Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Ven 26 Avr - 17:34

35 résultats trouvés pour Romanchoral

Ernest Gaines

Colère en Louisiane

Tag romanchoral sur Des Choses à lire Colzor10

Beau Boutan, un Cajun (les Cajuns ou Cadiens sont à l’origine les descendants des Acadiens déportés du Canada, des créoles francophones, certains étant devenus des planteurs esclavagistes), vient d’être abattu par Mathu, un vieux Noir, parce qu’il poursuivait chez lui Charlie (dont il est le Parrain) avec un fusil.
Candy Marshall, la propriétaire de la plantation, qui a été élevée par Miss Merle (une Blanche) et Mathu à la mort de ses parents, fait venir tous les vieux nègres et sang-mêlés des environs pour se déclarer coupables avec elle (A Gathering of Old Men, le titre originel). Le shérif Mapes a compris la situation, mais ne sait que faire : ce qu’il craint, comme tous les autres d’ailleurs, c’est que Fix, le père de Beau, ne rallie ses proches pour venir lyncher Mathu. Fix, déjà âgé, dépassé par le progrès social qui donne une place aux personnes de couleur dans une Louisiane conservatrice, rejette toute forme de justice officielle au nom de l’intérêt de sa famille, mais renonce finalement à aller dans les quartiers de la plantation.
« Protéger le nom et la terre. »

Mais les extrémistes du Klan se regroupent pour rendre leur justice par la violence…
Dans ce roman, Gaines fait parler quelques-uns des témoins et participants pour narrer le déroulement des faits. La prise directe sur l’action au présent, en plus du suspense intense, constitue une inspiration évidente pour le cinéma. Au-delà d’un certain hiératisme dramatique (et très beau), ce récit relativement bref expose une palette fort riche de personnages et de situations divers : c’est magistralement composé, du chœur polyphonique aux "héros" tragiques.
Le nœud est bien sûr le racisme, décliné tous azimuts, dans toutes les nuances du blanc au noir (mulâtre, créole, etc.), et la ségrégation conséquente, et la spoliation des descendants d’esclaves, mais aussi la solidarité de vieillards qui courageusement, dignement, relèvent la tête pour la première fois.

\Mots-clés : #discrimination #esclavage #justice #racisme #romanchoral #segregation #vengeance #violence #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 26 Oct - 17:10
 
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Sujet: Ernest Gaines
Réponses: 18
Vues: 1645

Randolph Stow

The Visitants

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Avec sa vieille gouvernante-compagne Naibusi et la séduisante Saliba, MacDonnell (Misa Makadoneli), vieux planteur de l’île de Kailuana dans les Trobriand, accueille dans sa maison délabrée par les pluies (appelée « Bois Pourri ») Alistair Cawdor et son assistant Tim Dalwood (Misa Kodo et Misa Dolu’udi), kiaps (officiers de patrouille du gouvernement) venus sur le navire L’Eagle, ou Igau en langue locale (ce qui signifie Tôt ou Tard), avec boys, policiers papous, et l’interprète Osana. Ce dernier paraît malveillant, dépité d’avoir un supérieur qui parle la langue kiriwina ; il considère les indigènes comme des ignorants, dont il profiterait grâce à sa situation.
On apprend progressivement les circonstances, le roman étant constitué de récits des principaux personnages (sauf Cawdor), qui se succèdent chronologiquement ; le regard passe donc de celui d’un indigène à celui d’un Dimdim (Blanc), d’un homme à une femme, procédé polyphonique qui éclaire selon des points de vue différents les évènements rapportés.
On apprend ainsi que Cawdor a été quitté par sa compagne, ou sinabada, et que suite à cette situation infâmante il deviendrait « gone troppo » (ce qu’on appelait dans nos propres ex-colonies « taper dans les gamelles », proche de « travailler du chapeau »).
Les taubadas (toubabs ?) visiteront notamment Wayouyo, le village du vieux Dipapa, où son neveu Benoni, qui a fréquenté la civilisation coloniale australienne, brigue sa succession bien qu’il soit tombé en disgrâce pour avoir couché avec une des neuf femmes du chef. Dipapa semble préférer Metusela, un homme étrange et inquiétant qui serait aussi de sa parenté.
« Ils vont, ils viennent, a dit Dipapa, suçant ses gencives et regardant vers le ciel comme un homme dans un demi-sommeil. Hommes noirs, hommes blancs, pirogues, steamers. Ils apportent leurs quelques-choses. Mais nous… nous restons et observons, c’est tout. Chaque jour pareil. »

Les « quelques-choses », ce sont les biens (du) cargo (culte par imitation des opérateurs-radio qui semblaient déterminer l’arrivée de marchandises) et/ou kula (échanges d’objets de prestige, qui structurent la société).
Croyance réactivée d’une variante du culte du cargo, en l’occurrence un avion, ainsi que le découvre Dalwood dans une ancienne église :
« Le sol en terre était nu mais tout au fond, là où l’autel avait pu se trouver du temps de Dieu, un énorme avion noir, lui aussi en ébène, était suspendu à la verticale par une corde. Comme je m’en approchais, un souffle de vent a touché ses ailes et l’a fait tournoyer, et soudain voilà que je regardais dans des yeux.
Des yeux en cauris, face ventrale du coquillage visible, semblables à deux paupières blanches fripées, sans globe oculaire derrière. Ils me renvoyaient un regard fixe dans une face d’ébène. C’était un pilote, il n’y avait aucun doute possible : il en portait tout l’équipement, j’ai distingué les sangles de son parachute et ses lunettes d’aviateur, relevées sur son casque. Il pendait là, attaché par le cou, les bras écartés, crucifié sur son avion.
Je l’ai fait tourner en effleurant le bout d’une aile pour qu’il me tourne le dos. J’ai pensé : je ferais mieux de repartir maintenant, de toute façon ; et, est-ce que c’est ce qu’on entend par « horreur » ? Parce que cette grande poupée de bois me causait intérieurement des sensations que je n’avais jamais ressenties de ma vie. C’était les clous dans ses mains, et la pensée du cargo, venu dans un Spitfire, piloté par un homme. »

Une variante est « la machine-étoile » aperçue par des témoins qui la considèrent comme un aéronef extraterrestre.
Dalwood se gausse, mais Cawdor (qui lit justement une histoire de la conquête du Mexique avec le rôle qu’y ont joué les présages, voir Todorov) ne prête pas moins de fondement à cette croyance qu’à celle des Rois mages, visiteurs guidés par une étoile vers un Dieu qui s’incarne dans un nouveau-né. Dipapa de nouveau :
« Beaucoup de choses changent. Aujourd’hui les Dimdims sont ici. Demain, peut-être, les gens des étoiles. »

Frictions, malentendus s’accumulent entretemps : « leurs coutumes sont différentes ».
Puis un conflit éclate sur fond de « culte millénariste » et (auto)destructeur, mené par le mystérieux roi disparu après la guerre avec le Japon, Taudoga (Metusela, peut-être guidé par Dipapa qui souhaite que la chefferie ne lui survive pas).
Ce roman baigne dans le mythe, mais c’est aussi une enquête sur des disparitions et l’émeute insurrectionnelle des « hommes peints », et c’est encore un regard sur le colonialisme ; les jeunes Papous, Saliba et Benoni, donnent des signes d’autodétermination et paraissent en mesure de prendre en main la destinée de leur île (leurs voix sont rapportées avec une sympathie attentive par l’auteur, et l’attitude de Cawdor semble refléter celle de Stow).
« Les hommes blancs sont le problème, pas la solution. »

C’est de plus l’initiation du jeune Dalwood, souvent irrité et maladroit, qui déçoit Saliba en lui donnant « la honte » (sans doute un autre reflet de l’auteur quand il accompagnait là un anthropologue), et c’est surtout la narration de la lente déliquescence du conradien Cawdor, avec son leitmotiv : « Tout ira bien. »
« C’est comme s’il y avait quelqu’un à l’intérieur de moi, comme un visiteur. C’est comme si mon corps était une maison et un visiteur était entré et avait attaqué la personne qui y vivait. »

Ce roman n’a pas de prétentions ethnologiques, mais sa lecture est indubitablement enrichie par la connaissance du culte du cargo et de la kula, coutume décrite par Malinowski (son long séjour dans les îles Trobriand est à la base du passionnant Les Argonautes du Pacifique occidental) (aussi étudiée par Mauss).
« La chasteté est une vertu inconnue chez ces aborigènes. À un âge incroyablement jeune, ils sont initiés à la vie sexuelle, et beaucoup parmi les jeux de l’enfance à allure innocente ne le sont pas autant qu’ils le paraissent. »
Bronislaw Malinowski, « Les Argonautes du Pacifique occidental », chapitre II, 2

« Le caractère incomplet de cette possession [des objets échangés lors de la Kula], dû à sa durée limitée, se trouve compensé par la faculté de disposer successivement de beaucoup d’objets, si bien qu’on peut parler de possession cumulative. »
Bronislaw Malinowski, « Les Argonautes du Pacifique occidental », chapitre XXII

« En outre, des passages entiers sont consacrés à des énumérations méthodiques et minutieuses : le récitant [d’une formule d’incantation] passe en revue un par un les éléments d’un canot, les étapes successives d’un voyage, les diverses marchandises et les objets précieux Kula, les parties de la tête humaine, les nombreuses localités d’où l’on croit que viennent les sorcières volantes. En général, on s’attache d’une façon presque pédante à ce que ces listes soient absolument complètes. »
Bronislaw Malinowski, « Les Argonautes du Pacifique occidental », chapitre XVIII, 12

« Vaste organisation de rapports intertribaux qui, à l’intérieur d’un immense territoire, lie un grand nombre d’individus par des obligations sociales réciproques bien déterminées, minutieusement réglementées selon un plan concerté  la Kula représente un système sociologique d’une complexité et d’une ampleur sans précédent, si l’on tient compte du niveau de culture des peuplades qui la pratiquent. »
Bronislaw Malinowski, « Les Argonautes du Pacifique occidental », chapitre XXII

Nota bene : la traductrice précise que le visitant du titre « peut signifier aussi bien "visiteur, personne de passage, invité" que "être surnaturel, spectre, apparition, visitation" ».

\Mots-clés : #colonisation #contemythe #romanchoral
par Tristram
le Mer 11 Oct - 17:02
 
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Louise Erdrich

Love Medicine

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Comme dans tout roman choral, il est difficile au lecteur de mémoriser les nombreux personnages (et ce malgré la présence d’une sorte d’arbre généalogique assez peu clair) – et encore plus difficile d’en rendre compte. De plus, il y a deux Nector, deux King, deux Henry… Mais ce mixte chaotique et profus d’enfants et de liaisons de parenté (avec ou sans mariage, catholique ou pas) est certainement volontaire chez Louise Erdrich.
À travers les interactions des membres de deux (ou trois) familles ayant des racines remontant jusqu’à six générations, c’est l’existence des Indiens de nos jours dans une réserve du Dakota du Nord qui est exposée, avec les drames de l’alcoolisme, du chômage, de la misère, de la prison, de la guerre du Vietnam, du désarroi entre Dieu, le Très-bas et les Manitous (Marie Lazarre Kashpaw) et la pure superstition (Lipsha Morrissey). C’est également une grande diversité d’attitudes individuelles, épisodes marquants de la vie des personnages présentés par eux-mêmes (tout en restant profondément rattachés à leurs histoires familiales et tribales). "Galerie de portraits hauts en couleur", ce poncif caractérise pourtant excellemment cette "fresque pittoresque"…
Ainsi, Moses Pillager, qui était nourrisson lors d’une épidémie :
« Ne voulant pas perdre son fils, elle décida de tromper les esprits en prétendant que Moses était déjà mort, un fantôme. Elle chanta son chant funèbre, bâtit sa tombe, déposa sur le sol la nourriture destinée aux esprits, lui enfila ses habits à l’envers. Sa famille parlait par-dessus sa tête. Personne ne prononçait jamais son vrai nom. Personne ne le voyait. Il était invisible, et il survécut. »

Moses devint windigo, se retira seul sur une île avec des chats, portant toujours ses habits à l’envers et marchant à reculons…
La joyeuse et vorace Lulu Nanapush Lamartine, qu’on pourrait désigner comme une femme facile, qui fait entrer « la beauté du monde » en elle avec constance et élève une ribambelle d’enfants, forme comme un pendant de Marie, opposition en miroir, et ces deux fortes personnalités font une image des femmes globalement plus puissante que celle des hommes.
« Elle déplia une courtepointe coupée et cousue dans des vêtements de laine trop déchirés pour être raccommodés. Chaque carré était maintenu en place avec un bout de fil noué. La courtepointe était marron, jaune moutarde, de tous les tons de vert. En la regardant, Marie reconnut le premier manteau qu’elle avait acheté à Gordie, une tache pâle, gris dur, et la couverture qu’il avait rapportée de l’armée. Il y avait l’écossais de la veste de son mari. Une grosse chemise. Une couverture de bébé à demi réduite en dentelle par les mites. Deux vieilles jambes de pantalon bleues. »

La situation tragique d’un peuple vaincu et en voie de déculturation reste bien sûr le thème nodal de ces destins croisés.
« Pour commencer, ils vous donnaient des terres qui ne valaient rien et puis ils vous les retiraient de sous les pieds. Ils vous prenaient vos gosses et leur fourraient la langue anglaise dans la bouche. Ils envoyaient votre frère en enfer, et vous le réexpédiaient totalement frit. Ils vous vendaient de la gnôle en échange de fourrures, et puis vous disaient de ne pas picoler. »

Dès ce premier roman, Louise Erdrich maîtrise l’art de la narration, tant en composition que dans le style, riche d’aperçus métaphoriques comme descriptifs. La traduction m’a paru bancale par endroits.

