle-ci épuisée, le récit, l’essai ou la rêverie rencontrait son point final. À longue échéance, peut-être, certains retours du même étaient-ils admissibles, mais non sans parcimonie. »

« On ne devrait jamais se laisser conter l’histoire d’un manuscrit, soupira-t-il ; elle est toujours plus belle que son contenu. »

Nous retrouvons l’image de l’écrivain-médium d’une inspiration qui lui est étrangère, idée assez récurrente dans la littérature pour ne pas être totalement sans fondement.
« Mais le plus souvent les signes donnaient son tracé à l’œuvre sans que ma volonté prît la moindre part à cette opération. L’écriture se dévidait pour ainsi dire de son propre mouvement et avec une autorité qui m’en imposait. Je n’avais pas mon mot à dire. »

« J’étais habité par une pensée qui ne me visitait qu’à la condition que j’eusse la plume en main et qui, pour ainsi dire, me dictait le texte pour m’en offrir l’inlassable surprise. Oui, une pensée errante et forte, n’émanant de personne et qui, de temps à autre, m’élisait comme l’instrument de sa manifestation. Une grâce, en somme, car je suis bien sûr que je ne saurais, par mes seuls moyens, parvenir à une vérité si intense et vibrante. »

Il y a une certaine dimension érotique, mais aussi politique, avec notamment « les auteurs du second rayon » (libertins) et « la très ancienne et vénérable tradition anarchiste des métiers du livre ».
« Les discours, les écrits qui concernent les réalités du sexe ne peuvent rien avoir que de très commun. Les images qu’ils développent ne gravitent qu’autour d’un nombre fort limité de motifs qui appartiennent à tous. Le trait dominant de l’érotisme est la répétition et l’uniformité, inéluctablement. »

« …] sans hâte et par mille ruses, les pouvoirs politiques modelaient l’opinion et s’apprêtaient à régler avec une rigueur croissante le problème des livres, comme si la proche désuétude de ce véhicule de la pensée le rendait plus subversif. »

Avec toujours le même style soutenu, qui fait beaucoup du charme de ces récits.

\Mots-clés : #contemythe #ecriture #traditions #universdulivre #voyage
par Tristram
le Jeu 6 Mai - 0:35
 
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Sujet: Jacques Abeille
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Caroline Lamarche

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 41iefj10
En exergue un conte :

« La Chienne de Naha »   Il y a longtemps vivait un homme, à Naha. Il vivait tout seul. Il n’avait personne. Il n’avait qu’une chienne. Sa maison se trouvait à côté d’un arbre. Tous les jours il sortait en quête de nourriture. Il allait travailler sa terre et il revenait à midi. Un jour, en rentrant chez lui, il vit que tout était prêt : les haricots étaient cuits, les tortillas bien chaudes, la maison balayée et en ordre. À partir de ce jour, cet homme, chaque fois qu’il rentrait, trouvait sa maison bien rangée et le repas prêt. Il se dit : « Comment est-ce arrivé ? Je vais voir. » Le lendemain, il sortit de sa maison comme pour aller travailler, mais il n’alla pas aux champs. Il se cacha derrière l’arbre. Il resta là un petit moment,
puis il revint à la maison, sans prévenir. Il vit alors que la chienne avait ôté son vêtement, sa peau, et qu’elle était déjà occupée à moudre le maïs et à préparer les tortillas. Elle s’était dépouillée de sa peau et l’avait déposée dans un coin de la maison. Elle s’était transformée en femme et elle cuisait les tortillas. L’homme pensa : « Parfait. Mais
comment vais-je faire pour avoir toujours une femme qui m’aide ? Je sais ce que je vais faire. » Et l’homme se précipita, s’empara de la peau de la chienne et la fit disparaître. La chienne ne put remettre son pelage et en fut réduite à être toujours une femme. Depuis ce jour, l’homme eut à sa disposition une femme qui l’aidait à préparer les tortillas et à veiller sur la maison. Mais un jour, ils se disputèrent, et l’homme se fâcha très fort. Il saisit sa machette et tua la femme. Il la frappa si fort qu’il la coupa en deux morceaux. Un morceau roula et dévala la pente jusqu’à la rivière. L’autre, l’homme s’en empara et, avec sa machette, il le coupa en tout petits morceaux. C’est ainsi que l’homme et la femme eurent des enfants. Et de là viennent tous ceux de ce village. Voilà pourquoi les gens de Naha sont si querelleurs.  "


Extrait de Tinujei : los Triquis de Copala d’Agustín García Alcaraz, Mexico City, Centro de Investigaciones y Estudios Superiores en Antropología Social, 1973


La narratrice reçoit une invitation d'une amie ; Maria la fille de sa "2ème maman", c'est à dire Lucia qui a quitté l'Espagne son pays natal pour suivre avec sa fille,  ses parents. Alors que la narratrice n'a pas pu se rendre aux obsèques de Lucia, 5 ans après, en commémoration, Maria, donc l'invite à les rejoindre, elle et son mari au Mexique où ils vivent. Le conte est une belle invite, elle s'envole pour le Mexique.
C'est bientôt la Fête des Morts, donc période choisie pour une commémoration, pour se souvenir.

