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La date/heure actuelle est Dim 28 Avr 2024 - 18:38

73 résultats trouvés pour Jeunesse

Serge Rezvani

Les Années-lumière

Tag jeunesse sur Des Choses à lire Les_an10

Autobiographie de Rezvani : petite enfance de Cyrus-Boris ballottée en exil avec une mère russe atteinte d’un cancer, (puis) un père persan, magicien et infidèle. Fantaisiste, baroque et surréaliste (on peut en rapprocher par moments L'Écume des jours de Boris Vian), le récit se commente lui-même, y mêle Lula, le grand amour de sa vie au présent, dans une jubilation créative.
Mis en pension « dans la masure du bout du monde » en Suisse :
« À la fonte des neiges, nous essayons de reprendre le chemin de l’école, mais la boue a tout envahi. On enfonce jusqu’aux genoux, parfois même jusqu’au ventre. C’est décourageant. Le sous-sol travaille. Des effondrements creusent des cratères au pied même des maisons, minant les fondations. Ça glougloute de tous les côtés. D’un instant à l’autre, la rue change sous nos yeux. Il n’y a plus de sécurité à se déplacer. Traverser la cour devient une aventure.
Le village est bâti sur une poche de vide et on entend sous terre un grondement continuel de cataracte. Même les vieillards hochent la tête inquiets. La montagne frémit, des arbres entiers, tout droits avancent sur les pentes. On les voit subitement faire quelques mètres et s’arrêter. Ça glisse de tous les côtés. Des rochers énormes dérapent en silence, déplaçant les sentiers et les clôtures. Et toujours ce bruit souterrain assourdissant. Les anciens parlent d’une grotte gigantesque dont l’accès aurait été perdu depuis bien longtemps.
L’instituteur ne tient plus en place, cette histoire de grotte le fait rêver. Il n’en dort plus, il n’en mange plus. Il n’arrête pas de tourner autour des masures. Il racole les vieux pour avoir des détails. Il ne parle plus que de ça. Il est insatiable. Il fait des dessins, des plans, mais la montagne bouge tellement qu’il ne peut pas prendre de repères. Ça le désespère.
Un jour il s’en va par les sentiers, et s’enfonce dans le chaos. Nous le regardons longtemps monter comme une mouche sur le flanc de cette nature changeante. Il zigzague entre les arbres. De temps en temps il se retourne vers le village, agite son chapeau tyrolien et reprend l’ascension. On le voit de plus en plus minuscule, ridicule, rouler, se relever, courir jusqu’à une pierre, s’agripper, sauter et s’étaler. Les arbres glissent autour de lui, les rochers par quartiers entiers se décollent et rebondissent dans les précipices.
Il me semble que l’instituteur ne revint jamais. »

Son père vient le prendre pour vivre avec lui et sa compagne Pipa dans un petit appartement parisien, « le taudis aux pendolents » [pendeloques de cristaux] ; c’est un prestidigitateur qui fait de la voyance pour dames et beaucoup de pitreries.
« Ce fut pire qu’un accouchement, qu’une deuxième naissance, il fallait que je réapprenne à être, que je reprenne pied dans ce nouveau monde, il fallait essayer de croire à toute cette douceur. Je pleurais d’avance. C’était sûr que j’allais tout perdre. On m’emmènerait encore, on m’abandonnerait comme Lydia m’avait abandonné, on m’abandonnerait. Je bégayais : "Gaaar… dez… moi… aaah ! Gaaar… dez… moi… aaaah ! Gaaaar… deez… moi !" »

Assez vite, le couple le met en pension chez un pope.
« Ma langue vient frapper avec un bruit infernal sur les galandales de l’entre-dents. Mes molaires, je les compte une à une avec la pointe gustative du muscle glambuleur. Je m’embrouille dans les mauvais chiffres, les incisives, les canines, les prémolaires. Le muscle glambuleur cogne entre les crocs. Quatre-vingt-deux canines, ce qui fait cent. Le muscle trémulseur cherche la petite carie sur la quatre mille huit centième dent de la galandale inférieure. Les prismes musicaux trémolotent sur la gustative quatre. Les papilles musicalisées viennent se ranger bien sagement à la suite des amygdales. Pas de problème. J’enlève deux amygdales, il en reste huit plus une molaire, ça donne une ralingue sur sept qui ne fonctionne pas. Je reprends toutes mes amygdales et je les pose une à une sur la ralingue vingt-deux. Délicatement je fais descendre la ralingue quatre. Schplokssss ! Un grand coup de cuisse sur la touffe puante et les petites violettes commencent à pousser. Hi hi hi ! La ralingue descend, descend… grummm ! Je mâche les amygdales. Soixante et quelque chose amygdales ça fait une fameuse omelette, ça bave tellement partout qu’il en ressort par la ralingue huit. Je fais venir une autre ralingue, j’hésite une seconde entre la neuf et la douze. Je la pousse avec le muscle gustatif renversé, appuyé du glambuleur, saliveur, mâchouilleur, le plus dégueulasse de tous les muscles, celui qui se gonfle derrière mes oreilles. »

On est dans l’avant-guerre de la Seconde, vient l’exode, mais Rezvani revient toujours au rire, au délire. Les souvenirs sont développés à outrance par amplification.
Retour en famille à Paris occupé :
« Mon père ne refusait son assistance à personne. Pendant toute la guerre ce fut un carrousel incroyable. Chez mes parents c’était le no man’s land, une espèce de Suisse, minuscule en plein Paris. Mon père restait assis dans son vieux fauteuil à faire sauter sa bille, pfffuit, pffffuit, pffffuitt ! il laissait venir. Si c’était un résistant, il lui disait de faire gaffe, de raser les murs. Le résistant partait content et payait pour ce simple conseil. Si c’était un Juif il l’engageait à réaliser tout ce qu’il pouvait sur l’heure et à se cavaler le plus vite possible. Si c’était un collaborateur (et combien sont venus et revenus vomir chez le mage leur mauvaise conscience), il le pressait de retourner sa veste. Quand c’était von Fridoleïn il se faisait tout petit, petit, pas fou et il se frottait les mains, il aurait crié « Heil Hitler ! », n’importe quoi et surtout il le priait de bien essuyer ses bottes sur le paillasson, parce que sous le paillasson il y avait des actes de baptême qu’il avait mis à vieillir pour des Juifs. Des actes de baptême bien catholiques pour Juifs bien Juifs. Pas mal de curés sont venus aussi se renseigner dans le grand livre pour savoir de quel côté il valait mieux pencher. Il faut dire qu’avec Pie XII ils ne savaient plus très bien. Ceux-là payaient en actes de baptême vierges. »

Il s’efforce de dessiner une sirène, qui peu à peu devient Pipa, et est de nouveau envoyé en pension, celle de l’amiral Chalapine.
« Nous pénétrons dans la chapelle. L’odeur immonde d’encens me prend à la gorge, de nouveau cette envie de vomir, des relents d’oreillons. Pouah ! Le tabernacle, hostie et compagnie, toute la quincaillerie de maniaque, ciboire russe, cuillère russe à long manche d’argent pour racler, ostensoir russe, tout ce qu’il y a de plus russe, encensoir monté sur chaînette amovible, dérailleur pour la longueur, comme ça on ne heurte pas le calice à la bénédiction finale. Il me fait la démonstration, il cavale avec son encensoir. Toc ! il passe en première longueur, pfffuit, pffffuit ! il s’imite, se singe. L’encensoir voltige. Toc ! deuxième longueur. Il fait le tour de la chapelle, frôle toutes les aspérités, fait des moulinets furieux et toc ! passe en troisième longueur. Il est lancé sur la grande vitesse, le moindre faux pas et c’est la catastrophe, il n’a pas le droit de s’arrêter, il jubile de jeter son yoyo comme ça, de le faire virevolter, pfffuit, pffffuit ! bzim ! au ras des icônes. Il s’épate lui-même. Il faut reconnaître que comme numéro de jongleur, on ne fait pas mieux. Ses cheveux longs volent, sa barbe s’enroule autour de son cou comme une étole, ses voiles palpitent en cadence, sa robe se soulève, je vois son pantalon percé aux genoux, les rotules à l’air à force de macération. Il me fait pitié. « Amine ! » Il tombe à genoux, rétrograde son extensoir à encens, bzik ! bzik ! maintenant il travaille sur la toute petite vitesse, minuscules cercles, toilette de mouche, chuchus, chichis, pchik, pchik, tournicottis sur place, menu, menu, menu, minus, mimi, zizis mesquins, et tout à coup clac ! sans crier gare il repasse direct en troisième. Toujours à genoux, il promène son encensoir à ras de terre, l’envoie, cloc ! le ramène, cloc ! à l’horizontale. Ah ! c’est un as, un vrai diabolique champion, au millimètre près, poil du cul et zéphir aux couilles. Il joue dans les rayons de soleil. Toc ! il assomme une mouche au vol et toc ! vise le Christ en croix, pfffuit à un millipoil de millipoil et toc ! la Vierge. Bzim ! re-le Christ, pfffuit re-la Vierge, bzim ! Il me regarde en biais, il quête les compliments, le vieux cabot. Ça, il a pris des risques, il faut reconnaître qu’il a de quoi jubiler de sa dextérité, l’immonde baladin hilare avec son infernale trogne. »

La guerre devient plus présente.
« Maintenant, nuit et jour, c’est un flot ininterrompu de forteresses volantes. Elles foncent dans les splendeurs naturelles de l’air vers l’Allemagne, déverser leurs cargaisons, faire leur macabre travail. Des aviateurs recroquevillés dans leurs carlingues vont répandre, oh ! sans haine, les hideux, le feu, la mort et la poix des interminables agonies. Parfois un avion déchiqueté passe au ras des arbres, on voit très distinctement des hommes accrochés à l’épave. Ils ne peuvent pas se résoudre à sauter. Des automitrailleuses sillonnent les routes, partent à travers champs, à la poursuite des aviateurs suspendus à leurs parachutes. Ils ont beau agiter les bras, les mitrailleuses se déchaînent, les hachent menu. Ils peuvent toujours demander grâce les pauvres petits pantins qui ne veulent pas mourir, ils peuvent toujours hurler, supplier sous leurs corolles blanches… tac tac tac ! les uns après les autres ils sont démantelés par la grenaille. On voit peu à peu des morceaux se détacher, tomber sur les pavillons, dans les petits jardins paisibles. Les gens ne savent que faire de tous ces bouts de viande qui dégringolent du ciel. On arrache une main encore tiède de la gueule du chien. On fait des enterrements microscopiques, un doigt ici, un pied là, le voisin une oreille. Parfois on trouve un stylo made in U. S. A. ou bien une montre, en acompte sur l’avenir. Les femmes, pour le bel été, taillent des robes dans les parachutes, d’autres préfèrent cacher les parachutistes eux-mêmes. »

« C’est le fameux bombardement de Bétigny-les-Rateaux qui commence. Par vagues serrés, les forteresses volantes inaugurent le grand lâcher final. Des trains de bombes, torpilles, fusées, rockets, shrapnells, éclats gros comme des navires pleuvent sur les labours. Toute l’astucieuse machinerie à mixer les morts se met en branle. Je m’aplatis entre les choux, je rampe, mon carton à dessin à la remorque. Cloc ! le voilà percé d’un éclat. Toute mon œuvre à ce jour poinçonnée au même moment, curiosité pour la postérité… ha, ha, ha, ha ! ça y est, je me marre. Mes mâchoires claquent. Je meurs de peur et je ris à ne plus pouvoir avancer. J’en pisse de rire. La ferraille pleut autour de moi, grésille dans la rosée limpide. Je quatrepatte, je plaventre, je surledos, avance, nage, pissote, foirotte, tortille, claquedent et galipette dans la boue. Je suis infusoire, flagellé vert, amibe, hydre d’eau douce, H2O, bicarbonate de soude, fumée d’azote. Je coud’enterre, nombril en S, danse du ventre, roulement à billes, serpente, tortillou, nage papillon, vert de peur, de terre, de n’importe quoi dans la gadoue. Et les usines entières se déversent sans relâche. Toutes les merdeuses zones industrielles de Brooklyn à Sing-Sing, les quartiers honteux, échelles de fer, gratte-ciel en morceaux, ponts suspendus sont balancés par-dessus bord sur Bétigny-les-Rateaux. À coups de pied, on nous les expédie du ciel. L’Hudson en tronçons, acier liquide, boulons et contre-écrous se fichent en terre. Tout le trop-plein. Ford, General Motors, se débarrassent des invendus. Voitures entières s’enfoncent dans la glèbe, explosent en plein Millet. Bourrées de nitroglycé, juste ce qu’il faut pour être aussi meurtrières que possible, les Cadillac, pare-brise, en miettes, portières, roues de secours, V8, triples carburateurs à masturbation sphérique, culbuteurs, soupapes et vilebrequins dégringolent avec tous les chevaux de l’Apocalypse dans un rythme, une pulsation syncopée digne du pire Harlem. Disques explosifs, stylos piégés, chewing-gum à retardement spécialement étudiés pour décervelage éclair, machines à laver, machines infernales déguisées en bloc opératoire, frigos incendiaires, vieilles fabriques de chaussures, gares de triage abandonnées avec wagonnets, rails et aérodynamiques locomotives, autoroutes démodées sans parler de tous les cimetières de ferrailles pourries, marteaux-pilons rouillés, fils de fer phosphorescents et volcans liquides, zizis sournois, chichis usinés spécialement pour blessures incurables, déluge barbare exporté en plein angélus. Enfer du ciel ! »

Puis c’est la Libération : il joue un peu au résistant, est arrêté comme collabo ou milicien par la police française (tout le monde n’est d’accord que sur une seule chose, l’exécration des Juifs) : c’est dans le registre grotesque.
Il dessine à Montparnasse, est sujet à des nausées quand il ne rêve pas de sexe : son délire libidinal (et maritime), cauchemar d’enivré, m’a ramentu Henry Miller.
Puis ce sera Lula avec le second volume de ces mémoires contorsionnées.