\Mots-clés : #amérindiens #discrimination #famille #identite #minoriteethnique #relationenfantparent #romanchoral #ruralité #social #temoignage #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Mer 20 Sep - 12:12
 
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Jonathan Coe

Le Cœur de l'Angleterre

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Troisième et dernier tome de la trilogie Les Enfants de Longbridge (paru bien après Bienvenue au club et Le Cercle fermé), sur la famille Trotter dans la seconde moitié du XXe, et ici au début du XXIe.
2010, le racisme est patent sous le couvert de la société multiculturelle épanouie. Août 2011 : émeutes et pillages de jeunes (la fracture est aussi générationnelle).
« On apercevait bien quelques émeutiers blancs et quelques policiers noirs, mais le face-à-face donnait l’impression écrasante d’un conflit racial. »

Le gouvernement considère qu’il s’agit de « débordements criminels, pas politiques ».
« Mais regardez plutôt comment ça a commencé. La police a abattu un Noir et refusé de communiquer avec sa famille sur les circonstances de sa mort. Une foule s’est rassemblée devant le commissariat pour protester et les choses ont tourné à l’aigre. Ce qui est en cause c’est le problème racial et les relations de pouvoir au sein de la communauté. Les gens se sentent victimes. On ne les écoute pas. »

Comme de coutume dans cette trilogie, Coe nous entraîne dans les arcanes de la politique (notamment grâce à Doug, journaliste positionné à gauche, qui semble porter l’opinion de Coe) ; mais on aborde aussi, avec le personnage de Sophie, le milieu universitaire, « cette manie de se polariser sur un sujet jusqu’à l’obsession en ignorant superbement le reste du monde », et celui de l’édition avec Philip et Benjamin.
Après la crise de 2008, David Cameron mène une politique d’austérité, et initie le référendum qui conduira au Brexit ; il recourt au nationalisme, mais la peur de l’immigration est prépondérante ; la désindustrialisation est passée par là. Et arrive Boris Johnson…
« Pourquoi est-ce que les journalistes aiment tant les questions hypothétiques ? Et qu’est-ce qui se passe si vous perdez ? Et qu’est-ce qui se passe si on quitte l’UE ? Qu’est-ce qui se passe si Donald Trump est élu président ? Vous vivez dans un monde imaginaire, vous autres. »

« Les gens vont voter comme ils votent toujours, c’est-à-dire avec leurs tripes. Cette campagne va se gagner avec des slogans, des accroches, à l’instinct et à l’émotion. Sans parler des préjugés [… »

Entretemps, Benjamin connaît un certain succès avec la publication du roman extrait de son énorme manuscrit, roman qui reprend son histoire avec Cicely (qui est partie seule en Australie soigner sa sclérose en plaques).
Côté social, le politiquement correct est présenté comme la cible de conservateurs âgés que rebutent la société multiculturelle ; en contrepoint est présenté le cas de Sophie, suspendue (et jetée en pâture aux réseaux sociaux) car (injustement) accusée de discrimination genrée par Coriandre, l’hargneuse fille de Doug.
Les retrouvailles de Benjamin et Charlie Chappell, clown pour goûters d’enfants en conflit avec son rival Duncan Field, sont l’occasion pour Coe de réitérer sa conception du destin :
« Benjamin comprenait qu’il voyait la vie comme une succession d’aléas qu’on ne pouvait ni prévenir ni maîtriser, si bien qu’il ne restait plus qu’à les accepter et tâcher d’en tirer parti autant que faire se pouvait. C’était une saine conception des choses mais qu’il n’avait jamais réussi à faire tout à fait sienne, pour sa part. »

C’est surtout la nostalgie et la désillusion qui percent dans cet après-Brexit, marqué par un exil en Europe pour quelques Trotter cherchant à échapper au passé.

\Mots-clés : #contemporain #famille #historique #nostalgie #politique #relationenfantparent #romanchoral #social #xxesiecle
par Tristram
le Ven 25 Aoû - 17:27
 
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Jonathan Coe

Le Cercle fermé

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(En complément au commentaire approfondi de Pinky.)
1999 (livre paru en 2004), Claire revient d’Italie en Angleterre après cinq ans d’absence, et se confie par écrit à sa sœur Miriam, disparue (c’est la suite de Bienvenue au club, où les mêmes personnages vivaient dans les années soixante-dix). Le portable est devenu inévitable :  
« …] quantité de gens qui ne travaillent plus, qui ne fabriquent rien, ne vendent rien. Comme si c’était démodé. Les gens se contentent de se voir et de parler. Et quand ils ne se voient pas pour parler directement, ils sont généralement occupés à parler au téléphone. Et de quoi ils parlent ? Ils prennent rendez-vous pour se voir. Mais je me pose la question : quand enfin ils se voient, de quoi ils parlent ? »

Nous savons depuis que lorsque les gens se voient, ils parlent à d’autres, sur leur portable.

Intéressante mise en parallèle des vies de couple de Benjamin et Doug, qui parviennent à se ménager une vie privée digne d’un célibataire – non sans une autre présence féminine, à laquelle ils ne savent guère faire face, incapables de prendre une décision.
« C’est là un défaut pathologique du sexe masculin. Nous n’avons aucune loyauté, aucun sens du foyer, aucun instinct qui nous pousserait à protéger le nid : tous ces réflexes naturels et sains qui sont inhérents aux femmes. On est des ratés. Un homme, c’est une femme ratée. C’est aussi simple que ça. »

Les profonds changements dans la communication sont particulièrement approfondis :
« Donc, d’après vous, si je comprends bien, disait Paul, le discours politique est devenu un genre de champ de bataille où politiciens et journalistes s’affrontent jour après jour sur le sens des mots.
— Oui, parce que les politiciens font tellement attention à ce qu’ils disent, les déclarations politiques sont devenues tellement neutres que c’est aux journalistes qu’il incombe de créer du sens à partir des mots qu’on leur donne. Ce qui compte aujourd’hui, ce n’est plus ce que vous dites, vous autres, c’est la manière dont c’est interprété. »

« C’est très moderne, l’ironie, assura-t-elle. Très in. Vous voyez, vous n’avez plus besoin d’expliciter ce que vous voulez dire. En fait, vous n’avez même pas besoin de penser ce que vous dites. C’est toute la beauté de la chose. »

« Il y a quelques mois, par exemple, ils ont pris des photos d’un top model particulièrement rachitique pour un article de mode du supplément dominical, mais elle avait l’air tellement squelettique et mal en point qu’ils ont renoncé à les utiliser. Et puis la semaine dernière ils ont fini par les déterrer pour illustrer un article sur l’anorexie psychosomatique. Visiblement, ça ne leur posait aucun problème. »

« Oh, de nos jours, tout dépend de la manière dont c’est présenté par les médias, pas vrai ? À croire que tout dépend de ça. »

Le Cercle fermé est créé au sein de la Commission travailliste réfléchissant au financement privé du secteur public (on est sous Tony Blair) ; l’extrême droite commence à monter.
Benjamin est un personnage central ; écrivain et musicien (assez raté), il reflète peut-être un aspect (ironique) du projet romanesque de Coe.
« Ce serait satisfaisant, d’une certaine façon ; il y aurait là un peu de la symétrie qu’il passait tant de temps à traquer en vain dans la vie, le sentiment d’un cercle qui se referme... »

« Je suis un homme, blanc, d’âge moyen, de classe moyenne, un pur produit des écoles privées et de Cambridge. Le monde n’en a pas marre des gens comme moi ? Est-ce que je n’appartiens pas à un groupe qui a fait son temps ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux fermer notre gueule et laisser la place aux autres ? Est-ce que je me fais des illusions en croyant que ce que j’écris est important ? Est-ce que je me contente de remuer les cendres de ma petite vie et d’en gonfler artificiellement la portée en plaquant dessus des bouts de politique ? »

Puis c’est le 11 septembre 2001, et l’approche de la « guerre à l’Irak ».
« La guerre n’avait pas encore commencé, mais tout le monde en parlait comme si elle était inévitable, et on était forcément pour ou contre. À vrai dire, presque tout le monde était contre, semblait-il, à part les Américains, Tony Blair, la plupart de ses ministres, la plupart de ses députés et les conservateurs. Sinon, tout le monde trouvait que c’était une très mauvaise idée, et on ne comprenait pas pourquoi on en parlait soudain comme si c’était inévitable. »

Le compte à rebours des chapitres souligne le suspense des drames personnels de la petite communauté quadragénaire immergée dans cette fresque historique.

\Mots-clés : #actualité #famille #historique #medias #politique #psychologique #relationdecouple #romanchoral #social #xxesiecle
par Tristram
le Lun 21 Aoû - 13:08
 
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Alaa al-Aswany

J'ai couru vers le Nil

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Dans le premier chapitre est racontée la journée ordinaire du général Ahmed Alouani, avec les invraisemblables arrangements moraux qui lui permettent de se considérer comme un bon musulman tout en torturant activement les opposants au régime (il appartient à « l’Organisation », apparemment au-dessus des services de sécurité étatiques, et même des ministres au gouvernement).
Suit un texte de démonstration de l’opportunité des amours ancillaires, parfaitement misogyne, rédigé par Achraf Ouissa, « acteur raté » et nanti copte marié à Magda, son « bourreau qui me torture depuis un quart de siècle ».
« Achraf Ouissa s’arrêta d’écrire et alluma une cigarette de haschich dont il garda la fumée dans la bouche pour renforcer l’effet de la drogue. Le sujet du livre lui apparaissait très clairement maintenant. Son premier chapitre s’intitulerait “Guide des jouissances dans la conjonction des servantes”. Le second, “Mémoires d’un âne heureux”. Quant au troisième, il le nommerait “Comment devenir un maquereau en cinq étapes”. »

Asma Zenati, qui refuse la société patriarcale et le port du voile (pas expressément prescrit par les textes religieux), s’adresse à Mazen, du mouvement Kifaya, à propos de son affrontement avec le directeur corrompu de l’école où elle enseigne.
« Parfois je voudrais être en accord avec la société plutôt que de l’affronter, mais je ne peux tout simplement pas être autre chose que moi-même. »

