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Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Mar 7 Mai - 12:05

90 résultats trouvés pour identite

Max Blecher

Aventures dans l'irréalité immédiate suivi de Cœurs cicatrisés

Tag identite sur Des Choses à lire - Page 2 1ereco10

Enfant puis adolescent, lors de ses « crises » le narrateur est imbibé par le monde, ses multiples tentacules, et s’y projette. Ses « aventures », de la boutique de machines à coudre d’Eugène le violoniste et sa sœur Clara qui l’affole de désir, du « souricesque » docteur et de Walter, camarade de rencontre, les Weber, son grand-père, son père, Edda… révèlent un goût sensuel et morbide, baudelairien, rimbaldien aussi, pour le cinématographe et la théâtralité, les musées de cire et cabinets de curiosités, les vieilleries et les clinquant et kitsch hétéroclites et artificiels, les spectacles forains et les monstres, les signes et l’absurde, la boue… Prégnance de la culture littéraire française, atmosphère "décadente". Sensations, rêveries, fantasmes d’une grande sensibilité, perceptions et souvenirs rendus avec finesse, servis par un style mélancolique et imagé (cf. la superbe scène de boucherie après la noce et l’enterrement chez les Weber), c’est aussi un questionnement métaphysique et un doute existentiel qui restent sans réponse.
« Je ressentais vaguement que rien en ce monde ne pouvait aller jusqu’au bout, rien ne pouvait être achevé. La férocité des objets s’épuisait elle aussi. C’est ainsi que naquit en moi l’idée de l’imperfection de tout phénomène, même surnaturel. »

« Il y avait dans tout cela une certaine mélancolie d’exister, une sorte de supplice naturel, dans les limites de ma vie d’enfant. »

« L’inutilité a empli les creux du monde comme un liquide qui se serait répandu de tous côtés, et le ciel au-dessus de ma tête, ce ciel toujours impeccable, absurde et indéfini, a acquis la couleur du désespoir. »

« Si jamais naissait en moi le sentiment d’un but existentiel et si cette ébauche était véritablement liée à quelque chose de profond, d’essentiel et d’irrémédiable, alors mon corps devrait se transformer en une statue de cire dans un musée et ma vie en une contemplation sans fin de ses vitrines. »

« Les personnages de cire étaient l’unique chose authentique, eux seuls faussaient la vie de manière ostentatoire et appartenaient, par leur étrange et artificielle immobilité, au monde réel. »

« C’est dans de petits objets sans importance : une plume d’oiseau noire, un petit livre banal, une vielle photo aux personnages fragiles et inactuels, qui semblent souffrir de quelque grave maladie intérieure, un délicat cendrier en faïence verte, en forme de feuille de chêne, sentant toujours le tabac froid, dans le simple souvenir des lunettes aux verres épais du vieux Samuel Weber, dans ces menus ornements et objets domestiques, que je retrouve toute la mélancolie de mon enfance et cette nostalgie essentielle de l’inutilité du monde qui m’enveloppait de toute part, comme une eau aux vagues pétrifiées. »

« L’extraordinaire parure de parade des oiseaux, des animaux et des fleurs, destinée à rehausser l’attrait sexuel, la queue stylisée et ultramoderne de l’oiseau de paradis, le plumage embrasé du paon, la dentelle hystérique des pétales de pétunias, le bleu invraisemblable des bourses du singe, ne sont que de pâles tentatives d’ornementation érotique à côté de l’éblouissante bague tzigane. C’était un superbe objet en fer-blanc, délicat, grotesque et hideux. Surtout hideux : il touchait l’amour dans ses régions les plus sombres, les plus fondamentales. Un véritable cri sexuel. »

Cœurs cicatrisés :
Une radiographie révèle qu’une des vertèbres d’Emanuel est rongée par « le Mal de Pott… Tuberculose osseuse des vertèbres. » Le jeune étudiant roumain en France est emmené par son père au sanatorium de Berck. Blecher donne une description réaliste, mais aussi légèrement irréelle de cette société de malades vivant pour la plupart allongés, immobilisés tels des mannequins dans de lourds corsets de plâtre, leur humeur accordée à la pluie.
« Berck n’est pas seulement une ville de malades. C’est un subtil poison. On finit par l’avoir dans le sang. Quiconque a vécu ici ne trouve plus sa place ailleurs. Un jour, tu le ressentiras, toi aussi. Tous les commerçants, les pharmaciens, et même les brancardiers, sont d’anciens malades qui n’ont pas réussi à vivre ailleurs. »