Toujours munie de son enregistreur, la narratrice retrouve Maria, mais qui ne cesse de disparaître et de proposer à son amie de rencontrer une ethnie "les Triquis" pour lesquels elle et son mari s'investissent.  C'est accompagnée du livre de Lowry "Sous le volcan" que la jeune française visitera une partie de ce pays, dont les sursauts et les tourments ne l'épargent pas.

Y-a-t-il vraiment des roses à Etla, comme l'a écrit Lowry ? Elle logera avec des étudiants Triquis avant de rejoindre Copala sous le conseil de Maria, accompagnée de la jeune fille qui s'occupe des étudiants. (là le conte a surgi dans mon esprit). Copala où raisonnent les coups de feu, elle logera au "colegio" tenu par des religieuses.
Elle est curieuse de connaître le ressenti des étudiants et des religieuses sur le conte "la chienne de Naha".

En fin de livre est précisé que la période de ce voyage est de 2005 à 2007. Ulises Ruiz Ortiz était gouverneur d’Oaxaca. Son mandat a amené une période de grands troubles.

****

J'ai aimé l'écriture de l'auteur ; ce  petit livre qui relate le voyage d'une française au Mexique, avec ses sentances réalistes, sa politique vis à vis des minorités, l'étrangeté des coutumes , que ce soit une femme,  quand on sait que l'on marie des filles de 13 ans.

Extraits

"Je vois les gens monter, descendre, les immeubles au bord du viaduc routier, les fenêtres ouvertes, le linge qui sèche dans les vapeurs de monoxyde de carbone, je vois les camions, les voitures, les familles suantes, vitres baissées, l’habitacle dégorgeant des bras nus comme des poissons hors d’un panier, et les gens aisés, hautains et frais dans leurs aquariums climatisés, je vois les gigantesques panneaux publicitaires, couple jeune, élégant, devant un congélateur, tenue de soirée pour vanter une cuisinière, décolleté vertigineux pour un téléviseur, j’aperçois, aux feux, les petits vendeurs de CD piratés, qui escaladent le pesero, la chemise hors du pantalon, ils proposent leur marchandise en criant, en font écouter quelques mesures qui rivalisent avec la radio du chauffeur, puis sautent en route, serpentent entre les véhicules, assaillent le bus suivant."

" À Ciudad Juarez, les femmes assassinées sont coupables. Les gens disent qu’elles portent des jupes trop
courtes, ou qu’elles ne devraient pas sortir, à la nuit tombée, des usines où elles volent le travail aux hommes.
Ce sont des femmes pauvres, comme celles que tu vois ici. Elles nourrissent une famille entière en travaillant à
la chaîne, leur corps morcelé en gestes répétitifs et abscons. Plus tard on retrouve leurs cadavres, nus, le sexe mutilé, les oreilles perforées, les bouts de seins tranchés. Parfois même elles sont coupées en deux. »



\Mots-clés : #minoriteethnique #religion #ruralité #voyage
par Bédoulène
le Lun 26 Avr - 13:38
 
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Sujet: Caroline Lamarche
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Littérature et alpinisme

Rainier Munsch, alias Bunny

Né le 2 janvier 1956 à Pau (64) - décédé le 30 juillet 2006 en rappel sur les flancs du Pène Medaà, dans le massif de Gourette (64).


Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Bunny10

Laissons-le se présenter lui-même - extrait des archives de l'ENSA (École Nationale de Ski et d'Alpinisme), à Chamonix, où sont formés tous les guides de haute-montagne de France, et où il enseigna quelque temps avant de trouver le sempiternel trajet rébarbatif:
Spoiler:

En complément, Ainsi parlait Bunny ! (et son propos est, à mon humble avis, encore plus d'actualité de nos jours qu'en 2004, disons qu'il est à acuité renforcée.)

Bibliographie sommaire:
- Verticualidad éditions Jean-Marc de Faucompret, 1992.
- Passages pyrénéens (avec Christian Ravier et Rémi Thivel), éditions du Pin à Crochets 1999.
- Jean et Pierre Ravier, soixante ans de pyrénéisme (avec Jean-François Labouyrie) éditions du Pin à Crochets 2006 (posthume).
(Et pas mal d'articles, d'interventions lors de colloques, de cours, billets d'humeur et autres droits de réponse  - le tout non encore trié et compilé à ma connaissance)


________________________________________________________________________________________________________________________________

Verticualidad
Paru en 1992, éditions Jean-Marc de Faucompret, 150 pages environ, format beau livre, exceptionnelle iconocraphie de François Carrafancq (lavis, aquarelles) et Didier Sorbé (photographies).

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Vertic11

Oui, je vous vois venir: que vient faire un topo d'escalade sur un forum littéraire ?
Alors, à vrai dire, ce n'est pas tout à fait un topo d'escalade, enfin, c'en est un s'l'on veut quoi, mais sans en être un, vous me suivez ?
Non ?
Bon, en bref: des topos imprimés sur un papier plutôt haut de gamme, au format beau livre, avec une telle iconographie, ça n'existe pas, c'est incompatible avec l'usage sac à dos - et avec le furtif coup d'œil fiévreux de pleine action.

Bunny signe ici une ode, un hommage à la Geste de l'escalade ibérique, à ses acteurs bien sûr, et il s'est volontairement auto-limité à l'escalade rocheuse, de type Big Wall ("paroi de grande ampleur"), excluant de fait l'alpinisme mixte ou glaciaire, l'escalade d'altitude aussi: quoique...Le Naranjo de Bulnes y figure, ainsi que Pedraforca, enfin, on ne va pas chipoter.