Le cheikh Chamel prêche le port du voile (emballage protecteur du fruit qu’est la femme) comme précepte obligatoire avec la prière et le jeûne chez Ahmed Alouani, tandis que ce dernier tente de raisonner sa fille Dania, qui s’insurge contre la torture policière. Son épouse, Hadja Tahani, le soutient en tout.
La pieuse présentatrice de télévision Nourhane se maria discrètement avec un de ses professeurs à la faculté de lettres, le docteur Hani el-Aassar puis, à la mort de ce dernier, avec Issam, le directeur de la cimenterie Bellini, un des anciens leaders marxistes des manifestations étudiantes de 1972, sous Sadate.
Dania est influencée par Khaled, son condisciple au Centre universitaire hospitalier du Caire.
« Nous prions et nous jeûnons pour notre propre éducation. L’islam n’est pas quelque chose de formel et de rituel, comme le croient les salafistes, et ce n’est pas non plus un moyen de s’emparer du pouvoir, comme le croient les frères [musulmans]. Si l’islam ne nous rend pas plus humains, il ne sert à rien, et nous non plus. »

Madani, le chauffeur d’Issam, se trouve être le père de Khaled, qui participe aux manifestations contre Hosni Moubarak, le président.
Mazen participe à la grève des ouvriers de la cimenterie, et devient un des quatre membres de la commission qui la dirige dorénavant.
Achraf est tombé amoureux de sa bonne, Akram (et réciproquement).
« En toute franchise, c’était d’abord ton corps qui me plaisait. Mon but c’était seulement le sexe. Ensuite, lorsque je t’ai connue, j’ai vu que tu étais bonne, et sensible, et digne. À ce moment-là, je t’ai aimée tout entière. »

« Les gens en Égypte héritent de leurs conditions et il leur est très difficile d’en changer. Même la religion, personne d’entre nous ne l’a choisie. »

Puis ce sont les manifestations populaires de la place Tahrir (2011).
« La place Tahrir était devenue une petite république indépendante – la première terre égyptienne libérée de la dictature. »

Pour le général Alouani (comme pour Issam l’ex-marxiste), le peuple égyptien est de tout temps peureux et servile, guère susceptible de se révolter pour des idéaux de liberté et de dignité, contre l’injustice et le pouvoir établi. Il s’agit donc pour les autorités d’un complot de traîtres (étrangers) à la nation. Les réseaux de communication sont coupés. Armée et police tirent sur les manifestants qui occupent la place ; les martyrs sont nombreux.
Asma se réfugie chez Achraf, qui habite sur la place Tahrir, et commence à se sentir concerné par ce qui se passe sous ses yeux.
À propos du père d’Asma, comptable besogneux et obséquieux :
« Peut-on dire que Zenati est hypocrite ? Par tact nous dirons qu’il sait très bien s’adapter aux circonstances. Il est comme des millions d’Égyptiens. Il ne dépense son énergie que pour les trois objectifs de sa vie : gagner son pain d’une façon licite, élever les enfants et gagner la protection de Dieu sur terre et dans l’au-delà. »

« Moubarak et ses hommes ont des milliards et, si le régime tombe, leurs fortunes seront confisquées et ils seront jugés. Ils sont prêts à tuer un million d’Égyptiens pour rester au pouvoir. »

Moubarak abdique, mais le régime existant persiste.
L’Organisation s’entend avec les frères musulmans pour qu’ils mobilisent « les gens contre l’établissement d’une nouvelle constitution ».
Ayant obtenu le droit de porter le hijab à l’antenne, Nourhane se plie avec complaisance à déformer les informations télévisées conformément aux ordres du régime, qui recrute des beltagui (voyous) et ouvre les prisons pour semer le désordre et terroriser les Égyptiens.
« Votre mission, en tant que professionnels des médias, est de penser à la place du peuple. »

Khaled est abattu.
Six témoignages sont présentés en note comme « la transcription littérale de déclarations faites à chaud par les victimes et les témoins des événements qu’ils décrivent ». Des manifestantes sont soumises à l’ignominieux « test de virginité » pratiqué par l’armée, dont les chars écrasent littéralement un cortège copte, qui protestait contre la destruction d’églises par des beltagui.
« Le pays appartient à l’armée. »

Achraf s’investit dans le soulèvement (et se révolte contre Magda). Il délaisse un peu le haschich tandis qu’Issam s’adonne de plus en plus au whisky alors que son usine est prise en main par les ouvriers.
Nourhane participe activement à la mobilisation médiatique qui désinforme la population, convainquant celle-ci que les jeunes de Tahrir sont grassement payés par l’étranger après des entraînements en Israël. Elle est devenue la directrice de la chaîne de télévision créée par son nouveau mari, le milliardaire Hadj Chanouani, escroc proche de la famille présidentielle, en entente avec le Conseil suprême des forces armées de facto au pouvoir.
À l’usine harcelée par les beltagui, les ouvriers déboutent la commission de Mazen, qui est emprisonné et torturé, mais ne cède pas. Lui et Asma se sont déclarés leur amour ; elle est arrêtée par l’armée, tabassée et violée ; puis elle fuit l’Égypte, convaincue que les Égyptiens préfèrent « une république comme si » (titre du livre en arabe) à la démocratie.
Tous les officiers meurtriers sont graciés, et Madani se venge sur celui qui tua Khaled.
Comme pour tout roman choral, la lecture de celui-ci est difficile au commencement, lorsque les différents intervenants sont présentés.
J’ai retrouvé beaucoup de l’Égypte que j’ai connue (au siècle précédent), les lieux où j’ai vécu une dizaine d’année et les gens que j’y ai côtoyés. Comme mon séjour, ce roman-documentaire me laisse dubitatif sur cette société profondément pieuse et policée, mais aussi inique et hypocrite.
L'auteur évoque ce livre : https://www.dailymotion.com/video/x794bm2

\Mots-clés : #historique #insurrection #politique #regimeautoritaire #religion #romanchoral #social
par Tristram
le Ven 18 Aoû - 12:14
 
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Sujet: Alaa al-Aswany
Réponses: 35
Vues: 6098

Antonio Lobo Antunes

L'Ordre naturel des choses

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Livre premier, Douces odeurs, doux morts
Un cinquantenaire (on apprendra plus tard qu’il se prénomme Alfredo) vivant avec une jeune diabétique, Iolanda, amoureux d’elle et l’entretenant avec sa famille, soliloque sur cet amour (il la dégoûte) et son enfance.
Portas, membre de la Police politique sous la dictature mis à l’écart par la Révolution, qui vit misérablement de cours d'hypnotisme par correspondance (ses élèves, portant un turban avec un rubis, déplaçant leurs proches par lévitation), poursuivi par les tourterelles et épris de Lucilia, une prostituée mulâtre, louchonne et battue, Portas retrouve cet homme (on apprend qu’il s’appelle « Saramago ») à la demande de son « ami écrivain ». Ces deux récits alternent par chapitres, dérivant souvent dans le délire halluciné d’un flux de conscience onirique, hantés par le fascisme et sa peur des communistes, les défunts de la morgue, l’odeur de chrysanthème, de jacinthe ou de dahlia du diabète. Lisbonne et le Tage sont omniprésents, entre sordidité et tristesse.

Livre Deux, Les Argonautes
Le père de Iolanda est un ancien mineur : « À Johannesburg, en 1936, je volais sous terre, extrayant de l'or » ; revenu au Portugal, il creuse l’asphalte jusqu’à crever une canalisation, provoquant un débordement d'excréments. Il est convaincu d’avoir laissé sa femme folle en Afrique, alors qu’elle est morte du diabète à la naissance de Iolanda. Orquídea, sa sœur qui vit aves eux, souffre de monstrueux calculs rénaux qui passionnent son médecin.
« Je venais de décider de m'embarquer pour retourner à Johannesburg car je n'aime pas le Portugal, je n'aime pas Lisbonne, je n'aime pas Alcântara, je n'aime pas la Quinta do Jacinto ["la fermes des jacinthes", son quartier à Lisbonne], je n'aime pas cette absence de galeries et de buvettes, cette absence de wagonnets de minerai, de m'embarquer pour retourner à Johannesburg parce que Solange [sa métisse sénégalaise] me manque, ainsi que la lampe à huile qui agrandissait son visage, qui embrouillait mes rêves et prolongeait jusqu'à l'aube les gestes de tendresse, quand on a sonné à la porte et un homme avec un magnétophone en bandoulière, incapable de voler, m'a dit sur le paillasson J'ai été agent de la Police politique, monsieur Oliveira, j'ai à peine une demi-douzaine de questions à vous poser à propos de votre fille et de votre gendre et je cesse de vous embêter. »

Livre Trois, Le voyage en Chine
Le major Jorge Valadas, qui a couché avec la fille du commodore Capelo, est arrêté pour conspiration démocratique sous Salazar, et torturé.
« Quand on m'a fourré pour la première fois dans l'ambulance, après m'avoir arrêté, et que j'ai demandé où nous allions, on m'a répondu En Chine, mon garçon, et il faut un bon bout de temps pour arriver là-bas, or depuis ce temps-là j'ai navigué d'un côté et de l'autre avant de jeter l'ancre à Tavira, dans la caserne près de la mer d'où je ne vois pas la mer, où j'entends les vagues mais où je ne les vois pas, où j'entends les oiseaux mais où je ne les vois pas, de sorte que j'ai compris qu'on m'avait menti, que je ne suis pas à Tavira, que je ne suis pas dans une caserne, que je ne suis pas dans l'Algarve, qu'on m'avait fait traverser sans que je m'en rende compte une masse de pays et de fleuves, une masse de continents, et qu'on m'avait largué ici, non pas au Portugal mais près de la frontière avec la Chine, dans un pays semblable aux assiettes orientales de ma grand-mère, avec des femmes tenant des éventails, avec des pagodes ressemblant à des kiosques à journaux et des arbustes penchés au-dessus de lacs bordés d'hibiscus, aux berges reliées par des ponts délicats comme des sourcils arqués par la surprise. J'ai compris que j'habite non pas une prison mais une soupière de faïence rangée dans une armoire entre des cuillers en porcelaine ornées de dragons qui tirent la langue le long du manche. »

Sa sœur Julieta vit enfermée au grenier parce qu’elle est d’un autre père, puis enceinte du fils de la couturière. Son frère Fernando, « le stupide » de la famille, a épousé Conceiçao, une bonne :
« …] monsieur Esteves qui t'avait amenée de Beja quand il était devenu veuf
(le froid de Beja l'hiver, les moissons brûlées par la gelée, le vent roulant dans la plaine comme un train hurlant)
afin que tu travailles pour lui, que tu lui réchauffes son dîner, que tu lui nettoies son appartement de la rue Conde de Valbom et que tu occupes sur le matelas le côté que la défunte avait troqué pour une dalle funéraire dans une allée des Prazeres,
monsieur Esteves dont j'ai fait la connaissance quand je t'ai accompagnée pour que tu prennes ta valise au rez-de-chaussée où tu habitais, avec la photo de la défunte sur un ovale en crochet,
monsieur Esteves, pas rasé, qui n'avait personne en dehors de toi, serrant dans ses poings la frange de la couverture,
un homme plus âgé que je ne le suis à présent, au cou fait de rouleaux de peau qui disparaissaient dans sa veste comme une tortue se recroqueville dans sa carapace,
monsieur Esteves avec les moitiés mal ajustées de son visage, semblables à des pièces de puzzle emboîtées de force, [… »

(C’est sans doute la partie la plus satirique et grinçante du roman.)

Livre Quatre, La vie avec toi
Cette fois nous écoutons Iolanda, et Alfredo, qui parle de son oncle, le prophète biblique qui annonce le Déluge, maintenant enfermé à l’asile.
« – Tu en connais des histoires qui ne sont pas idiotes, Iolanda ? »

« …] je refuse d'être comme eux, Iolanda, mais je serai comme eux, un jour je m'approcherai de la glace, j'observerai mon visage et je vivrai du passé comme d'une pension de retraite et j'aurai pitié de moi [… »

Livre Cinq, La représentation hallucinatoire du désir
Vieillie, Orquídea se meurt d’un cancer en revisitant son enfance, mêlant celle des autres personnages ; Julieta qui chassait les poulets retrouve son père, vieilli.
« …] et avec moi mourront les personnages de ce livre qu'on appellera roman et que j'ai écrit dans ma tête habitée d'une épouvante dont je ne parle pas et que quelqu'un, une année ou une autre, répétera pour moi, suivant en cela l'ordre naturel des choses [… »

Un cousin éloigné vend la vieille maison familiale où vit Julieta, seule survivante et sans identité connue – et celle-ci va rejoindre la mer, et Jorge.

