Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Ven 26 Avr - 16:26

170 résultats trouvés pour Regimeautoritaire

Olivier Rolin

Le Météorologue

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 Index116

Biographie du Russe/Ukrainien d’origine hollandaise Alexeï Féodossiévitch Vangengheim (1881 - 1937), « directeur du Service hydro-météorologique unifié de l’URSS, président du Comité hydro-météorologique près du Soviet des commissaires du peuple, chef du Bureau du temps, président du Comité soviétique d’organisation de la seconde année polaire, et des tas de titres encore », et victime de Staline parmi tant d’autres en cette époque d’arbitraire où on passait subitement de héros du travail à saboteur.
« Il semble que la torture, qui sera courante dans les années de la "Grande Terreur", en 1937-1938, ne soit pas d’un usage systématique en 1933-1934 : nous n’en sommes encore qu’à la Terreur ordinaire. »

Sont évoqués Édouard Herriot, qui visite l’Ukraine en pleine famine sans la voir, Louis Aragon (auteur du vibrant et apparemment inconditionnel poème Liberté) louant la Guépéou et le goulag…
« Conjuguant l’élimination des paysans riches ou supposés tels (il suffit parfois de posséder une vache pour être décrété "koulak" et déporté ou fusillé), la collectivisation à marche forcée et les réquisitions de grain, la politique démente de Staline entraîne en Ukraine une famine atroce. Des millions de gens, trois millions sans doute, meurent pendant les années 1932-1933 sur les terres où Alexeï Féodossiévitch a passé son enfance et sa jeunesse. Quand on a fini de manger les chats, les chiens, les insectes, de ronger les os des animaux morts, de sucer les herbes, les racines et les cuirs, il arrive qu’on mange les morts, il arrive même qu’on les aide à mourir. »

Comme quoi l’Histoire, qui paraît-il ne se répète pas, parfois nous rattrape.
Vangengheim est envoyé au camp des îles Solovki, un des premiers du Goulag, où là déjà le travail bien exploité rééduque avant de libérer…
Ce qui est le plus terrible pour ce véritable précurseur (énergies éolienne et solaire, etc.), qui ne perd jamais sa « foi dans le Parti », c’est le non-sens, l’absurdité de son sort. Il y eut peut-être du calcul dans l’attitude de ce zek toujours partisan du pouvoir qui le prive de sa vie (espoir d’un revirement à son avantage, protection de sa femme et sa fille), ou de l’aveuglement, mais il semble qu’au fond il n’ose admettre la terrible dérive du bolchévisme.
« J’espère toujours que la raison triomphera, c’est beaucoup plus important que mon destin personnel. »

« Je crains en mon âme que personne ne se soucie de la vérité. »

Le fait est que l’aberration totale et durable du communisme soviétique me paraît toujours assez incompréhensible, voire sidérante, et peut-être aussi irrationnelle que celle d’une secte.
La plupart des bourreaux seront eux-mêmes fusillés.
« Cette autodestruction des bourreaux montre la folie de l’époque. »

Reste que Vangengheim fut au nombre des millions de personnes sacrifiées à une terrifiante mécanique d’une grotesque injustice, une course en avant de la bêtise.
« Ça ne change d’ailleurs pas grand-chose, mais c’est assez caractéristique : il faut attendre trois ans pour apprendre pourquoi on est condamné… »

(Apparemment c’est Vangengheim qui parle, ce n’est pas toujours très clair.)
« …] il fallait trouver des boucs émissaires pour les désastres de l’agriculture collectivisée, et les responsables des prévisions météorologiques étaient des candidats tout désignés à ce rôle. »


\Mots-clés : #biographie #captivite #regimeautoritaire
par Tristram
le Sam 23 Avr - 13:01
 
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Sujet: Olivier Rolin
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Ariana Neumann

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 97823610

Ombres portées Souvenirs et vestiges es la guerre de mon père

L’auteure, comme il est dit plus haut, est née à Caracas. Son père ne lui a jamais parlé de son passé, comme beaucoup de survivants, elle savait à peine qu’elle était juive et qu’il était né ailleurs. Mais il a pris soin de lui laisser à sa mort une boîte pleine d’archives, pour qu’il ne lui reste plus qu’à prendre son bâton de marche, et retrouve toute une famille éparpillée aux 4 coins du monde, toute une histoire familiale tragique ancrée dans l’Histoire à travers ces destins de juifs tchèques face au nazisme.

C’est toujours la même histoire et jamais la même, c’est toujours saisissant, surprenant, invraisemblable et bouleversant. C’est toujours des secrets bien gardés mais qui se transmettent d’une génération à l’autre. Il y  a toujours à apprendre.

Ca me fait toujours penser à Marie, évidemment.


\Mots-clés : #famille #historique #regimeautoritaire
par topocl
le Lun 18 Avr - 19:51
 
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Sujet: Ariana Neumann
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Alexandre Soljenitsyne

Une journée d'Ivan Denissovitch

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 Une_jo10

Une journée de Choukhov, matricule CH-854, dans un goulag où, condamné à dix ans (au moins) pour avoir été fait prisonnier par les hitlériens pendant la Seconde Guerre mondiale (il aurait pu avoir été retourné comme espion...), il est maçon dans la construction d’une centrale électrique, depuis huit ans (on est en 1951). Le texte, extrêmement factuel et prosaïque, très lisible, est chronologique, rapportant les échanges des prisonniers, avec quelques passages en italiques qui explicitent des situations. Parmi ses compagnons, il y a des intellectuels, comme Vdovouchkine, mais aussi Senka, un rescapé de Buchenwald, et bien sûr on rapproche les deux usines à broyer des hommes ; au goulag, les gardiens sont plus proches des détenus que dans les camps nazis. Une certaine solidarité dans les brigades coexiste avec les comportements égoïstes, dans un quotidien de petites combines au jour le jour (les déportés eux aussi s’organisent).
« Au camp, on a organisé la brigade pour que ce soit les détenus qui se talonnent les uns les autres et pas les gradés. C’est comme ça : ou bien rabiot pour tous, ou bien on la crève tous. Tu ne bosses pas, fumier, et moi à cause de toi, je dois la sauter ? Pas question, tu vas en mettre un coup, mon salaud ! »

Parmi leurs maux de déportés luttant pour leur survie, le froid…
« Il fait moins 27. Choukhov, lui, fait 37,7. C’est à qui aura l’autre. »

« Ça s’est réchauffé, remarque tout de suite Choukhov. Dans les moins 18, c’est tout ; ça ira bien pour poser les parpaings. »

… et la faim, la kacha, claire bouillie de céréales, étant distribuée en maigres rations…
« Ce qu’il a pu en donner, Choukhov, d’avoine aux chevaux depuis son jeune âge... il n’aurait jamais cru qu’un beau jour il aspirerait de tout son être à une poignée de cette avoine ! »

« Choukhov avait moins de difficulté pour nourrir toute sa famille quand il était dehors qu’à se nourrir tout seul ici, mais il savait ce que ces colis coûtaient et il savait qu’on ne pouvait pas en demander à sa famille pendant dix ans. Alors, il valait mieux s’en passer. »

À noter aussi la résilience des zeks, et la dignité humaine préservée de certains, comme Choukhov qui ne parvient pas à se départir de son inclination pour le travail bien fait…
Témoignage d’une expérience vécue par l’auteur, cette novella (que j’ai lue dans sa première traduction française) révéla le Goulag en Occident en 1962 ; on y prend la mesure du système concentrationnaire planifié, quel que soit le régime politique.
« Ce qu’il y a de bien dans un camp de travaux forcés, c’est qu’on est libre à gogo. Si on avait seulement murmuré tout bas à Oust-Ijma qu’on manquait d’allumettes au-dehors, on vous aurait fichu en taule et donné dix ans de mieux. »

« Choukhov regarde le plafond en silence. Il ne sait plus bien lui-même s’il désire être libre. Au début, il le voulait très fort et il comptait, chaque soir, combien de jours de son temps étaient passés, et combien il en restait. Mais ensuite, il en a eu assez. Plus tard, les choses sont devenues claires : on ne laisse pas rentrer chez eux les gens de son espèce, on les envoie en résidence forcée. Et on ne peut pas savoir où on aura la vie meilleure, ici ou bien là-bas.
Or, la seule chose pour laquelle il a envie d’être libre : c’est retourner chez lui.
Mais chez lui, on ne le laissera pas. »

La fin du texte :
« Choukhov s’endort, pleinement contenté. Il a eu bien de la chance aujourd’hui : on ne l’a pas flanqué au cachot ; on n’a pas collé la brigade à la “Cité socialiste”, il s’est organisé une portion de kacha supplémentaire au déjeuner, le chef de brigade s’est bien débrouillé pour le décompte du travail, Choukhov a monté son mur avec entrain, il ne s’est pas fait piquer avec son égoïne à la fouille, il s’est fait des suppléments avec César et il a acheté du tabac. Et, finalement, il a été le plus fort, il a résisté à la maladie. Une journée a passé, sur quoi rien n’est venu jeter une ombre, une journée presque heureuse.
De ces journées, durant son temps, de bout en bout, il y en eut trois mille six cent cinquante-trois.
Les trois en plus, à cause des années bissextiles. »


\Mots-clés : #campsconcentration #captivite #historique #politique #regimeautoritaire #temoignage #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 27 Jan - 15:40
 
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Sujet: Alexandre Soljenitsyne
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Antonio Lobo Antunes

Mémoire d’éléphant

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 Mzomoi11

La voix intérieure d’un psychiatre interroge :
« Quand me suis-je gouré ? »

Surtout, il se rappelle. Vétéran de la guerre d’Angola, issu de la catholique bourgeoisie lisboète, amer de la dictature comme toujours actuelle de Salazar, récemment séparé de sa femme et de ses deux filles, écrivain contrarié, il partage plusieurs traits biographiques avec Antunes.
Occasionnellement narrateur, il observe les autres et aboutit à un navrant constat clinique de l’état de ses patients et de la société.
« Aux Urgences, les internés en pyjama semblaient flotter dans la clarté des fenêtres comme des voyageurs sous-marins entre deux eaux, aux gestes ralentis par le poids de tonnes de médicaments. […]
Ici, pensa le médecin, vient se déverser l’ultime misère, la solitude absolue, ce que nous ne pouvons plus supporter de nous-mêmes, nos sentiments les plus cachés et les plus honteux, ce que nous appelons folie et qui en fin de compte est notre folie et dont nous nous protégeons en l’étiquetant, en la compressant entre des grilles, en la bourrant de comprimés et de gouttes pour qu’elle continue à exister, en lui accordant une permission de sortie à la fin de la semaine et en la conduisant vers une "normalité" qui probablement consiste seulement à empailler les gens vivants. »

Premier roman aux mêmes thématiques que Le Cul de Judas, son second roman, que j’ai malheureusement lu avant celui-ci.
C’est déjà son style baroque qui enfile les métaphores dans de longues phrases (il évoque judicieusement Fellini dans le texte, et j’ai pensé à Gadda), ainsi que de nombreuses références historiques, picturales et littéraires, mais aussi musicales et cinématographiques.
« Dans la nuit de Lisbonne on a l’impression d’habiter un roman d’Eugène Sue avec un passage sur le Tage, où la rue Barão-de-Sabrosa est le petit ruban décoloré qui marque la page lue, malgré les toits où fleurissent des plantations d’antennes de télévision semblables à des arbustes de Miró. »

Le rendu du flux de conscience dans ce roman contenu en une journée m’a ramentu l’Ulysse de Joyce.
Sa sombre détresse dans un quotidien de laideur, son angoisse de la décrépitude, sa solitude désespérée prennent toute leur démesure célinienne au chapitre 6, à partir de la grotesque et grinçante scène de son sordide dépucelage par une prostituée ; j’ai aussi pensé à Lowry lorsque, désolé par la perte de sa femme, son accablement l’enfonce dans une errance hallucinée.
« Au sommet d’une espèce de parc Édouard-VII en réduction bordé de palmiers hémophiles dont les branches grinçaient des protestations de tiroirs récalcitrants, d’hôtels sortis de films de Visconti, habités par des personnages de Hitchcock et par des gardiens de parking manchots, aux yeux affamés cachés sous les visières de leurs casquettes comme des oiseaux avides pris dans le filet plissé des sourcils, l’édifice du Casino ressemblait à un grand transatlantique moche, décoré de guirlandes de lumières, parmi des villas et des arbres, battu par les vagues de musique du Wonder Bar, par les cris de mouettes enrouées des croupiers et par l’énorme silence de la nuit maritime autour de laquelle montait une dense odeur d’eau de Cologne et de menstrues de caniche. »

Un livre marquant sur la folie d'une société traumatisée...