\Mots-clés : #autobiographie #deuxiemeguerre #enfance #exil #humour #jeunesse #relationenfantparent #sexualité #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 18 Avr 2024 - 12:23
 
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Sujet: Serge Rezvani
Réponses: 13
Vues: 1519

Romain Gary

Adieu Gary Cooper

Tag jeunesse sur Des Choses à lire Images15

Deuxième et dernier tome de La Comédie américaine, après Les Mangeurs d'étoiles, et originellement paru en anglais sous le titre The Ski Bum.
Bug Moran héberge dans les Alpes suisses de jeunes vagabonds des neiges, les ski bums, « clochetons » américains fous de glisse, paumés fuyant le Vietnam, comme Lenny, qui « ressemblait à un très jeune Gary Cooper. »
« Son chalet, c’était un sanctuaire, il ramassait des paumés de tout poil, il paraît que les églises servaient à ça, jadis, quand elles servaient encore à quelque chose. »

« Ces coins vides étaient pleins de vraie vie. Il fallait simplement faire attention de ne pas se laisser aller à geler complètement, dans un moment de satisfaction. »

« C’est ainsi que se forment les légendes : quand personne ne vous voit. »

« La montagne blanche, c’est une vraie sirène. Ça vous appelle, ça vous promet. Les sommets. Le ciel. Pour un peu, on se mettrait à penser à Dieu. C’est une question d’altitude. »

« L’Amérique est un pays formidable, et vous n’avez aucune chance de vous en tirer, là-bas, mais alors aucune. »

« Tu veux que je te dise, Lenny ? C’est fini, Gary Cooper. Fini pour toujours. Fini, l’Américain tranquille, sûr de lui et de son droit, qui est contre les méchants, toujours pour la bonne cause, et qui fait triompher la justice et gagne toujours à la fin. Adieu l’Amérique des certitudes. Maintenant, c’est le Vietnam, les universités qui explosent, et les ghettos noirs. Ciao, Gary Cooper. »

« L’avocat lui parla de l’Amérique qu’il connaissait bien parce qu’il n’y était jamais allé, ce qui lui donnait de la perspective. L’Amérique, c’est un pays qu’on connaît sans y aller, parce que c’est entièrement exportable, on trouve cela dans tous les magasins. Lenny était d’accord : il avait pour principe d’être toujours d’accord, lorsqu’il n’était pas d’accord, parce qu’un gars qui exprime des opinions idiotes est toujours terriblement susceptible. Plus un type a des idées connes, et plus il faut se montrer de son avis. Bug disait que la plus grande force spirituelle de tous les temps, c’était la connerie. Il disait qu’il fallait se découvrir devant elle et la respecter, parce qu’on pouvait encore tout attendre d’elle. »

« Cela ne signifiait pas du tout que Lenny était contre la société. Au contraire, il était pour. Il la leur souhaitait de tout cœur. C’était bien fait pour leur gueule. »

« Il faut surtout pas aimer ton prochain comme toi-même, il est peut-être quand même un type bien. »

Vient l’été, la neige laisse la place à la terre, certains abandonnent.
« D’autres s’étaient simplement évanouis dans les airs, et on n’en entendrait plus parler jusqu’au jour où leurs corps gras et gonflés seraient découverts, flottant à la surface de quelque agence de publicité à Manhattan, achetant une maison à crédit, fondant une famille, pour couler enfin complètement et s’échouer dans la vase au fond de la démographie universelle. »

Ils savent « très bien qu’on ne peut pas bâtir un monde nouveau avec le monde. »
« Et ils étaient contre la révolution, parce que, dès qu’une révolution est réussie, cela veut dire qu’elle est foutue. »

Une note autobiographique (Gary a notamment été en poste en Suisse et aux États-Unis) ?
« Les idéalistes ne devraient pas avoir le droit de représenter leur pays à l’étranger : ils ne peuvent absorber que des doses très limitées de réalité, de préférence avec du gin. »

Jess, la fille du consul des U.S.A. à Genève, va chercher son père qui sort de cure de désintoxication.
« Le premier syndrome de sevrage, dès qu’ils vous coupent l’alcool, ce sont des hallucinations… C’est le premier contact avec la réalité. Cela en dit long sur quelque chose, je ne sais au juste sur quoi. »

« Vous voyez trop de réalité horrible autour de vous, sans qu’elle ait le droit de vous toucher, vous êtes en dehors de tout, sous votre cloche de verre, l’immunité diplomatique, et vous finissez par vous appeler au téléphone au milieu de la nuit pour vous assurer que vous avez encore une existence réelle, que vous êtes encore là. »

Lenny utilise l’immunité diplomatique de Jess, qui est tombée amoureuse de lui, pour faire passer la frontière française à de l’or, son job de cet été-là…
La question du « Rêve Américain » est centrale dans le roman :
« Sans parler que le Weltschmerz, le Sehnsucht, le mal du siècle, ça se pose un peu là, comme révolution culturelle. »

Le chapitre IX commence par la description d’un prestigieux restaurant conservateur qui résume brillamment l'entre-deux-guerres, non sans humour, voire cynisme. Mais Gary reste profondément mélancolique.
« On voyait par le hublot les mouettes qui s’agitaient dans la grisaille laiteuse d’un matin qui n’arrivait pas à se décider, je me lève, je me lève pas, et on entendait leurs cris aigres et bêtes, on croit toujours qu’elles en ont lourd sur le cœur, les mouettes, alors que ça ne veut rien dire du tout, c’est votre psychologie qui vous fait cet effet-là. On voit partout des trucs qui n’existent pas, c’est chez vous que ça se passe, on devient une espèce de ventriloque qui fait parler les choses, les mouettes, le ciel, le vent, tout, quoi. […] Vous montez au sommet du Scheidegg, la nuit, et vous regardez les étoiles et vous vous sentez bien, tout près de quelque chose ou de quelqu’un, mais les étoiles, elles sont même pas là, rien que des cartes postales qui vous arrivent de nulle part, la lumière les a plaquées il y a des millions d’années, grâce aux progrès de la science. Vous vous émerveillez, debout sur vos skis, appuyé sur vos bâtons, mais il y a rien, là-haut, c’est encore chez vous que ça se passe. La science, c’est un drôle de pistolet. Ça se charge de tout. Pan, pan ! Il reste plus rien. Alors, vous faites le ventriloque. Vous faites tout parler, le silence, le ciel, les mouettes. »

« "Il faut qu’on se mette tous ensemble et qu’on change le monde." Mais si on pouvait se mettre tous ensemble, le monde, on aurait plus besoin de le changer. Il serait déjà complètement différent. Seul, tu peux faire quelque chose. Tu peux changer ton monde à toi, tu peux pas changer celui des autres. »

Une remarque, que je trouve excellente, à propos de la langue :
« C’est un drôle de piège, le vocabulaire. C’est toujours quelqu’un d’autre qui parle, même quand c’est vous. »

À propos des Noirs Américains :
« Quand vous n’êtes que vingt millions, ça veut dire que vous êtes encore quelqu’un. Quand vous êtes deux cents millions, ça ne veut plus rien dire du tout, vous êtes plus que du magma. »

De courts poèmes, entre quatrains, limericks et haïkus, émaillent le texte. Les références à la Beat Generation, et notamment aux Clochards célestes de Jack Kerouac (paru en 1958), sont évidentes dans cette peinture d’une jeune génération assez inculte, déboussolée, désespérée, entre perte de l’idéal et soif d’absolu dans cette fuite de la société surpeuplée. Et je n'ai pas trouvé anodin que cette comédie "américaine" soit située... en Europe.

\Mots-clés : #jeunesse #xxesiecle
par Tristram
le Mar 27 Fév 2024 - 11:06
 
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Sujet: Romain Gary
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Pete Fromm

Lucy in the Sky

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Chuck, le père de Lucy, est bûcheron et repart de nouveau.
« S’il existait un État plus pauvre que le Montana, j’imagine qu’on y habiterait. Il suit les arbres, c’est tout. »

Lucy, "garçon manqué" de quatorze ans, découvre peu à peu l’amour avec son ami Kenny, et s’aperçoit que le couple fusionnel et plein d’humour de ses parents n’est pas si heureux et stable : sa mère, Mame, travaille à l’insu de son mari, et découche. Lorsque ce dernier est là, c’est un jaloux, qui devient vite violent ; lorsqu’il s’en va, une certaine entente s’établit entre mère et fille (surtout lorsque Tim vient s’ajouter à Kenny, rapprochant le scénario de leurs vies). L’éveil de Lucy à l’amour commence par l’ambivalence du dégoût et de l’irrésistible, d’ailleurs caractéristique de son ressenti tout au long des deux années où on la suivra : contradictions dans son passage de l’enfance à l’âge adulte, alors que ses parents n’y sont pas vraiment parvenus.
« — Waouh. Toi, tu sais parler aux filles. L’amour, c’est comme une envie de pisser, on n’y peut rien. Ça t’a empêché de dormir de formuler ça ? Tu t’es arrêté de penser et après t’as oublié de recommencer ? »

« — Tu sais, à ton âge, je pensais que je traverserais cette période difficile (elle prit une voix grave, digne d’un film d’horreur), l’adolescence, et qu’après je serais de l’autre côté, à la lumière, et qu’à partir de là tout irait comme sur des roulettes. Jusqu’à ce que je sois vieille, en tout cas. Croulante. Jusqu’à ce que le cancer ou autre chose vienne gâcher une journée assez correcte par ailleurs.
— Le cancer, dis-je. Quelle saleté.
— Mais tu sais quoi, Luce ? Ça ne devient pas plus facile après. On avance d’une étape à une autre, et chaque fois ça complique encore ce qu’il y avait avant, ce qui vient après. »

« — Merde, Luce. Ils nous plaquent tous. Je pensais que tu aurais au moins appris ça. Mais là tout de suite, c’est lui qui attend. Il m’attend, Luce. C’est moi qu’il attend. »

Attachante histoire d’une adolescence assez paumée, excellemment dépeinte par Pete Fromm, notamment par les dialogues.