Portas l’enquêteur réapparaît souvent, de même que le cirque, et les morts (et les cistes, et un renard en cage).
Ce roman est une sorte de polyphonie des personnages tous liés entr’eux, évoquant leurs destinées individuelles et, au-delà, les hantises et attentes, souvenirs et rêves, misères et sordidités, vérités inavouées et culpabilités historiques d’un Portugal fratricide et colonial coincé entre passé et présent.

\Mots-clés : #famille #guerre #pathologie #regimeautoritaire #romanchoral #vieillesse #xxesiecle
par Tristram
le Sam 6 Mai - 12:55
 
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Sujet: Antonio Lobo Antunes
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Tommy Orange

Ici n'est plus ici

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Prologue :
« Nous sommes nombreux à être urbains, désormais. Moins parce que nous vivons en ville que parce que nous vivons sur Internet. Dans le gratte-ciel des multiples fenêtres de navigation. On nous traitait d’Indiens des rues. On nous traitait de réfugiés urbanisés, superficiels, inauthentiques, acculturés, on nous traitait de pommes. Une pomme est rouge à l’extérieur et blanche à l’intérieur. Mais nous sommes le résultat de ce qu’ont fait nos ancêtres. De leur survie. »

Dans la première partie, Reste, sont présentés quatre protagonistes :
Tony Loneman, Cheyenne de 21 ans, porte sur le visage le « Drome », syndrome d’alcoolisation fœtale. Avec sa grand-mère, Maxine, il vit à Oakland, et c’est sa terre. Et il projette le braquage d’un pow-wow…
Dene Oxendene, d’ascendance cheyenne et arapaho, projette quant à lui de recueillir les témoignages filmés d'Indiens urbains.
« Cette citation est importante pour Dene. Ce « là, là ». Il n’avait pas lu Gertrude Stein en dehors de cette citation. Mais pour les Autochtones de ce pays, partout aux Amériques, se sont développés sur une terre ancestrale enfouie le verre, le béton, le fer et l’acier, une mémoire ensevelie et irrécupérable. Il n’y a pas de là, là : ici n’est plus ici. »

There is no there there. » Le titre original du livre est There There).
Opale Viola Victoria Bear Shield, douze ans, son Teddy Bear Two Shoes, sa sœur aînée Jacquie et sa mère à Alcatraz, pendant l’occupation de l’île par des militants des Premières Nations en 1969-1971. La mère, qui semble faire référence à Storytelling, de Christian Salmon :
« Elle m’a dit que le monde était fait d’histoires et de rien d’autre, juste des histoires, et des histoires qui ont pour sujet d’autres histoires. »

Edwin Black est également un Indien-Américain, titulaire d’un master de littérature comparée dans le domaine de la littérature des Indiens d’Amérique. « Bébé trentenaire » obèse, il feuillette Internet à la recherche de son père, et lui aussi incarne le mal-être amérindien. Octavio lui montre son flingue imprimé en 3D, indétectable par les détecteurs de métaux.
Dans la seconde partie, Réclamation, voici d’autres personnes impliquées :
Bill Davis, beau-père d’Edwin, balaie le stade Coliseum, quand il avise un drone et tente de l’abattre.
« Il adorait Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ça l’avait mis en rogne quand on en avait fait un film et que l’Autochtone, qui était le narrateur tout au long du livre, n’y tenait plus que le rôle de l’Indien taiseux, cinglé et stoïque qui balance le lavabo contre la baie vitrée à la fin. »

Calvin Johnson, pris dans une affaire de drogue et d’argent, est contraint de participer au braquage, avec notamment Octavio.
Jacquie Red Feather, sœur d’Opale, conseillère diplômée en toxicomanie et alcoolique en sevrage (l’alcool est omniprésent chez les Amérindiens, et la drogue est aussi fort présente chez ces "mal assimilés", généralement miséreux), participe à une conférence sur la prévention du suicide, fréquent chez les jeunes Indiens. Elle rencontre Harvey, qui l’a violée à Alcatraz, et dont elle a eu une fille qu’elle a placée. Son autre fille, héroïnomane, s’est suicidée, et elle a laissé les trois fils de celle-ci à sa sœur.
Orvil Red Feather est l’aîné des trois enfants. Il recherche son identité, car on ne lui a rien transmis, et témoigne devant Dene. Des pattes d’araignée sont sorties d’une grosseur qu’il a sur la jambe, et il va au pow-wow avec ses frères.
Dans Entracte, comme dans le prologue, Orange donne des précisions sur l’histoire des Premières Nations. Suivent deux autres actes de ce drame annoncé.
Puis la narration se resserre sur la préparation du « Grand Pow-Wow d’Oakland », qui réunit la plupart des protagonistes tandis que Tony introduit sur site les balles du pistolet en plastique – des pistolets, car il y en a cinq.
Opale s’est aussi sorti des pattes d’araignée de la jambe, lorsqu’elle était enfant (il y a de nombreuses références aux « médecines »).
« Un mot cheyenne : Veho. Il signifie « araignée », « escroc », et « homme blanc ». »

Le pow-wow, avec le tambour central dans le récit et la culture amérindienne, lieu de retrouvailles notamment familiales, culmine dans un massacre, en écho de l’Histoire de la conquête de l’Ouest.
Il y a quelque chose de viscéral (peut-être le sang) dans ce roman à la fois très dense et éclaté (comme les familles) qui parcourt les aspects particuliers aux Premières Nations, et où s’unissent des voix du présent comme du passé.

\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #historique #minoriteethnique #romanchoral #social #traditions #violence #xxesiecle
par Tristram
le Ven 21 Avr - 13:06
 
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Sujet: Tommy Orange
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Antonio Tabucchi

Pour Isabel - Un mandala

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Mónica rapporte des souvenirs de jeunesse, au Portugal sous Salazar, avec Isabel, à Waclaw Slowacki (et/ou Tadeus), le narrateur, un étranger qui a connu cette dernière il y a longtemps. Puis ce sont Bi, Brígida Teixeira, sa nourrice, Tecs, une saxophoniste américaine qui l’a fréquentée à l’université, Oncle Tom, Almeida le gardien de prison capverdien qui la fit s’enfuir, ensuite Tiago le photographe, qui évoquent l’amie disparue dans des versions (ou péripéties) différentes de son destin.
« …] les photographies d’une vie sont-elles un temps segmenté en plusieurs personnes ou la même personne segmentée en différents temps ? »

« …] la mort est le tournant de la route, et mourir c’est seulement ne pas être vu. Et alors pourquoi, demanda-t-il d’un air encore plus perplexe, dans quel but ? Dans le but de faire des cercles concentriques, dis-je, pour arriver finalement au centre. »

Sixième cercle de l’enquête : Magda, de l’organisation clandestine où œuvrait Isabel (une chauve-souris à Macao).
Slowacki semble reconnaître ou être reconnu par les serveurs de rencontre.
« Le restaurant s’appelait Lisboa antiga-Macau moderno. C’était un endroit très modeste, avec une petite vitrine où reposaient en paix les restes de tripes blanchâtres dans un plat. Au milieu de la vitrine trônait une gigantesque racine de ginseng et un petit carton écrit en portugais affirmait : Nos pensamos na sua virilidade, nous veillons à votre virilité. »

Le Fantôme qui Marche, un poète opiomane, lui indique les Alpes Suisses, où il rencontre, dans un château-lieu de méditation dédié à Hermann Hesse, Lise, une astrophysicienne, et Xavier, le Lama, qui le dirige énigmatiquement vers une petite station de la Riviera italienne où il trouve le Violoneux Fou, puis finalement Isabel, telle que lorsqu’il lui a dit adieu – dans leur autrefois, et le « néant sapientiel ».
Tabucchi précisa dans un entretien paru en juin 1994, concernant ce roman volontairement posthume qui constitue une manière de clef de voûte de son œuvre :
« Depuis quelques années j’écris un roman que j’espère pouvoir bientôt conclure. Le personnage principal sera justement Isabel, la même femme qui dans Requiem n’apparaît pas, ou plutôt qui est seulement esquissée et qui à un certain moment apparaît, mais comme une sorte de Convive de pierre. Dans ce roman, ce n’est pas Isabel qui parlera d’elle, ce sont les autres qui le feront. Beaucoup des personnages de mes livres précédents seront appelés à témoigner sur Isabel, il y aura Tadeus, Magda, et même le Xavier de Nocturne indien, le personnage recherché mais jamais trouvé, qui fournira un important témoignage. Ce sera un tour, ou plusieurs tours, autour de la figure de cette femme qui a eu une vie difficile et obscure, une vie sur laquelle existent des versions différentes et en même temps toutes étonnamment dignes de foi. Ce sera un roman qui tentera de faire la lumière sur l’existence d’une femme fuyante et très mystérieuse. »

Se souvenir des précédents personnages de Tabucchi serait évidemment un plus, mais pas un must, tant l'histoire a du charme.

\Mots-clés : #amour #creationartistique #identite #romanchoral #universdulivre
par Tristram
le Mer 21 Déc - 12:35
 
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Sujet: Antonio Tabucchi
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Kateb Yacine

Nedjma

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À Bône dans l’Est algérien, vers 1945, quatre journaliers, Mustapha, Mourad, Rachid et Lakhdar ; deux colons, Ernest le contremaître, blessé par Lakhdar qu’il molestait, et Ricard l’entrepreneur qui épouse Suzy, la fille du premier, avant d’être tué par Mourad. Puis le roman retourne dans le récent passé des quatre amis, ainsi que dans celui de l’auteur, destins tous reliés à Nedjma par un amour plus ou moins caché, puisqu’elle est mariée à Kamel.
Notations généralement brèves, « par bribes », roman polyphonique éclaté, violence, misère, injustice ; puis c’est l’exposé de l’épopée de Si Mokhtar et Rachid le déserteur, d’une voix plus intelligible.
« Mais la mère de Kamel ne m'avait pas tout dit ; elle ne m'avait pas dit que Si Mokhtar était aussi le rival de son défunt époux, rival à deux titres : pour lui avoir successivement ravi sa femme et sa maîtresse, et cela n'était pas le plus terrible pour Rachid, car qui avait pu tuer l'autre rival, le mort de la grotte, sinon le vieux bandit et séducteur, le vieux Si Mokhtar qui est à la fois le père de Kamel, celui de Nedjma, et aussi vraisemblablement l'assassin que le fils de la victime poursuit sans le savoir, car Rachid ne peut pas savoir ce que je sais, n'ayant pas connu la mère de Kamel qui me révéla d'autres choses encore... »

« Trois fois enlevée, la femme du notaire, séductrice de Sidi Ahmed, du puritain et de Si Mokhtar, devait disparaître une quatrième fois de la grotte où mon père fut retrouvé, raide et froid près du fusil, son propre fusil de chasse qui l'avait trahi comme avait dû le faire la Française enfuie avec Si Mokhtar... Trois fois enlevée, la proie facile de Si Mokhtar, père à peu près reconnu de Kamel et peut-être aussi de Nedjma, Nedjma la réplique de l'insatiable Française, trois fois enlevée, maintenant morte ou folle ou repentie, trois fois enlevée, la fugitive n'a d'autre châtiment que sa fille, car Nedjma n'est pas la fille de Lella Fatma... »

S’insère l’évocation de « l'ombre des pères, des juges, des guides », la tribu d’origine de l’ancêtre légendaire Keblout, massacrée par le conquérant français. Ce livre est aussi l’histoire, en filigrane, de la marche vers l’indépendance de l’Algérie sous le joug étranger.
« …] mais la conquête était un mal nécessaire, une greffe douloureuse apportant une promesse de progrès à l'arbre de la nation entamé par la hache ; comme les Turcs, les Romains et les Arabes, les Français ne pouvaient que s'enraciner, otages de la patrie en gestation dont ils se disputaient les faveurs [… »