\Mots-clés : #guerre #misere #pathologie #regimeautoritaire #social #solitude
par Tristram
le Mer 8 Déc - 12:14
 
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Evgueni Zamiatine

Nous

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 Nous10

J’ai commencé dans la version Gallimard, Nous autres, et suis passé à celle d’Actes Sud quand j’ai réalisé que la première aurait été traduite du russe… à partir d'une traduction anglaise !
Il s’agit d’un roman de science-fiction, et même d’une dystopie, description d’un État totalitaire, et satire du régime soviétique. Il annonce Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, 1984 de George Orwell et Un bonheur insoutenable d'Ira Levin.
Quarante notes rédigées par D-503, qui ne pense qu’en mathématicien rationaliste, dans un futur éloigné ; il se présente comme le Constructeur de l’Intégrale, un vaisseau spatial destiné à imposer dans le monde extraterrestre les valeurs de sa société de contrôle des personnes – une colonisation rhétorique dans un premier temps de propagande.
« Vous êtes destinés à soumettre au joug bienfaisant de la raison des êtres inconnus qui habitent d’autres planètes et sont peut-être encore en état de liberté primitive. S’ils refusent de comprendre que nous leur apportons un bonheur mathématiquement exact, notre devoir sera de les obliger à être heureux. Mais avant de recourir aux armes, nous essayons la parole.
Au nom du Bienfaiteur, à tous les Numéros de l’État Unitaire nous déclarons :
Que tous ceux qui s’en sentent capables composent des traités, des poèmes, des manifestes, des odes ou autres œuvres célébrant la beauté et la grandeur de l’État Unitaire. »

Les personnes sont devenues des numéros, désignées par un nombre matricule (une lettre et deux à quatre chiffres) marqués sur la plaque dorée qu’ils portent sur leur Tenue bleue ; ces dénominations chiffrées auraient été inspirées à Zamiatine par les numéros des pièces détachées du brise-glace Alexandre Nevski, dont il avait assuré le suivi du chantier lors de sa construction dans un chantier naval anglais pour le compte de la Russie. Et effectivement, les personnages sont les composants d’une grande machine au « rythme d’acier », « la victoire de “nous” sur “je”, du TOUT sur le UN… »
« Cela donne du courage : se voir comme la partie d’un tout énorme, puissant, unitaire. »

« Nous avançons – un seul corps à un million de têtes, et en chacun d’entre nous règne cette humble joie qui sans doute est celle des molécules, des atomes, des globules. Dans le monde ancien, seuls les chrétiens – nos seuls prédécesseurs (bien que fort imparfaits) – l’avaient compris : l’humilité est la vertu – l’orgueil est le mal ; “NOUS” vient de Dieu, “MOI” – du diable. »

À partie de l’image des « machines-outils : yeux fermés, oublieuses de tout, tournaient les boules des régulateurs », la métaphore des « boules rondes et lisses des têtes » court tout au long du roman.
Les Numéros vivent dans de transparentes cités de verre cernées par la Muraille verte de la nature sauvage, dont ne parviennent que les pollens sucrés du désir.
« L’homme a quitté l’état de bête sauvage quand il a construit le premier mur. »

Depuis longtemps toute propriété privée leur est interdite, y compris leur identité, et même l’organisation de leurs activités, régies dans les « Tables du Temps » d’un taylorisme généralisé : leur liberté est ouvertement supprimée, au profit d’un prétendu bonheur. Ainsi D-503 dispose d’un peu d’intimité prévue par ce planning avec O-90, sa partenaire sexuelle, « rose et ronde », qu’il partage (triangle) avec R-13, le poète aux « lèvres épaisses, africaines » (lui a des mains velues, « simiesques », dont il a honte) ; contrairement à lui, R aime plaisanter.
« Les plaisanteries ont toujours comme ressort secret le mensonge. »

Le régime est autoritaire, dans la main de pierre du Bienfaiteur secondé par la cohorte des Gardiens : les criminels sont éliminés lors de fêtes liturgiques, sous le verdict des « Poètes officiels ». Le « Jour de l’Unanimité », c’est celui des élections, ou plutôt celui de la réélection ! Les « membranes de rue » enregistrent les conversations pour le Bureau des Gardiens…
« Le seul moyen de libérer l’homme du crime, c’est de le priver de liberté. »

D-503 rencontre une inconnue (donc marquée d’un X !) : l’inquiétante I-330, qui le séduit, et se révèle être dissidente.
Et D-503, cette belle mécanique de logique euclidienne obéissant aux règles arithmétiques, dysfonctionne ; lui qui affiche un idéal de clarté se croit malade, anormal, a même un rêve, il commence à avoir de l’imagination, voire une âme − et son style est de plus en plus éclaté, décousu, embrouillé, délirant, riche en images et métaphores.
Les portraits sont caricaturaux et comiques, comme celui de S-4711 le Gardien, caractérisé par des yeux comme des forets, « des ailes-oreilles roses déployées », et « la courbe d’une nuque fléchie – un dos voûté – arc double – la lettre S. »
C’est une belle découverte que celle de ce livre, peut-être plus encore pour l’écriture, la construction de Zamiatine que pour son regard sur l’URSS obscurantiste et rigide, "fonctionnaire", en construction sous Lénine (parution en 1920). Zamiatine s’attache aux personnages, joue avec les mots et les couleurs : il m’a aussi ramentu Boulgakov.
« L’homme – c’est un roman : avant d’avoir lu la dernière page, on ne sait pas comment cela finira… Sinon à quoi bon lire… »


\Mots-clés : #regimeautoritaire #revolution #satirique #sciencefiction
par Tristram
le Lun 6 Déc - 12:25
 
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Sujet: Evgueni Zamiatine
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Mario Vargas Llosa

Conversation à La Catedral

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 Conver10



Titre original: Conversación en la Catedral, 1969, 610 pages environ.
Lu dans la seconde traduction, d'Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, Gallimard collection Du monde entier, 2015.


Au début un journaliste rentre chez lui, voit sa femme éplorée, on a subtilisé de force leur chien; le chroniqueur, Santiago Zavala, se rend à la fourrière canine afin de le récupérer (amener les chiens divagants à la fourrière rapporte quelques soles, et, quand ils ne divaguent pas...).

Là, après quelques saynètes et propos crus, Zavala tombe sur Ambrosio, ex-chauffeur de son père, et, sur proposition du premier et indication du dernier, ils vont se jeter quelques bières dans un boui-boui nommé La Catedral.
Les 600 pages sont la teneur de cette conversation, par séquences voire chapitres entiers très embrouillée, mâtinée de flashes-back, de réminiscences, d'évocations, de soliloques, de dialogues entremêlés, de bâtons rompus, bien que plus l'on avance, plus le propos soit formellement clarifié.

J'avais lâché cet embrouillamini indigeste et long il y a une quinzaine d'années, dans l'ancienne traduction.
Aujourd'hui c'est passé crème, le style narratif (parlé mais pas nécessairement ordonné) nécessite un peu d'accoutumance et le nombre des caractères ou personnages fait qu'on peut conseiller de le lire avec une relative célérité, du moins une linéarité.

In fine j'ai beaucoup apprécié cet apparent magma d'écriture faussement désinvolte, comme des micros qui captent toutes les bribes de conversations éparses, fissent-elles sens ou non, doublés de micros plus sophistiqués qui saisissent ce qui traverse les esprits, ce qui passe par les têtes:
N'est-ce pas plus proche de ce qui se passe dans la vie ?

Rendu on ne peut plus original donc, qui "classe" l'ouvrage dans un courant littéraire exploratoire. Techniquement, le rendu de ces interférences permanentes, de ces coqs-à-l'âne, couplé à la narration de style parlé permet beaucoup de choses: La légèreté sur un sujet et une époque qui réunissent pourtant tous les ingrédients pour que ce soit bien pesant, l'attention pseudo-détournée du lecteur, qui du coup en redemande à la lecture d'une saynète, sans trop savoir à quel moment du bouquin il va trouver la suite (ou ce qui précédait, via les flashes-back en nombre !).  

Le Pérou, époque dictature d'Odría, il y avait tout pour faire du livre un mélo, ce qu'il n'est pas. Vargas Llosa réalise un petit coup de maître en réussissant une fresque où rien ne semble manquer excepté la vie rurale. Mais nous avons des destins, certains humbles, d'autres de premier plan, la violence, la corruption, la répression, les "arrangements", les oligarques, les révoltés, l'intérieur des familles, les maîtres et les servants, la prostitution - de luxe ou de caniveau.
Et même une certaine chronologie de ces temps particulièrement troublés. Les mondes des casseurs, des petites frappes, des indics, du journalisme, de la nuit sont particulièrement gratinés, le tout servi dans un bouillonnement où mijotent les entrelacs des histoires.  

Certains personnages évoqués sont réels, Odría, Bustamante par ex. (mais la parole ne leur ait jamais laissée directement), la toponymie aussi, et les évènements narrés coïncident avec exactitude à l'histoire péruvienne de ces années-là.  

Le personnage de Santiago Zavala a du Mario Vargas Llosa en lui, on dira qu'il colle avec sa bio (quant au personnage d'Amalia, il est remarquablement troussé, à mon humble avis).

Ce curieux kaléidoscope est sans aucun doute un vrai grand livre, à placer -à mon humble avis, toujours- parmi les ouvrages incontournables de la littérature latino-américaine de la seconde moitié du XXème siècle.


Un exemple de superposition de plusieurs situations, plusieurs dialogues (deux, en l'occurence); on note le simple "dit" pour informer le lecteur de l'auteur de la prise de parole.
Jamais ce "dit", comme un invariable, n'est remplacé par un des équivalents habituels lorsqu'on écrit des dialogues, du type annonça, interféra, trancha, cria, coupa, affirma, etc.