« C’était l’une des sensations étranges liées à la maladie, celle d’être un malade poussé sur un chariot, suivi par des personnes valides. Quelque chose qui ressemblait au cortège d’une famille en deuil marchant à l’arrière d’un corbillard ou à une procession de voyageurs pressés suivant la voiture de leurs bagages. »

Des intrigues se trament entre les patients aux personnalités rendues avec netteté ; les drames sont fréquents. Emanuel et Solange tombent amoureux l’un de l’autre, et c’est le summum d’amertume du désir entravé.
Ce récit est indéniablement plus factuel, et d’inspiration fortement autobiographique (au moins au début), son style plus classique et retenu s’accorde absolument au propos ; son contraste avec l’imagination hallucinée du précédent n’empêche pas qu’il soit complémentaire, que leur juxtaposition soit signifiante (cf. la découverte de Lautréamont par Emanuel). Aussi différents soient-ils, ils présentent tous deux une grande intensité d’évocation.
« − Quand quelqu’un a déjà été en retrait de la vie et a eu le temps et le calme nécessaire pour se poser une question essentielle à son égard – une seule – il reste empoisonné pour toujours… Bien sûr, le monde continue d’exister, seulement quelqu’un a passé une éponge au-dessus des choses et en a effacé l’importance… »

« − Ah, je n’aime pas les livres… ! Un livre n’est rien, ce n’est qu’un objet… Quelque chose de mort qui recèle des choses vivantes… Comme un cadavre en décomposition dans lequel grouillent des milliers et des milliers d’asticots. »

« − Tu vois, les cœurs des malades ont reçu tant de coups de couteau qu’ils se sont transformés en tissus cicatrisés. »


\Mots-clés : #identite #jeunesse #pathologie
par Tristram
le Jeu 24 Fév - 12:03
 
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Sujet: Max Blecher
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Le One-shot des paresseux

Nicolas Bourcier, Les Amazoniens, en sursis

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D’abord une petite déception, les témoignages et reportages datent du début du siècle, au moins au début.
Des interviews documentent le sort des Indiens (mais aussi des caboclos et quilombolas), abandonnés par l’État, qui poursuit une politique d’exploitation productiviste de la forêt (quel que soit le régime politique), aux exactions des garimpeiros et de leurs pistoleros, des trafiquants, des fazendeiros et autre agrobusiness qui suivent. La pression des Blancs tend à les sédentariser pour les réduire (gouvernement, congrégations religieuses) : c’est aussi l’histoire de nomades malvenus dans notre société. En plus de la pression économique, il y a également les maladies contagieuses, la pollution au mercure, l’exclusion et la discrimination, la bureaucratie, l’exode et l’acculturation, etc. Mais, dorénavant, la population indienne augmente, ainsi que la réaffirmation de l’identité ethnique traditionnelle.
« Les besoins en matière de santé et d’éducation restent considérables. »

Malgré la reconnaissance des droits des Indiens par la constitution, le gouvernement de Lula a déçu les espoirs, et afin de favoriser le développement les forces politiques se coordonnent pour saper toute cohésion des réclamations sociales et foncières.
« Juridiquement, l’Amazonie a connu la reconnaissance des droits des indigènes en 1988, la reconnaissance de la démarcation des terres trois ans plus tard et une succession de grignotages de ces droits par la suite… »

Face à l’extinction des derniers Indiens isolés, les sertanistes (qui protègent leurs terres), ont fait passer le paradigme de l’intégration (ou de l’éradication) à la suppression quasi intégrale des contacts. L’un d’eux, Sydney Possuelo :
« Darcy Ribeiro, qui contribua à la classification légale de l’Indien, comptait trois types : l’Indien isolé, l’Indien en contact mais de façon intermittente (comme les Yanomami et tous ces groupes vivant entre deux mondes), et l’Indien intégré. De ces trois groupes, je n’en vois que deux : l’isolé et l’intermittent. L’intégré n’existe pas. Il n’y a pas d’ethnie qui vive harmonieusement avec la société brésilienne. L’Indien respecté et intégré dans notre société est une invention. »

« Pour résumer, si on ne fait rien, les fronts pionniers tuent les Indiens isolés ; si on entre en contact, voilà qu’ils disparaissent sous l’effet des maladies. La seule option possible est donc de savoir où ils se trouvent et de délimiter leur territoire. C’est ensuite qu’il faut mettre en place des équipes autour de ce territoire pour en bloquer les accès. Pourquoi ne pouvons-nous pas délimiter une zone où vivent des personnes depuis des temps immémoriaux et empêcher qu’elle ne soit envahie ? »

Qu’on soit intéressé de près ou de loin par le sujet, une lecture qui interpelle.