Depuis bientôt trente ans qu'il a paru, bien des nouvelles voies dans les parois décrites, et bien de nouvelles parois encore vierges d'incursion humaine alors pourraient y figurer; d'ailleurs à l'époque de parution il y avait de quoi compléter ou ajouter, au moins à hauteur du double et sans doute davantage, l'auteur n'a pas souhaité délivrer une encyclopédie, mais dévoiler quelques trésors:
Plus attiré par les couleurs variées des Sierras que par la grise uniformisation des falaises françaises, je parcours sans lassitude l'immense domaine vertical de la pénisule. Fruit de nombreuses pérégrinations, Verticualidad, par le biais d'une sélection de sites, souhaite dévoiler quelques trésors rocheux de ce pays.  
Espérant être un reflet de l'intense activité des grimpeurs locaux et de la diversité des jeux proposés, les itinéraires décrits n'ont pour dénominateur commun que l'esthétique des lieux.  

 
34 sites sont ainsi répertoriés, avec une petite sélection de voies pour chacun d'entre eux.
J'ai dû me rendre sur un bon deux tiers d'entre ceux-ci, peut-être un peu plus, et pour certains bien des fois, et confirme très largement l'esthétique des lieux, même si vous avez pour une paroi un intérêt similaire à celui que vous porteriez à une vieille serpillère au fond d'un placard jamais ouvert, les lieux sont enchanteurs, vous serez ébahi.

C'est très douteux de ma part de ressortir ce livre encore une fois, sans projet particulier, donc même pas l'excuse du voyons, qu'en dit Bunny ? - et, facteur aggravant, dans le contexte de couvre-feu couplé à une interdiction de circuler au-delà de dix bornes, déjà qu'en temps normal il donnerait des fourmis dans les doigts, une envie folle, irrésistible de grimper à une nonagénaire mal à l'aise à l'idée d'affronter l'ascension de deux marches sur son pas de porte, alors...

C'est aussi me ressouvenir de toutes ces centaines de kilomètres, d'ailleurs ce sont des milliers.
Soit un impardonnable, désastreux bilan carbone, dit-on aujourd'hui, tailler la route, disait-on hier, voir du pays, affirmait-on avant-hier.
Kilomètres débutés il y a fort longtemps dans des voitures fatiguées mécaniquement au point de devenir franchement incertaines - bref:

Revoir tous ces visages de compagnons et compagnes de cordée, toute l'étrangeté de ces parois, tous ces bivouacs en conditions très variées, les joies, les fatigues, les réussites, les galères et imprévus qui font rire aujourd'hui, les anecdotes dont certaines amusent mes enfants, repenser aussi aux heures passées de retour à la maison à l'affût des parutions dans les revues spécialisées espagnoles puis, bien plus tard, sur le web... sûr que ce n'est pas une idée très saine d'ouvrir ce type de boîte aux souvenirs en ce moment (où il doit faire si beau en Espagne, et où lesdits sites, dont certains ne sont guère courus en temps normal, doivent afficher désert complet).  

Bunny, dans les notes techniques, décrit avec la précision requise, et ce type d'exercice "ni trop, ni trop peu" est très difficile, il faut en dire suffisamment pour qu'on puisse quand même parler de descriptif technique, mais pas trop, pour ne pas trop dévoiler et anéantir la joie de la découverte. Cela ne se prête guère à l'humour, ou à l'humeur, ou au petit sous-entendu, pourtant il parvient à en glisser quelques-uns, rarement, mais qui vous font lever les yeux au plafond (ouch, qu'est-ce qu'on va trouver là ?) du type: "second émotif s'abstenir", "3ème longueur particulièrement urticante", "le passage-clef, dans la 1ère longueur, déclencha de nombreuses polémiques", etc...

C'est dans le descriptif global et introductif de chaque site, plus propice à une liberté de ton, que le livre s'affirme comme pas commun du tout dans son domaine, outre les bonnes anecdotes, il y a le regard et la langue de l'auteur, c'est là qu'on jubile à la lecture.
Quelques extraits de ces descriptifs globaux introductifs (difficile de faire un choix, ils sont tous succulents !):
Canalda, p. 79 a écrit: Si l'ambiance très "fun" des falaises à la mode vous ravit, si seules les lignes de spits étincelants vous attirent, passez votre chemin, la paroi de Canalda ne vous séduira pas.
  Il faut être sensible aux charmes des roches oubliées pour apprécier ces lieux. Orientée au sud, cette superbe muraille de conglomérats rouges et gris, qui domine les sierras du Alt Urgell, aligne sagement dièdres, éperons et murs boursouflés de niches ou de surplombs. Tout autour des barrancos, où les reliefs arrondis dominent, rendent le paysage plus insolite encore. Aiguilles accolées, cubes incrustés, clochetons et traînées noires, résidus de cascades asséchées, personnalisent la falaise.
Les grands arcades surplombantes, motif spectaculaire du secteur gauche de la paroi, abritent des lieux de bivouac idylliques. Sous des voûtes impressionnantes vous découvrirez, émerveillés, des fontaines étranges et des constructions dignes de la civilisation Pueblo.