Chapitre VII, Partie 1 a écrit:
- Fondamentalement, deux choses, dit maître Ferro. Primo, préserver l'unité de l'équipe qui a pris le pouvoir. Deuxio, poursuivre le nettoyage d'une main de fer. Universités, syndicats, administration.
Ensuite élections, et au travail pour le pays.
- Ce que j'aurais aimé être dans la vie, petit ? dit Ambrosio. Riche, pour sûr.
- Alors tu pars pour Lima demain, dit Trifulcio. Et pour faire quoi ?
- Et vous c'est être heureux, petit ? dit Ambrosio. Évidemment que moi aussi, sauf que riche et heureux, c'est la même chose.
- C'est une question d'emprunts et de crédits, dit Don Fermín. Les États-Unis sont disposés à aider un gouvernement d'ordre, c'est pour cela qu'ils ont soutenu la révolution. Maintenant ils veulent des élections et il faut leur faire plaisir.  
- Pour chercher du travail là-bas, dit Ambrosio. Dans la capitale on gagne plus.
- Les gringos sont formalistes, il faut les comprendre, dit Emilio Arévalo. Ils sont ravis d'avoir le général et demandent seulement qu'on observe les formes démocratiques. Qu'Odría soit élu, ils nous ouvriront les bras et nous donneront tous les crédits nécessaires.
- Et tu fais chauffeur depuis longtemps ? dit Trifulcio.
- Mais avant tout il faut impulser le Front patriotique national, ou Mouvement restaurateur, ou comme on voudra l'appeler, dit maître Ferro. Pour se faire, le programme est fondamental et c'est pourquoi j'insiste tant.
- Deux ans comme professionnel, dit Ambrosio. J'ai commencé comme assistant, en conduisant de temps en temps. Après j'ai été camionneur et jusqu'à maintenant chauffeur de bus, par ici, dans les districts.
- Un programme nationaliste et patriotique, qui regroupe toutes les forces vivves, dit Emilio Arévalo. Industrie, commerce, employés, agriculteurs. S'inspirant d'idées simples mais efficaces.
- Alors comme ça t'es un gars sérieux, un travailleur, dit Trifulcio. Elle avait raison Tomasa de pas vouloir qu'on te voie avec moi. Tu crois que tu vas trouver du travail à Lima ?
- Il nous faut quelque chose qui rappelle l'excellente formule du maréchal Benavides, dit maître Ferro. Ordre, Paix et Travail. J'ai pensé à Santé, Éducation, Travail. Qu'en pensez-vous ?  
- Vous vous rappelez Túmula la laitière, la fille qu'elle avait ? dit Ambrosio. Elle s'est mariée avec le fils du Vautour. Vous vous rappelez le Vautour ? C'est moi qui avait aidé son fils à enlever la petite.
- Naturellement, la candidature du général doit être lancée en grandes pompes, dit Emilio Arévalo. Tous les secteurs doivent s'y rallier de façon spontanée.
- Le Vautour, le prêteur sur gages, celui qu'a été maire ? dit Trifulcio. Je me le rappelle, oui.
- Ils s'y rallieront, don Emilio, dit le colonel Espina. Le général est de jour en jour plus populaire. Il n'a fallu que quelques mois aux gens pour constater la tranquillité qu'il y a maintenant et le chaos qu'était le pays avec les apristes et les communistes lâchés dans l'arène.
- Le fils du vautour est au gouvernement, il est devenu important, dit Ambrosio. Peut-être bien qu'il m'aidera à trouver du travail à Lima.


\Mots-clés : #corruption #criminalite #famille #insurrection #medias #misere #politique #prostitution #regimeautoritaire #relationdecouple #temoignage #violence #xxesiecle
par Aventin
le Lun 1 Nov - 10:28
 
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Sujet: Mario Vargas Llosa
Réponses: 36
Vues: 3808

Littérature et alpinisme

Cédric Gras

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 Cedric10

Bio:
Transboréal.fr a écrit:Né à Saint-Cloud en 1982, Cédric Gras débute ses études de géographie à Paris, avant de les poursuivre à Montréal puis en Inde. Parallèlement, il s’adonne à sa passion pour l’alpinisme et la marche dans divers massifs montagneux : Andes, Caucase, Népal, Karakoram pakistanais. En 2002, il relie les plaines mongoles au plateau tibétain lors d’un voyage à cheval et à pied. Quand un accident refroidit ses ardeurs himalayennes en 2006, il découvre la Russie pour sa dernière année de master, à Omsk, en Sibérie. Séduit par l’est de la Fédération, il accepte l’année suivante d’enseigner le français à l’université d’État d’Extrême-Orient de Vladivostok avant, finalement, de rester deux années supplémentaires en tant que volontaire international afin d’y créer une Alliance française. À l’issue de cette mission, il obtient une bourse du Centre franco-russe de Moscou pour étudier l’Extrême-Orient russe. Il entame alors une thèse de doctorat sur cette région dépeuplée et sauvage, frontalière de la Chine : l’occasion de continuer à sillonner les immensités sibériennes.

Cédric Gras est ensuite nommé à Donetsk, en Ukraine, où il crée et dirige l’Alliance française jusqu’au conflit du Donbass en 2014. Il est alors muté à l’Alliance française de Kharkov, puis à celle d’Odessa, avant de se consacrer totalement à l’écriture sous toutes ses formes. Durant l’été austral 2016, il embarque trois mois à bord du brise-glace russe Akademik Fedorov et se rend sur différentes bases antarctiques.


Biblio:
Spoiler:


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Alpinistes de Staline

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Collection Points Aventure, format poche, 250 pages environ, paru initialement chez Stock en 2020, Prix Albert-Londres 2020.



Remarquable par bien des aspects, cet ouvrage assez condensé.

Le Caucase, les Monts Célestes, le Pamir, L'Altaï sont autant de massifs qui nous semblent à nous, occidentaux -et c'est un comble !- plus exotiques, plus lointains et méconnus que les tours du Paine ou l'aguja Poincenot en Patagonie, que L'Aoraki ou le mount Ollivier en Nouvelle-Zélande.

Ensuite la méthodologie, l'approche alpinistique, la déontologie et les objectifs divergent complètement, en Union Soviétique sous Staline et de façon générale de l'autre côté du rideau de fer (Chine comprise) à cette époque de ce qui se pratiquait en occident alors, et encore davantage de l'alpinisme contemporain.

Ainsi, le lecteur n'aura de cesse de se questionner sur des "évidences", pour lui acquises et tenues pour vérité, et d'être ébahi par les "trouvailles", qu'elles soient techniques, "éthiques" au sens déontologique, et, bien plus malheureusement, idéologiques.
Je concède bien des choses qu'il faudrait prendre en compte, peut-être même s'en inspirer, et d'autres à passer définitivement aux crevasses de l'histoire.

Cédric Gras, et on lui en sait gré, garde une plume alerte, vive, même s'agissant de points d'une totale aridité - par ex. les recherches qu'il a pu conduire dans des feuilles de chou sibériennes confidentielles, ou, plus dessillant, dans les archives du prédécesseur du sinistre KGB, le non moins terrifiant NKVD, recherches rendues possibles par sa fine connaissance de la langue et son installation à demeure en Russie, à des postes permettant la confiance des autorités poutiniennes.

À grand train de recherches, Cédric Gras extirpe leur bio de la gangue officielle de l'époque, ce qui est déjà assez passionnant et méritoire en soi, mais il va plus loin, sous intitulés évocateurs, vraiment croquignolets, du type:
"La faucille et le piolet", "Conquérants de l'utile", "La Société du Tourisme Prolétarien", "Bâtisseurs de l'avenir radieux" (etc.):

On eût apprécié qu'il s'avérât moins concis s'agissant des approches, des traversées de territoires entiers qu'il connaît pourtant remarquablement, ce Far East certainement aussi fascinant que le Far West des cow-boys et de l'industrie du cinéma dont nous fûmes -et sommes encore- abreuvés.
Aussi fascinant ?
Je pense davantage encore, surtout dans le contexte de l'époque, dans ce très vaste morceau de la planète où se rejoignent mondes tribaux traditionnels, Europe, Asie, monde musulman, monde orthodoxe, le tout devenant en peu d'années soviétique.

Le prisme choisi est la bio des frères Abalakov, Evgueni et Vitali (Cédric Gras découvre d'ailleurs qu'il y a un troisième frère, ignoré de wikipedia, qui est resté discret en Sibérie, anonyme au temps de l'URSS - pour vivre heureux vivons caché, selon le dicton ?).

Alors, Abalakov, ce nom n'est pas tout à fait inconnu des alpinistes pratiquants, il est associé à une ingénieuse et fort répandue méthode de protection et d'assurage en glace (comme il y a le nœud Machard de Serge Machard, etc.).
On associe en général ce nom à la première du pic Lénine (7134 m.), autrefois mont Kaufmann, aujourd'hui pic Abu Ali Ibn Sina.

Les Abalakov, ce sont deux sibériens, Evgueni (1907-1948), artiste (sculpteur et peintre) à l'époque de l'art soviétique officiel et des commandes d'État.

Lui est le petit Prince des deux, le plus inspiré, le plus touché par la grâce, et faisant coïncider celle-ci avec ses ascensions les plus difficiles. Hormis pendant la seconde guerre mondiale, où il servira comme soldat. Son aura iconique est grande pour le régime, songez, un alpiniste hors pair doublé d'un artiste tout à fait dans les canons de l'art communiste  d'alors ! Il ne fut jamais inquiété par le régime, toutefois son décès est bizarre: le 24 mars 1948, Evgueni accueille un camarade de l'armée qui venait d'atterrir de Tbilissi. Pour fêter leurs retrouvailles il se rendent vers minuit chez une connaissance, le docteur Blelikov, où les trois boivent joyeusement.
Selon la déposition de Belikov, Evgueni et son camarade auraient eu envie d'une douche à 4 h. du matin (?) tandis que Belikov va se coucher: on trouvera le lendemain leurs deux corps sans vie dans la salle de bains...
Alors, élimination en faisant passer le trépas pour un improbable accident à scénario peu plausible ?

Vitali (1906-1986), c'est le besogneux, le moins doué des deux, le bosseur. Ingénieur, il finit par être affecté à un poste où ses recherches et innovations en matière de matériel contribuent à la voie communiste de l'alpinisme.
Comptez sur moi pour ne pas raviver la controverse de l'invention du coinceur mécanique (bon sujet d'animation au bivouac), mais Vitali est par ex. considéré par certains comme le père de cette invention (à titre personnel, je dubite).
Vitali ce sont deux années pénibles dans les geôles du régime, où sa réputation d'endurci, d'homme de fer et de glace, à la détermination d'airain a pu lui permettre de survivre.
Puis, fêté, instructeur, membre en vue du Spartak de Moscou (club omnisport - les subventions finançant les expés étaient attribuées "au mérite", il fallait donc être membre d'un club influent, ayant si possible des membres ou des sympathisants dans le jury, ce qui était le cas du Spartak) - jusqu'à la fin il est resté l'alpiniste un peu totémique, celui qu'on faisait rencontrer aux rares sommités de l'alpinisme de passage (sans jamais le laisser aller grimper à l'étranger toutefois !), celui qui prenait la parole, validait les projets, élaborait les méthodes et aussi les outils. Il est mort sous Brejnev, peu avant Gorbachev - qu'aurait-il pensé de la perestroika, lui qui a tant souffert du stalinisme ? Pas sûr - je partage l'avis de l'auteur- que pour autant il ait été emballé, conquis...    