\Mots-clés : #identite #initiatique #jeunesse #relationdecouple #relationenfantparent #ruralité
par Tristram
le Jeu 8 Fév 2024 - 11:08
 
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Sujet: Pete Fromm
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Hubert Haddad

Opium Poppy

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Camir, Centre d’accueil des mineurs isolés et réfugiés : Alam l’Afghan de onze-douze ans est parmi les autres (dont Diwani, rescapée tutsie), et doit apprendre une nouvelle langue, une société autre.
« Grands et petits, ceux du Mali et du Congo, ceux du Pakistan, les Kurdes d’Anatolie, les réfugiés blêmes du Caucase, tous les élèves se dressent d’un seul bond, comme affranchis d’une chape d’indignité, et recouvrent dans les couloirs les allures flottantes du désarroi. »

Kandahar :
« Mais elles voulaient apprendre à lire et à calculer. Chaque jour, elles repartaient gaiement au lycée. Un matin, des garçons en moto leur ont coupé le chemin. Ils ont soulevé leurs voiles. Avec des pistolets à eau, comme pour jouer, ils ont arrosé leurs visages. Alam griffe la purée de sa fourchette. Il soupçonne avec effroi un vague lien entre son assiette et les dérives de son esprit. Les belles jeunes filles, il les imagine tête nue, les cheveux brûlés, la face sanguinolente et déformée comme un derrière de singe. Le vitriol efface d’un coup la rosée miraculeuse des visages. Il n’y a plus personne dans la maison du souvenir… »

Alam est en fait l’Évanoui (Alam le Borgne est son frère aîné) ; il a vécu au village de montagne, puis en ville.
« Sa vie jusque-là s’était partagée entre les maigres pâtures, les champs de pavots et son village à l’aspect de ruines exhumées ; tant que les insurgés se terraient dans leurs repaires, l’appel du muezzin et la traite des brebis suffisaient à rythmer les jours. »

Parvenu en France, il s’évade du Camir dans Paris, et côtoie les divers sans-abris et migrants.
« On part découragé, en lâche ou en héros, dans l’illusion d’une autre vie, mais il n’y a pas d’issue. L’exil est une prison. »

Une belle description des ruines urbaines de la zone des Vignes où se réfugient les marginaux, souvent délinquants.
« Une glaciale impression de déshérence s’étend sur cette zone où le piéton ne s’aventure qu’une fois fourvoyé, croyant couper les distances entre le canal de l’Ourcq, les gares à jamais hantées de Drancy et de Bobigny, et l’immense champ de morts de Pantin où les allées ont des noms d’arbre. Nulle part, serait-ce dans les pires îlots de La Courneuve ou de Clichy, la solitude n’arbore un tel aspect de coupe-gorge sans issue. »

Retour sur son enfance (récit alterné entre l’Afghanistan et la France, ses passé et présent), qui a lieu après la première prise de pouvoir des talibans.
Son frère ainé a rejoint le Djihad ; l’Évanoui le retrouvera par hasard, deviendra enfant-soldat, et le tuera comme on l’en enjoint car il aurait trahi, et parce qu’il lui apprend être de ceux qui ont vitriolé Malalaï, sa voisine qui fréquentait l’école et son seul rayon de bonheur.
« On égorgeait et massacrait sans haine, comme les moutons de l’Aïd el-Kebir, par sacrifice de soumission à la loi. Dieu se chargeait de remplacer les fils des hommes morts à la guerre par des béliers et des chèvres couchés sur le flanc gauche aux portes du paradis, dans la gloire de l’au-delà. »

Les talibans ont entraîné l’Évanoui au combat et au martyre.
« Ce dernier était plutôt disposé au sacrifice. Lorsque les balles remplacent les mots, l’instinct de vie s’étiole avec l’espérance. Le spectacle continu des corps en souffrance, des amputés, des exécutés pour l’exemple tourne vite à la farce. »

« Rien n’échappe à la violence ; le monde n’existe plus. On égorge l’agneau et l’enfant d’un même geste. Dès qu’une femme rit trop fort ou danse avec un autre, on l’attache et l’assomme de pierres aiguës. Chaque homme est trahi par son ombre. Une hallucination guide des somnambules aux mains sanglantes d’un cœur arraché à l’autre. »

Gravement blessé, l’Évanoui a été pris en charge par la coalition occidentale et le Croissant rouge dans un camp de réfugiés dont il s’enfuit. Au terme d’un périple via l’Iran, la Turquie puis la Bulgarie ou la Macédoine et l’Italie, il atteint Paris où il est plus ou moins recueilli par Yuko le Kosovar, caïd des trafics de drogue et d’armes du squat, qui le protège plus ou moins, ainsi que Poppy la junkie.
Rendu saisissant de l’existence de réfugiés en France, et dans leur pays d’origine, ainsi que d’une jeunesse "perdue".

\Mots-clés : #contemporain #enfance #exil #guerre #immigration #jeunesse #social #terrorisme #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Lun 5 Fév 2024 - 10:19
 
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Sujet: Hubert Haddad
Réponses: 20
Vues: 930

Mathias Enard

L'Alcool et la Nostalgie

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Dans cette novella, « Mathias » retourne à Moscou retrouver Jeanne (de France, peut-être celle du transsibérien de Cendrars) à l’annonce de la mort de Vladimir (de qui son amante Jeanne s’est éprise : les « trois matriochki » ont vécu là ensemble pendant un an, de littérature russe, d’alcool et de drogue). Il accompagne la dépouille de ce dernier en Sibérie, tous les deux seuls dans un compartiment de train avec la vodka, la nostalgie et des souvenirs historiques et littéraires de la Russie.
« …] les livres qui sont bien plus dangereux pour un adolescent que les armes, puisqu’ils avaient creusé en moi des désirs impossibles à combler. Kerouac, Cendrars ou Conrad me donnaient envie d’un infini départ, d’amitiés à la vie à la mort au fil de la route et de substances interdites pour nous y amener, pour partager ces instants extraordinaires sur le chemin, pour brûler dans le monde, nous n’avions plus de révolution, il nous restait l’illusion du voyage, de l’écriture et de la drogue. »


\Mots-clés : #addiction #amitié #amour #ecriture #jeunesse #nostalgie
par Tristram
le Mer 20 Déc 2023 - 16:12
 
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Sujet: Mathias Enard
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Jean Giono

Le Chant du monde

Tag jeunesse sur Des Choses à lire Le-cha10

Antonio, du fleuve (c’est un pêcheur qui vit sur l’île des geais), dit « bouche d’or », et Matelot, de la forêt (un ancien marin devenu bûcheron), partent à la recherche du besson, le dernier fils de ce dernier, parti dans le nord former un radeau de bois. Parvenus en pays Rebeillard, ils secourent une jeune aveugle, Clara « aux yeux de menthe », qui met au monde son fils seule dans la nuit, et la confient à « la mère de la route ». C’est le pays de Maudru, et ses bouviers traquent le besson.
Giono est toujours attentif à la nature.
« L’odeur des mousses se leva de son nid et élargit ses belles ailes d’anis. Une pie craqua en dormant comme une pomme de pin qu’on écrase. Une chouette de coton passa en silence, elle se posa dans le pin, elle alluma ses yeux. »

Ils cheminent vers Villevieille et ses tanneries, avec les malades d’une mystérieuse maladie (on pense à Le hussard sur le toit), et Médéric, le fils de la sœur de Maudru, que le « cheveu-rouge » (le besson) a blessé à mort. Ils retrouvent ce dernier chez monsieur Toussaint, le marchand d’almanachs (le guérisseur), qui est Jérôme, frère bossu de Junie, la femme de Matelot. Le dernier de deux jumeaux s'y est réfugié avec Gina, la fille de Maudru, qu’il a enlevée (et qui est déçue).
Médéric, donc Gina était la promise, meurt ; les Maudru les surveillent. Antonio rêve de Clara, Matelot de la mort qu’il voit comme un grand voilier blanc sur la montagne. Ce dernier meurt poignardé par les bouviers. Le besson et Antonio incendient Puberclaire, résidence de Maudru avec ses étables à taureaux.
Clara retrouvée par Antonio, les deux couples redescendent vers le sud pour y construire une nouvelle vie.
Le personnage du fleuve est sensible lorsqu’Antonio s’y baigne, et aussi lors de la débâcle printanière du renouveau de l’amour.
Ce roman est baigné d’une atmosphère légendaire, accentuée par certains vocables des lieux, et une faune fantastique, comme le congre d’eau douce et les houldres, mais aussi par des obscurités dans les dialogues et les péripéties.
« Il y avait une espèce d’oiseau qu’au pays Rebeillard on appelait les houldres. Ils étaient en jaquette couleur de fer avec une cravate d’or. »

C’est un univers apparemment symbolique, où j’ai reconnu des allusions mythologiques, mais sans qu’il semblât décryptable à la façon d’une parabole : c’est un fusionnement syncrétiste des humains avec les éléments et animaux et vice-versa, de l’homme-fleuve aux oiseaux qui parlent, tous participant d’une source de vie commune.

\Mots-clés : #amitié #amour #famille #jeunesse #merlacriviere #mort #nature #relationenfantparent #ruralité #violence
par Tristram
le Dim 19 Nov 2023 - 13:02
 
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Sujet: Jean Giono
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Julien Gracq

La Forme d’une ville

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Sous les auspices de Baudelaire, Rimbaud, Poe, Apollinaire, Breton et Verne, avec son admirable élocution si souple et léchée, Gracq évoque la géographie, mais aussi l’histoire de Nantes, avec notamment une étude de la ville et de sa campagne à leurs limites ou lisières. Lieu d’où s’envole l’imaginaire et, depuis, des images d’autres cités visitées, c’est d’une ville à la fois "formatrice" et en perpétuel changement qu’il se remémore.
« Un jeu de cartes postales, même « personnalisé », rien qu’en mettant à plat la masse, le volume émouvant et indivisible qu’est d’abord, pour le sentiment que nous en avons, une ville, la déshumanise, la dévitalise, plus qu’il ne la fait resurgir. Il est curieux que pour moi ces vues intérieures que je garde de Nantes vont jusqu’à revêtir un caractère résolument passéiste : elles refusent de prendre en compte les transformations opérées dans la ville depuis un demi-siècle ; elles constituent des documents d’archives intimes, classées et répertoriées, plutôt que de vrais souvenirs. »

Le lycée (entre jésuite et militaire) dans les années vingt :
« J’y ai fait de solides études, et je ne doute guère que le rendement scolaire de cette dure et brutale machine ait été, en fin de compte, pour mes camarades, et pour moi, supérieur d’assez loin, à temps égal, à ce qu’il est aujourd’hui. Mais le prix à payer était élevé. »

Fortement implanté dans la ville de Nantes (où j’ai séjourné, il y a quelques décennies), ce livre vaut sans doute surtout pour le familier des lieux, qui y retrouverait ses marques comme Gracq les siennes alors qu’il était jeune. Mais pas un mot sur le gros-plant, à peine sur le muscadet ; pourtant un vif souvenir de mes pérégrinations dans les cafés à l’époque…

\Mots-clés : #autobiographie #enfance #jeunesse #lieu #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 7 Sep 2023 - 12:02
 
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Sujet: Julien Gracq
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Philip Roth

Indignation

Tag jeunesse sur Des Choses à lire Indign10

Étudiant pendant la guerre de Corée, le narrateur, Marcus Messner, a du mal à tenir à distance son père, un boucher kasher qui s’inquiète pour lui alors qu’il est sage et bûcheur : il quitte Newark pour l’Ohio. Motivé pour quitter la boucherie, il l’est aussi par le spectre de la conscription.
Il a dix-huit ans, et mourra à dix-neuf ; pour le moment, il découvre le sexe :
« Même maintenant (si « maintenant » peut encore vouloir dire quelque chose), au-delà de l’existence corporelle, vivant comme je le suis ici (si « ici » ou « je » veulent dire quelque chose), n’étant rien d’autre que mémoire (si « mémoire », à proprement parler, est ce milieu qui englobe tout et d’où mon « moi » tire sa subsistance), je continue à m’interroger sur les actions d’Olivia. Est-ce à cela que ça sert, l’éternité, à ruminer les menus détails de toute une vie ? Qui aurait pu imaginer qu’il faudrait se souvenir à jamais de chaque moment de sa vie jusque dans les moindres particularités ? Ou se peut-il que ce soit seulement le cas pour cette vie dans l’au-delà qui est la mienne, et que, tout comme chaque vie est unique, chaque vie dans l’au-delà le soit également, chacune étant comme l’empreinte digitale impérissable d’une vie dans l’au-delà différente de toutes les autres ? Je n’ai aucun moyen de le dire. Comme dans la vie, je connais seulement ce qui est et, dans la mort, ce qui est équivaut à ce qui fut. »

Olivia, de parents divorcés, a déjà tenté de se suicider, et paraît instable. Sans surprise, Roth dépeint sans fard le désarroi libidinal des jeunes gens soumis à la continence.
Juif athée, il est indigné par les sermons chrétiens assénés d’office « au cœur de l’Amérique profonde » (le Middle West, très traditionnel). Il est recadré par le doyen (intégriste) pour son manque d’intégration (lors d’un entretien où il cite Bertrand Russell).
Son père, de plus en plus catastrophiste (voire paranoïaque), est devenu irascible, et sa mère veut divorcer ; mais cette femme forte revient sur sa décision, si Marcus renonce à Olivia.
Rapprochement de l’abattage kasher des poulets et de la tentative de suicide d’Olivia :
« Ce que je veux dire, c’est ceci : que c’est cela qu’Olivia avait cherché à faire, se tuer selon les prescriptions kasher, en se vidant de son sang. Si elle avait réussi, si elle avait habilement mené sa tâche à bien d’un seul coup tranchant de la lame, elle se serait rendue kasher conformément à la loi rabbinique. La cicatrice révélatrice d’Olivia venait de sa tentative de meurtre rituel appliqué à elle-même. »

Olivia s’en va, victime de dépression ; Marcus, qui avait accepté d’être subrepticement remplacé aux offices obligatoires, sera renvoyé et perdra définitivement conscience dans le bain de sang coréen. Ce jeune homme qui avait et faisait tout pour réussir aura ce destin absurde pour n’avoir pas su « fermer sa grande gueule ».
Ce bref roman magistralement écrit est aussi parfaitement athée et anticlérical.