Horta de Sant Joan, p. 103 a écrit: Terres sauvages et convulsées, les sierras de Los Puertos abritent de nombreuses excentricités géologiques. Autour des villages de La Horta de Sant Joan et de Arnes tables, dômes et tours de conglomérat, mis en valeur par les zones boisées environnantes, accrochent l'œil du visiteur étonné. Clou de ce spectacle naturel méconnu, les Rocas de Benet, véritables forteresses de poudingue, défient les rares grimpeurs de passage.
[...]
Hors des circuits habituels du Free Climbing, ces vastes étendues de rocs catalans n'ont sûrement pas livré leurs derniers secrets. Ne soyons pas trop pressés de les découvrir, les charmes qui planent sur la région n'y résisteraient pas.


Roca Regina, p. 65 a écrit: Si une paroi devait symboliser les Big Walls ibériques, la Roca Regina jouerait ce rôle à merveille. Impressionnante barrière grise et jaune, plantée au cœur du défilé des Terradets, aucune ligne de faiblesse ne casse, au premier abord, le monolithisme de ces mus sévères. Rares sont les fissures ou les dièdres qui peuvent servir de fil conducteur pour progresser dans cet océan de dalles calcaires. Pourtant, aujourd'hui, une vingtaine d'itinéraires parcourent cet univers inhospitalier.
[...]
Ce grandiose miroir de pierre attire avant tout ceux qui apprécient les laborieux voyages verticaux, et les "sportifs" regretteront, à coup sûr, les réglettes si proches, de la paroi des Bagasses ou des Peladets.


Monrebey, p. 51 a écrit: Au cours de l'hiver 1978, une rumeur parcourt les milieux pyrénéistes français. Celle-ci suppose la présence d'immenses parois inexplorées, proche du site déjà bien connu des Terradets,. Certains évoquent la présence d'un lac, d'autres des difficultés considérables, mais le mystère subsiste... En compagnie de Dominique Julien je mène une enquête afin de le slocaliser.
Une rencontre avec louis Audoubert nous apporte quelques éléments, car il paraît bien renseigné. Finalement, c'est le très actif Francis Tomas qui découvre le pot aux roses grâce à ses relations catalanes.

Ces fabuleuses murailles, furtivement visitées par des membres du GEDE en 1970, forment le défilé de Monrebey où coule la Noguera Ribargozana, frontière entre l'Aragon et la Catalogne.
Nous mettons à progfit un week-end printanier pour découvrir le site. La réalité dépasse nos espérances, des kilomètres de calcaires verticaux ou surplombants d'étalent sous nos yeux.
À l'occasion de ce premier contact, nous gravissons quatre longueurs dans un système de fissures, qui deviendra, un an plus tard, la voie des grenoblois.

Ayant sous-estimé les dimensions de l'objectif, la retraite s'impose. Mieux préparés, huit jours après, avec l'aide de Francis Tomas et Gérard Uzabiaga nous réglons les comptes à l'un des motifs évidents de la paroi de Catalogne.
L'échange de paroles avec Louis Audoubert, venu concrétiser le même projet et nous découvrant au cœur de la face, reste un souvenir pittoresque. Sa fonction ecclésiastique donna une identité à ce nouvel itinéraire, la voie du Corbeau était née.
[...]
Antonio García Picazo devient le spécialiste incontesté de la zone. Accumulant un nombre impressionnant de bivouacs en paroi, il orne la muraille de Catalogne de ses plus beaux fleurons.
Vientos Pelegrinos, Pesadillas de los Dioses, Raices del Cielo violent les colonnes de ce temple dédié aux dieux des Big Walls.
Une première solitaire lui coûtera six journées de travail. L'histoire précise qu'en cours d'ascension il dormait sur une porte de bois, transformée en plateforme artificielle.


Barranco de La Hoz, p. 133 a écrit:Amateurs de sites étranges, arrêtez-vous ! Le détour en vaut la peine. Creusé par le Rio Gallo, le barranco de La Hoz offre au regard du visiteur étonné une  série d'aiguilles et de falaises aux formes et aux couleurs des plus insolites. Entourés par une forêt de pins, les motifs rocheux semblent sortir tout droit d'un jardin japonais.
Religions et monolithes ayant toujours fait bon ménage, un petit monastère et un ermitage dédiés à la Virgen de La Hoz rappellent l'apparition de celle-ci au pied de la Peña Corbetera. Ce gros pilier de conglomérat rouge semble d'ailleurs écraser le sanctuaire où vit encore une personne isolée et mystique baptisée "la Santera".

Ici, tout est différent, le rocher lui-même fait preuve de bizarrerie. Les grès multicolores ne sont accessibles qu'après avoir franchi une strate de conglomérat à l'aspect inquiétant.
[...)
Pour la petite histoire, il faut tout de même signaler l'ascension réalisée par trois gamins de Molina de Aragon qui, n'ayant jamais grimpé de leur vie, gravirent la Roca Iris sans corde et chaussés de sandales. Ils ont surmonté ainsi, dans une ambiance aérienne, des passages de quatrième et cinquième degrés, la descente s'effectuant par le même chemin. Cette épopée digne de l'âge d'or de l'alpinisme s'est déroulée en 1981 !  