Chapitre Tout s'effondre a écrit:    Mon esprit s'égare à la petite table des archives fédérales. De ce dossier II81-55 partent tant d'autres pistes que j'aimerais remonter, tant de destins qu'il faudrait reconstituer. Tant de communistes éliminés par des communistes. Le 7 avril, c'est le tour de Solomon Slutskin d'être fusillé dans le printemps naissant. Il était le réprésentant du Parti au sein de la Société du Tourisme Prolétarien. À ce titre, il impulsait des débats idéologiques à flanc de montagne, organisait la lecture publique des gazettes de propagande, mettait en scène des adhésions de nouveaux membres en altitude. Déjà arrêté en 1925 pour appartenance à une organisation sioniste, il était cette fois accusé d'avoir transmis des éléments secrets à celle des alpinistes contre-révolutionnaires.

  En juin, c'est le jeune Ganetski qu'on passe par les armes. Celui qu'Evguéni Abalakov a dû secourir au pic Lénine n'a guère que vingt-cinq ans. Le 29 juillet, son protecteur Nikolaï Krylenko crève aussi comme un chien, fusillé personnellement par le président du collège militaire de la Cour Suprême de l'URSS après un procès éclair de vingt minutes. Krylenko n'était pas un enfant de chœur, il avait lui-même dirigé et justifié des répressions par le passé. Il ne se faisait aucune illusion. Reste à son nom un col au pic Lénine et deux sommets de 6000 mètres dans le Pamir. Au fin fond des montagnes, la toponymie n'a jamais suivi le rythme des exécutions et des digrâces du Kremlin.
En revanche, Krylenko fut immédiatement effacé de ses relations d'expéditions [...].
 
  Ces massacres-là se déroulent dans la chaleur des nuits continentales. L'été est revenu. Un an que la Terreur a commencé, les sections d'alpinisme décimées reprennent la route du Caucase. La vie continue bien qu'on n'évoque jamais les disparus. "Ils font une cure d'air en Sibérie", mumure-t-on à leur sujet. La peur est la meilleure des polices. D'après les chroniques soviétiques, trente mille pratiquants écument les massifs de l'Union en 1938. Ce sont pour la plupart des novices, candidats à l'insigne "Alpiniste de l'URSS", figurant l'Elbrouz. Il s'obtient après ving jours d'enseignements élémentaires, un passage de col et une ascension aisée.

  Cette année-là, Vitali ne dirige aucune école. Il croupit dans sa cellule, à la Bourtyka semble-t-il cette fois. Cette prison historique fait toujours aujourd'hui son office et a vu passer son lot de damnés: Chalamov, Ginzburg, Korolev, Mandelstam, Soljenitsyne...

  Dans L'Archipel du Goulag, ce dernier rapporte qu'une pièce prévue pour ving-cinq détenus en accueillait jusqu'à cent quarante. Les nuits passent sous des lampes, avec interdiction de se couvrir les yeux, les corps en sueur gisent sur des planches inégales et nues, les hanches endolories par l'impossibilité d'étaler son dos. Et au petit matin, les fouilles corporelles, la tinette qui empeste, les poux qui pullulent et un œil qui vous surveille sans cesse par le judasdu corridor. On trouve dans sa gamelle de la bouillie de sarrasin et un croûton de pain noir [...].
 
  Quelques minutes par jour, la promenade mains derrière le dos vous conduit sous un ciel vers lequel il est interdit de lever le regard. Comment Vitali Abalakov, pourfendeur de l'azur, supporte-t-il tous ces murs ? Tout ou presque est interdit et, pour avoir pratiqué la gymnastique dans une cellule, il termine au moins une fois à l'isolement. La vitalité ne l'a pas encore quitté. Comme à l'hôpital, il conserve la volonté d'exercer son corps. L'espoir de revoir un jour des montagnes n'est pas mort.  


Ce qui fait l'intérêt, enfin du moins ce que j'apprécie à titre tout à fait personnel dans le genre littéraire alpinistique, ce sont ces pages où la réalité vaut largement plus et mieux que la fiction la mieux menée - et constitue une borne de la fiction, sans nul doute.

Je me souviens, en 1992 donc assez peu de temps après la chute du rideau de fer, un soir dans un gîte de la Vallée des Merveilles et du mont Bégo, avoir visionné une cassette VHS en compagnie d'alpinistes et grimpeurs slovaques, montrant presque sous forme de clips des solos (intégraux) de Patrick Edlinger, Catherine Destivelle et autres Patrick Bérhault, et avoir été stupéfié par leur réaction:
"Oui, évidemment c'est bien, mais votre gouvernement ferme trop les yeux , il ne devrait pas laisser la fine fleur de votre alpinisme et de votre escalade prendre des risques pareils, dans votre intérêt national (etc.)."

Allez, je clos là ce message déjà beaucoup trop long, vous l'avez compris je pourrais parler de ce bouquin pendant des heures, il est actuellement en tête de mes lectures du genre alpinisme et littérature pour l'année en cours, je le recommande vivement, eussiez-vous pour les choses de l'alpinisme l'intérêt que je porte aux techniques du point de dentelle au fuseau !

\Mots-clés : #alpinisme #biographie #deuxiemeguerre #fratrie #regimeautoritaire #xxesiecle
par Aventin
le Sam 30 Oct - 20:26
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
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John Steinbeck

Nuits noires

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 Nuits_10

Ce court roman a aussi été publié en langue française sous les titres de Lune noire, ou encore Nuits sans lune. Le titre original est The Moon Is Down (extrait du Macbeth de Shakespeare, acte II scène 1, remarque de Fleance tandis que Macbeth arrive pour assassiner le roi). Steinbeck a écrit ce texte pendant la Seconde Guerre mondiale ; il a été traduit et diffusé clandestinement par la Résistance dans les pays européens occupés par l'Allemagne nazie (ici, Yvonne Desvignes pour les éditions de Minuit).
Une force armée (qu’on devine facilement allemande) conquiert une petite ville par surprise (et avec l’aide d’un collaborateur interne).
Les portraits des officiers de la force d’occupation caricaturent les diverses modalités de servir la puissance nazie.
« Le capitaine Loft estimait que le soldat est l’ultime achèvement de la vie animale. »

« Les lieutenants Prackle et Tonder étaient deux jeunes morveux, étudiants récemment promus, rompus au régime du jour et persuadés que l’ordre nouveau était l’œuvre d’un génie tel qu’ils ne prenaient jamais la peine de vérifier ses résultats. »

« Seul parmi eux, le colonel Lanser savait ce qu’est vraiment la guerre au bout d’un certain temps. Lanser avait été en Belgique et en France vingt ans plus tôt et il essayait de ne pas penser à ce qu’il savait : que la guerre n’est que trahison et haine, confusion de généraux incompétents, torture et meurtre, maladie et fatigue jusqu’à ce qu’enfin cela s’achève sans que rien ait changé, sauf qu’il y a de nouvelles lassitudes et de nouvelles haines. »

En premier lieu désemparée, la communauté civile organise peu à peu sa résistance à l’envahisseur, d’abord passive puis actes de sabotage, tandis que la tension « sans repos » monte chez l'occupant dans l’engrenage d’exécutions sommaires et de prises d’otages.
« Ainsi, cela recommence. Nous allons fusiller cet homme et nous faire vingt nouveaux ennemis. C’est tout ce que nous savons faire, tout ce que nous savons faire. »

« Nous avons dressé nos jeunes gens en vue de la victoire, et il faut reconnaître que dans la victoire, ils sont magnifiques, mais ils ne savent plus comment se comporter dans la défaite. Nous leur avons dit qu’ils étaient plus vifs et plus vaillants que les autres. Ça a été un vrai choc, pour eux, de s’apercevoir qu’ils ne sont nullement plus vifs ou plus vaillants que les autres. »

Le propos principal de cette novella est l'évolution psychologique et morale tant des forces d’occupation que de la population civile (notamment le bourgmestre, son ami médecin, sa cuisinière).
Le côté propagandiste de ce texte explique une certaine pompe parfois excessive :
« Les peuples libres ne peuvent engager une guerre, mais une fois qu’elle est commencée, ils peuvent continuer à lutter dans la défaite. Les peuples-troupeaux, ceux qui suivent un chef, en sont incapables ; ainsi, ce sont toujours les peuples-troupeaux qui gagnent les batailles et les peuples libres qui gagnent les guerres. »

Sans surprise, on pense à certains textes de H. G. Wells et George Orwell à la lecture de cet intéressant document.

\Mots-clés : #deuxiemeguerre #guerre #psychologique #regimeautoritaire
par Tristram
le Mar 27 Juil - 13:41
 
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Richard Birkefeld - Göran Hachmeister

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Deux dans Berlin

Il voulut cracher par terre, mais il avait la bouche sèche. Il cogna du poing sur la pierre. Ma patrie allemande ! Le sol allemand ! Elle lui avait tout pris, la patrie, elle l’avait trompé et réduit en esclavage, et voilà qu’elle voulait aussi éteindre en lui la dernière étincelle de vie. (…) Il haïssait la guerre, les uniformes, la race aryenne des seigneurs, le Führer, cette ordure mythomane et toute sa suite (…). Il haïssait tout cela. Et pourtant, naguère, il y avait cru.


Hiver 1944. Ruprech Haas s’évade du camp de Buchenwald. Autrefois fervent adepte du régime hitlérien, il a tout perdu, un soir, pour quelques mots de trop. Il y a d’abord eu la prison, puis le camp. Et s’il a résisté tout ce temps, c’est dans l’unique but d’accomplir sa vengeance : ceux qui sont responsables de son arrestation et de sa vie détruite, il les fera payer, un à un.
Arrivé à Berlin, Haas apprend la mort de sa femme et son fils lors d’un bombardement. Dès lors, il n’a plus rien à perdre ni à espérer. Il n’est plus qu’une grenade dégoupillée...

Blessé lors d’une opération militaire, Hans-Wilhem Kalterer est lui aussi de retour à dans la capitale. Le vent tourne, et Kalterer n'est pas dupe du sort que les vainqueurs alliés risquent de lui réserver, à lui, le SS si parfaitement zélé. Aussi est-il est fermement décidé à terminer cette guerre dans une autre peau que la sienne... En attendant, compte-tenu de son ancien passé de flic, il a été chargé de retrouver le meurtrier d’un cadre du parti. Très vite, il s’aperçoit que les faits sont complexes, et qu’un homme est en chasse dans la ville...

Tout au long du livre, Haas et Kalterer vont s’épier, se croiser, s’éviter. Deux fauves aux abois dans un Berlin d'apocalypse. Et il faut dire que le grand intérêt de ce livre, bien au-delà de l’intrigue, c’est justement la plongée dans l’atmosphère de fin du monde de la capitale allemande en cette année 44. Avec ses bombardement quotidiens et ses rues entières rayées de la carte, piégeant les civils dans les caves. Et puis le marché noir, la survie au jour le jour, et ce sentiment de défaite imminente qui délie les langues, insuffle l’espoir aux citoyens hostiles au régime, et affole au contraire ses thuriféraires. Pendant ce temps, les fanatiques du IIIème Reich s'entêtent à armer des adolescents...
C’est vraiment cette ambiance délétère, très bien rendue par les deux auteurs, historiens de formation, qui m’a tenue en haleine tout au long de ce polar rondement mené, où victimes et bourreaux se confondent...