\Mots-clés : #guerre #jeunesse #relationenfantparent #religion #sexualité #social #xxesiecle
par Tristram
le Mer 23 Aoû 2023 - 12:17
 
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Sujet: Philip Roth
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Marcel Jouhandeau

La Jeunesse de Théophile – Histoire ironique et mystique

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Théophile Brinchanteau naît avec un bec-de-lièvre vers la fin du XIXe dans une petite ville de province. Enfance saturée de religion, surtout sous l’autorité aimante de tante Ursule, demeurée demoiselle.
« Théophile ne parlait jamais avec les siens pour parler. On ne savait pas chez lui prendre son plaisir aux paroles. Les gens du peuple ne parlent que pour nuire ou être utiles. »

Belle page sur la dentelle de tante Ursule :
« Toute la vie de famille et la vie intérieure de tante Ursule y était représentée. Aucun événement joyeux ou malheureux qui n’eût son souvenir de dentelle dans le livre endormi sous un triple fermoir de rubans. La mystique et l’élégance des cinquante dernières années de la paroisse s’y résumaient en images subtiles. Renaissance, Richelieu, Cluny, Vosges, Angleterre, — la géographie et l’histoire du monde y avaient leur part. »

À sa mort, c’est une galerie hallucinée de portraits champêtres, des fous parmi les fantômes.
« Tante Ursule avait essayé de donner à l’enfant l’exemple de n’être ému par rien ni personne. Le travail quotidien et le souci d’un avenir doré suspendu à la chaîne fragile de toutes les heures de la vie, un instant de repos chaque jour dans un jardin minuscule devaient garder Théophile de tout étonnement, de la curiosité, du trouble. Heureusement les folles et les fous d’alentour se levèrent-ils pour fermer les yeux des idoles et pour éveiller sa raison. Dès lors, la courte philosophie de tante Ursule ne lui suffit plus. »

Jeanne, qui fut carmélite (et l’aime), lui fait connaître la nature et Dieu, passage (de nouveau assez onirique) de « son adolescence pieuse et craintive, casanière de l’habitude atavique et mal propre à l’aventure. »
Lorsqu’il obtient une chambre à soi, lui qui « se sentait différent de toute sa ville », Théophile, plutôt introverti, angoissé et passif, devient de plus en plus mystique, collectionnant avec enthousiasme les statuettes de la Vierge.
« Il retrouvait dans ses propres yeux le regard de Raphaël ou de Murillo pour dénaturer en beauté la laideur vulgaire des images de femme que lui vendait la sacristine de sa paroisse. »

Vu de sa fenêtre, d’entre ses jolis rideaux, son père (qu’il n’aime pas), et une voisine :
« Au pied de la tour, sur un angle cimenté, le boucher, vêtu de linges blancs, armé d’un grand couteau et suivi de deux acolytes venait immoler des moutons et des chevreaux. Leur bêlement s’exhalait avec la vie. Avant de mourir, ils évoquaient au fond de la cour l’odeur de l’étable où ils étaient nés, les champs où ils avaient couru parmi la bruyère et le thym, tous les paysages de la terre que garde un pasteur. Le berger apparaissait en larmes, penché sur un ruisseau de sang. »

« Quand elle voulait prendre l’air ou s’exposer l’été au soleil, elle soulevait ses seins sur ses deux bras nus et les déposait lentement sur la pierre de l’accoudoir. Sa gorge était nue comme ses bras. Seule, une toile blanche, épaisse, bordée de dentelle, voilait la poitrine dont on aurait eu peur. »

Long exposé des messes pascales, rites fastueux d’une dévotion catholique encore éblouissante en ce début du XXe.
Une pieuse et dominatrice dame du monde, madame Alban, sépare Théophile de son amie Jeanne, et le prépare à la Perfection, c'est-à-dire qu’elle l’accapare de façon ambigüe sous couvert de le faire étudier, lui qui se destine (apparemment) au sacerdoce – mais saura-t-il enfin assumer son prénom ?
Ce roman largement inspiré de la biographie de l’auteur ne m’a guère plu, dans le fond comme la forme, assez mièvres ; dans ses meilleurs moments, il m’a ramentu Huysmans.

\Mots-clés : #autobiographie #enfance #initiatique #jeunesse #relationenfantparent #religion
par Tristram
le Ven 11 Aoû 2023 - 12:42
 
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Sujet: Marcel Jouhandeau
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Jon Krakauer

Into the Wild (Voyage au bout de la solitude)

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Ce récit, au départ un article de Krakauer, relate la tentative du jeune Christopher McCandless de vivre seul dans l’Alaska sauvage (Sean Penn en a tiré un film dont j’ai gardé le souvenir à cause du bus abandonné dans lequel on retrouvera son corps).
« Au cours de l’été 1990, tout de suite après l’obtention de son diplôme de fin d’études, avec mention, à l’université Emory, son entourage le perdit de vue. Il changea de nom, fit don de ses 24 000 dollars d’économies à une œuvre humanitaire, abandonna sa voiture et presque tout ce qu’il possédait et brûla les billets de banque qu’il avait dans son portefeuille. Puis il vécut une nouvelle vie, logeant chez des marginaux dépenaillés et parcourant l’Amérique du Nord à la recherche de l’expérience pure, transcendante. Sa famille ignorait complètement ce qu’il était devenu, jusqu’à ce qu’on retrouve ses restes en Alaska. »

Inspiré par Léon Tolstoï, Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau (« la Désobéissance civile »), Boris Pasternak, Mark Twain et surtout Jack London, Chris quitte les siens et, épris de liberté, prend la route. Il se surnomme lui-même Alexander Supertramp et écrit son journal à la troisième personne du singulier ; il mène la vie errante des vagabonds à travers les États-Unis (y compris une descente du Colorado en canoë jusqu’au Mexique) pendant deux ans, subsistant de petits boulots et de plantes sauvages, faisant de belles rencontres.
Krakauer expose son enquête débutée dès que le corps de Chris est découvert, ses rencontres avec des amis de McCandless, les antécédents similaires en Alaska, comme Everett Ruess (apparemment déjà présenté par Wallace Stegner). Nombre d’autres écrivains de la wilderness sont évoqués, comme John Muir, Edward Abbey. Mais ce qu’on peut savoir de Chris forme un portrait qui me paraît confus. Il me semble qu’on peut retenir qu’il était intrépide (ou téméraire), soucieux de se prouver son autonomie, attiré par l’aventure, et aussi idéaliste antisocial, « romantique », en quête de vérité.
Puis Krakauer raconte en comparaison son cas personnel, et son ascension du Devils Thumb (le Pouce du Diable), en Alaska.
« Et puis brusquement, il n’y eut plus d’endroit où grimper. »

En avril 1992, Chris part seul sur la piste Stampede, avec pour tout bagage cinq kilos de riz, une carabine 22 Long Rifle et quelques livres. Après deux mois de vie dans la taïga aux abords de l’autobus, seul vestige d’un projet abandonné de route minière, il veut revenir, mais la rivière qu’il a passé à gué est devenue infranchissable.
« Il tenta de vivre entièrement sur le pays, et il le fit sans se soucier d’apprendre auparavant à maîtriser tout le répertoire des techniques indispensables. »

Krakauer relate comme il découvrit l’autobus avec tout ce qu’y a laissé Chris, cite le journal où sont énumérés les gibiers et baies consommés par celui qui va mourir de faim (et possiblement d’un empoisonnement par un alcaloïde végétal).
Dans cette revue des "appels de la forêt" contemporains, j’ai été frappé par l’importance marquante de la beauté de la nature (simultanément avec la soif de liberté, d'aventure et de vérité).

\Mots-clés : #aventure #biographie #jeunesse #nature #solitude #temoignage #voyage
par Tristram
le Mer 10 Mai 2023 - 13:03
 
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Sujet: Jon Krakauer
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Romain Gary

Le Grand Vestiaire

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Le narrateur, Luc Martin, quatorze ans au sortir de la Deuxième Guerre et à la mort de son père, devient pupille de la nation. Mais très vite il est recueilli par le vieux Vanderputte, un des nombreux escrocs dans le chaos de la Libération, et volontiers métaphysicien...
« Il rejeta sa casquette en arrière, remua rapidement sa moustache, et braqua sur moi son ongle sale, tout en regardant soigneusement de côté.
– Apprenez cela, jeune homme, dès aujourd'hui : dans la vie, il s'agit de ne pas être là au bon moment, voilà tout. Il faut se faufiler adroitement entre les années, le ventre rentré et sans faire de silhouette, pour ne pas se faire pincer. Voilà ce que c'est, la vie. Pour cela, naturellement, il faut être seul. Ab-so-lu-ment ! La vie, c'est comme l'assassinat, il ne faut pas avoir de complice. Ne jamais se laisser surprendre en flagrant délit de vie. Vous ne le croirez peut-être pas, jeune homme, mais il y a des millions de gens qui y arrivent. Ils passent inaperçus, mais à un point... ini-ma-gi-nable ! C'est simple : à eux, la destinée ne s'applique pas. Ils passent au travers. La condition humaine – vous connaissez cette expression ? – eh bien, elle coule sur eux, comme une eau un peu tiède. Elle ne les mouille même pas. Ils meurent de vieillesse, de décrépitude générale, dans leur sommeil, triomphalement. Ils ont roulé tout le monde. Ils ne se sont pas fait repérer. Pro-di-gieux ! C'est du grand art. Ne pas se faire repérer, jeune homme, apprenez cela dès ce soir. Rentrer la tête dans les épaules, écouter s'il pleut, avant de mettre le nez dehors. Se retourner trois fois, écouter si l'on ne marche pas derrière vous, se faire petit, petit, mais petit ! Être, dans le plein sens du terme, homme et poussière. Jeune homme, je suis persuadé qu'en faisant vraiment très attention, la mort elle-même ne vous remarque pas. Elle passe à côté. Elle vous loupe. C'est dur à repérer, un homme, lorsque ça se planque bien. On peut vivre très vieux et jouir de tout, naturellement, en cachette. La vie, jeune homme, apprenez-le dès maintenant, c'est uniquement une question de camouflage. Réalisez bien ceci et tous les espoirs vous sont permis. Pour commencer, tenez, un beau vieillard, c'est toujours quelqu'un qui a su éviter la jeunesse. C'est très dangereux ça, la jeunesse. Horriblement dangereux. Il est très difficile de l'éviter, mais on y arrive. Moi, par exemple, tel que vous me voyez, j'y suis arrivé. Avez-vous jamais réfléchi, jeune homme, au trésor de prudence et de circonspection qu'il faut dépenser pour durer, mettons, cinquante ans ? Moi, j'en ai soixante... Co-los-sal ! »