\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #contemporain #discrimination #documentaire #ecologie #genocide #identite #minoriteethnique #nature #racisme #ruralité #temoignage #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Mer 22 Déc - 12:14
 
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Sujet: Le One-shot des paresseux
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Jean Giono

Triomphe de la vie

Tag identite sur Des Choses à lire - Page 2 Triomp10

Dans ce supplément aux Vraies Richesses, c’est toujours l’engagement de Giono pour les « réalités essentielles ».
Une défense et illustration de valeurs telles que le respect de l’individu, le travail manuel, la vie près des saisons :
« La paysannerie et l’artisanat sont seuls capables de donner aux hommes une vie paisible, logique, naturelle »

Intéressant à (re)lire en ces temps d’épuisement des extractions, d’essoufflement capitaliste ; daté par certains aspects factuels, une réflexion qui cependant dénonce la fuite en avant, et annonce une fin de cycle :
« On a tellement poussé de hourras que tous les chevaux de l’esprit emballés, sans rênes ni freins, on s’est enivré d’une vitesse de route sans s’apercevoir que c’était une vitesse de chute, qu’on roulait en avalanche sur des pentes de plus en plus raides, qu’on tombait (alors, oui, ça va vite) [… »

« Le seul mot d’ordre depuis l’ivresse de la fin du XIXe siècle, c’est aller de l’avant. Tout cela est bel et bon quand on sait en premier lieu qu’aller de l’avant c’est retourner en arrière. »

« Si le progrès est une marche en avant, le progrès est le triomphe de la mort. […]
Car l’opération qui s’appelle vivre est au contraire un obligatoire retour en arrière de chaque instant. En effet, vivre c’est connaître le monde, c’est-à-dire se souvenir. »

Giono fait référence au Triomphe de la mort de Breughel, puis allègue une sorte de mémoire de la vie chez le nouveau-né :
« Car, à peine déposée aux confins où notre connaissance des choses commence, cette chair est déjà pleine de souvenirs ; déjà elle peut aller en arrière d’elle-même, se souvenir de la réalité essentielle qui lui permet, dès que je mets mon doigt dans cette petite main neuve, de serrer mon doigt [… »

On retrouve sans surprise une récusation des cités artificielles vis-à-vis de « la petite ville artisanale », des décisions venues de haut et de loin versus « les lois naturelles ».
Magnifique description du travail du cordonnier, avec une précision ethnographique, mais non sans le comparer à un « oiseau magique, le rock de quelque conte arabe » qui bat des ailes… C’est bien sûr la figure paternelle. Puis c’est l’évocation du début de la journée d’humble labeur paisible des autres métiers, lyrique, splendide, presque gourmande (dans les années trente).
« La matière qui se transforme en objet appelle furieusement en l’homme la beauté et l’harmonie. »

Critique du travail à la chaîne, réduit à un seul geste « machinal », sans « goût », et du « squelette automobile » qui remplace la marche.
« Le souci des temps d’autrefois s’est souvent préoccupé de cette disparition des valeurs premières. Il se la représentait sous la forme d’une danse macabre. C’étaient des temps où l’on avait tellement confiance dans l’appareil passionnel qu’on s’efforçait de recouvrir de chair tous les symboles, tous les dieux. L’inquiétude, au contraire, décharnait et le symbole de la chute des hommes rebelles, c’était le squelette. Ils voyaient des squelettes envahir les jardins, marchant avec de raides génuflexions à la pavane ; ils claquaient des condyles, oscillaient de l’iliaque, basculaient de l’épine, balançaient les humérus, saluaient du frontal, arrivaient pas à pas, secs, les uns après les autres un peu comme des machines qu’un esprit conduirait ; ils se mêlaient à la vie et le somptueux déroulement des champs, des fleurs et des collines s’éloignait de l’autre côté du grillage blanc de leurs os. Le même rire éperdu qu’aucune lèvre ne contenait plus éclairait toutes ces têtes aux grandes orbites d’ombre. »