\Mots-clés : #deuxiemeguerre #polar #regimeautoritaire
par Armor
le Mer 7 Juil - 0:17
 
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Meša Selimović

Le Derviche et la Mort

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Si le climat politique ― règne de l'arbitraire, arrestation basée sur des rumeurs ― révélé par Meša Selimović est inquiétant, la noirceur qui s'insinue comme une coulée d'encre dans Le Derviche et la Mort, provient des affres d'une conscience. Celle d'un derviche qui se livre par écrit, remontant aux causes de sa prudence excessive (pour ne pas dire couardise) et de cette tendance, de tout le vilayet, à se montrer impénétrable face à l'injustice, tout aussi impénétrable qu'elle (et tout aussi injuste en fin de compte). Les questions vitales, les problèmes concrets se dissolvent en termes généraux ou spirituels, tandis qu'en ce personnage s'amorce un rapport à la réalité différent. Cette réalité, les objets et les visages qui la composent deviennent aussi tangibles, et finement tracés, qu'une menace qu'on ne peut plus faire semblant de ne pas voir. Les personnages sont très humains, on noue de plus en plus de liens dans ce récit fait de détails et d'intentions généreuses ; mais on noue aussi de plus en plus d'intrigues, et les fils de cette trame se mêlent bientôt de façon inextricable. Tout se corse, tout se pervertit, le récit gagne en complexité tandis que par fatalisme, les personnages déçoivent.


\Mots-clés : #justice #regimeautoritaire #spiritualité
par Dreep
le Mer 16 Juin - 16:33
 
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Joseph Conrad

Sous les yeux de l'Occident

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Roman, titre original: Under Western Eyes, paru en langue originale en 1911, 350 pages environ

Spoiler:


Un roman de Conrad de plus composé avec une gestation et un accouchement dans la douleur - deux ans et demi de labeur avec des périodes de plusieurs semaines sans parvenir à aligner deux mots, puis un manuscrit-fleuve de 1350 pages à peu près, retaillé façon bonzaï, puis ré-écrit, calibré pour une parution en feuilleton, et, au bout, Conrad tombe malade et sans le sou, ce qui obéra les dernières révisions et corrections, puis le roman fait un bide à la parution...

[Encore un] grand Conrad, pourtant.
Pessimiste dans sa vision de l'humanité (comme d'habitude), et enfourchant un dada déjà rencontré chez lui (le thème du devoir et de la faute, est-ce assez Lord Jim ?). "Sous les yeux de l'occident" certes, mais Conrad n'a pas la dent moins dure envers la Suisse démocratique qu'envers la Russie tsariste, ni non plus envers l'empire britannique, lequel apparaît sous les traits du narrateur (NB: le "je" d'écriture n'est pas Conrad).  

Saint Pétersbourg, début XXème.
L'autocratie des Romanov, la police politique, le fait de se surveiller en permanence, de prendre toutes les précautions oratoires et comportementales.
Un jeune étudiant, Kirylo Sidorovitch Razumov pioche et bachotte afin de réussir ses études, qui promettent d'être brillantes. Il est orphelin, se soupçonne (c'est une quasi-certitude) bâtard d'un grand de la Cour qui se serait mésallié.
Solitaire, peu bavard, vie sobre.
Un soir, en rentrant chez lui, il y trouve Harlin, un étudiant qu'il connaît vaguement, qui lui déclare avoir commis un attentat terroriste, et le somme de faire pour lui une commission, ce qui bien évidemment compromet notre brillant étudiant, qui risque le pire s'il obtempère.
Que faire ?

Le roman se déroule ensuite en Suisse avant de faire un bref retour en Russie à la fin. Razumov, toujours solitaire mais à présent auréolé de prestige, est en exil dans le quartier russe de Genève, où ses fréquentations révolutionnaires ont pour lui un immense respect. Mais il rencontre la sœur et la mère de Harlin...



Après "tu ne connaîtras jamais les Mayas" d'Apollinaire, "tu ne connaîtras jamais les Russes" de Conrad ?

Roman brillant, dense, sur faux-rythme souvent, faisant passer le chaud et le froid. Les personnages sont campés fortement - et non juste crayonnés pro commoditate au service de l'histoire - et, roulement de caisse claire et coup de cymbales, Conrad -je le note !- nous gratifie (enfin) de quelques caractères féminins [réussis] - au moins quatre, mazette !

Conrad module à merveille l'intensité, joue à saute-chronologie, amène joliment les temps forts du roman, je ne vais pas trop en dire afin de ne pas déflorer l'histoire.
C'est un livre qui m'a laissé méditatif, qui "fait réfléchir" comme on dit bêtement communément.

Troisième partie, chapitre 2 a écrit: Il s'assit. Vus de près, les pommettes fardées, les rides, les petits sillons de chaque côté des lèvres trop rouges le stupéfièrent. Il fut accueilli gracieusement, par un sourire de tête de mort grimaçante:
- Il y a quelque temps que nous entendons parler de vous.

Il ne sut que dire et murmura des syllabes incohérentes. L'effet tête de mort disparut.
- Et savez-vous que tout le monde se plaint de votre réserve excessive ?

Razumov garda un instant le silence, réfléchissant à ce qu'il allait répondre.
- Je ne suis pas un homme d'action, voyez-vous, dit-il d'un air ténébreux, le regard levé vers le plafond.

 Piotr Ivanovitch attendait dans un silence menaçant, à côté de son fauteuil. Razumov se sentit légèrement nauséeux. Quels pouvaient être les liens qui unissaient ces deux êtres ?  Elle, semblable à un cadavre galvanisé issu des Contes d'Hoffman; lui, le prédicateur de l'évangile féministe dans le monde entier, et de plus un ultra-révolutionnaire ! Cette vieille momie peinte aux yeux insondables, et cet homme massif, déférent, au cou de taureau ? ... Qu'est-ce que c'était ? De la sorcellerie, de la fascination ? ..."C'est pour son argent, pensa-t-il. Elle possède des millions !"

les murs et le sol du salon étaient nus comme ceux d'une grange. Les quelques meubles qu'il contenait avaient été dénichés sous les combles et descendus sans même avoir été bien dépoussiérés. C'était le rebut laissé par la veuve du banquier. Les fenêtres, sans rideaux, avaient un aspect indigent, générateur d'insomnies. Deux d'entre elles étaient aveuglées par des stores fripés, d'un blanc jaunâtre. Tout ceci suggérait non la pauvreté mais une avarice sordide.




Mots-clés : #culpabilité #espionnage #exil #politique #regimeautoritaire #terrorisme #trahison #violence #xxesiecle
par Aventin
le Lun 15 Fév - 19:48
 
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Hans Fallada

Seul dans Berlin

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« Il aimerait pendre toute la Gestapo haut et court. J’aimerais bien savoir combien de temps vous resteriez encore en sécurité ici si nous n’étions pas là. En définitive : c’est tout l’Etat qui est la Gestapo. Sans nous, tout s’écroulerait – et c’est vous qui seriez pendus haut et court ! »


A Berlin en 1940 : les Quangel, un couple d’ouvriers, viennent de perdre leur fils unique, mort au combat. Ils décident alors de distribuer un peu au hasard des cartes dans les immeubles, dénonçant la politique guerrière d’Hitler.
Inspiré d’un fait réel, ce roman a été publié en 1947 à titre posthume. Il a donc le mérite d’avoir été écrit peu de temps après les faits. Ceci lui donne un caractère d’authenticité, mais également accentue, je pense, un aspect quelque peu manichéen (les nazis sont toujours brutaux, grossiers, malhonnêtes ; non pas qu’ils ne le furent dans la réalité, mais celle-ci devait être tout de même plus nuancée.)
Ce qui en ressort est une peur constante qui couvre la ville et ses habitants sous une terrible chape de plomb ; n’importe qui, voisin, ami, peut se révéler un mouchard et vous mener directement au camp de concentration ou à l’échafaud. La Gestapo règne en maître !

« C’était malheureux ce peuple, tout de même ! Maintenant, alors qu’on faisait la plus grande guerre pour lui assurer un avenir heureux, même maintenant il se montrait rétif. Partout où l’on fourrait le nez, ça puait. L’inspecteur Escherich était intimement convaincu qu’il trouverait dans presque tous les foyers allemands le même ramassis de cachotteries et de mensonges. Presque personne n’avait la conscience tranquille.».


La police joue sur ses ressorts habituels : terreur, faiblesse, lâcheté ; tares qui ont gangrené une grande partie de la population.

« Sans doute auraient-elles dû être bien plus dures, à l’instant, avec la Quangel, elles auraient dû elles aussi lui hurler dessus et la démonter. Mais cela ne leur ai malheureusement pas donné – elles appartiennent à celles qui se couchent, toujours, elles sont sans défense. Et parce qu’elles le savent, elles deviennent le paillasson de tous ceux qui savent crier. »


Dans ce contexte, les cartes rédigées par les Quangel sont de vrais brûlots. Quiconque est tombé dessus a hâte de s’en débarrasser au plus vite.
Cet acte de résistance pourrait paraître puéril et vain. C’est ce que pense la Gestapo puisque la presque totalité des cartes arrive promptement dans ses mains :

« La monotonie bornée avec laquelle il écrivait des cartes toujours de la même teneur, que personne ne lisait, que personne ne voulait lire et qui plongeaient tous les gens dans l’embarras ou la peur, le rendait ridicule et stupide. ».


Bien sûr, dans leur action naïve, les Quangel sont l’honneur du peuple allemand. L’auteur souligne qu’ils sont de millions qui luttent ainsi dans leur coin, à leur manière, de façon dérisoire face à cet état totalitaire.
« Seul dans Berlin » est un ouvrage marquant, à l’écriture classique, à l’intrigue savamment construite ménageant le suspens.
Attention : lire les versions postérieures à 2011, les précédentes ayant été quelque peu caviardées par le régime d’Allemagne de l’Est.
Livre que je recommanderais volontiers à Armor, si elle ne l’a pas lu.