Venu du maquis du Véziers à Paris avec Roxane la chienne de son père instituteur tué dans la Résistance (et son « petit volume relié des Pensées de Pascal » qui lui reste hermétique), Luc le rat des champs se sent perdu parmi les rats des villes.
« Mon père aimait à me plonger ainsi dans une atmosphère de mystère et de conte de fées ; je me demande, aujourd'hui, si ce n'était pas pour brouiller les pistes, pour atténuer les contours des choses et adoucir les lumières trop crues, m'habituant ainsi à ne pas m'arrêter à la réalité et à chercher au-delà d'elle un mystère à la fois plus significatif et plus général. »

Intéressante vision du cinéma et de son influence :
« La beauté des femmes, la force des hommes, la violence de l'action [… »

« Je cherchais alors à bâtir toute ma personnalité autour d'une cigarette bien serrée entre les lèvres, ce qui me permettait de fermer à demi un œil et d'avancer un peu la lèvre inférieure dans une moue qui était censée donner à mon visage une expression extrêmement virile, derrière laquelle pouvait se cacher et passer inaperçue la petite bête inquiète et traquée que j'étais. »

Avec Léonce (et comme beaucoup de gosses), ils rêvent d’être adultes, d’aller en Amérique, de devenir gangsters et riches. Il est amoureux de Josette, la sœur de Léonce, mais fort embarrassé.
« – Quelquefois, ça se guérit, me consolait-elle. Il y a des médecins qui font ça, en Amérique. On te colle la glande d'un singe et du coup, tu deviens sentimental. »

Vanderputte, un destin misérable :
« Je posais pour un fabricant de cartes postales. Sujets de famille, uniquement. J'ai jamais voulu me faire photographier pour des cochonneries. On pouvait me mettre dans toutes les mains. »

« Cet amour instinctif qu'il avait pour les objets déchus, cette espèce de sollicitude fraternelle dont il les entourait, avaient je ne sais quoi de poignant et c'est lorsque je le vis pour la première fois s'arrêter dans la rue, ramasser un peigne édenté et le glisser dans sa poche, que je me rendis compte à quel point ce vieil homme était seul. Les antiquités, les beaux objets de valeur finement travaillés ne l'intéressaient pas : il ne s'attachait qu'aux épaves. Elles s'accumulaient dans sa chambre et la transformaient en une immense boîte à ordures, une sorte de maison de retraite pour vieilles fioles et vieux clous. »

Avec son ami l’Alsacien Kuhl (son antithèse, épris d’ordre et de propreté ; employé à la préfecture de police, il reçoit mensuellement une enveloppe de Vanderputte), les deux cultivent un humanisme sentimental, convaincus de la décadence civilisationnelle.
Galerie de portraits hauts en couleur, tel Sacha Darlington « grand acteur du muet » et travesti vivant reclus dans un bordel, ou M. Jourdain :
« Le fripier, un M. Jourdain, était un bonhomme âgé ; il portait sa belle tête de penseur barbu, une calotte de velours noir extrêmement sale ; il était l'éditeur, le rédacteur en chef et l'unique collaborateur d'une publication anarchiste violemment anticléricale, Le Jugement dernier, qu'il distribuait gratuitement tous les dimanches à la sortie des églises et qu'il envoyait régulièrement, depuis trente-cinq ans, au curé de Notre-Dame, avec lequel il était devenu ami. Il nous accueillit avec une mine sombre, se plaignit du manque de charbon – on était en juin – et à la question de Vanderputte, qui s'enquérait de l'état de ses organes, il se plaignit amèrement de la vessie, de la prostate et de l'Assemblée nationale, dont il décrivit le mauvais fonctionnement et le rôle néfaste en des termes profondément sentis. »

Vanderputte tombe fréquemment amoureux d’un vêtement miteux, tel celui d’un Gestard-Feluche, fonctionnaire médaillé, qui ira augmenter le grand vestiaire de sa chambre.
Dans une France en pleine pagaille (et dans la crainte du communisme, de la bombe atomique), Léonce et Luc passent du trafic de « médicaments patentés » au vol de voitures, et envisagent un gros coup.
Josette meurt de la tuberculose, et Luc s’interroge toujours sur la société.
« Où étaient-ils donc, ces fameux hommes, dont mon père m'avait parlé, dont tout le monde parlait tant ? Parfois, je quittais mon fauteuil, je m'approchais de la fenêtre et je les regardais. Ils marchaient sur les trottoirs, achetaient des journaux, prenaient l'autobus, petites solitudes ambulantes qui se saluent et s'évitent, petites îles désertes qui ne croient pas aux continents, mon père m'avait menti, les hommes n'existaient pas et ce que je voyais ainsi dans la rue, c'était seulement leur vestiaire, des dépouilles, des défroques – le monde était un immense Gestard-Feluche aux manches vides, d'où aucune main fraternelle ne se tendait vers moi. La rue était pleine de vestons et de pantalons, de chapeaux et de souliers, un immense vestiaire abandonné qui essaye de tromper le monde, de se parer d'un nom, d'une adresse, d'une idée. J'avais beau appuyer mon front brûlant contre la vitre, chercher ceux pour qui mon père était mort, je ne voyais que le vestiaire dérisoire et les milles visages qui imitaient, en la calomniant, la figure humaine. Le sang de mon père se réveillait en moi et battait à mes tempes, il me poussait à chercher un sens à mon aventure et personne n'était là pour me dire que l'on ne peut demander à la vie son sens, mais seulement lui en prêter un, que le vide autour de nous n'est que refus de combler et que toute la grandeur de notre aventure est dans cette vie qui vient vers nous les mains vides, mais qui peut nous quitter enrichie et transfigurée. J'étais un raton, un pauvre raton tapi dans le trou d'une époque rétrécie aux limites des sens et personne n'était là pour lever le couvercle et me libérer, en me disant simplement ceci : que la seule tragédie de l'homme n'est pas qu'il souffre et meurt, mais qu'il se donne sa propre souffrance et sa propre mort pour limites... »

Les « ratons » (vaut tantôt pour petits rats, tantôt pour Nord-Africains) entrent dans le monde des « dudules » (vaut apparemment plus pour adultes, individus, que pour idiots) : le « gang des adolescents » devient célèbre pour ses braquages de transports de fonds. Léonce est tué ; Luc se retrouve dans la peau de Vanderputte, qu‘il craint de devenir cinquante ans plus tard. Ce dernier est poursuivi : entré dans la Résistance et arrêté par les Allemands, il avait très vite collaboré et dénoncé, principalement des juifs. Luc s’enfuit avec lui, pris par la pitié, mais…

\Mots-clés : #corruption #criminalite #deuxiemeguerre #enfance #humour #initiatique #jeunesse #portrait #vieillesse #xxesiecle
par Tristram
le Ven 10 Mar 2023 - 11:56
 
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Jean-Claude Charles

Manhattan Blues

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Revenu à New York pour essayer de faire monter son film et d'écrire, Ferdinand, le narrateur (et auteur ?) raconte son séjour avec une certaine mélancolie.
« Répétitions, par retours de mémoire, d’images, de sons, le présent vécu comme un songe. »

Il loge chez son ancienne compagne, Jenny, et rencontre Fran. Celle-ci est une traductrice du français qui vient de se séparer de Bill et se retrouve sans logement ni travail.
« Elle avait les yeux pers, les cheveux d’un noir de jais, taillés en brosse, et de loin on voyait les yeux. Elle les lançait dans le demi-jour comme on lance un cerf-volant. Avec cette force sans violence, d’avance accordée à la force et à la direction du vent, invisible mais ça se sent sur la peau des mains, sur le visage, sur tout le corps, le vent. Ça va vers le nord ou ça va vers le sud. Son regard, ça va doucement à hauteur d’homme, il suffit de jeter les yeux, alors elle les jette. Sur moi. »

Cela ne se passe pas aussi bien qu’il l’aurait voulu entre les deux femmes… Et surtout, le principe suivant ne fonctionne pas tout à fait :
« Rien de tel qu’une femme pour vous faire oublier une autre femme. »

Racisme :
« Le type qui n’aime pas voir un couple mixte, encore moins s’ils ont l’air heureux, c’est un regard plein de haine. […]
Le racisme d’un regard est le plus perfide qui soit, il ne parle pas, il ne frappe pas, il n’émet pas d’insultes audibles, il est là, son destinataire ne saurait s’y tromper. C’est une sensation qu’aucune personne non victime de discrimination ne peut connaître, parce que ça ne fait pas partie de son expérience du monde. Ça n’est prévu dans aucune analyse, ça n’est pas disséqué, il n’y a pas de loi et il est souhaitable qu’il n’y en ait pas contre ça. Il ne s’agit pas de paranoïa. D’habitude ou bien je ne fais pas attention, ou bien je m’en contrefiche.
J’imagine que des femmes ont pu ressentir cette chose innommable dans certaines circonstances. Ou des Arabes en France. Ou des Juifs. Ou n’importe qui susceptible d’être violé, lynché, tabassé, gazé. On ne peut jamais dire monsieur, madame, votre regard porte atteinte à. Il n’y a pas de code sûr en la matière. C’est une affaire de peau, si j’ose dire. Une affaire de tripes. Le regard d’un raciste saisi par les tripes. »

« Mais j’ai une sainte horreur des négrophiles. Qu’on m’aime ou me déteste en tant que Noir, ça me fout en rogne. Qu’on m’aime pour mon talent ou qu’on me déteste parce que je suis un con, d’accord. Pas de cadeau pour ma couleur. Ça cache généralement trop de choses inavouables. J’ai la malchance d’avoir grandi dans une idéologie de glorification de la race noire qui se compte en centaines de milliers de cadavres. Le premier qui profane la mémoire de ces cadavres en les retournant pour une vérification d’identité, je lui crache dans la gueule. »

Fran l’emmène à son corps défendant sur les lieux de son enfance, à Brooklyn, chez ses parents absents. Curieusement, les tours jumelles du World Trade Center sont toujours dans le panorama. Errances urbaines :
« Froid, sec, ensoleillé. Un temps à faire des détours inutiles. Nous faisons des détours inutiles. »

Les idéaux révolutionnaires de sa jeunesse persistent difficultueusement.
« Mike dit qu’il voit ses amis tomber un à un. Il faudrait encore croire au héros pour pouvoir résister. Nous ne croyons plus au héros. Les plus vicelards c’est encore les anciens camarades de campus. Ils ont encore à la bouche le discours de la libération plus ou moins actualisé. Ils ont accédé progressivement à des positions stratégiques. Ils ont les moyens de te baiser la gueule. La seule façon de ne pas avoir affaire à eux serait d’être eux.
Tu en baves. Tu regrettes les bons vieux réacs classiques. Là où les choses avaient l’avantage de la clarté. Les nouveaux sont plus méchants. Ils ont cette méchanceté décuplée par la honte d’avoir trahi. Ils consacrent une partie de leur temps à guetter le moindre de tes faux pas. Là où les vieilles peaux t’ignoraient les nouveaux te connaissent. C’est ton premier point faible. Le deuxième c’est que t’as beau te forcer t’as même pas envie d’être méchant. »

Fête chez Mike, un ami peintre :
« La jungle était peuplée. Toutes races, toutes classes, tous sexes confondus. Peuplée de rêveurs, de pêcheurs de lune, de singes hurleurs, tout une faune cosmopolite, frappée, qui baragouinait au moins deux langues en plus de la maternelle, qui était née du bon ou du mauvais côté du pouvoir et des barrières sociales et de toute façon s’en foutait, suicidaire ou accrochée comme des morpions à la vie, crispée sur des désirs élémentaires de bonheur, lucide ou aveugle sur les limites de l’Amérique, solidaire du Nicaragua révolutionnaire juste pour penser à côté de papa maman ou sachant à peine situer le Nicaragua sur une carte, jeunesse d’entre dix-sept et cinquante ans ou pas d’âge, naufragés de tous les rêves, rescapés de tous les cauchemars, mélangeurs de tout et de rien du tout, révolutionnaires sans cause et apolitiques redoutablement subversifs, innocents et coupables de rien, hommes lesbiens et femmes pédés, hétéromachos féministes et sectateurs du culte de la chasteté au service du travail, artistes sans œuvre et gymnastes du vertige, fossoyeurs d’un abîme à venir où je vois heureusement le tombeau d’une certaine Amérique, dans l’utopie provisoire de la fête chez Mike. »