« …] tu penses peut-être à l'Algérie toujours envahie, à son inextricable passé, car nous ne sommes pas une nation, pas encore, sache-le : nous ne sommes que des tribus décimées. Ce n'est pas revenir en arrière que d'honorer notre tribu, le seul lien qui nous reste pour nous réunir et nous retrouver, même si nous espérons mieux que cela… »

Lorsqu’apparaît Nedjma, le ton cède à un lyrisme poétique et enchanteur.
« Je contemplais les deux aisselles qui sont pour tout l'été noirceur perlée, vain secret de femme dangereusement découvert : et les seins de Nedjma, en leur ardente poussée, révolution de corps qui s'aiguise sous le soleil masculin, ses seins que rien ne dissimulait, devaient tout leur prestige aux pudiques mouvements des bras, découvrant sous l'épaule cet inextricable, ce rare espace d'herbe en feu dont la vue suffît à troubler, dont l'odeur toujours sublimée contient tout le philtre, tout le secret, toute Nedjma pour qui l'a respirée, pour qui ses bras se sont ouverts. »

Le récit se recentre sur Rachid à Constantine.
« Rachid n'avait pas voyagé durant son enfance ; il avait le voyage dans le sang, fils de nomade né en plein vertige, avec le sens de la liberté, de la hauteur contemplative [… »

« Non seulement Rachid n'avait jamais recherché l'assassin – « son père avait été tué d'un coup de fusil dans une grotte » – mais devenu l'ami d'un autre meurtrier, sombrant dans la débauche, ravalé au rang de manœuvre, puis de chômeur ne vivant plus que de chanvre, il était maintenant le maître du fondouk, le paria triomphant sur les lieux de sa déchéance. »

Évocation de Carthage, Hippone, Cirta (et de Nedjma, femme fatale, en Salammbô). Puis de la famille tribale, avec encore un changement de registre.
« …] nous nous sommes toujours mariés entre nous ; l'inceste est notre lien, notre principe de cohésion depuis l'exil du premier ancêtre [… »

Souvenirs d’enfances, puis de la manifestation réprimée dans le sang le 8 mai 1945 à Sétif.
Les quatre chômeurs sont réunis autour de Nedjma, puis rejoignent la situation du début du roman, lorsqu’ils se séparent.
Un livre complexe, qui réclame sans doute plusieurs lectures.

\Mots-clés : #criminalite #famille #identite #romanchoral #xxesiecle
par Tristram
le Mar 25 Oct - 10:39
 
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Sujet: Kateb Yacine
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Roger Nimier

Le Hussard bleu

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C’est la chronique irrévérencieuse du fictif XVIe hussards en Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale et dans l’immédiat après-guerre, régiment de cavaliers d’automitrailleuses qui s’ennuient au cantonnement, se vengent du récent occupant, et combattent bravement les derniers combattants schleus.
Écrit à plusieurs voix, chaque chapitre rend le monologue intérieur de dix personnages plus ou moins importants, avec chacun leur ton propre.
François Sanders : jeune violent et amateur de femmes, incontrôlable tête brûlée (au propre comme au figuré) et cynique : le héros ! Déjà dans Les Épées, comme quelques autres personnages. La seule valeur qu’il respecterait serait peut-être la camaraderie virile ; sa définition de son corps d’armée :
« Hussard, militaire du genre rêveur, qui prend la vie par la douceur et les femmes par la violence. »

« Le ciel m’avait fait de cette race des hommes, puissante, assurée, maîtresse de la terre, des animaux et des femmes. »

Le brigadier Casse-pompons : typique soldat de carrière (passé par « la garde à Pétain »).
« Tout ça, couillon, c’est les inconvénients de la gloire. Sans ça, on n’a pas besoin de gagner son pain, on est habillé, c’est pas la vilaine vie. Et puis on se fait pas trop de cheveux pour les autres. Il en claque tellement, on n’a pas le temps de s’attacher. »

« …] par le pompier ou par la messe, j’y parviendrai aux galons de margis de carrière. »

Florence Monnier : surtout attirée par les hauts gradés, ne sera cependant pas insensible à Saint-Anne.
« …] cette petite pointe d’ambition, ma rage de toujours me frotter aux gens célèbres, mon cœur à qui voulait, mes lèvres à qui savait les prendre et le matin lavera tout ça à grande eau… »

Saint-Anne : très jeune, « beau comme un ange », c'est lui qui porte le dolman bleu en faisant le hussard du titre. D’apparence enfantine voire féminine, ambigu et ingénu, fragile mais fort insolent, il profite de son charme pour se jouer de ses supérieurs. Il admire Sanders qui se liera d’amitié avec lui, et le protège.
« Les cadavres, c’est la barbe. Ils ont l’air contagieux et peut-être le sont-ils vraiment. »

Lieutenant, puis capitaine de Forjac, d’appétence pédérastique, lui aussi attiré par Saint-Anne.
« À mes pieds, c’était la guerre, telle qu’on la cache, son beau corps de pillages, de viols, d’incendie que les historiens habillent toujours d’un velours héroïque. »

Bernard Tisseau : beau-frère de Sanders, intellectuel chrétien.
Los Anderos, soldat du peuple, communiste, vindicatif, avec une vive antipathie pour les gradés et autres « gens à charnières » (à particule).
« Ensuite, j’ai quitté les Efefis pour les Eftépés. Ah, ça alors, c’était bien. Y avait de la discipline, des échanges intellectuels, quoi. »

Colonel de Formendidier : vichyssois ; une caricature parmi nombre d’autres officiers.
Frédéric : Allemand, un « pur », organise une riposte terroriste. Également beau-frère de la belle et « folle » Rita, violée par Sanders (et qui en jouit ; elle deviendra sa maîtresse), puis amante dominatrice de Saint-Anne. Le sexe et l’amour occupent une grande part du roman, dans l’ensemble assez misogyne.
Lagnel : un de ces fascistes, Français, ancien de la Milice et motivé par le départ de sa femme ; il participe au plasticage d’un train supposé plein d’Amerloques, et qui s’avèrera rempli d’enfants de fusillés…

L’ambiance générale est d’insouciance, sinon de désinvolture, avec des mots d’esprit qui claquent :
« La guerre est une enfance prolongée. »

De l’affèterie peut-être aussi, de la vanité sûrement ; Sanders lit les Mémoires de Retz, et les prête à Saint-Anne…
Curieusement, Sanders comme Saint-Anne détestent la nature au début de l’histoire, puis l’apprécient en progressant en Rhénanie.
La religion tient une grande place, qu’elle soit conformisme ou foi sincère. Sanders :
« (La religion ! Dieu même l’ayant abandonné, j’errais voluptueusement dans ce palais superbe.) »

Ce roman constitue un comble de cynisme, de provocation, d’irrespect et de crudité, que caractérise la banalité des viols qu’on ne questionne pas : c’est la revanche. Mais c’est aussi une juste observation d’une armée d’occupation ; j’ai pu moi-même constater que l’alternance d’action et de désœuvrement déclenche dans le milieu militaire la violence (viol y compris).
Bien observé aussi le ressentiment de la régulière pour la Résistance, les Francs-tireurs et partisans, les forces anglaises et américaines, ainsi que les avis ambivalents sur Pétain et de Gaulle…
Une autre vision de la guerre, à côté de celles de Jünger et Hyvernaud (voir ICI), Jacques Perret, Gracq ou encore Malaparte (mais se rapprochant surtout de ce dernier, notamment par son style enlevé).
Le livre dégage aussi « …] un nouveau spécimen du héros romantique, une refonte 1945 », comme Saint-Anne qualifie Sanders, et comme ce dernier a déjà qualifié Saint-Anne : la nouvelle génération d’après-guerre.

\Mots-clés : #romanchoral
par Tristram
le Ven 10 Déc - 19:48
 
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Laila Lalami

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Les autres américains

Dans cette petite ville du désert de Mojave accablée de chaleur, tous les enafnst sont allés ensemble à l’école et sont devenus adultes, au sein d’une société multiculturelle. Quand  Driss, propriétaire d’un restaurant qui a fuit le régime marocain dans les années 80, est renversé par un chauffard avec délit de fuite, tous les non-dits et secrets accumulés au sein de la famille et entre les communautés ressort, et pour quelques mois les nombreux protagonistes de cette histoire se confrontent à leur identité et  à celle des autres.

Le récit est plutôt bien mené, l’intrigue policière restant sous-jacente, et laissant pleine place aux personnages, multiples et attachants, issus de milieux rarement rencontrés dans la littérature américaine. Ils se passent le relai pour raconter l’histoire avec chacun son point de vue, une dose de tolérance à l’autre très variable, mais surtout des fêlures accumulées qui tissent les accords et désaccords.



Mots-clés : #polar #romanchoral
par topocl
le Mer 13 Jan - 16:26
 
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Deb Spera

Le chant de nos filles

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Destins tragiques entrecroisés de trois femmes, libres à leur façon dans la poisse des maris de Caroline du Sud des années 20 : la riche propriétaire et son secret de famille, la servante noire et la pauvre blanche qui lutte pour  nourrir ses trois filles. Des temps forts comme autant d’acmés pour marquer le temps et les esprits : une messe commune, une tempête et une réunion campagnarde.

Dans le genre on n’échappe pas à son destin, il s’agit plutôt de beaux portraits de femmes, échappant au stéréotypes du genre, mais le fond est un peu faiblichon alors que la fin en fait un peu trop.
Bref des pages tournées avec aisance, mais une impression de «tout ça pour ça».

\nMots-clés : #conditionfeminine #romanchoral
par topocl
le Lun 22 Juin - 17:09
 
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Olga Tokarczuk

Les Pérégrins

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Très vite on comprend qu’on a entrepris l'exploration d’un livre très riche, d’une grande intelligence.
Ces 116 petits narrés, autant de départs d’histoires sans lien apparent entr’eux, ainsi aérés, procurent une lecture agréable, alerte et variée. Dès le deuxième, le dessein semble donné :
« Dans ce que j’écrivais, la vie prenait la forme d’histoires incomplètes, d’historiettes oniriques aux intrigues obscures ; elle y apparaissait, certes, mais de loin, selon des perspectives insolites, décalées, ou bien en coupes transversales, de sorte qu’il aurait été bien téméraire d’en tirer des conclusions quant à l’ensemble. »

Une courte nouvelle, plus longue que les autres textes, est reprise dans un suivant : c’est le récit de la disparition de la femme et du jeune fils d’un touriste dans une petite île croate « pelée », Vis.
« On est tous visibles ici, comme sur la paume. »

Le mari et père a même une vision panoptique qui aura de la postérité :
« Il songe aussi à ces puces électroniques qu’on attache aux pattes de certains animaux, des oiseaux migrateurs comme les cigognes ou les grues, mais que personne n’a jamais pensé utiliser pour les humains. Tout le monde devrait être équipé de ce machin pour sa propre sécurité ; on pourrait alors suivre tous nos mouvements sur Internet : trajets, arrêts, égarements. Combien de vies humaines pourraient être sauvées ! »

Un autre récit assez développé est celui d’Éric, un marin fasciné par Moby Dick, échoué sur une petite île après ses tribulations « sur les mers du monde ».
« Et c’était tous les soirs le même rituel. Chaque jour passait, en effet, à la façon d’un bac, qui va d’une berge à l’autre en tirant sur ses câbles, en suivant de sempiternelles bouées rouges qui sont censées briser le monopole de l’eau sur l’infini – pour en faire quelque chose de mesurable et donner une impression illusoire de contrôle. »

Les différents moyens de transport sont évoqués, avion (surtout), train, bateau, etc. Les lieux reliés sont souvent des hôtels, des aéroports, des musées, etc. La narratrice rencontre d’autres voyageurs :
« Le but de mes pérégrinations est toujours la rencontre d’un autre pérégrin. »

(Et cela deviendra un leitmotiv.)
Une théorie (où on perçoit une part du vécu de l’auteure, psychologue, mais aussi des échappées métaphysiques) est exposée :
« La psychologie du voyage s’intéresse à l’homme qui voyage, à l’homme qui est en mouvement et, ce faisant, elle prend le contre-pied de la psychologie traditionnelle qui a toujours étudié l’être humain dans un contexte immuable, dans une situation de stabilité et d’immobilité, par exemple, à travers le prisme de sa constitution biologique, de ses rapports familiaux, de sa position sociale et ainsi de suite. »