Giono revient à son éloge de « l’amour d’être », abordant la réalité paysanne :
« …] agneler la brebis, frotter l’agneau, soigner l’agneau qui a la clavelée, le raide, le ver, la fièvre, faire téter l’agneau dans le seau avec le pouce comme tétine, lâcher les agneaux dans l’étable, aller les reprendre sous chaque ventre, les enfermer dans leurs claies, porter l’agneau dans ses bras le long des grands devers de fougères qui descendent vers les bergeries, tuer l’agneau, le gonfler, l’écorcher, le vider, lui couper la tête, abattre les gigots et les épaules, scier l’échine par le milieu, détacher les côtelettes, racler la peau, la sécher, la tanner, s’en faire une veste [… »

Il réaffirme ses valeurs :
« Je n’ai pas intérêt à être malin ou riche d’argent ou puissant sur les autres ; vivre, personne ne peut le faire à ma place. »

Puis il narre en conteur éblouissant la livraison de commandes artisanales à la ferme écartée de Silence, où leur arrivée suscite une « fête paysanne » impromptue. Bonheur d’expression dans ce chant des beaux chevaux, de l’odeur de l’huile d’olive, de la joie champêtre… sans compter les « vraies nourritures terrestres ».
Giono médite tout ce texte dans un triste café de Marseille.
« Une grande partie de ce pauvre million d’andouilles passe sa vie à des besognes parfaitement inutiles. Il y en a qui, toute leur vie, donneront des tickets de tramway, d’autres qui troueront ces billets à l’emporte-pièce, puis on jettera ces billets et inlassablement on continuera à en donner, à les trouer, à les jeter ; il en faudra qui impriment ces billets, d’autres qui passeront leur temps à coller ces billets en petits carnets ; quand ils seront bien imprimés, bien collés, bien reliés, celui-là vient qui passe toute sa vie à les déchirer du carnet, à les donner, puis un qui les troue, puis un qui les jette. »

Giono se fait une « machine à cinéma », et reparaît Pan tandis qu’il panoramique sur un regain de village, où on a besoin d’un forgeron pour faire un soc de charrue adapté à la terre – un ouvrier pour qui la passion coïncide avec le métier.
Grand nocturne de la scène XII, les forêts dans le vent :  
« Chaque fois que la traînée d’étoiles tombe sur la terre avec un claquement de tout le ciel, les forêts apparaissent tassées arbre contre arbre, comme des troupeaux de cerfs : ramures emmêlées, hêtres allongeant le museau sur l’encolure des chênes ; bouleaux serrant leurs flancs tachetés contre les érables ; alisiers secouant leurs crinières encore rouges. Les arbres piétinent leur litière de feuilles mortes ; ils se balancent sur place, emmêlant leurs cous et leurs cornes ; ils crient, serrés en troupeau. Arrive le hurlement de détresse d’une forêt perdue loin dans le nord ; on l’entend s’engloutir ; elle a dû se débattre et encore émerger ; elle appelle de nouveau. C’est dans ce côté du ciel où même il n’y a pas d’étoiles ; les gouffres sont luisants comme de la soie à force de frottement de vent. Des montagnes étrangères passent au grand large, en fuite devant le temps, couchées en des gîtes de détresse, embarquant jusqu’à moitié pont ; la fièvre soudaine d’une constellation que le vent attise éclaire leurs agrès épars dans les bouillonnements de la nuit. »

Je pense n’avoir pas lu auparavant ce texte présenté comme un essai, en tout cas il vaut d’être lu pour l’actualité des propos en cette époque où l’on parle d'authenticité, de retour à la campagne et de décroissance, et surtout pour la superbe verve de Giono, ses métaphores filées, son écriture comparable à celle de ses romans.

\Mots-clés : #identite #nature #ruralité #solidarite #traditions #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Dim 12 Déc - 19:38
 
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Theodore Sturgeon

Cristal qui songe

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Horty (Horton) Bluett est un enfant trouvé de huit ans. Mal aimé à l’école (qui l’a renvoyé pour avoir mangé des fourmis) comme dans sa famille d’accueil, son seul ami est Junky, un cube de bois bariolé contenant un diablotin à ressort, jouet qu’il possède depuis l’orphelinat. Armand, son père adoptif, lui ayant écrasé trois doigts (ainsi que la tête de Junky), Horty fugue. Il est recueilli par des nains qui vivent en forains, travaillant pour le directeur de la troupe, le Cannibale, un médecin surdoué devenu un haineux misanthrope.
Ce dernier a découvert le « cristal », être vivant totalement étranger à notre perception du monde ; ils peuvent « copier les êtres vivants qui les entourent », mais involontairement, un peu comme une chanson est le sous-produit de l’amour qui fait chanter l’amoureuse :
« Leurs rêves ne sont pas des pensées, des ombres, des images, des sons, comme les nôtres. Ils sont faits de chair, de sève, de bois, d’os, de sang. »