\Mots-clés : #historique #regimeautoritaire #antisemitisme
par ArenSor
le Lun 1 Fév - 21:48
 
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Antonio Lobo Antunes

Le Manuel des inquisiteurs

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Un propriétaire terrien, Francisco, monsieur le docteur, ministre proche de Salazar avant l’arrivée au pouvoir des « communistes », a été quitté par son épouse Isabel pour un financier. L’homme de pouvoir sera finalement interné, cancéreux et moribond :
« …] le pantin dont il semblait que le moteur détraqué d’une tondeuse à gazon se disloquait dans sa poitrine, mon père qui un an après la révolution s’obstinait à attendre les communistes dans le domaine dévasté, jouant du piano au milieu du salon dans une
le saint transformé en un mikado de tibias, en une paire de narines dilatées, en un fantoche sans mérite, et moi malgré tout attendant une parole sans savoir laquelle et qui ne venait pas, qui ne viendrait jamais, d’autant que le médecin m’a expliqué qu’il ne fallait pas y songer en me montrant des analyses et sur des radios des taches qu’il a entourées de son stylo avec un soin didactique [… »

Il a un fils, João, un faible vite spolié par la famille de sa femme, Sofia.
« ‒ Il n’y a plus rien qu’ils puissent me prendre
et les eucalyptus qui s’avançaient vers lui à travers une cohue de grenouilles, les eucalyptus qui occuperont de leurs coassements le domaine tout entier si les cousins de Sofia et le secrétaire du tribunal ne viennent pas m’expulser un de ces jours [… »

Longues phrases heureusement scandées de renvois à la ligne, rendant les ressassages et digressions d’un flux de conscience ininterrompu, des monologues aussi, chaque « récit » alternant avec un « commentaire » d’un des protagonistes ou proches impliqués, non sans allers-retours dans le temps. Ce procédé dans la lignée de Joyce et Woolf est toujours exigeant du lecteur, mais c’est ici une réussite qui n’empêche pas ce dernier d’identifier les personnages et leurs rapports autour de la figure de pouvoir ; de plus, une certaine évolution fixe l’attention dans l’entendement de révélations successives. (À déplorer malheureusement des fautes et coquilles, d’autant plus gênantes dans ce genre de texte.)
Outre les répétitions constantes, tels le cigarillo et les bretelles élastiques du ministre, des sortes de refrains ponctuent le cours du texte qui paraît parlé ; voici un de ces leitmotive temporaires, pour le coup empreint de poésie :
« ‒ Il n’existe rien au monde de plus lent que les troupeaux et les nuages »

Suivent donc la cuisinière, que monsieur le docteur saillit comme quelques autres, le vétérinaire qui devra assister cette dernière lorsqu’elle donnera le jour à Paula, (demi-)sœur de João, puis sa nourrice, et encore son amant César à qui cela vaudra une raclée, Dona Albertina, Titina la gouvernante, puis Lina sa soignante, qui se trouve connaître João expulsé du domaine…
« la clarté de Setúbal à travers les stores pareille à la lumière ambrée de la morgue où le Christ avec une tête de trafiquant de drogue mort d’overdose attend son autopsie sur le mur, les rideaux semblables à des tentures mortuaires, sur le marbre de la commode des boîtes et des brosses comme des os alignés pour l’examen du médecin légiste, ma femme s’affalant doucement comme une pieuvre s’endort, plongeant ses tentacules dans le sable des draps [… »

« …] même si à neuf ou dix ans je ne savais pas très bien ce que signifiait mourir, mourir c’était une personne mal élevée allongée avec ses chaussures sur un lit sans que personne ne lui en veuille d’abîmer le couvre-lit avec ses talons, c’était un visage couvert d’un foulard avec dessus des mouches à viande par dizaines et puis après on soupirait, on mangeait des sandwichs et on l’emmenait pour la punir dans un internat où elle n’abîmerait pas les couvre-lits ou bien on la remettait aux Gitans chez qui tout est déjà abîmé, les femmes, les mules et leur vie [… »

« ‒ Elle dit que c’est la fille de monsieur le ministre elle dit qu’elle veut parler à son père et dehors la ville aux veines ouvertes charriant des généraux de bronze, des pigeons et des laiteries vers le Tage, des pavillons avec des moteurs à gasoil de rive en rive dans une lenteur de frégates [… »

« …] remonte le ressort du perroquet de feutre qui piaille durant cinq minutes en oscillant d’arrière en avant avec un air de béatitude confuse
‒ Qui commande ? Salazar Salazar Salazar
de plus en plus lentement jusqu’à finir par se taire au milieu de la phrase et de sa danse en une expression d’attardé [… »

Autre personnage marquant : Romeu l’innocent, qui rêve des caravelles chères à Ántonio Lobo Antunes, est amoureux de Paula.
« ma mère lissant le costume avec le fer à repasser, soulignant les plis, vérifiant les boutons, nettoyant une tache de moisi avec l’élixir pour les dents, rangeant l’épingle de la cravate dans un petit sac de toile et le mélangeant aux oignons pour tromper les voleurs, branchant la télévision et moi en pyjama en train d’attendre la soupe tandis que la taverne s’assombrissait, que le fleuve s’assombrissait, qu’on allumait des torches autour de la potence et sur les caravelles de l’Infante, que les bœufs transportaient le canon en labourant l’écume avec l’araire que faisaient leurs cornes, la pendule clamant dix heures et ma mère sans interrompre son ouvrage au crochet
‒ Romeu au lit
un divan rembourré d’épis avec un chien en velours sur l’oreiller et ma mère refrénant la pendule qui, si on la laissait faire, saignait comme un porc la nuit entière
‒ Tu as ton chien-chien Romeu ? »

« …] une femme qui passait ses journées à protéger son fils des gamins de l’école, des vauriens de la taverne qui lui enfilaient une bouteille de gnôle dans les mains et lui baissaient le pantalon pour voir je ne sais quoi ou plutôt je pense ne pas le savoir mais je n’en suis pas sûre ou bon d’accord je le sais écrivez dans votre livre que je le sais et que ça ne vaut pas la peine d’en parler, la clique de la taverne le saluant sous des applaudissements, suffoquant d’hilarité [… »

Il apparaît que toutes ces paroles sont des réponses aux interrogations d’un écrivain qui se documente :
« D’ailleurs ce que Paula a raconté ne me concerne pas ni ne m’intéresse, ce n’est pas la peine de fouiller dans votre serviette, de me montrer ces papiers car j’ai d’autres chats à fouetter et je ne vais pas les lire, ou bien vous me croyez ou bien vous ne me croyez pas et vous avez déjà beaucoup de chance que je parle avec vous parce que s’il prenait à Adélaïde de feuilleter votre livre et qu’elle tombe sur mon nom et sur les mensonges de Paula à mon sujet je suis fichu [… »

Cette galerie de portraits reprend l’histoire portugaise récente, politique et sociale (fascisme, guerre d’Angola), caricaturée jusqu’au grotesque.
Le style (en flux jusqu’à atteindre des acmés, transe du beat), les métaphores (les images font fréquemment référence aux précédentes) sont puissants :
« ‒ C’est celui-là ?
un chalutier qui cheminait sur l’eau comme un apôtre en troublant les albatros, les vagues qui plissaient et déplissaient leur front soucieux, un rot du sergent qui sonnait comme un cri de l’âme, comme un discours de cirrhose et de solitude, le major montrant le carnet à l’homme au chapeau que je connaissais sans me souvenir d’où
‒ C’est celui-là monsieur le ministre »

« un drapeau sur le mur, la carte du Portugal, des étagères de livres, des téléphones, des piles de lettres, le lion chromé du presse-papiers s’élançant sur un cendrier pris au dépourvu, le gaillard âgé qui vu de près, avec ses verres lui grossissant les orbites, donnait l’impression que ses cils étaient des petites pattes d’insecte en train de s’agiter, que ses yeux allaient se mettre à courir hors de son visage, cavaler de sa veste vers son pantalon, de son pantalon vers le sol et se tapir sous un meuble comme des cafards, attendant que je parte pour retourner à leur place près du nez, ses doigts humides sur le nard, sur ma main, sur mon épaule, tâtant les tendons de mon cou en une supplique infantile »

« …] les prisonniers, des paniers percés comme moi ici, des cageots frottés de peau, des cages de côtes disloquées qui voyaient le sable et la mer à travers les murs [… »

Mademoiselle Milá, jeune maîtresse du ministre auquel elle rappelle son épouse,
« …] si encore elle avait été intelligente, si elle avait été sympathique mais elle ne l’était pas, c’était un lambeau de timidité, un pudding de stupeur, un frisson de trouille. »

dona Dores sa mère,
« ‒ Tu n’aimes pas les poupées Dores ?
j’aimerais les poupées si elles étaient vivantes, mais les poupées mortes m’épouvantent surtout si elles continuent à battre des paupières, si elles continuent à répéter
‒ Maman
ma marraine penchant la poupée en avant et en arrière, et la poupée de battre des paupières et de répéter
‒ Maman »

puis le concierge acariâtre, ensuite le fourrier chauffeur du ministre, qui participa à l’assassinat du général d’aviation Humberto Delgado et de sa compagne (opposé au régime) :
« …] il était là mon oncle au fond du puits où nous l’avons trouvé un jour, nous nous sommes penchés et nous sommes tombés tout en bas sur son visage qui nous souriait, des fois en me rasant le matin je me heurte à ses dents bleues en train de ricaner au fond de mon miroir, une rangée de dents bleues et usées sur des gencives tout aussi bleues qui me narguent [… »

Avec le passage sur les vieilles, l’évocation du ministre impotent constitue un sommet :
« ‒ Pipi monsieur le docteur pipi on ne veut certainement pas salir son petit pyjama tout propre n’est-ce pas monsieur le docteur ?
des mains qui me lèvent, me couchent, me lavent, me donnent à manger, me coincent un vase de nuit entre les jambes, moi m’écoulant de moi-même en un cliquetis d’osselets, et elles de me pincer le menton avant de s’éloigner contentes, le long du couloir, m’emportant avec elles dans le vase de nuit »

« ‒ Petit bouillon monsieur le docteur un excellent petit bouillon aux légumes passés au presse-purée, un filet de merlan frit sans aucune arête que j’ai passé une demi-heure à enlever mon chameau, une petite poire cuite, celle-là pour papa allez on y va celle-là pour maman plus vite que ça celle-là pour moi car le diable t’emporte vieillard si je n’en mérite pas une aussi celle-là c’est pour votre couillon de fils pour qu’il ne vous trouve pas maigre le jour de la visite on ne va pas effrayer son fiston avec une frimousse de crève-la-faim on ne va pas effrayer son fiston avec une frimousse de momie on va être doux comme un agneau monsieur le docteur avalez nom d’un sacré petit bonhomme ne me fermez pas ces dents avalez vas-tu avaler ou non garnement ? »

L’aspect halluciné qu’atteint par moments le texte m’a fait penser à une des sources, ibérique, (ou à un flux commun) du macabre voire du réalisme magique sud-américain.

\Mots-clés : #corruption #historique #politique #regimeautoritaire #vieillesse #xixesiecle
par Tristram
le Mar 19 Jan - 21:27
 
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Sujet: Antonio Lobo Antunes
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Andreï Makine

L’ami arménien

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 Lami-a10


Originale: Français, 2021

CONTENU :
Grasset - raccourci a écrit:A travers l’histoire d’une amitié adolescente, Makine révèle dans ce véritable bijou de littérature classique un épisode inoubliable de sa jeunesse.
Le narrateur, treize ans, vit dans un orphelinat de Sibérie à l’époque de l’empire soviétique finissant. Dans la cour de l’école, il prend la défense de Vardan, un adolescent que sa  pureté, sa maturité et sa fragilité désignent aux brutes comme  bouc-émissaire idéal. Il raccompagne chez lui son ami, dans le quartier dit du « Bout du diable » peuplé d’anciens prisonniers, d’aventuriers fourbus, de déracinés égarés «qui n’ont pour biographie que la géographie de leurs errances. »
Il est accueilli là par une petite communauté de familles arméniennes venues soulager le sort de leurs proches transférés et emprisonnés en ce lieu, à 5 000 kilomètres de leur Caucase natal, en attente de jugement pour « subversion séparatiste et complot anti-soviétique » parce qu’ils avaient créé  une organisation clandestine se battant pour l’indépendance de l’Arménie.