Ferdinand et Fran s’aiment (au moins sexuellement) ; lui a décidé de retourner en France, elle décide d’y aller aussi ; Jenny et Bill les hantent ; au terme de ces quatre jours, chacun retournera à son ancien amour, pour le meilleur ou pour le pire.
Dans cette évocation de New York et des mœurs de ses jeunes habitants, Charles utilise divers registres, mais son humour gouailleur ne m’a pas trop séduit  :
« Je te f’rai un dessin quand tu s’ras grande, je lui dis. Et encore si t’es sage. »


\Mots-clés : #amour #contemporain #discrimination #jeunesse #racisme #revolutionculturelle
par Tristram
le Mer 30 Nov 2022 - 10:23
 
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Sujet: Jean-Claude Charles
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Annie Ernaux

Les armoires vides

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Denise, « Ninise » Lesur, jeune étudiante, subit un avortement clandestin, et évoque son enfance. Une enfance dans un milieu méprisé (a posteriori), en fait assez heureux (parents faisant « tout » pour elle, chère abondante – c’est l’après-guerre), modeste mais relativement privilégié (commerçants) : la misère est en réalité autour (avec notamment l’alcoolisme), même si on baigne dedans (d’autant plus avec la promiscuité).
« Malheurs lointains qui ne m'arriveront jamais parce qu'il y a des gens qui sont faits pour, à qui il vient des maladies, qui achètent pour cinquante francs de pâté seulement, et ma mère en retire, elle a forcé, des vieux qui ont, a, b, c, d, la chandelle au bout du nez en hiver et des croquenots mal fermés. Ce n'est pas leur faute. La nôtre non plus. C'est comme ça, j'étais heureuse. »

Puis l’autre monde, celui de l’école (libre) ; humiliation sociale, et culpabilité (le péché) insinuée par l’aumônier à la « vicieuse » avec son « quat'sous » (son sexe, avec connotation de peu de valeur) ; puis revanche de première de la classe. Et la lecture.
« Ces mots me fascinent, je veux les attraper, les mettre sur moi, dans mon écriture. Je me les appropriais et en même temps, c'était comme si je m'appropriais toutes les choses dont parlaient les livres. Mes rédactions inventaient une Denise Lesur qui voyageait dans toute la France – je n'avais pas été plus loin que Rouen et Le Havre –, qui portait des robes d'organdi, des gants de filoselle, des écharpes mousseuses, parce que j'avais lu tous ces mots. Ce n'était plus pour fermer la gueule des filles que je racontais ces histoires, c'était pour vivre dans un monde plus beau, plus pur, plus riche que le mien. Tout entier en mots. Je les aime les mots des livres, je les apprends tous. »

« Pour moi, l'auteur n'existait pas, il ne faisait que transcrire la vie de personnages réels. J'avais la tête remplie d'une foule de gens libres, riches et heureux ou bien d'une misère noire, superbe, pas de parents, des haillons, des croûtes de pain, pas de milieu. Le rêve, être une autre fille. »

Rejet du moche, du sale, du café-épicerie de la rue Clopart, honte haineuse d’une inculture (pourtant compréhensible), envie aussi de la vie des autres jeunes, de la liberté : l’adolescente veut "s’en sortir".
Premières menstrues, « chasse aux garçons », découverte du plaisir ; avec quand même la crainte confuse de mal tourner, comme redoutent les parents (qui triment pour lui permettre de poursuivre ses études).
« Dans l'ordre, si tout y avait été, une maison accueillante, de la propreté, si je m'étais plu avec eux, chez eux, oui, ce serait peut-être rentré dans l'ordre. »

Dix-sept ans, l’Algérie et mai 68 en toile de fond, et ce besoin (à la fois légitime et choquant) d’être supérieur à sa condition d’origine.
« J'inscris des passages sur un petit carnet réservé, secret. Découvrir que je pense comme ces écrivains, que je sens comme eux, et voir en même temps que les propos de mes parents, c'est de la moralité de vendeuse à l'ardoise, des vieilles conneries séchées. »

« Mais la fête de l'esprit, pour moi, ce n'est pas de découvrir, c'est de sentir que je grimpe encore, que je suis supérieure aux autres, aux paumés, aux connasses des villas sur les hauteurs qui apprennent le cours et ne savent que le dégueuler. »

Étudiante enfin, puis c’est la « dé-fête », elle est enceinte, et avorte clandestinement.
« J'ai été coupée en deux, c'est ça, mes parents, ma famille d'ouvriers agricoles, de manœuvres, et l'école, les bouquins, les Bornin. Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine, il fallait bien choisir. »

Contrairement à ce qui est parfois prétendu, Ernaux a "un style".
« Ça me fait un peu peur, ça saignera, un petit fût de sang, lie bleue, c'est mon père qui purge les barriques et en sort de grandes peaux molles au bout de l'immense rince-bouteilles chevelu. Que je sois récurée de fond en comble, décrochée de tout ce qui m'empêche d'avancer, l'écrabouillage enfin. Malheureuse tout de même, qui est-il, qui est-il... Mou, infiniment mou et lisse. Pas de sang, une très fine brûlure, une saccade qui s'enfonce, ce cercle, ce cerceau d'enfant, ronds de plaisir, tout au fond... Traversée pour la première fois, écartelée entre les sièges de la bagnole. Le cerceau roule, s'élargit, trop tendu, trop sec. La mouillure enfin, à hurler de délivrance, et macérer doucement, crevée, du sang, de l'eau. »

« Le goût de viande crue m'imbibe, les têtes autour de moi se décomposent, tout ce que je vois se transforme en mangeaille, le palais de dame Tartine à l'envers, tout faisande, et moi je suis une poche d'eau de vaisselle, ça sort, ça brouille tout. Le restau en pleine canicule, les filles sont vertes, je mange des choses immondes et molles, mon triomphe est en train de tourner. Et je croyais qu'il s'agissait d'une crise de foie. Couchée sur mon lit, à la Cité, je m'enfilais de grands verres d'hépatoum tout miroitants, une mare sous des ombrages, à peine au bord des lèvres, ça se changeait en égout saumâtre. La bière se dénature, je rêve de saucisson moelleux, de fraises écarlates. Quand j'ai fini d'engloutir le cervelas à l'ail dont j'avais une envie douloureuse, l'eau sale remonte aussitôt, même pas trois secondes de plaisir. J'ai fini par faire un rapprochement avec les serviettes blanches. Une sorte d'empoisonnement. »

Et pour une écriture "blanche" (certes peu métaphorique), j’ai découvert plusieurs mots nouveaux pour moi : décarpillage, cocoler, polard, pouque et mucre (il est vrai cauchois), etc. ; curieusement (pourtant dans l’œuvre d’une écrivaine nobelisée !), je n’ai pas trouvé en ligne la définition de "creback", apparemment une pâtisserie, ni « troume » (peur vraisemblablement).
Dès ce premier roman, Ernaux parvient, avec l'originalité de son écriture, à nous transmettre une expérience commune. C'est peut-être ça qui explique l'oppression ressentie à cette lecture, comme signalée par Chrysta : Ernaux n'est pas une auteure d'évasion, c'est tout le contraire, on est sans cesse durement ramené à la triste réalité.

\Mots-clés : #autobiographie #conditionfeminine #contemporain #enfance #identite #intimiste #Jeunesse #Misère #relationenfantparent #sexualité #social #temoignage #xxesiecle
par Tristram
le Ven 28 Oct 2022 - 11:23
 
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Alberto Manguel

Un retour

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Néstor Andrés Fabris est un Argentin antiquaire à Rome qui, convié par son filleul (qu’il n’a jamais rencontré) à son mariage, retourne à Buenos Aires après trente années d’exil, ville qu’il a quittée suite à une manifestation estudiantine rudement réprimée, abandonnant ainsi Marta, la mère de son filleul. Il erre dans la ville, évoquant le passé, rencontrant des amis d’alors, dans une atmosphère déroutante, de plus en plus étrange, comme il retrouve de moins en moins son chemin. De nombreuses allusions à l’antiquité sont présentes dans le texte, comme avec le livre Le Passé, de Norberto Grossman, son ancien professeur qui, devenu conducteur d’un bus vide, le mène dans une visite du genre de celle d’Énée ou Dante aux enfers.
« C'est la raison pour laquelle, à mon sens, le passé n'est qu'une construction de la mémoire en quête de permanence, construction que nous prenons pour quelque chose d'immuable. »

Cette novella, ou même nouvelle, allie culture classique et fantastique aux thèmes de l’exil et de la culpabilité.

\Mots-clés : #culpabilité #exil #fantastique #identite #jeunesse #regimeautoritaire
par Tristram
le Lun 3 Oct 2022 - 13:23
 
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Paul Léautaud

Le petit ami

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Léautaud se propose, dès le commencement de son premier roman et en référence aux Souvenirs d’égotisme de Stendhal (dont il était féru), d’évoquer ses souvenirs d’enfance et de sa mère disparue, qu’il retrouve un peu chez ses petites amies dans son Paris natal.
« Moi qui pourtant me regarde sans cesse agir et rêver, jamais je n’avais encore autant pensé à moi. »

« Presque chaque soir je partais pour aller retrouver mes amies et me préparer auprès d’elles à écrire ce livre. »

Très tôt, il est attiré par les femmes, notamment les prostituées, et le voilà, vers la trentaine, passant ses soirées à la Belle Époque (celle notamment de Toulouse-Lautrec), surtout aux Folies-Bergère, avec lesdites lorettes ou cocottes − femmes légères, de plaisir, complaisantes, frivoles et/ou volages, s’il est possible de faire abstraction de la connotation péjorative de ces expressions, à prendre à la lettre en admettant qu’une femme puisse être libre de disposer de son corps.
« Pas besoin, avec elles, de faire des phrases. Un coup d’œil significatif, un court colloque, et l’on va s’aimer. »

« Il lui suffit de se prêter, de créer du bonheur, de laisser jouir de sa beauté, de ses gestes bienfaisants apportant à plaire et à satisfaire des soins toujours neufs et, ce qui est inestimable, une impudeur à peine obscène. »

« Ce n’était pas de l’amour que je venais demander à ces femmes. Mes projets de littérature me fatiguaient bien assez. C’était de la grâce, de la douceur, quelque chose qui relevât la fadeur de mes journées, passées à des besognes, parmi des gens sans tendresse. »

Il se présente lui-même comme un personnage otieux, nonchalant et sensible (voire romanesque), las de la littérature où il besogne peu à ses ambitions ; mais surtout il peint ce milieu à la fois brillant, languide et frénétique, et plus encore ses amies, avec tendresse et sincérité, et même un ton trompeusement badin, une ironie à peine perceptible (cf. la mort de la Perruche à l’hôpital). Puis Léautaud narre son ardente passion, assez équivoque, pour sa mère qu’il retrouve momentanément.
« Avoir grandi seul, élevé par des mains étrangères… M’être tant promis de la séduire, pendant tant d’années, si jamais je la retrouvais… »

Léautaud termine en résumant sa méthode d’écriture.
« Je parle de ce travail, le seul vrai, qui consiste à ne rien faire, à penser seulement à ce que l’on veut faire, à le distribuer en soi, à le voir en soi, par fragments et en entier, etc. »


\Mots-clés : #autobiographie #creationartistique #intimiste #jeunesse #nostalgie #temoignage #xxesiecle
par Tristram
le Ven 29 Juil 2022 - 12:04
 
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John Maxwell Coetzee

Vers l'âge d'homme

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Second (2003) des trois récits révisés et réunis dans Une vie de province, entre Scènes de la vie d’un jeune garçon (1999) et L’Été de la vie (2010) ; j’ai déjà lu dans sa première version le premier volume de ce qui considéré comme une autobiographie écrite à la troisième personne.
Citation liminaire de Goethe, qu’on peut je pense traduire par « « Celui qui veut comprendre le poète doit aller dans le pays du poète » :
« Wer den Dichter will verstehen,
muß in Dichters Lande gehen. »

Le personnage principal, John, est étudiant (en mathématiques) en Afrique du Sud, et a la conviction d’être un poète en devenir, un élu du « feu sacré », sur la voie du « travail de transmutation de l’expérience vécue en art ».
« Car il sera un artiste, c’est chose arrêtée de longue date. »