Cañon d'Ordesa, p. 21 a écrit: Il y a une vingtaine d'années, les croquis et les notes techniques du Guide Ollivier concernant les murailles de la vallée d'Arazas, situées au cœur du Parc National d'Ordesa, ne fascinaient qu'une poignée de grimpeurs souvent taxés d'imprudence par les montagnars raisonnables. Dans les descriptions d'itinéraires, le sixième degré disputait la vedette aux longueurs d'artificielle et les bivouacs à prévoir confirmaient la difficulté des entreprises.
[...]
Ainsi, longtemps encore, au-dessus des sombres forêts de conifères, les grimpeurs écartelés entre les blocs d'un jeu de constrcution aux dimensions cyclopéennes, vivront des moments intenses, en dénouant les énigmes d'un cheminement tortueux où l'équipement en place brille par son absence.


Rocas de Mas-Mut, p. 43 a écrit: Rangés avec soin les uns contre les autres, comme des beaux livres dans une bibliothèque, les éperons formant les Rocas de Mas-Mut n'ont attiré l'attention des grimpeurs qu'au début des années 1980.
[..]
Mais, ici, peu d'agitation sur les parois, le livre de "Piadas" conservé au bar de Peñarroya en témoigne. Les stakhanovistes de la perceuse n'ont pas investi les lieux et il n'est pas nécessaire de posséder un sixième sens pour s'orienter dans un réseau inextricable de plaquettes métalliques.
Certaines lignes très esthétiques attendent encore leurs premiers conquérants et les cheminées d'Aquest Any Si ou les surplombs de Danula Lato sont loins d'être patinés. Les amateurs de sierras perdues et ceux pour qui l'escalade n'est pas un sport collectif seront comblés.
[...]
Poudingue de qualité variable, le terrain exige l'expérience du grimpeur habitué à évoluer hors des sentiers battus. Seuls ceux qui possèdent cette qualité pourront, heureux, après avoir vécu des instants aériens sur les beaux profils du secteur, goûter aux charmes d'un soleil couchant sur le plateau sommital.


Le livre lui-même fut très vite traduit en espagnol et connu un vif succès au sud des Pyrénées, aujourd'hui il est épuisé et recherché, tant en français qu'en espagnol, si vous le croisez en chinant, c'est une bonne affaire.

Qu'est-ce qu'un livre qui marque, au fond ?
Fut-il dénué de la moindre prétention littéraire (encore que la plume incisive, imagée et souvent drôle de Bunny eût pu lui ouvrir des ambitions qu'il n'avait certes pas), celui-ci j'y retourne même sans motifs, ou avec si peu de motifs, juste pour la charge émotionnelle: n'est-ce pas déjà énorme ?

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Lavis10
Lavis signé François Carrafancq, page 4.

Mots-clés : #alpinisme #voyage
par Aventin
le Dim 25 Avr - 19:21
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
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Colum McCann

Le Chant du coyote

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Le_cha10

Conor, 23 ans, parti depuis cinq années bourlinguer en Amérique sur les traces de ses parents (son père a rencontré sa mère au Mexique), est revenu de passage pour une semaine chez « le vieux », en Irlande ; il est toujours à la recherche de Mam, disparue alors qu’il avait 12 ans. Nostalgique de son pays, elle en était aussi venue à souffrir de la passion de son mari pour la photographie.
Le roman retrace ces difficiles retrouvailles sur sept jours, aussi occasion d’évoquer leurs destinées, qui passent par le voyage-errance de la guerre d’Espagne à une tour de surveillance des incendies dans le Wyoming et au San Francisco de la beat generation (avec le personnage de Cici, leur amie).
C’est également une sorte de nature writing vu par un Irlandais (mais beaucoup d’États-Uniens sont d’origine irlandaise), et surtout après les grands auteurs qui ont écrit à propos d’une wilderness intacte, avec laquelle on pouvait encore communier : la pêche à la mouche dans une rivière polluée est devenue caricaturale (elle m’a ramentu la rivière-égout où vit et pêche le Suttree de Cormac McCarthy).
« C’était la loi de la rivière, me disait-il. Elle était vouée à tout emporter sur son passage. »

« Si tu veux être heureux une heure, enivre-toi ; si tu veux être heureux une journée, tue un cochon ; si tu veux être heureux une semaine, marie-toi ; si tu veux être heureux toute une vie, va pêcher. »

« Son corps est une effigie qu’il trimbale partout et sa carcasse efflanquée lui sert de hampe. »

« Les gares routières sont parmi les endroits les plus tristes d’Amérique. Tout le monde cherche une sortie, on passe furtivement, on recherche des enfants perdus dans la foule, on reste les yeux rivés dans le vague, on attend de la vie un changement. »


\Mots-clés : #relationdecouple #relationenfantparent #voyage
par Tristram
le Ven 22 Jan - 14:31
 
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Victor Segalen

Journal des îles

Tag voyage sur Des Choses à lire - Page 3 Journa10

Diplôme de médecin de la marine en poche, le jeune Victor Segalen est affecté à « La Durance », vaisseau qui croise dans les îles de la Polynésie. Départ du Havre en octobre 1902, retour à Toulon en février 1905. C’est ce tour du monde qui est décrit au fil des jours dans ce journal. Sa genèse en est complexe. Un premier cahier, destiné aux parents et aux amis, concerne le passage aux Etats-Unis et la traversée jusque Tahiti. Deux autres cahiers, remaniés par l’auteur après-coup, ont été enrichis de photos, de dessins, ce sont des recueils de notes dans lesquelles Segalen puisera par la suite pour des articles ou livres. Et notamment, son grand roman, « Les Immémoriaux ».
Nous ignorons quelles étaient les rapports entre ce journal et celui que Segalen a tenu tout au long de sa vie et qu’il détruisit peu de temps avant sa mort