REMARQUES :
Le narrateur de l’histoire raconte une épisode de plusieurs semaines en automne d’une année au début des années 70 dans une grande ville de Sibérie au bord de l’Ienissei : Il a treize ans, vit dans un orphelinat, connaît déjà les tracasseries d’une vie sous la violence. A l’école il se fait garde de corps de Vardan, d’un an son aîné, mais plus fin, gracieux, pure, atteint même d’une maladie dite « arménienne » - objet idéal pour les railleries. Ce garçon, bien plus mûr et « spirituel », va ouvrir au narrateur un autre monde. De par ses actes et paroles, il l’ouvre à une « autre dimension », à une vie qu’il ne croyait pas possible. La bonté exercée envers une prostituée ivre… ; le parabole du ciel qui commence sous nos pieds… Et ce garçon va le guider vers son chez soi, dans la petite communauté arménienne de la ville. Gens qui suivent leurs parents à ce lieu de détention, en attente de jugement… Il y rencontrera des figures splendides : Sarven la patriarche, imposant, sage ; Chaviram, la mère adoptive de Vardan, aimante ; la belle Gulizar qui a suivi avec dignité son mari qui se trouve au prison. Et quelques personnages autour qui goûtent aussi l’hospitalité de ce groupe bien pauvre, mais si chaleureux. Mais oui : « Le Royaume d’Arménie » tout proche, une sorte de refuge… Quel monde pour ce garçon orphelin qui en est transformé et marqué en ces quelques semaines de cotoiement !

Les victimes de la « Histoire », des guerres, des persécutions, revêtent une dignité et transmettent une nostalgie d’autre chose, ouvre  à un changement de vision. Ce milieu est complètement nouveau, et à jamais marquant, pour le jeune narrateur, l’Alter Ego de Makine, lui, qui reste si mystèrieusement inconnu dans sa biographie...

La langue est magnifique, c’est un français pas compliqué, mais d’une finesse et ciselé où chaque mot est bien pesé. C’est un bonheur. Et je le dis aussi vu que son dernier livre m’avait un peu étonné et laissé sur ma faim. Ici il réjoind les plus beaux livres qu’il nous a déjà laissés !


\Mots-clés : #autobiographie #jeunesse #regimeautoritaire
par tom léo
le Jeu 14 Jan - 16:48
 
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Sujet: Andreï Makine
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Luciano Bolis

Mon grain de sable

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 12232510

Je ne me souviens d’aucun roman qui atteigne une telle inventivité dans la terreur (les fascistes sont apparemment beaucoup plus imaginatifs que les romanciers). Par égard pour le lecteur, Luciano Bolis ne s’étend pas sur les tortures subies, mais même sans qu’il insiste, l’image du prisonnier qui, une main dans sa gorge qu’il a tranchée, essaie d’arracher ses organes vitaux, dépasse la fiction ‒ sans doute parce que c’est une "histoire vraie".
Il apparaît évident que nous ne sommes pas tous égaux : je suis incapable d’une telle force de caractère, et il est clair que, déterminismes génétiques ou culturels, éthique, pratique de l’effort, chance aussi, Luciano Bolis est exceptionnel ‒ et sans doute "exemplaire".
À une époque où les autoritarismes et autres abus de pouvoir ressurgissent (s’ils avaient disparu, au moins des caméras), ce témoignage donne amplement à penser, peut-être à agir, mais surtout à se conduire.

\Mots-clés : #regimeautoritaire #temoignage
par Tristram
le Ven 27 Nov - 19:56
 
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Sujet: Luciano Bolis
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Ödön von Horváth

Un fils de notre temps

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Dieu sait où peut nous mener notre réflexion ! C'est ce qui inquiète ce fils de la guerre ― né en 17 ― et le texte de nous plonger dans la tête de ce fasciné des drapeaux et des armées. Les pensées fusent, vont et viennent et emportent notre personnage comme une feuille morte à la moindre rafale, au temps où même le vent assassine.

Je ne suis pas une crapule, mon cœur est une mer noire.
Sous un ciel enflammé.
Les nuages, ils avancent si furieusement...


L'organisation typographique du texte (un retour à la ligne à chaque phrase) soutient le rythme des pensées de ce jeune homme sensible, si vite fanatisé et si vite refroidi. Les rencontres sont brèves, les événements sans suite. Dès le début Ödön von Horváth nous fait comprendre et répète que son héros respire la solitude, et que cette solitude n'a pas le moindre poids. Il n'attend qu'une idée pour se fondre dans la masse ou pour aimer. Si par ailleurs l'auteur est assez transparent dans son propos (le message est clair : on est foutu lorsque la société a décidé de supprimer l'individu) j'ai mis beaucoup de temps à saisir l'importance de ce qui traverse le récit de bout en bout, et de ce fait, ai mis également beaucoup de temps à sympathiser avec notre héros et même à le trouver intéressant.

Mots-clés : #regimeautoritaire #solitude
par Dreep
le Mar 13 Oct - 19:30
 
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QIU Xiaolong

Encres de Chine

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 Encres10

Troisième polar avec l’inspecteur principal Chen, également poète et cadre du Parti, qui, plongé dans une traduction, suit de loin l’enquête sur le meurtre d’une ancienne garde rouge (mouvement étudiant utilisé puis opprimé par Mao) ayant été liée à un écrivain et traducteur victime de la Révolution culturelle.
« Peiqin avait remarqué que dans l’histoire de la littérature chinoise contemporaine, la plupart des intellectuels de formation universitaire étaient devenus traducteurs plutôt qu’écrivains, pour des raisons politiques faciles à comprendre. »

Ce livre paru en 2004 donne des vues très intéressantes sur la Chine en pleine évolution des années quatre-vingt-dix, sur la vie difficile des Shanghaïens dans de minuscules logements vétustes des années trente (tels ceux de l’architecture traditionnelle shikumen, « caractéristique de l’époque des concessions étrangères ») sans eau courante mais pot de chambre de rigueur, se nourrissant de plats cuisinés par les nombreux restaurants et petits commerces (les pousses d’oignon qui apparaissent dans différents plats sont vraisemblablement des cébettes). Ils croisent les Messieurs Gros-Sous, les nouveaux riches d’un capitalisme coexistant avec le socialisme…
« Le complexe New World serait peut-être à l’image de la Chine d’aujourd’hui, pleine de contradictions. Au-dehors, le système socialiste, sous l’autorité du Parti communiste ; à l’intérieur, le capitalisme sous toutes ses formes. La combinaison des deux pouvait-elle fonctionner ? Peut-être. Personne ne pouvait le dire, mais jusqu’à présent, cela marchait plutôt bien, malgré la tension entre les deux systèmes. Et malgré le prix à payer : l’écart toujours plus grand entre riches et pauvres. »

« Mais les autorités du Parti avaient dû se rendre compte que plus on tentait de retenir les dissidents au pays, plus on attirait l’attention sur eux à l’étranger. Une fois hors de Chine, ils cessaient d’être un centre d’intérêt, même temporaire. »

« Mais le camarade Deng Xiaoping avait sans doute eu raison d’affirmer qu’il fallait d’abord permettre à quelques Chinois de devenir riches dans la société socialiste, et qu’ensuite les richesses accumulées par eux "s’écouleraient peu à peu" vers les masses. »

(Refrain toujours repris, et aussi peu avéré, de la pseudo-théorie économique du ruissellement.)
Ces classes montantes, fortunées, élitistes, friandes de « petites secrétaires » et adeptes de la « consommation ostentatoire », ne sachant comment dépenser leur argent sont attirées par un décor rappelant « l’âge d’or » traditionnel, qui leur sert de référence culturelle ; c’est finement observé, et peut être constaté dans nombre d’autres sociétés (notamment au Moyen-Orient y compris Israël, et sans doute partout où infuse l’occidentalisme prospère).
De même j’ai retrouvé des aspects similaires et typiques des sociétés mal rétablies de l’assujettissement à un État omnipotent :
« ‒ Bah, c’est cela, un restaurant d’État, dit Gu. Bénéfices ou pas, les gens qui travaillent ici reçoivent le même salaire. Ils se fichent des désirs des clients. »

Les préoccupations chinoises ne sont pas toujours spécifiques à cette société :
« Il n’aimait pas cet aspect des réformes économiques de la Chine. Comment se débrouillaient ceux qui n’avaient ni argent ni relations ? La direction d’un hôpital aurait dû manifester un peu d’humanité. »

« Dans les années quatre-vingt-dix, des millions de paysans jugeaient impossible de rester dans leurs villages reculés, quand ils découvraient à la télévision le mode de vie des gens de la classe montante dans les villes de la côte. Malgré les efforts du gouvernement pour équilibrer le développement des villes et des campagnes, un clivage inquiétant s’était formé entre riches et pauvres, urbains et ruraux, habitants de la côte et habitants de l’intérieur des terres – conséquence des réformes économiques lancées par Deng Xiaoping dix ans plus tôt. »

« Un nouveau type de relations sociales semblait s’être développé, une sorte de toile d’araignée dont les fils reliaient les personnes en fonction de leurs intérêts. Chaque fil était dépendant des autres. »

L’évocation de Le Docteur Jivago de Boris Pasternak a aussi été développée par Qiu Xiaolong dans sa nouvelle La Bonne Fortune de Monsieur Ma : c’est l’histoire d’un petit libraire condamné à trente ans de prison pour avoir en rayon ce roman.
Ce livre m'a intéressé, et si la suite de la série "inspecteur Chen" me déçoit, je me pencherai sur les nouvelles de la Cité rouge.

Mots-clés : #historique #polar #politique #regimeautoritaire #revolutionculturelle #social
par Tristram
le Mer 30 Sep - 16:49
 
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Sujet: QIU Xiaolong
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Ossip Mandelstam

Arménie
Voyage en Arménie & poèmes

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 Armzon10

Lu dans l'édition La Barque parue en 2015, qui réunit à la fois "voyage..." et les poèmes afférents à l'Arménie.
Il reste tentant de lire "voyage..." dans la traduction d'André du Bouchet, ce sera sans aucun doute pour une autre fois.


Voyage entrepris comme une bouffée d'air chipée à nuit totalitaire du Kremlin.
Mandelstam, sentant sa fin proche, est-il déjà le condamné qui couchera les seize vers de l'Épigramme contre Staline ?
La thèse se tient, Mandelstam, en passeur, tente en effet de transmettre quelques bribes d'une Arménie millénaire ou éternelle, une Arménie culturelle, dirait-on aujoud'hui, aussi irrémédiablement vouée à destruction par rouleau compresseur soviétique que ne le fut le peuple arménien de Turquie, victime du génocide que l'on sait quelques années auparavant, incluant aussi la Géorgie (terre natale de Staline, soit mentionné en passant), l'évocation des Kurdes (chapitre Alaguez).

L'Arménie ?
C'est l'exotisme extrême, les confins au midi de l'Empire, une culture, un héritage et une langue non russes.
Mandelstam dévie de son propos, en coq-à-l'âne, pour nous confier quelques admirables pages dans ce curieux fourre-tout, chapitres "Moscou", "Les naturalistes", "Les français"...