Émigré à Londres (il est programmeur, d’abord chez IBM), il y subit l’Angst (angoisse existentielle).
« En fait, pour rien au monde il n’entreprendrait une psychothérapie. L’objectif de la psychothérapie est de rendre heureux. À quoi bon ? Les gens heureux ne sont pas intéressants. Mieux vaut porter le fardeau du malheur et essayer d’en faire quelque chose de valable, de la poésie, de la musique ou de la peinture : c’est là sa conviction. »

« Le malheur est son élément. Il est dans le malheur comme un poisson dans l’eau. Si le malheur venait à être aboli, il ne saurait pas quoi faire de lui-même. »

Il a des relations peu satisfaisantes avec les femmes, et le regrette.
« L’art ne vit pas seulement de privation, de désir insatisfait, de solitude. Il lui faut de l’intimité, de la passion, de l’amour. »

« Le sexe et la créativité vont de pair, tout le monde le dit, et il ne met pas cela en doute. »

« Est-ce que c’est ça que veulent les femmes : être prises en charge, être menées ? Est-ce pour cela que les danseurs observent le code selon lequel l’homme conduit et la femme se laisse conduire ? »

« Comment aurait-elle pu croire que ce qu’elle lisait dans son journal n’était pas la vérité, l’ignoble vérité sur ce qui passait par la tête de son compagnon lors de ces soirées de silence pesant et de soupirs, mais que c’était de la fiction, une fiction possible parmi bien d’autres, qui n’est vraie qu’au sens où une œuvre d’art est vraie – vraie en soi, vraie et fidèle au but qu’elle poursuit par elle-même –, alors que ce qu’elle lisait d’ignoble était si conforme à ce qu’elle soupçonnait : son compagnon ne l’aimait pas, il n’avait pas même pour elle de l’affection ? »

Il rêve de passion, mais…
« Il dort mieux tout seul. »

Curiosité exotique :
« À son avis, ceux qui conduisent en état d’ébriété devraient être doublement pénalisés au lieu de bénéficier de circonstances atténuantes. Mais en Afrique du Sud tous les excès commis sous l’influence de l’alcool sont considérés avec indulgence. »

C’est écrit dans un style plat, détaché, où affleure à peine l’autodérision d’un idéaliste assez effacé et maladroit, aux idées préconçues (mais qui a cependant directement travaillé dans la course informatique américano-anglo-russe sur l’ordinateur prototype de Cambridge).
Vaut surtout pour les amateurs de Coetzee − et d’éventuels rapprochements avec son propre vécu !

\Mots-clés : #ecriture #identite #jeunesse
par Tristram
le Dim 15 Mai 2022 - 14:54
 
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Sujet: John Maxwell Coetzee
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Cormac McCarthy

Le grand passage

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Dans le sud des États-Unis, à proximité de la frontière mexicaine, Billy Parham, seize ans, son frère Boyd, quatorze ans, et leur père Will tentent de piéger une louve solitaire. Remarquables observations sur la faune sauvage :
« Les éleveurs disaient que les loups traitaient le bétail avec une brutalité dont ils n’usaient pas envers les bêtes fauves. Comme si les vaches avaient éveillé en eux on ne savait quelle fureur. Comme s’ils s’étaient offensés d’on ne savait quelle violation d’un ordre ancien. D’anciens rites. D’anciens protocoles. »

« À la nuit elle descendait dans les plaines des Animas et traquait les antilopes sauvages, les regardant s’enfuir et volter dans la poussière de leur propre passage qui s’élevait du fond du bassin comme une fumée, regardant l’articulation si exactement dessinée de leurs membres et le balancement de leurs têtes et la lente contraction et la lente extension de leur foulée, guettant parmi les bêtes de la harde un signe quelconque lui désignant sa proie. »

« Elle passa près d’une heure à tourner autour du piège triant et répertoriant les diverses odeurs pour les classer dans un ordre chronologique et tenter de reconstituer les événements qui avaient eu lieu ici. »

Elle est finalement capturée par Billy, qui a recueilli les paroles d’un vieux trappeur renommé ; il décide de la ramener au Mexique d’où elle est venue. Péripéties western avec cowboy typiquement impavide, insondable. Il est généralement bien reçu quand il rencontre quelqu’un ; on lui offre un repas et il remercie ponctuellement. Aussi confirmation que l’imaginaire autour du loup est le même partout, y compris au Mexique, dont une esquisse est donnée.
« Ceux qui étaient trop soûls pour continuer à pied bénéficiaient de tous les égards et on leur trouvait une place parmi les bagages dans les charrettes. Comme si un malheur les eût frappés qui pouvait atteindre n’importe qui parmi ceux qui se trouvaient là. »

Billy préfère tuer lui-même la louve recrue dans un combat de chiens.
Puis il erre dans la sierra ; il y rencontre un vieux prêtre « hérétique » qui vit dans les ruines d’un tremblement de terre (le « terremoto » de 1887 ; il y a beaucoup de termes en espagnol/mexicain, et il vaut mieux avoir quelques notions et/ou un dictionnaire).
« Tout ce dont l’œil s’écarte menace de disparaître. »

« Si le monde n’est qu’un récit qui d’autre que le témoin peut lui donner vie ? »

« Alors que penser de cet homme qui prétend que si Dieu l’a sauvé non pas une mais deux fois des décombres de la terre c’est seulement pour produire un témoin qui dépose contre Lui ? »

Billy rentre chez lui, et découvre que ses parents ont été massacrés par deux voleurs de chevaux.
Il repart au Mexique avec Boyd. Les deux sont de très jeunes blonds (güero, güerito), et à ce titre sont généralement considérés avec sympathie ; ils deviendront vite renommés suite à leurs contacts avec alternativement de braves gens et des brigands.
« Une créature venue des plateaux sauvages, une créature surgie du passé. Déguenillée, sale, l’œil et le ventre affamé. Tout à fait inexplicable. En ce personnage incongru ils contemplaient ce qu’ils enviaient le plus au monde et ce qu’ils méprisaient le plus. Si leurs cœurs battaient pour lui, il n’en était pas moins vrai que pour le moindre motif ils auraient aussi bien pu le tuer. »

Ils récupèrent un de leurs chevaux, sauvent une jeune Mexicaine d’une tentative de viol, et l'emmènent avec eux. Ils rejoignent une troupe de saltimbanques, puis reprennent quelques autres chevaux. Boyd est gravement blessé par balle dans une escarmouche avec les voleurs.
Billy fait une autre rencontre d’importance, un aveugle, révolutionnaire victime d'affrontements avec l’armée.
« Il dit que les hommes qui avaient des yeux pouvaient choisir ce qu’ils voulaient voir mais qu’aux aveugles le monde ne se révélait que lorsqu’il avait choisi d’apparaître. Il dit que pour l’aveugle tout était brusquement à portée de main, rien n’annonçait jamais son approche. Origines et destinations devenaient des rumeurs. Se déplacer c’était buter contre le monde. Reste tranquillement assis à ta place et le monde disparaît. »

Boyd disparaît avec la jeune fille, Billy retourne un temps aux États-Unis, où il est refusé dans l’enrôlement de la Seconde Guerre mondiale à cause d’un souffle au cœur. Revenu au Mexique, il apprend que Boyd est mort (ainsi que sa fiancée).
« Le but de toute cérémonie est d’éviter que coule le sang. »

Considérations sur la mort, « la calavera ».
Un gitan, nouvelle rencontre marquante (il s’agit d’un véritable roman d’apprentissage), développe une théorie métaphysique sur la vérité et le mensonge à propos d’un avion de la Première Guerre mondiale qu’il rapporte au père d’un pilote américain.
« Chaque jour est fait de ce qu’il y a eu avant. Le monde lui-même est sans doute surpris de la forme de ce qui survient. Même Dieu peut-être. »

« Les noms des collines et des sierras et des déserts n’existent que sur les cartes. On leur donne des noms de peur de s’égarer en chemin. Mais c’est parce qu’on s’est déjà égaré qu’on leur a donné ces noms. Le monde ne peut pas se perdre. Mais nous, nous le pouvons. Et c’est parce que c’est nous qui leur avons donné ces noms et ces coordonnées qu’ils ne peuvent pas nous sauver. Et qu’ils ne peuvent pas nous aider à retrouver notre chemin. »

« Il dit que pour les gens de la route la réalité des choses avait toujours de l’importance. Il dit que le stratège ne confondait pas ses stratagèmes avec la réalité du monde car alors que deviendrait-il ? Il dit que le menteur devait d’abord savoir la vérité. »

« Il dit : ce que les hommes ne comprennent pas c’est que ce que les morts ont quitté n’est pas le monde lui-même mais seulement l’image du monde dans le cœur des hommes. Il dit qu’on ne peut pas quitter le monde car le monde sous toutes ses formes est éternel de même que toutes les choses qui y sont contenues. »

Intéressantes précisions sur le corrido, ballade épique ou romancée, poésie populaire évoquant l’amour, la politique, l’histoire (voir Wikipédia) :
« Le corrido est l’histoire du pauvre. Il ne reconnaît pas les vérités de l’histoire mais les vérités des hommes. Il raconte l’histoire de cet homme solitaire qui est tous les hommes. Il croit que lorsque deux hommes se rencontrent il peut arriver l’une ou l’autre de deux choses et aucune autre. L’une est un mensonge et l’autre la mort. Ça peut vouloir dire que la mort est la vérité. Oui. Ça veut dire que la mort est la vérité. »

Ce long roman bien documenté, qui m’a beaucoup plu, est avant tout un hymne assez traditionnel et pathétique du mythe fondateur des États-Unis, le poor lonesome cowboy et son existence rude et libre dans l’immense marge des confins.
Style factuel, congru à des personnages taiseux, pas de psychologie abordée mais des descriptions détaillées (équipement du cheval, confection des tortillas, médecin soignant Boyd, etc.) : en adéquation complète avec le contenu du discours.

\Mots-clés : #aventure #fratrie #independance #initiatique #jeunesse #mort #nature #solitude #violence #voyage
par Tristram
le Mer 13 Avr 2022 - 12:35
 
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Sujet: Cormac McCarthy
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Valery Larbaud

Fermina Márquez

Tag jeunesse sur Des Choses à lire Fermin10

Deux jeunes Américaines (d’Amérique latine, tant ce continent ne se résume pas aux USA : elles sont Colombiennes), viennent passer leurs après-midis, chaperonnées par leur tante Mama Doloré, au collège Saint-Augustin, illustre établissement recevant beaucoup de riches descendants hispanophones, pour soutenir leur petit frère interne, Paco (Paquito, Francisco). L’aînée, Fermina, très réservée et pieuse, suscite malgré elle une compétition d’élèves séduits par sa beauté. Joanny Léniot, le fort en thème, calculateur, laborieux, ambitieux et antipathique, entre en concurrence avec Santos Iturria, « le héros du collège », hardi et émancipé, et obtient de lui tenir compagnie.
« Eh bien, lui-même, comme César, était destiné à être admiré des hommes et à être aimé des femmes. Il était indigne de lui d'admirer et d'aimer en retour. Ou bien, peut-être, aimerait-il ; mais il ne pourrait aimer qu'une captive, c'est-à-dire la femme humiliée et suppliante qui se traîne à vos pieds, et qui vous baise craintivement les mains. Oui, mais cette femme-là se trouve-t-elle ailleurs que dans les romans dont la scène est aux colonies ? »

« Joanny devait appliquer à cette tentative de séduction toute sa patience méthodique, tout son entêtement studieux de bon élève. Il lui fallait calculer froidement, surveiller les événements, guetter les occasions… »

Le monde de l’enfance est sensiblement rendu, sans doute observé avec des réminiscences personnelles de la scolarité de l’auteur (le narrateur est aussi un bon élève du collège) :
« Joanny pensa qu'il devait, à son tour, lui confier ses plus secrètes pensées. Depuis longtemps il souhaitait de les dire à quelqu'un. Il avait renoncé de bonne heure à découvrir son cœur à ses parents. Nos parents ne sont pas faits pour que nous leur découvrions nos cœurs. Nous ne sommes pour eux que des héritiers présomptifs. Ils n'exigent de nous que deux choses : d'abord, que nous profitions des sacrifices qu'ils font pour nous ; et ensuite, que nous nous laissions modeler à leur guise, c'est-à-dire que nous devenions bien vite des hommes, pour prendre la suite de leurs affaires ; des hommes raisonnables qui ne mangeront pas le bien si péniblement acquis. « Ah ! chers parents ! nous deviendrons peut-être des hommes ; mais nous ne serons jamais raisonnables. » – On dit cela, jusqu'à vingt ans, parce qu'on se croit né pour de grandes choses. »

Après avoir promu l’empire romain comme idéal et célébré son propre génie, Joanny rompt avec la chica, qui perd sa ferveur religieuse et ses exaltations d’humilité et de piété pour s’éprendre de Santos.
Camille Moûtier, un petit malheureux brimé par les « taquins » (le harcèlement scolaire n’est pas nouveau), s’est aussi amouraché de la belle, et pour s’en rapprocher sympathise avec son frère.
Devenu adulte, le narrateur visite les ruines du collège – et de leur jeunesse.
Le style est d’une grande simplicité ; le ton rappelle furieusement Le Grand Meaulnes (à peine postérieur), et devrait plaire aux afficionados de ce dernier.