Les premières lignes nous introduisent de plein pied dans le voyage :
« Vision brève d’un Paris morne, gluant, d’un Paris pas encore lavé, après une nuit sans sommeil, d’un Paris qui lui aussi aurait pris l’express de nuit, et qui pourtant entrouvre à travers la porte maussade de Saint-Lazare, une voie tumultueuse et hachée vers le ciel imaginé clair de Tahiti »
Vers Rouen, 9 octobre 1902


Très rapidement, nous sommes renseignés sur l’attitude du jeune Segalen à l’égard de l’exotisme et du tourisme :
« Le père Hennepin ne se doutait de son bonheur, qui, le premier des Blancs vit les chutes Vierges et recueillit d’un indien qu’on les nommait le Tonnerre des Eaux. Niagara Falls est odieux, souillé des milliers d’yeux de milliers de touristes.»


La première mission de La Durance consiste à porter secours aux habitants des îles Tuamotu ravagées par un cyclone :
« Sur la gauche, c’est un sol bousculé, poudré de sable blanc, poussière de coraux, et presque recouvert d’un humus sinistre, d’une boue desséchée au soleil de choses informes, délavées, broyées, disloquées, pilées : de la bourre de coco, des chambranles de fenêtres, des cadres de bicyclettes, des débris de pirogues ; puis, de ces loques, des troncs de cocotiers tordus, fendus, ou attachés à demi, s’élèvent sans appui… d’autres gisent, racines arrachées… et toujours des pneus, des guidons ; le cyclisme était paraît-il à tel point pratiqué dans l’île que le docteur Brunati en avait dû réglementer les excès ! – Nous pataugeons dans ce sol de tempête dont chaque parcelle est un débris de maison, de choses usuelles, de richesses indigènes.. Car là fut le village »
Hikueru, vendredi 30 janvier 1903


Découverte de Tahiti qui, par ses paysages, ses parfums, restera une île chère à Segalen. Il y a quelque chose de Gracq dans la façon dont il décrit apparition de l’île au large. En réfléchissant, ce n’est guère étonnant : Gracq est géographe, Segalen ne l’est pas, mais possède une structure de pensée très scientifique. Par exemple, il insiste sur l’importance de la géologie pour comprendre la nature des paysages et le mode de vie des habitants qui en découle :
"Pendant que, derrière nous, les gros cumuli se bousculaient sur un ciel gris-bleu, arrière-garde attardée de l'orage d'hier, c'est, en face, dans un ciel pâle, la découpée brutale de l'île attendue. Elle se lit, inscrite en violet sombre sur la plage délavée du ciel. De gauche à droite : un éperon longuement effilé, puis une crête déchiquetée qui le prolonge, puis deux pics dont le géant de l'île, puis un autre sommet, et encore une pente lente vers la ligne d'horizon. Deux plans. Les sommets durement accusés, et comme encerclés d'un trait plombé de vitrail, et les versants très doux et vert velouté, perdus en bas dans le pailleté frémissant de la mer. Des parfums, avec la brise de terre, descendant des vallées. Les brisants sur le récif de corail délinéent une blancheur qui tressaute et s'irise. Le soleil grandit derrière la pointe Vénus."
23 janvier 1903


Suivent Bora-Bora, les Gambier et surtout les Marquises qui vont profondément le marquer. Son jugement est fait sur les bienfaits de la civilisation occidentale :  
« Tout sérum est globulicide pour les hématies des autres espèces. Ainsi toute civilisation (et la religion qui en est une forte quintessence) est meurtrière pour les autres races – le Iesu sémite transformé par les Latins qui naviguent sur la mer intérieure, fut mortel aux Atua maoris, et à leurs sectateurs.
Au retour, je croise le R.P. Vincent Ferrier ; la démarche oblique, l’œil faux, les mains dissimilées d’un geste ecclésiastique, dans les manches, ce déplaisant émule du P. Laval m’interpelle :
« Vous cherchez toujours le dernier païen ? – Oui. Et je regrette de ne pouvoir le ressusciter. »
Manga-Reva, 27 décembre 1903


Il ne s’interdit pas de déroger à quelques occasions aux règlements :
« Nous contribuons largement au recul de la « civilisation » et de bon cœur ! On a débarqué en dépit des ordres administratifs et moralisateurs quelques gallons de rhum énergique, et du vin en surabondance. On s’enferme, et l’on fait boire les danseurs et l’orchestre – Et ces femmes aux lignes très fières s’enivrent comme accomplissant un devoir, ponctuellement, avalant d’un trait le verre tendu, pour que leurs yeux se chavirent, que leurs lèvres s’épaississent… Il y a là le très jeune Tanahoa, qui réclame des « parfums » et offre sa parente en échange, puis Atu, ladite parente, grande, douce, de bons yeux bons ; et Hina (la Lunaire), un peu rousse et plus sauvage, puis Rerao, plus grêle et plus vive ; puis enfin Terii Farani, qui complique ses danses de pas nouveaux, incités par l’alcool, qui reste, pourtant, belle de ligne, et qui, surtout a la discrétion de disparaître avant l’inévitable affalement…
L’instituteur intègre, homme de mœurs puritaines et pieux, qui chante au temple, ne doit guère en dormir, dans son fare tout proche ! »
Bora-Bora, jeudi 22 septembre 1903