Le poésie n'est pas sans sourdre de ces pages, témoin les deux premières phrases de l'extrait ci-dessous, quant aux termes utilisés pour eau et village, ils ont marqué André du Bouchet, dans le recueil "Ici en deux", peut-être en bafouillerai-je trois mots sur son fil un de ces jours:

Chapitre Sevan a écrit:Tout autour frisaient des copeaux. Le sel rongeait la terre, et les écailles de poisson clignaient de l'œil comme des éclats de quartz.
À la cantine de la cooprétavie, toute en rondins comme partout à Noradouz, et dans un style allemand cher à Pierre le Grand, on mangeait côte à côte d'épais chachlyks de moutons élevés en artel.
  Les ouvriers remarquèrent que nous n'avions pas de vin et, comme il sied à de vrais hôtes, ils remplirent nos verres.
  Je bus en mon for intérieur à la santé de la jeune Arménie, à ses maisons de pierre orange, à ses commissaires du peuple aux dents blanches, à la sueur de ses chevaux, au piétinement des files d'attente et à cette langue que nous ne sommes pas dignes de parler, tenus de rester à l'écart dans notre infirmité.
  Eau en arménien se dit: djour.
  Village: gyouk.


Mots-clés : #lieu #poésie #regimeautoritaire #voyage
par Aventin
le Ven 4 Sep - 13:29
 
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Sujet: Ossip Mandelstam
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MA Jian

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 51xlrc10


LA ROUTE SOMBRE


Effectivement, on peut dire ça...sombre, très sombre, même carrément noire....âmes sensibles et femmes enceintes ou projetant de le devenir, s'abstenir !

Quatrième de couverture : "Jeune paysanne née au coeur de la Chine rurale, Meili est mariée à Kongzi, l’instituteur du village, lointain descendant de Confucius. Ensemble, ils ont une fille, mais Kongzi, qui veut à tout prix un fils pour poursuivre la lignée de sa célèbre famille, met à nouveau Meili enceinte, sans attendre la permission légale. Lorsque les agents de contrôle des naissances envahissent le village pour arrêter ceux qui ont transgressé les règles, père, mère et fille fuient vers le fleuve Yangtze. Ils commencent alors une longue cavale vers le Sud, à travers les paysages dévastés de la Chine, trouvant de menus travaux au passage, parfois réduits à mendier et obligés de se cacher des forces de l’ordre. Alors que le corps de Meili continue d’être pris d’assaut par son mari et que l’État cherche à le contrôler, elle se bat pour reprendre en main sa vie et celle de l’enfant à naître.
Avec La route sombre, Ma Jian, célèbre dissident chinois, signe un roman bouleversant où la violence du contrôle social vous saisit de plein fouet."


Je dois dire que j'ai lu ce roman, excellent, très bien écrit et construit, ne sombrant jamais dans le pathos..un peu comme des faits cliniques analysés....absolument abasourdie par les malheureuses aventures qui arrivent à ce jeune couple et par le tableau de cette Chine... que je n'imaginais même pas...pas à ce point en tout cas.....on est bien loin de Pearl Buck !.

La politique de l'enfant unique mise en place par le gouvernement chinois en 1979 a eu des conséquences dramatiques....stérilisation forcée, avortement jusqu'à 8 mois, commerce des foetus qui finissent dans des restaurants et qui sont censés apporter santé, vigueur et force....tout ce petit monde, hormis les principales intéressées, évidemment, qui se gave....une corruption générale et organisée :

"Les autorités du village ne se contentent plus d'arrêter ceux qui ont enfreint les lois du planning familial [...] Ils confisquent l'argent qu'ils ont sur eux, vident leurs comptes en banque - et tout cela va remplir les poches des dirigeants du district."


Le mari de Meili, notre héroïne, Kongzi, descendant lointain de la lignée de Confucius...

"ces salauds de communistes ont réussi à détruire l'héritage de Confucius : la bienveillance, la droiture, la propriété, la sagesse - toutes les valeurs qu'il mettait en avant ont disparu. Quand la femelle d'un panda attend un petit, la nation entière se réjouit. Mais quand une femme tombe enceinte, on la traite comme une criminelle. Dans quel pays sommes nous donc ?"

Meili, admirable de courage, de détermination, ne cesse de lutter pour assurer sa survie, celle de sa famille... cache sa nouvelle grossesse ( interdite) tant qu'elle le peut....se bat et se débat comme un beau diable pour progresser socialement...ce qui est son but ultime...

"Elle a découvert que les femmes ne sont pas maîtresses de leur propre corps, dont leurs maris et l'état se disputent la possession: les maris pour satisfaire leurs besoins sexuels et engendrer des héritiers mâles - et l'Etat pour affermir son pouvoir et faire régner la terreur, en les contrôlant sans arrêt. Ces intrusions constantes dans les régions les plus intimes de son corps l'ont coupée de son identité profonde......"Mieux vaudrait encore être morte, pense t- elle..."

A ceci s'ajoutent les dégâts écologiques causés par les usines, le recyclage des matériels électroniques récupérés de toute l'Europe....etc....

Un roman glaçant.... faut s'accrocher ! Hallucinant !

Je comprends que l'auteur vive désormais à Londres et soit indésirable en Chine No


\nMots-clés : #conditionfeminine #regimeautoritaire
par simla
le Lun 3 Aoû - 2:46
 
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Sujet: MA Jian
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Vénus Khoury-Ghata

Les derniers jours de Mandelstam

Tag regimeautoritaire sur Des Choses à lire - Page 2 Les_de10
Paru en 2016, 120 pages environ.

Plutôt qu'une bio narrative de la fin d'Ossip Mandelstam, avec ce côté source et références et tâcheron du "travail universitaire", Vénus Khoury-Ghata reste poétesse qui parle d'un poète, nul lecteur ne s'en plaindra je crois.

Âpre dans son écriture, ciselant froid, avec cette étrange façon, déjà observée dans d'autres de ses œuvres, de ressasser, ou de remettre à nouveau un point déjà abordé plus tôt dans son ouvrage, une redite en somme, le truc qu'aucun éditeur n'accepterait, le machin à éviter absolument dans les bons conseils à écrivain:
Eh bien, qu'on se le dise: il y a, à la règle, l'exception Vénus Khoury-Ghata.

Par exemple quand elle prend appui sur, puis utilise en leitmotiv ces deux vers de la première version du poème de Mandelstam sur Staline:
On n'entend que le montagnard du Kremlin,
L'assassin et le mangeur d'hommes.

 
D'autant qu'elle remet tel ou tel point (celui ci-dessus et bien d'autres encore) avec un ajout, parfois très ténu, une manière "l'air de rien"...
Et puis, comme un couplet de refrain dans une chanson, on y est appâté, on démarre comme lors d'une reprise en chœur...avec quel autre auteur un tel procédé pourrait-il fonctionner en prose, je me demande ?  

Bien entendu je n'ai pas évité l'écueil prévisible, qui est que ce livre oriente vers de nouveaux livres dont on se fait une joie de les classer parmi les "à lire absolument, bientôt" (PAL en langage du forum):

- En premier lieu l'intégralité de la poésie de Mandelstam bien entendu, en dépit de mon extrême réticence à lire de la poésie traduite en provenance d'une langue qui m'est totalement inconnue.

- Ensuite Le ciel brûle, de Marina Tsvetaïeva (quelqu'un aurait lu ?), et Contre tout espoir, Souvenirs (trois tomes) de Nadedja Mandelstam (idem, quelqu'un aurait lu ?), les poésies de Nikolaï Stepanovitch Goumilev (réitérons: quelqu'un aurait...).

- Bien sûr l'ouvrage de Vénus Khoury-Ghata paru en 2019 sur Marina Tsvetaïeva...

A contrario, subitement, une moindre envie de parcourir à nouveau des pages de Gorki, Boukharine, Pasternak (encore que ce dernier, bien que flageolant sur le chapitre courage, n'a pas été sans aider le couple Mandelstam)...  


On apprend tout de même pas mal de choses sur Mandelstam, sa folie, sa misère, sa fin horrible dans l'univers concentrationnaire stalinien, l'opiniâtreté de Nadedja pour que la poésie de Mandelstam nous parvienne - tard il est vrai, dans les années 1960 et elle s'est imposée très doucement, petit à petit.

Ces éléments-là, pas forcément tous à portée de clic sur moteur de recherches, sont à l'évidence de l'ordre de la bio classique.
Mais en sus, Vénus Khoury-Ghata, la plume acérée, concise et poignante, nous livre un ouvrage plein, fin et sensible - faisons rapide: de grande qualité.

Enfin, il est bon qu'un autre poète (Jean-Paul Michel) me le martèle pour que j'opine quand je n'y crois plus, mais si vous prenez pour une boutade le fait que la poésie a le pouvoir de changer le monde (quoique rarement en temps réel, c'est-à-dire dans l'immédiateté synchrone à l'époque d'écriture), jetez donc un coup d'œil à ces pages-là...  


Mandelstam est le seul à entendre sa voix déclamer ses poèmes à ses voisins, des déportés comme lui.

  La poésie, dernier souci de la horde de prisonniers, susceptibles d'être fusillés d'un jour à l'autre.
  Ils veulent du pain, pas des mots.
  Ils sont en colère, les moins malades brandissent des poings vengeurs.
  Leurs hurlements n'empêchent pas le poète de poursuivre sa lecture.
  Sa voix, il en est certain, finira par couvrir leur vacarme.
  En plus du pain, ils réclament une soupe moins diluée et exigent d'être traités en êtres humains.
  Entassés depuis des mois dans le camp de transit situé à un jet de pierres de Vladivostok sans voir le ciel.

  Sans voir le bout du tunnel, sans savoir la date de départ pour la Sibérie, devenue lieu de villégiature comparée à l'enfer du camp.
  Pas de train pour les transporter en Sibérie, leur dit-on.
  Les rumeurs dans le chaos tiennent lieu de décret.
  Venus de toutes les villes du pays, les wagons déversent sur les quais à déporter ou à fusiller puis repartent à la recherche d'autres suspects, d'autres dissidents à déporter ou à fusiller.

  Comment fait-on le tri ?
  Qui décide d'écourter ou de prolonger une vie ?
  "Écrémer le pays le débarrasser de tous ceux qui pensent autrement que le régime en place" est le mot d'ordre.
  Un bruit de bottes scande le sommeil de Mandelstam alors que personne ne marche; le typhus a cloué ses voisins sur leurs planches.

  "Lève-toi, tu es interdit de séjour au camp. Interdit de mourir sans la permission de Staline".
  Une fausse impression, les mains qui le secouent, la bouche qui crie son nom.
  Peu importe à Mandelstam qu'il soit devenu fou, il sait qu'il est poète et cela lui suffit.
  Il sait aussi qu'il est encore en vie, sinon il ne saurait pas que ses voisins de planches s'appellent Fédor, Piotr, Vlada ou Anton.
  Il connaît leurs noms mais n'arrive pas à coller un visage sur chacun de ces noms.
  Leurs noms, la bouée de sauvetage. Il s'y accroche pour ne pas sombrer. Mourrait si jamais il les oubliait.    

 



Mots-clés : #biographie #devoirdememoire #exil #poésie #regimeautoritaire #violence #xxesiecle
par Aventin
le Dim 5 Juil - 9:03
 
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Sujet: Vénus Khoury-Ghata
Réponses: 27
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