« Selon la psychologie du voyage, l’île constitue l’état le plus primitif, l’état d’avant la socialisation, quand l’ego s’est suffisamment individualisé pour acquérir un certain niveau de conscience de soi, mais n’a pas encore lié des relations complètes et satisfaisantes avec son entourage. »

« Notre perception de l’espace résulte de notre aptitude à nous déplacer. La perception du temps, quant à elle, tient au fait que nous sommes des êtres vivants sujets à des états fluctuants. Le temps n’est donc rien d’autre que le flux continuel de ces états.
Cet aspect de l’espace qu’on nomme un lieu est une pause dans le temps, une fixation momentanée de notre perception sur une configuration des objets. Il s’agit là, à la différence du temps, d’une notion statique.
Suivant cette conception, le temps humain se divise en étapes, de même que le mouvement dans l’espace est rythmé par des pauses, autrement dit, des lieux. Or ces pauses nous ancrent dans le flux du temps. […] À ces séquences du temps délimitées par des pauses, on donne souvent le nom d’épisodes. »

Sont abordés les concepts de panopticum (panoptique en français), kairos (opportunité, occasion à saisir ‒ « au bon endroit au bon moment »), synchronisme (dans le sens de relations entre coïncidences et correspondances ‒ comme dans le roman lui-même les îles, les baleines, etc.) :
« Cela relève d’un phénomène connu des psychologues du voyage sous le nom de synchronisme – preuve s’il en est que le monde n’est pas dépourvu de sens et qu’au milieu de ce beau chaos, il existe des fils chargés de signification qui, déployés dans toutes les directions, créent un maillage d’une étrange logique. »

Et contuition :
« ‒ La contuition… commença le professeur, dissimulant tant bien que mal son agacement, est – comme je l’ai déjà dit – une sorte d’introspection qui dévoile spontanément la présence d’une puissance bien supérieure à celle des hommes, d’une forme d’unité par-delà toute diversité. »

La contuition serait une intuition sans concept (d’après Jean de Dieu de Champsecret à propos de saint Bonaventure) ; le Cordial donne « Psychologie. Intuition seconde, connaissance d'une entité via une autre entité liée à celle-ci. », ce qui n’aide pas énormément. Le "dictionnaire de la métaphysique" http://www.metascience.fr/lexis.htm#c26 propose « conception ou représentation d'une chose obtenue indirectement depuis ce qui est connu d'une autre chose. »
L’imagination d’Olga Tokarczuk suit volontiers une inspiration géométrique :
« Chaque millimètre du rail entrera forcément en contact avec chacune des roues, devenant un point tangent, pendant une fraction de seconde. La roue et le rail, le temps et le lieu formeront alors une configuration unique, exceptionnelle, dans tout le cosmos. »

« Je vois des lignes, des surfaces et des volumes qui se transforment dans le temps. Le temps, quant à lui, semble être un simple outil pour mesurer les tout petits changements – un double décimètre d’écolier gradué juste de trois repères : ce qui a été, ce qui est et ce qui sera. »

L’auteure fait preuve d’esprit et d’inventivité. À signaler une métaphore jubilatoire des envahissants sacs plastique :
« Nous sommes témoins de l’apparition sur Terre d’êtres nouveaux, des créatures qui ont déjà conquis tous les continents et la plupart des niches écologiques. Ils se caractérisent par un fort instinct grégaire et sont anémophiles, c’est-à-dire qu’ils ont la capacité prodigieuse de se déplacer sur de grandes distances, au gré des vents. »

Après l’évocation de reliques catholiques, c’est le domaine de l’anatomie, de la dissection qui est approché, l’occasion d’une biographie du chirurgien flamand Philippe Verheyen (XVIIe) :
« J’ai passé ma vie à voyager ; j’ai voyagé à travers mon propre corps, à l’intérieur de mon membre sectionné. Ce faisant, j’en ai dressé les cartes les plus précises. »

Suite à la découverte de la plastination (technique de préservation des tissus biologiques, notamment embaumement du corps humain), ainsi que d’un antécédent à la cour d’Autriche :
« Son successeur, l’empereur François Ier, n’avait pas hésité à faire empailler son courtisan noir, un certain Angelo Soliman. »

Il y a un côté Wunderkammer (cabinet de curiosités, tératologie) et Encyclopédie du savoir relatif et absolu de Bernard Werber : on a l’impression d’apprendre beaucoup de choses étonnantes et disparates (qu’on oublie aussi vite) :
« Le trouble léthologique est l’incapacité de se rappeler le mot dont on a besoin dans l’instant. »

Léthologique, du grec ancien Lếthê, « oubli » : dans l’aphasie léthologique, le patient est incapable de prononcer certains mots car il les a oubliés ou ne parvient pas à se les rappeler ; peut ne concerner que les noms propres (ou prénoms), Wikipédia. J’aurai mis un mot sur de mes troubles, noté pour briller sur les forums.
Sinon, c’est parsemé d’observations perspicaces :
« Ces sorties fatigantes, ennuyeuses, consistaient surtout à attendre que les retardataires eussent rejoint le groupe. »

« ‒ Ça ne me fait pas du tout plaisir de tomber sur mes compatriotes à l’étranger. »

D’analyses sociologiques :
« La mobilité, la variabilité, le caractère illusoire de ce qu’il entreprend, voilà ce qui caractérise l’homme civilisé. »

Ou plus vagues encore :
« …] et lorsqu’on connaît le but du voyage de quelqu’un, on en sait suffisamment sur lui. »

Puis sont narrés les errements d’une femme dans le métro moscovite, où elle rencontre la pérégrine, vieille clocharde d’une secte qui croit que s’arrêter de marcher permettrait à l’Antéchrist de vous saisir :
« Balance-toi, remue-toi ! Bouge ! Y a que comme ça que tu pourras lui échapper. Celui qui dirige le monde n’a pas de pouvoir sur le mouvement. Il sait que notre corps en mouvement est sacré. Tu lui échappes que quand tu bouges. Il n’a de pouvoir que sur ce qui est immobile et pétrifié, sur ce qui est passif et inerte. […]
Quiconque s’arrête de bouger sera pétrifié. »

Nous retrouvons kunicki, le mari de l’île de Vis, refusant de croire sa femme qui prétend s’être juste égarée trois jours durant avec leur enfant.
« Il voit avec une clarté saisissante que tout ce trajet, qu’il connaît par cœur, est jalonné de signes – ça crève les yeux –, d’informations qui lui sont exclusivement destinées. Dressés sur une patte maigrelette, des cercles, des triangles jaunes, des carrés bleus, des panonceaux vert et blanc, des flèches, des instructions. Des feux. Et des lignes blanches peintes sur l’asphalte, des tableaux d’information, des mises en garde, des rappels. »

« Il se rend compte tout à coup qu’il existe différentes façons de voir les choses. L’une permet de voir tout bonnement des objets, des choses utiles pour l’homme, de braves choses, bien concrètes, dont on sait d’emblée à quoi elles servent et comment on les utilise. Mais il y a aussi une façon de voir plus globale, panoramique, qui permet d’entrevoir les liens entre les objets, le jeu de leurs reflets. Les choses cessent alors d’être des choses, et ce à quoi elles servent devient secondaire, ce n’est qu’un faux-semblant. »

Puis c’est un vieux professeur de civilisation grecque qui donne des conférences lors de croisières, vu par son épouse :
« Voici un nouveau type d’esprit – songeait Karen –, un esprit qui ne fait plus confiance aux mots lus dans les livres, dans les ouvrages fondamentaux, dans les monographies, les essais et les encyclopédies. Esprit malmené pendant les études et qui a maintenant le hoquet. Esprit dépravé par la facilité avec laquelle on lui a décomposé en éléments premiers toutes les constructions, même les plus compliquées. Et aussi par cette pratique de ramener à l’absurde toute démarche intellectuelle non fondée sur une analyse poussée. Et par la tendance à adopter tous les deux ans un nouveau langage à la mode qui – à l’instar du dernier modèle de couteau suisse – est capable de tout faire : ouvrir une boîte de conserve, vider le poisson en deux temps trois mouvements, analyser un roman ou anticiper l’évolution de la situation politique en République centrafricaine. C’est un esprit de charades, esprit qui manipule renvois et addenda comme une fourchette et un couteau. Un esprit rationnel et discursif, solitaire et stérile. Un esprit qui se rend compte de tout, et même du fait qu’il ne comprend pas grand-chose. Certes, c’est un esprit vif, lucide – une impulsion électronique intelligente –, qui ne souffre aucune limitation, qui lie tout avec tout, mû par la conviction que tout cela pris ensemble signifie quelque chose, mais voilà, nous ne savons pas quoi. »

Puis…
J’ai quand même un peu regretté que cette mystérieuse quête, cet intrigant jeu de piste, ne mène pas (évidemment) à une élucidation…
Voilà cependant de bien belles variations sur le nomadisme en marge de la société. Pour situer, ce serait quelque part entre Auster et Murakami...

Mots-clés : #romanchoral #voyage
par Tristram
le Ven 19 Juin - 15:22
 
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Sujet: Olga Tokarczuk
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Siri Hustvedt

Tag romanchoral sur Des Choses à lire Un_mon10

Un monde flamboyant

L'avant-propos fictif constitue peut-être mon seul regret quant à ce livre, qu'il enclôt tout entier, qu'il résume quoique d'une manière toute allusive et énigmatique, et que l'on peut isoler de lui comme un chef d'œuvre de la nouvelle digne de celles de Borges. Ce texte, rédigé par l'universitaire I.V. Hess, raconte sa découverte de l'artiste Harriet Burden et de son projet artistique prométhéen à travers un article scientifique puis par le biais de ses vingt-quatre journaux intimes, qui forment une œuvre colossale, tentaculaire, érudite et d'une vitalité hors-normes. Rejetée, selon ses mots, par le milieu artistique new-yorkais pour des raisons extérieures à l'art (une femme, immense et sculpturale, d'une culture sans bornes et dépourvue des notions élémentaires du tact, autant de critères apparemment disqualifiants), elle conçoit une expérience par laquelle, ayant conquis l'accès à la reconnaissance qu'on lui refusait jusque alors, elle exhiberait et les mettrait à mal les différents préjugés de race, de genre, de préférences sexuelles et de notoriété à travers lesquels est appréhendée toute œuvre d'art. Pour cela, elle décide d'exposer trois œuvres dont la paternité est confiée à trois hommes, Anton Tish, Phineas Q. Eldridge et Rune, qui deviennent ce qu'elle appelle ses masques. Ces trois expositions deviennent donc l'œuvre d'une entité hybride, et ces masques, en tant que "personnalités poétisées" de Burden (l'idée lui vient de Kierkegaard), deviennent une composante fondamentale de l'œuvre exposée (ce que le public ignore). I.V. Hess, professeur d'esthétique dont les travaux sont proches de la pensée de Burden, décide d'écrire un livre centré sur cette expérience tripartite et sur la controverse qui l'entoure, qui est celui que le lecteur s'apprête à lire.

Au terme de ce bref avant-propos fictif, il me paraît possible au lecteur de décider de la poursuite ou de l'abandon de sa lecture.

L'une des principales singularités de cette œuvre tient à sa forme, qui amalgame et perturbe de nombreux genres littéraires et artistiques : elle tient de l'étude universitaire qui toutefois ne défend aucune thèse, de l'art du portrait - d'un portrait diffracté par la multiplicité des regards -, du roman de l'artiste (l'une des principales illustrations du roman contemporain); elle est à la fois le récit d'une controverse et l'histoire d'une famille, un roman qui s'auto-interprète sans en confisquer le sens, et pour finir, une invitation à l'analyse. Elle réunit articles savants et comptes rendus d'exposition, journaux intimes, entretiens, témoignages, et brasse des disciplines aussi diverses que l'histoire de l'art, la philosophie, la psychologie, la littérature et les neurosciences. Puisque son personnage est une artiste, Siri Hustvedt se prête elle-même à la création plastique, qui demeure en puissance puisqu'elle n'est que du texte, mais qui prend vigoureusement corps dans l'esprit du lecteur tant elle est rigoureusement et puissamment composée. De même, elle introduit ponctuellement dans son œuvre des créations littéraires extérieures (la nouvelle d'Ethan, les histoires enfantines de Fervidlie) élaborées avec le plus grand soin.