Le retour se fera par l’Indonésie. Ce qui nous vaut encore de très belles pages  
« A travers nos deux dialectes angloïdes, mêlés de Pâli, coupés de gestes, de silences chercheurs des mots qui fuient, de reculs, d’accords soudains, l’Enseignement se dévoile ; les grands vocables intraduisibles d’une langue à l’autre, on se les jette en défi de se comprendre : Nibbâna, Tanhâ…
Et parfois, dans un geste du prêtre, assis à contre-jour sur le lit, dans un mot qui frappe, il semble que tout s’envole, que la case, blanchie de chaux, basse et sombre, vole en éclats, qu’une grande percée découvre, que la Lumière éclabousse. Et puis, au mot suivant, à l’idée qui ne peut se verbiger, au Mot qui « refuse », tout s’obscurcit à nouveau. Il reste le prêtre à robe jaune, à figure jeune et fine, assis en face de moi sur un divan, dans une lumière neutre. »

« Désormais donc je séparerai violemment le conglomérat informe des mythes, cycles, dénombrements d’années, des nombreux boudhas épisodiques, de tout cela qui encombre et écrase l’œuvre du Maître. Dommage vraiment qu’il n’existe qu’un seul mot « Bouddhisme » pour signifier de telles diversités, et que ce mot lui-même soit comique, trapu, ventru, pansu et béat. Alors je me dirai désormais : l’Enseignement de Siddharta : l’Homme qui atteint son but.
Puis j’explore les bazars indigènes, calqués l’un sur l’autre. Mêmes cuivres repoussés, éléphants d’ébène, boîtes à Bétel en cuivre niellé d’argent, broderies étourdissantes de clinquant. Matières d’art nombreuses et précieuses : ivoire, écaille de tortue, santal, argent, ébène, cuivre rouge, et toutes les gemmes.
Puis, le tour du lac, au crépuscule. »
Kandy, novembre 1904


Arrivé dans le golfe de Suez, c’est le vent du Harrar et le souvenir de Rimbaud qui l’émeut.

J’ai découvert un Segalen curieux de tout : géographie, histoire, archéologie, vie et mœurs des habitants, avec une prédilection pour le sacré, la connaissance des anciens mythes. Ainsi, il recueille aux Marquises les récits des plus âgés, se fait réciter la mélopée des généalogies de clans… C’est l’alliance d’un esprit rationnel et scientifique, marié  à une délicate sensibilité poétique. Segalen, avant son départ, avait fréquenté Saint-Pol-Roux, Remy de Gourmont, Huysmans, Debussy…

Gauguin dans son dernier décor
(article publié dans « Le Mercure de France », n°174 du 1er juin 1904)

Gauguin meurt le 8 mai 1903 à Hiva Oa, principale île de l’archipel des Marquises. Segalen arrive sur place le 3 août de la même année. Son navire, « La Durance », est chargé de rapatrier les derniers objets du peintre dont une caisse de documents contenant en particulier le manuscrit de « Noa-Noa ».   Segalen avait déjà entendu parler de Gauguin avant son départ, par le poète Saint-Pol-Roux et les cercles symbolistes qu’il fréquentait.
Sur place, à la lecture des textes, à l’écoute des témoignages, au regard des toiles, des sculptures, du décor environnant, il se découvre dans le personnage un véritable frère d’armes, un des « hors la loi » (les autres sont Rimbaud et Siddhârta).
A la vente aux enchères organisée à Papeete, Segalen put acquérir des toiles, mais aussi les panneaux de bois sculpté qui ornaient la maison du jouir et qui se trouvent aujourd’hui au musée d’Orsay (acquis aux descendants de l’écrivain).

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« Ce qu’ils donnèrent d’eux-mêmes à Gauguin, ces êtres-enfants ? Des « formes » splendides, qu’il osa « déformer » ; des motifs, aussi, à faire sonner à travers les vibrations bleues-humides de l’atmosphère de chaudes notes ambrées, les chairs onctueuses aux reflets miroitants sur lesquels pulvérulent, au grand soleil, des parcelles dorées ; des « attitudes », enfin, dans lesquelles il schématisa la physiologie maori, qui contient peut-être toute leur philosophie. Il ne chercha point, derrière la belle enveloppe, d’improbables états d’âme canaque : peignant les indigènes, il sut être animalier. »


« Et dans ces barrières strictes, un fouillis de masses vertes, de palmes ocreuses frissonnant au vent, de colonnades arborescentes hissant vers la lumière les efflorescences pressées. De l’eau bruit partout, crève sur la montagne, détrempe le sol, serpente en rivières au lit de galets ronds. Tout vit, tout surgit, dans la tiédeur parfumée des étés à peine nuancés de sécheresse, tout : hormis la race des hommes. Car ils agonisent, ils meurent, les pâles Marquisiens élancés. Sans regrets, sans plaintes ni récrits, ils s’acheminent vers l’épuisement prochain. Et là encore, à quoi serviraient de pompeux diagnostics ?  L’opium les a émaciés, les terribles jus fermentés les ont corrodés d’ivresses neuves ; la phtisie creuse leurs poitrine, la syphilis les tare d’infécondité. Mais qu’est-ce que tout cela sinon les modes divers de cet autre fléau : le contact des « civilisés ». Ils auront, en même temps, à jamais, cessé d’être. »


Le Double Rimbaud
(article publié dans Le Mercure de France » du 15 avril 1906)
Segalen s’interroge sur les deux périodes de la vie de Rimbaud, celle du poète et celle de l’explorateur-marchand. Il relaie les théories de Jules de Gaultier sur le « Bovarysme », « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est. »
A l’occasion de cet article, Segalen interrogea à Djibouti Athanase Rhigas, frère de Constantin qui fut un assistant de Rimbaud. Il rencontra également la sœur du poète, Isabelle, ainsi que son mari Paterne Berrichon.