Le Cannibale parvient à les contrôler, les contraignant par de torturantes ondes psychiques à créer des êtres vivants, parfois inachevés – des monstres.
Horty, devenu Hortense (ou Kiddo), s’épanouit dans la communauté du cirque, où sa maternelle amie Zena le chaperonne, déguisé en fillette ; guidé par cette dernière, il lit beaucoup, se souvenant de tout grâce à sa mémoire prodigieuse ; et sa main coupée repousse…
« Horty apprenait vite mais pensait lentement ; la mémoire eidétique est l’ennemie de la pensée logique. »

(Eidétique au sens d’une mémoire vive, détaillée, d'une netteté hallucinatoire, qui représente le réel tel qu'il se donne, d’après Le Robert.)
Bien qu’il lui soit difficile de prendre seul une décision, Horty devra s’enfuir pour échapper à la dangereuse curiosité du Cannibale.
« Fais les choses toi-même, ou passe-t’en. »

Une douzaine d’années plus tard, Kay, la seule camarade de classe d’Horty à lui avoir témoigné de la sympathie, est draguée par Armand, devenu veuf et juge, qui la fait chanter pour parvenir à ses fins…
Horty affrontera le Cannibale − cette histoire est un peu son roman d’apprentissage −, et il comprendra les cristaux mieux que lui.
« …] les cristaux ont un art à eux. Lorsqu’ils sont jeunes, lorsqu’ils se développent encore, ils s’exercent d’abord en copiant des modèles. Mais quand ils sont en âge de s’accoupler, si c’est vraiment là un accouplement, ils créent du neuf. Au lieu de copier, ils s’attachent à un être vivant et, cellule par cellule, ils le transforment en une image de la beauté, telle qu’ils se la représentent. »

Considéré comme un classique de l’étrange, ce roman humaniste a pour thème la différence, physique ou de capacités psychiques particulières, thème qui sera développé dans Les plus qu'humains.
« Les lois, les châtiments font souffrir : la puissance n’est, en fin de compte, que la capacité d’infliger de la souffrance à autrui. »

« Tout au cours de son histoire, ça a été le malheur de l’humanité de vouloir à tout prix que ce qu’elle savait déjà fût vrai et que ce qui différait des idées reçues fût faux. »

En cette époque où le souci de l’Autre devient peut-être de plus en plus important, cet auteur un peu oublié m’émeut toujours par son empathie pour l’enfant et le différent.

\Mots-clés : #enfance #fantastique #identite #initiatique #philosophique #psychologique #sciencefiction #solidarite
par Tristram
le Jeu 9 Déc - 11:58
 
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Vénus Khoury-Ghata

La revenante

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Roman, 2009, 200 pages environ.

Dans "Ton chant est plus long que ton souffle", livre d'entretiens avec Caroline Boidé (éditions Écriture 2019) - que j'ai lu dans la foulée de La revenante - Vénus Khoury-Ghata estime, la quatre-vingtaine passée, que ses romans ne sont pas voués à la postérité, au contraire, peut-être, qui sait ? de sa poésie.

On lui laisse le pronostic, toutefois tout n'est pas à jeter, ou destiné à une oublieuse consommation immédiate, parmi ses romans.

Celui-ci possède un riche sujet:

quatrième de couverture a écrit:
Juin 1941.
Trois officiers français des troupes du levant sont ensevelis sous les décombres d'un temple du djebel Druze, en Syrie. Cinquante ans après, les trois corps exhumés sont ceux de deux hommes et d'une femme. Qui est cette femme ? Qu'est devenu le troisième officier, dont la dépouille n'a jamais été réclamée par sa famille ? Et en quoi ces faits, relatés par un journal, concernent-ils Laura, une jeune française de vingt-cinq ans ? Un accident de voiture, un coma, suivis d'hallucinations, de rencontres et de hasards : Laura est convaincue qu'elle est Nora, dont la vie s'arrêta brutalement sous les ruines de ce temple. Il lui faudra se rendre sur les lieux pour découvrir le secret de sa première vie, car " il y a de la terre dans sa mémoire, une terre lourde et suffocante ".


On adhère je ne sais comment à cette espèce de re-vie de Laura en Nora; loin de la Fantasy, avec ce qu'elle sait faire, dépeindre (ce Proche-Orient) Vénus Khoury-Ghata nous embarque encore une fois assez loin, remuant des passés douloureux, esquisse des convictions à des années-lumières de la pensée occidentale actuelle ou du demi-siècle passé.