Harriet Burden est une femme tumultueuse, encyclopédique, écorchée vive, prométhéenne à tous égards : elle brûle sans se consumer, elle est la créatrice démiurge d'humanoïdes calorifères, et pour que ceux-ci puissent obtenir un permis d'existence, elle se lance dans un projet secret, interdit, séditieux, porté par elle seule contre le monde des dieux de l'art. Il s'agit d'un projet tantôt militant, tantôt revanchard (selon les témoins qui le qualifient), destiné à confondre ceux qui l'ont méconnue tout en s'élevant à leur rang. Cette expérience se déroule selon trois temps destinés à faire varier les regards sur son œuvre en changeant le masque qui en endosse la paternité. Le premier est un homme blanc, médiocre, psychologiquement fragile; le deuxième, métis et homosexuel, est une figure de la scène underground nocturne de New-York, et le troisième est un artiste célèbre, avatar moderne de Warhol, et manipulateur qui se retourne contre Burden. Ces masques, je l'ai dit, sont destinés à modifier la perception de l'œuvre par le public : ainsi sont-ils (se pensent-ils) créateurs et sont-ils œuvre; ils la créent par ce qu'ils sont et dans le même mouvement sont englobés par elle. L'œuvre comprend également tout article, tout compte rendu, tout livre qui la prend pour objet (y compris le livre que nous sommes en train de lire), en ce qu'ils révèlent le biais de perception qu'empruntent public et critiques. Par ces ajouts qu'elle appelle "proliférations", au nombre potentiellement infini, Burden crée une œuvre ouverte qui subvertit et phagocyte la critique spécialisée, prise au piège et non plus seulement prescriptive. Ainsi aboutit-on au paradoxe suivant :
J'appelle A l'ouvrage appelé Un monde flamboyant, B l'expérience de Harriet Burden. A contient B (cela tombe sous le sens), et comme on vient de le voir, B contient A. Donc A=B. Et pourtant, B contient tout ce qui s'intéresse à l'expérience y compris ce qui se trouve hors de A (mon compte rendu, par exemple). L'expérience contenue dans ce livre non seulement le contient mais est plus vaste que lui.
Inversement, les divers personnages interrogés ne peuvent s'empêcher de parler d'eux-mêmes, ce qui n'entretient de relation avec l'expérience de Burden que dans la mesure où ils expriment quelque chose de leur individualité, c'est-à-dire quelques uns des facteurs de biais dans la perception d'une œuvre d'art. Mais il s'agit également de créer des caractères complexes qui se révèlent à travers des langages propres à chacun, ce que Siri Hustvedt réussit merveilleusement. Ainsi, chaque personnage devient à l'autrice un masque qui lui permet d'exprimer dans un dialogue permanent et tourmenté avec ses autres masques ce qu'elle n'a pu dire qu'avec celui-ci (comme le faisaient Harriet Burden dans son journal, et sa maîtresse à penser, Margaret Cavendish, dans son ouvrage intitulé Le monde flamboyant, faute de trouver pour leurs joutes de partenaires suffisamment talentueux ou assez peu condescendants).
Or ces personnages ne proviennent pas tous du luxueux microcosme de l'art new-yorkais. Le personnage d'Harriet Burden relie entre eux de riches collectionneurs, des scientifiques, des clochards, des artistes millionnaires, des marginaux parmi lesquels des fous et des artistes, ainsi que l'un des personnages les plus humains qu'il m'ait été donné de connaître, celui d'une jeune voyante à moitié allumée mais parfaitement lucide. C'est ainsi que Siri Hustvedt, bien loin du "pur esprit" dans sa tour d'ivoire, élabore une véritable comédie humaine qui suppose une intime compréhension des gens. De même, c'est par honnêteté intellectuelle qu'elle multiplie les points de vue sur cette controverse dans laquelle de vrais salauds tiennent leur rôle. En réalité, et c'en est le principal moteur, c'est à la destruction des catégories et à la dissolution de toute cloison que nous assistons dans ce roman. Sexe, genre, orientation sexuelle, origine biologique et origine sociale, différence psychologique, c'est toute norme qui affecte notre perception de l'art et notre regard sur la vie que par l'art Harriet Burden, partant Siri Hustvedt, nous révèle et condamne. C'est précisément, mais au sein de l'art, à la même notion stérilisante de catégorie normative que s'attaque Siri Hustvedt, en amalgamant dans ce livre hybride la multitude des genres littéraires et artistiques que j'ai déjà évoqués et qui la font imploser.

L'universitaire I.V. Hess découvre l'existence de Harriet Burden dans une revue spécialisée, lorsque celle-ci publie un texte d'un certain Richard Brickman résumant et commentant une longue lettre que lui a envoyé l'artiste. Richard Brickman (qui n'est autre qu'un pseudonyme de Burden elle-même) parle tantôt avec admiration, tantôt avec ironie d'Harriet Burden et de ses références. Références parmi lesquelles "une obscure romancière et essayiste, Siri Hustvedt", qualifiée de "cible mouvante".
Il y a là beaucoup de chose.
Premièrement, deux niveaux d'ironie se déploient. Burden dissimulée derrière Brickman se moque d'elle-même (peut-être aussi pour provoquer la sympathie du public). Puis, ce qui est fortement problématique, Brickman qualifie Siri Hustvedt d'obscure. Tant que c'est Brickman qui le fait, cela n'étonne en rien; pas davantage si Burden l'avait fait en son nom propre; en revanche, que Burden cachée derrière Brickman distingue Siri Hustvedt parmi une foule de références en la qualifiant elle seule, entre toutes les autres, d'obscure (ce qu'au passage elle n'est pas du tout), voilà qui est hautement perturbant. Sans doute est-ce là l'extrême pointe du roman par où l'autrice, Hustvedt, affleure et se laisse deviner au travers de ses différents masques.
Enfin, l'expression "cible mouvante" fait référence aux études sur la vision aveugle et le masquage : une cible (stimulus visuel) peut être intégralement masquée par l'interférence d'autres stimuli. Ainsi, sautant de masque en masque, revêtant la personnalité et maniant la parole de ses différents personnages, Siri Hustvedt peut-elle être qualifiée de cible mouvante.
Ce qui nous fournit une chaîne extrêmement complexe : selon Brickman, Burden estime que Siri Hustvedt est une cible mouvante, et suggère qu'elle se déplace de masque en masque. Or Brickman est Burden, qui par ailleurs note l'obscurité de Siri Hustvedt d'une façon extrêmement ambiguë. Tout ceci est rapporté par I.V. Hess, qui est, comme on va le voir, presque l'anagramme de Siri Hustvedt, et qui se superpose à elle en tant que responsable du livre que nous lisons. Par l'intermédiaire de masques successifs, Siri Hustvedt nous révèle le principe même de son livre, qui est le même que celui qui dirige la grande expérience d'Harriet Burden.

À la fin du roman, j'ai soudain remarqué que les lettres composant le nom de I.V. Hess, le grand ordonnateur du recueil, se retrouvent toutes dans le nom de Siri Hustvedt. Ce n'est certainement pas une coïncidence : l'autrice semble affectionner ce genre de cryptage, et sans doute y en a-t-il d'autres que je n'ai pas remarqués. C'est alors que je me suis rendu compte que j'attribuais à I.V. Hess une identité masculine sans que le moindre indice m'y ait incliné; car en réalité, tout indice dans le roman quant à l'identité de I.V. Hess a été soigneusement gommé (dans l'avant-propos, les notes de bas de page attribuées à lui/elle, et les interview menées par lui/elle). Qu'est-ce donc qui m'a conduit à construire une figure masculine, et ce dès les premières lignes ? Voilà une question parfaitement digne de l'expérience de Harriet Burden, qui reproduite sur moi constitue une preuve de l'efficacité concrète de la littérature, et dont la réponse risque fort d'être à charge pour la société dans laquelle on se construit (en plus de remettre en question la construction elle-même).

Si ce roman m'a passionné d'emblée, c'est que les œuvres de Burden (des poupées et des maisons, sortes d'ex voto) correspondent à ce que je préfère dans l'art et qui me vient de ma mère. Lorsque je lui ai fait lire l'avant-propos fictif, elle m'a dit, un peu vexée : "c'est à moi que te fait penser l'artiste, n'est-ce pas ? mais elle est à moitié folle !"
Eh bien folle ou non, là n'est précisément pas la question. C'est un personnage fondamentalement ambigu, et d'une profonde bonté.


Mots-clés : #contemporain #creationartistique #discrimination #famille #identite #insurrection #romanchoral
par Quasimodo
le Sam 4 Jan - 18:34
 
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Alain Damasio

Les furtifs

Tag romanchoral sur Des Choses à lire Proxy196

Tu te sens prêt, Lorca?
– Absolument pas…
– C'est précisément ce que j'appelle être prêt. Cet état d'incertitude fragile, ouverte, qui rend disponible à l'inconnu. Crois-moi Lorca, quoi qu'il arrive, tu vas vivre l'un des moments les plus intenses de ton existence. Reste ouvert.



On est en 2041. Les villes sont privatisées. La Gouvernance, grâce aux technologies numériques, a mis en place une société basée sur le contrôle , Jouant sur la peur et le désir, elle a habilement su la faire accepter au commun des mortels. 
Une nouvelle espèce arrive peu à peu à la connaissance humaine : les furtifs, qui semble à l’origine de tout le vivant. Elle a pu survivre grâce à sa  capacité à se cacher , ne pas laisser de trace, échapper au contrôle, justement. Elle intéresse l’armée de par cette capacité, et le pouvoir de la rébellion qu’elle est susceptible de nourrir. Les furtifs sont des êtres étranges, en métamorphose permanente - empruntant en quelques minutes à différentes espèces animales ou végétales, mais pouvant aussi transmettre à un humain une part d’eux-même. Ils se déplacent avec une vélocité extrême, échappant au regard humain, car ce seul regard peut les tuer. Ils ont à voir avec la fuite, la liberté. Ils s’expriment par sons, mélodies, phrases mi-infantiles mi-sybillines. Et laissent d’obscures glyphe comme seul signe de leur passage.

Tishka, l’enfant mystérieusement disparue de Lorca et Sahar, n’a t ’elle pas rejoint le camp des furtifs ?. Ses parents la recherchent dans une logue enquête,  riche en péripéties, en rencontres parfois ésotériques, en épreuves.

Plus leur enquête avance, plus se lève dans le pays une prise de conscience, d’où émerge un mouvement pro-furtif, réunissant les libertaires, les marginaux, les exclus et ceux qui se sont exclus par choix, grapheurs, musiciens, scientifiques, rebelles en tout genre..., qui va nous mener dans une ZAD à Porquerolles et vers un combat politique et une insurrection finale grandiose.


C’est un formidable roman d’aventure, où le réel infiltre un imaginaire prolifique. Les six personnages-phares, identifiées par leur symboles, sont des figures mythologiques, héros portés par leur grandeur et leurs petitesses, leur singularité, leur folie, leur charisme. Les rebondissements s’enchaînent , mêlant scènes intimes, épisodes guerriers ou quasi magiques, poursuites, amples scènes de foule.

C’est un magnifique roman d’amour autour du trio Varèse, au centre duquel Trishka est l’enfant troublante, qui a pris son envol,  mais n’en aime pas moins ses parents. Ceux-ci l’ont fait naître pour elle-même, respectent son choix, mais voudraient quand même bien la voir grandir, la caresser, l’aimer. C’est d’un pathétique grandiose et sans pathos.

C’est un roman philosophique, sociétal, politique, une grande réflexion sur les outils numériques et les risques qu’ils nous font encourir, si réels, si proches. Une exhortation à s’intéresser à l’autre et le respecter, à s’ouvrir à l’étrange, à s’ancrer dans le vivant. Un hommage aux sens, à la musique et  aux sonorités, au beau, aux valeurs et émotions perdues.