« On sait comment Arthur Rimbaud, poète irrécusable entre sa quinzième et sa dix-neuvième année, se tut brusquement, en pleine verve, courut le monde, fit du négoce et de l’exploration, se refusa de loin à ce renom d’artiste, qui le sollicitait, et mourut à trente-sept ans après d’énormes labeurs inutiles. Cette vie de Rimbaud, l’incohérence éclate, semble-t-il, entre ses deux états. Sans doute, le poète s’était déjà, par d’admirables divagations aux routes de l’esprit, montré le précurseur du vagabond inlassable qui prévalut ensuite. Mais celui-ci désavoua l’autre et s’interdit toute littérature. Quel fut, des deux, le vrai ? Quoi de commun entre eux ? Pouvait-on, les affaires bâclées et fortune faite, espérer une floraison, un achèvement ou un renouveau des facultés créatrices ? Cela reste inquiétant de duplicité. »


« Entre l’auteur des « Illuminations » et le marchand de cartouches au Harrar, il existe un mur, et ce mur ne serait ni plus complet ni plus étanche, si au lieu de n’avoir été que le second aspect du même homme, l’explorateur était né frère ennemi du poète ; si, en place d’un double Rimbaud, nous n’avions eu deux Rimbaud. »


« La duplicité de son existence ne semble donc pas ressortir d’une perturbation psychique. Elle fut inhérente, semble-t-il, à une variation de sa moralité, à un changement radical dans sa façon de se concevoir lui-même, d’évaluer ses instincts, ses tendances, ses aptitudes. Par analogie avec les précédentes formules, nous appellerons un tel état : le dédoublement de la moralité. »


« Ainsi jusqu’au bout il persistait à mépriser son être essentiel et les chères paroles que cet être, adolescent, avait dites. L’inspiration poétique n’était pas morte en lui ? Peut-être. Mais, décidément, il l’avait étouffée. »



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par ArenSor
le Mer 20 Jan - 18:22
 
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Sujet: Victor Segalen
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Paula Fox

L'hiver le plus froid : une jeune Américaine en Europe libérée

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En 1946, Paula Fox a vingt-trois ans et c'est une jeune fille, pour qui cependant la vie n'a déjà pas été facile, qui décide de partir découvrir cette Europe qui se relève à grand peine des années terribles de la Seconde Guerre Mondiale.

De par ses rencontres, elle fera le voyage vers le »Vieux Continent » en tant que journaliste pour un organe d'information anglais.

Autant, elle est abasourdie du Londres détruit, autant, les rencontres qu'elle fera à Paris dans une ville davantage épargnée dans son architecture, la plongeront dans les abîmes de la monstruosité de ce dont l'homme a été capable durant ce conflit.
Et quand elle découvre l'Est de l'Europe : la Tchécoslovaquie et la Pologne, le gouffre s'ouvre davantage sur la misère humaine et le désastre qui s'offre à son regard.


Car, c'est bien là, je trouve, l'intérêt de ce livre : Paula Fox est une toute jeune femme, et c'est un regard "innocent" - je ne trouve pas d'autre mot pour le décrire et il faut l'entendre au sens fort - qu'elle pose sur les paysages et sur ceux qu'elle croise ou du moins les ombres qu'ils sont devenus. La jeune femme qu'elle est n'a, ni appréhendé l'existence de ces orphelinats dénués de tout où pourtant le sourire et l'envie d'aller de l'avant ont encore un sens, ni imaginé la réalité insoutenable de la disparition intégrale des Juifs de Pologne, ni envisagé le fait que les vainqueurs d'hier, ces hongrois fascistes, côtoient encore, au fil des rues, les démunis et oubliés d'aujourd'hui, ceux dont ils sont responsables de la persécution.

C'est une Europe anéantie dans laquelle tout sentiment d'émotion ou d'affection semble disparu.
C'est une Europe dans laquelle le froid de l'hiver le dispute au froid des coeurs, ceux de ces hommes et femmes qui ont trop vu d'abominations pour retrouver si vite, un semblant d'âme humaine.



Le style parfois journalistique de l'écrit fait que lire ces mots s'apparente davantage à feuilleter un album photos,
- qui en l'occurrence ne montre que la tristesse du monde, que lire un récit structuré et chronologique. Il en reste une impression de flashs bouleversants pour évoquer ces années où tout ce qui peut l'être reste à reconstruire, où tout ce qui a disparu hante pour longtemps les coeurs et les esprits.



J'étais si ignorante, et le peu que je savais me paraissait incompréhensible. L'intérêt insatiable que je sentais en moi se satisfaisait de tout et de n'importe quoi.


Les souvenirs paraissent souvent commencer au milieu d'une histoire.



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par Invité
le Sam 2 Jan - 21:19
 
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Sujet: Paula Fox
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