\Mots-clés : #amour #education #enfance #jeunesse
par Tristram
le Mer 30 Mar 2022 - 13:27
 
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Sujet: Valery Larbaud
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Max Blecher

Aventures dans l'irréalité immédiate suivi de Cœurs cicatrisés

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Enfant puis adolescent, lors de ses « crises » le narrateur est imbibé par le monde, ses multiples tentacules, et s’y projette. Ses « aventures », de la boutique de machines à coudre d’Eugène le violoniste et sa sœur Clara qui l’affole de désir, du « souricesque » docteur et de Walter, camarade de rencontre, les Weber, son grand-père, son père, Edda… révèlent un goût sensuel et morbide, baudelairien, rimbaldien aussi, pour le cinématographe et la théâtralité, les musées de cire et cabinets de curiosités, les vieilleries et les clinquant et kitsch hétéroclites et artificiels, les spectacles forains et les monstres, les signes et l’absurde, la boue… Prégnance de la culture littéraire française, atmosphère "décadente". Sensations, rêveries, fantasmes d’une grande sensibilité, perceptions et souvenirs rendus avec finesse, servis par un style mélancolique et imagé (cf. la superbe scène de boucherie après la noce et l’enterrement chez les Weber), c’est aussi un questionnement métaphysique et un doute existentiel qui restent sans réponse.
« Je ressentais vaguement que rien en ce monde ne pouvait aller jusqu’au bout, rien ne pouvait être achevé. La férocité des objets s’épuisait elle aussi. C’est ainsi que naquit en moi l’idée de l’imperfection de tout phénomène, même surnaturel. »

« Il y avait dans tout cela une certaine mélancolie d’exister, une sorte de supplice naturel, dans les limites de ma vie d’enfant. »

« L’inutilité a empli les creux du monde comme un liquide qui se serait répandu de tous côtés, et le ciel au-dessus de ma tête, ce ciel toujours impeccable, absurde et indéfini, a acquis la couleur du désespoir. »

« Si jamais naissait en moi le sentiment d’un but existentiel et si cette ébauche était véritablement liée à quelque chose de profond, d’essentiel et d’irrémédiable, alors mon corps devrait se transformer en une statue de cire dans un musée et ma vie en une contemplation sans fin de ses vitrines. »

« Les personnages de cire étaient l’unique chose authentique, eux seuls faussaient la vie de manière ostentatoire et appartenaient, par leur étrange et artificielle immobilité, au monde réel. »

« C’est dans de petits objets sans importance : une plume d’oiseau noire, un petit livre banal, une vielle photo aux personnages fragiles et inactuels, qui semblent souffrir de quelque grave maladie intérieure, un délicat cendrier en faïence verte, en forme de feuille de chêne, sentant toujours le tabac froid, dans le simple souvenir des lunettes aux verres épais du vieux Samuel Weber, dans ces menus ornements et objets domestiques, que je retrouve toute la mélancolie de mon enfance et cette nostalgie essentielle de l’inutilité du monde qui m’enveloppait de toute part, comme une eau aux vagues pétrifiées. »

« L’extraordinaire parure de parade des oiseaux, des animaux et des fleurs, destinée à rehausser l’attrait sexuel, la queue stylisée et ultramoderne de l’oiseau de paradis, le plumage embrasé du paon, la dentelle hystérique des pétales de pétunias, le bleu invraisemblable des bourses du singe, ne sont que de pâles tentatives d’ornementation érotique à côté de l’éblouissante bague tzigane. C’était un superbe objet en fer-blanc, délicat, grotesque et hideux. Surtout hideux : il touchait l’amour dans ses régions les plus sombres, les plus fondamentales. Un véritable cri sexuel. »

Cœurs cicatrisés :
Une radiographie révèle qu’une des vertèbres d’Emanuel est rongée par « le Mal de Pott… Tuberculose osseuse des vertèbres. » Le jeune étudiant roumain en France est emmené par son père au sanatorium de Berck. Blecher donne une description réaliste, mais aussi légèrement irréelle de cette société de malades vivant pour la plupart allongés, immobilisés tels des mannequins dans de lourds corsets de plâtre, leur humeur accordée à la pluie.
« Berck n’est pas seulement une ville de malades. C’est un subtil poison. On finit par l’avoir dans le sang. Quiconque a vécu ici ne trouve plus sa place ailleurs. Un jour, tu le ressentiras, toi aussi. Tous les commerçants, les pharmaciens, et même les brancardiers, sont d’anciens malades qui n’ont pas réussi à vivre ailleurs. »

« C’était l’une des sensations étranges liées à la maladie, celle d’être un malade poussé sur un chariot, suivi par des personnes valides. Quelque chose qui ressemblait au cortège d’une famille en deuil marchant à l’arrière d’un corbillard ou à une procession de voyageurs pressés suivant la voiture de leurs bagages. »

Des intrigues se trament entre les patients aux personnalités rendues avec netteté ; les drames sont fréquents. Emanuel et Solange tombent amoureux l’un de l’autre, et c’est le summum d’amertume du désir entravé.
Ce récit est indéniablement plus factuel, et d’inspiration fortement autobiographique (au moins au début), son style plus classique et retenu s’accorde absolument au propos ; son contraste avec l’imagination hallucinée du précédent n’empêche pas qu’il soit complémentaire, que leur juxtaposition soit signifiante (cf. la découverte de Lautréamont par Emanuel). Aussi différents soient-ils, ils présentent tous deux une grande intensité d’évocation.
« − Quand quelqu’un a déjà été en retrait de la vie et a eu le temps et le calme nécessaire pour se poser une question essentielle à son égard – une seule – il reste empoisonné pour toujours… Bien sûr, le monde continue d’exister, seulement quelqu’un a passé une éponge au-dessus des choses et en a effacé l’importance… »

« − Ah, je n’aime pas les livres… ! Un livre n’est rien, ce n’est qu’un objet… Quelque chose de mort qui recèle des choses vivantes… Comme un cadavre en décomposition dans lequel grouillent des milliers et des milliers d’asticots. »

« − Tu vois, les cœurs des malades ont reçu tant de coups de couteau qu’ils se sont transformés en tissus cicatrisés. »


\Mots-clés : #identite #jeunesse #pathologie
par Tristram
le Jeu 24 Fév 2022 - 12:03
 
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Sujet: Max Blecher
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Henri Bosco

Mon compagnon de songes

Tag jeunesse sur Des Choses à lire Mon_co10

Récit sur l’adolescence (et un peu celle de l’auteur), suite peut-être de trois livres sur l’enfance, dont Le chien Barboche, et aussi L’Enfant et la rivière.
Pascalet, quinze ans, part pour la première fois seul en voyage pour séjourner chez un cousin éloigné du triste bourg de Vénoves. Très vite son aventure y devient légèrement irréelle, avec la touche personnelle de Bosco pour le fantastique et le mystère ; les arbres, les maisons et même un vieux mur, ont une personnalité, une sorte d’humanité qui évoque une vision animiste du monde vivant. Le silence est analysé dans ses différentes variantes (voir aussi pp. 250-251 et p. 276 de l’édition princeps) :
« C’était sans doute, quand j’y pense, l’être même du vrai silence, caché derrière le voile trompeur des choses qui se taisent, mais qui ont parlé et qui parleront. Elles sont encore vibrantes des bruits, des mots, des souffles dont en nous les échos se prolongent à l’infini. Le souvenir des sons qui ont ému les airs ne cesse de hanter les plus silencieuses solitudes. »

Eustache Lopy, le cousin, est un nanti bestial et craint de ses trois sœurs, Clémence, Benoîte et Clélie, ainsi que de Balbine, la servante, si laide et vive d’esprit, « un cœur pur ». Pascalet réside dans la triste maison du tyran domestique à l’insu de ce dernier, où survit le sombre souvenir d’Hortense, la sœur qu’il y séquestra jusqu’à ce qu’elle meure… la maison qui ensevelissait le passé qui revient. Or, en arrivant à Vénoves, Pascalet rencontra Mathias, l’ancien amoureux éconduit d’Hortense, revenu incognito pour se venger.
Pascalet en est à peine sorti qu’il regrette déjà le « Jardin perdu » de l’enfance ; il vit d’imagination − et note un « mémento » à la base de sa rédaction d’adulte.
« Car en moi, sans moi, tout s’invente, tout devient et tout change quelquefois sur le coup, quelquefois lentement au gré d’une fantaisie toujours en éveil. »

« Par nature, j’aime mieux regarder que réfléchir. Un regard me tient lieu de pensée. »

« Ce que je dis là pourrais-je le dire comme je me dis, si je n’évoquais rien qu’un souvenir ?... Mais je n’évoque pas, je revis. »

« Je le sais, j’en parle après coup, comme à mon âge on peut parler de ces vestiges devenus inutiles et quand même obstinés à vivre. Lorsqu’on a acquis peu à peu, grâce à un long usage, l’habitude de commenter les images qu’a rencontrées notre jeunesse et les émotions dont alors nos cœurs ont battu, on se console avec des mots. […]
Je ne pensais pas avec un esprit séparé du monde. C’est le monde qui pensait en moi tout entier. »

La Clef des songes, livre de Tante Martine, puis de l’étrange pythonisse qui trône au café de la gare, est un signe du monde des rêves.
« Votre destinée n’est pas mûre…Elle n’en est qu’à ses racines, et ce ne sont pas les racines qui parlent. Ce sont les branches et les feuilles… L’arbre commence à peine à se gonfler… Je dis bien l’arbre… Car en nous il y a un arbre, chacun a le sien, et l’âme s’y plaît… Les âmes depuis très longtemps aiment les arbres… »

Cette belle métaphore est filée plus loin :
« …] la première enfance où le contact des choses et des créatures est nécessaire à une vie qui déploie une à une ses premières feuilles…
Peut-être dans l’adolescent qui naissait en moi en restait-il encore, enveloppées dans des bourgeons dont l’éclosion allait se faire. Et peut-être même aujourd’hui où j’ai pris tant d’années y en a-t-il un d’encore vivant qui pourrait s’ouvrir. D’ailleurs ce que j’écris pourrais-je l’écrire si ces quatre ou cinq feuilles closes et oubliées ne cherchaient pas tardivement un peu de soleil dans mon vieil hiver pour en réjouir les lentes et mélancoliques journées ?... Aurais-je en leur fraîcheur tant de souvenirs sous les yeux si l’arbre ne contenait plus un peu de cette sève qui nourrit quelquefois sur les plus vieilles branches d’un ormeau ou d’un chêne de larges feuillages, des feuillages presque aussi beaux que ceux de leur jeunesse ? »

Puis Mathias emmène Pascalet et Barbine à son domaine de Roqueselve, dans la forêt, et où le jardin le fascine. On retrouve les nomades Caraques qui alimentent un grand feu de bois, et l’occasion d’un rêve renvoie à L’Enfant et la rivière.
L’atmosphère est de sortilèges, de menace sourde, de manipulations et d’aguets, maintenant sous la volonté du Vieil homme aveugle et maléfique qui a caché l’âme d’Hyacinthe dans un arbre inconnu, dont les destins sont liés.
C’est aussi le roman d’initiation de Pascalet, qui passe de son enfance solitaire à l’adolescence comme de l’été à l’automne dans ce livre.

\Mots-clés : #initiatique #jeunesse
par Tristram
le Ven 28 Jan 2022 - 11:25
 
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Sujet: Henri Bosco
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