C’est enfin un objet littéraire pharaonique, unique, où on retrouve tout le travail sur la langue, la ponctuation et la typographie qu’on a déjà connu dans La horde du Contrevent, mais magnifié, mûri, amplifié. Damasio est un inventeur de mots fantasque et érudit, un joueur de son assez incroyable, un surdoué du jeu de mots, de lettres, de l’Oulipo. Il multiplie les néologismes, les inversions de sens et de syllabes, les allitérations et les assonances, cela s’accélère dans les temps forts, monte en puissance tout au fil du livre pour créer dans les derniers chapitre, s’insinuant peu à peu,  comme une langue nouvelle, le damasien, issue du français, parfaitement compréhensible mais parfaitement différente, d’une poésie, d’un rythme, d’une tension, d’une mélodie incroyables.

C’est livre géant, titanesque, décapant, totalement enthousiasmant. Il ne faut pas hésiter à s’obstiner à y entrer, c’est une lecture exigeante, qui demande un temps d’habituation (il m’a fallu 200 pages) mais qui devient enchanteresse.

Mots-clés : #amour #aventure #fantastique #insurrection #relationenfantparent #romanchoral #sciencefiction #urbanité #xxesiecle
par topocl
le Mar 30 Juil - 13:54
 
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Sujet: Alain Damasio
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Joseph O'Connor

Redemption Falls
Tag romanchoral sur Des Choses à lire 41uq1n10
Un livre qui se parcourt comme on fouillerait dans une boîte d'archives en désordre : on feuillette les coupures, les témoignages, les photographies, les chansons, les pages de journaux, etc.
on peine d'abord à retracer la chronologie, à remettre les protagonistes, puis avec un peu de patience les pièces s'assemblent pour composer un tableau qui ne cesse de s'enrichir et de dévoiler sa profondeur.
Nous sommes aux derniers jours de la Guerre de Sécession ; au centre du tableau le personnage de O'Keeffe, gouverneur des territoires de Redemption Falls, ancien soldat et héros de guerre déchu, dévoré par ses humeurs et son passé ombrageux, vouant à sa femme Lucia un amour aussi passionné qu destructeur, dont l'équilibre déjà fragile finit par s'écrouler lorsque O'Keeffe décide de prendre sous son aile un jeune garçon à moitié sauvage, probablement muet, jeté à la guerre et marqué au fer par les atrocité qu'il y aura vues et commises. Quand ce dernier est fait prisonnier par une bande de desperado, O'Keeffe et les siens s'engagent dans une course poursuite dont l'on comprend qu'elle ne pourra se terminer que tragiquement.
Un récit virtuose, documenté et passionnant... passé le cap de 200 difficiles premières pages où la composition fragmentaire, chorale et non linéaire donne du fil à retordre au lecteur!
M'enfin, on aurait vraiment bien envie de les relire arrivé au bout  clown


Mots-clés : #guerre #historique #romanchoral
par Burlybunch
le Jeu 27 Juin - 21:45
 
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Isabelle Desesquelles

Les hommes meurent, les femmes vieillissent :

Tag romanchoral sur Des Choses à lire Les_ho10

Pour raconter l'histoire d'une existence, la vie qui s'étire, on peut choisir de parler d'une rencontre, d'un couple qui se forme, de la famille qui se crée, du temps qui passe...Ou alors, on fait parler des femmes, membres d'une même famille qui sont toutes liées par une esthéticienne qui s'occupe d'eux, un peu différemment de ce qu'on imaginerait : pour les écouter et leur donner le droit d'être à l'écoute d'eux mêmes.

Les mains d'Alice donnent l'oubli à ceux qu'elles touchent.


Se dessinent alors des portraits de tous les âges : de la petite Judith qui vient de naître à Jeanne la mamie que tout le monde aime. Toutes ont dans leurs pensées Eve qui s'est suicidée et dont l'absence , finalement, crée un besoin de présence.

On meurt mais on continue à tenir les rênes de la mémoire de ceux qui nous ont aimées.

Ces femmes nous racontent leurs vies, leurs sentiments, le temps qui passe, et une intimité que jamais l'écriture ne rend déplacée.

C'est parfois drôle, souvent mélancolique, et les secrets de chacune ne sont pas toujours faciles à porter.


Et la poésie de l'écriture est toujours là, des références cinématographiques, littéraires et musicales viennent animer le récit.

Une bien belle lecture qui nous fait nous questionne longtemps, un fois le livre reposé.


Mots-clés : {#}conditionfeminine{/#} {#}intimiste{/#} {#}nostalgie{/#} {#}romanchoral{/#}
par Invité
le Jeu 27 Juin - 21:33
 
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Sujet: Isabelle Desesquelles
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Alaa al-Aswany

L’immeuble Yacoubian

Tag romanchoral sur Des Choses à lire Bm_cvt12

Si on s’en tient au premier et au dernier chapitre, il s ‘agit d’un homme notable vieillissant, qui, voyant l’âge venir, emploie une jeune femme pour lui prodiguer de la compagnie et un peu plus. Et qui est si doux et si charmant qu’après avoir voulu le gruger, elle finit par l’aimer infiniment.

Mais au Caire la vie grouille et il ne s’agit pas de s’en tenir à une histoire intime et heureuse. L’immeuble Yacoubian, immeuble haussmannien qui réunit les riches dans ses étages et les pauvres sur sa terrasse, est un lieu de vie intense, jamais en pause,  où s’expriment toutes les déviances d’un pays marqué par la misère, la corruption, une religion égarée, des rapports sociaux gangrenés, un puritanisme mal caché par un libéralisme de mœurs qui n’est qu’apparent.

Dans ce roman choral, l’habile conteur Al Aswany fait se croiser et s’entrecroiser  le beau monde et les petites gens, les policiers ripous, les politiciens dépravés et les islamistes aveugles, les bourgeois sûrs du pouvoir de leur argent, les femmes manipulées, pelotées, achetées, les homosexuels réprouvés, tout un monde foisonnant qui illustre les dérives d’un pays, écartelé entre civilisation et régression,  à la fois révulsé et fasciné par l’Occident.



L'immeuble Yacoubian:
Tag romanchoral sur Des Choses à lire Ya10

Une terrasse:
Tag romanchoral sur Des Choses à lire Yac10


Mots-clés : #corruption #religion #romanchoral #terrorisme
par topocl
le Sam 25 Mai - 9:13
 
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Sujet: Alaa al-Aswany
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Colum McCann

Et que le vaste monde poursuive sa course folle

Tag romanchoral sur Des Choses à lire Mccann10

Le titre original, Let the Great World Spin, a un sens légèrement différent, et cet extrait lui fait peut-être référence :
« Mais c’était des ronds les uns dans les autres. Et quand tu tournes en rond, frangin, le monde a beau être grand, il rapetisse forcément quand tu creuses ton sillon. »

Cependant, Colum McCann précise dans ses remerciements finaux :
« Le titre de ce roman "Et que le vaste monde poursuive sa course folle vers d’infinis changements" est emprunté au poème Locksley Hall d’Alfred Lord Tennyson [… »

Il y remercie le personnel de son éditeur français, Belfond, ce qui laisse entendre que le titre donné à son livre en français ne lui a pas été imposé à mauvais escient. Bref, je me demande comment ce roman a pu passer d’une langue à une autre avec un titre d’abord fermé puis ouvert.
Colum McCann avertit également dans cette postface que seule la performance du funambule (1974) n’est pas fictive dans son roman.

J’apprécie beaucoup l’épigraphe :
« Les vies que nous pourrions vivre, les gens que nous ne connaîtrons jamais et qui n’existerons pas, tout ça est partout. C’est le monde. »
Aleksandar Hemon, The Lazarus Project


En prélude du livre 1, le spectacle matinal d’un funambule entre les Twin Towers du World Trade Centre (110 étages, soit à 412 mètres du sol).
Chaque chapitre suivant raconte une histoire :
Ciaran est un jeune Irlandais que fascine par son cadet, John Corrigan, prêtre ouvrier, une sorte de saint tourné par les humbles, en perpétuel conflit avec Dieu, en Irlande puis à New York (Bronx) ‒ toute la suite se passe aux USA.
Claire, mère d’un jeune soldat tué au Vietnam reçoit d’autres mères dans le même cas (son fils était programmeur et travaillait à dénombrer de façon fiable les pertes humaines américaines).
« Harcelé par les journalistes, les chaînes de télé, Johnson réclamait des informations valables. Envoyer un homme sur la lune, il pouvait faire, pas compter les housses mortuaires. Mettre des satellites en orbite, OK, pas fabriquer le bon nombre de croix pour le cimetière. Alors la crème des informaticiens. Des fanas de grosses machines. Une formation express et, la boule à zéro, vous servez votre patrie. "Gloire à toi, mon pays, roi de la technologie." Les meilleurs seulement avaient été retenus. Des gars de Stanford, du MIT, de l’université de l’Utah, de Davis. Et ses copains de Palo Alto, ceux de l’Arpanet, qui travaillaient pour le rêve. Harnachés, expédiés. Tous blancs. Il y avait d’autres programmes que le sien ‒ pour quantifier le sucre, l’huile, les munitions, les cigarettes, les boîtes de corned-beef, mais Joshua partait compter les morts. »

Blaine et Lara, le couple de junkies impliqués dans l’accident de la route mortel pour John et une jeune prostituée, Jazzlyn, que ce dernier aidait : lui reforme un projet fumeux de désintoxication et de création picturale, elle se rapproche de l’entourage des victimes.
Livre 2 : la préparation de l’exploit du funambule.
« La lumière renvoyée par les vitres, sa propre image dans les fenêtres, un jeu de miroirs jusqu’en bas. Il levait une jambe au-dessus du vide, trempait un pied en l’air, faisait le poirier au bord. »

Un gamin photographie des tags dans le métro.
De jeunes programmeurs militaires se délassent en interrogeant via une ligne téléphonique piratée les spectateurs du funambule.
Tillie, la mère de Jazzlyn, raconte son existence de putain noire avec beaucoup de drôlerie : l’infortune sans limite, et une certaine joie.
Une photo est insérée, une vue du funambule sur son fil entre les buildings, tandis qu’un avion de ligne passe au-dessus.
Livre 3 : bref retour au funambule.
Le père du jeune programmeur tué au Vietnam est le juge devant lequel comparaissent Tillie et Jazzlyn ; la mère est condamnée à une peine de prison, la fille est relaxée (et va périr dans l’accident avec John).
John et une jeune infirmière latino s’étaient épris l’un de l’autre, et elle se souvient de leur première nuit, une semaine avant sa mort.
Gloria, la Noire qui participa à la réunion chez Claire, raconte à son tour sa vie, jusqu’à ce qu’elle recueille les deux enfants de Jazzlyn.
Livre 4 : 2006, l’image du funambule, dont la performance eut lieu le jour du décès de John et Jazzlin, est retrouvée par une des filles de Jazzlyn.
« Un homme là-haut dans les airs, tandis que l’avion s’engouffre, semble-t-il, dans un angle de la tour. Un petit bout de passé au croisement d’un plus grand. Comme si le funambule, en quelque sorte, avait anticipé l’avenir. L’intrusion du temps et de l’histoire. La collision des histoires. »

Le style, parfois épuré jusqu’à ne laisser que les ligaments, est d’une remarquable puissance de rendu, représentation comme expression ; il y a beaucoup de documentation et d’observation derrière.
La plupart des personnages dépeints sont splendides, tels que John, Claire, Tillie, ou encore le funambule.
J’ai été frappé que la réaction des gens dans la rue soit surtout de parier sur la chute du funambule ‒ mais l’équilibrisme a-t-il un sens hors du risque de tomber ?
« Le silence est brisé, et les idées prennent forme dans les esprits, comme l’eau épouse celle d’un pichet. »


(Ça te ramentoit quelque chose, Topocl ?)


Mots-clés : #discrimination #justice #romanchoral #social
par Tristram
le Jeu 11 Avr - 1:03
 
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Sujet: Colum McCann
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