Il y a toujours un certain humour - et un sens de l'absurde. Des caractères typés, savamment croqués. Et un style vivant, où les phrases basiquement courtes servent à amener une plus longue, sur laquelle le lecteur, en son regard intérieur, s'arrête, comme dans cet extrait (c'est sûrement la poétesse qui a glissé "Les arbres s'immobilisent d'un coup, puis l'encerclent"):

Chapitre 19 a écrit: Personne dans la rue. Personne à qui parler. C'est l'heure de la sieste. Pourtant, elle est sûre de connaître ceux qui vivent derrière les murs. Il suffit qu'elle prononce un premier mot pour s'approprier la langue.

  Sa vie est une suite d'errances dans l'attente de ce moment. Elle s'arrête. Les arbres s'immobilisent d'un coup, puis l'encerclent. Elle est prisonnière d'un air aussi opaque qu'un mur de pierres. Elle étouffe. Une douleur déchire le bas de son ventre qui devient brusquement lourd. Un sang invisible humecte l'intérieur de ses cuisses. Ses jambes lui font défaut. Elle se traîne jusqu'à l'auberge de Maryam, et gravit les marches en gémissant. Ce parcours, cette souffrance sont siens. Elle les a vécus jadis. Ils sont inscrits dans la chair de sa mémoire.

  Laura pénètre dans la pénombre. Maryam n'ouvre jamais ses volets. Sa maison et ses yeux sont frappés de la même cécité. L'aveugle s'est retirée dans une pièce du rez-de-chaussée avec son chat, son narguilé, son canari et son tarot qu'elle tire les yeux fermés, palpant les cartes comme des visages amis.

  Laura la trouve à demi allongée sur un divan couvert d'un vieux kilim, une main enfoncée dans le pelage du chat, l'autre tenant le tuyau du narguilé qu'allume un jour sur deux Martha, quand elle fait le ménage de sa cousine. Souffrant de ne pouvoir voir sa visiteuse, Maryam lui pose une multitude de questions, sur la couleur de sa peau et celle de ses yeux.
- Tu portes toujours ta natte de cheveux blonds ?
Laura est pétrifiée.
- Comment le savez-vous ?
- Parce que tu l'avais dans le temps.
Un silence lourd suit. Le chat a cessé de ronronner. Le narguilé de gargouiller.    



Mots-clés : #deuxiemeguerre #devoirdememoire #fantastique #identite #lieu #psychologique #voyage
par Aventin
le Jeu 28 Oct - 21:15
 
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Sujet: Vénus Khoury-Ghata
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Darcy Ribeiro

Maíra

Dans sa préface à Maíra, Ribeiro dit que le véritable sujet de son roman est la mort des dieux. Le roman est en effet construit comme un requiem à la mort annoncée de ce peuple Maïrun (4 parties dans le roman : antienne, homélie, canon, corpus). Le récit s’ouvre sur la découverte du cadavre d’une Blanche près du village maïrun et l’on suit alternativement le début de l’enquête policière pour découvrir les raisons de cette mort, les pensées d’Isaïas, maïrun converti au christianisme en proie à une crise existentielle majeure arrivé au moment où il doit devenir prêtre à Rome, mais également des parties consacrées à la cosmogonie maïrune complètement éloignée du paradigme chrétien.

Ribeiro ne se propose pas de faire une reconstitution littéraire de ce qu’aurait été la vie dans ce village indien, il ne tend pas du tout à l’objectivité : il fait parler des divinités, des morts. C'est une œuvre de fiction. Il se positionne de manière intermédiaire entre une restitution scientifique, ethnologique, objective, occidentale (on suit à la loupe des rites mortuaires, par exemple) et une pure subjectivité née de l’artifice romanesque.

C'est un roman que j'ai beaucoup apprécié, il est très riche, très mélancolique sur la fin. Très nuancé aussi, la destruction n'est pas que du côté brésilien. Beaucoup de personnages sont écartelés par les injonctions de leur propre culture (je pense au parcours christique d'Isaias et d'Alma) et Ribeiro le traduit bien.


 « Ce qu’il faut, je le sais, c’est la capacité d’affronter la vie, d’assumer mon rôle, quel qu’il soit. Finalement, être mairum, ou brésilien blanc, noir, indien ou métis n’a aucune importance. Le mauvais en moi, l’erreur, c’est de ne pas l’oublier, ni jour, ni nuit. C’est de ruminer et ressentir des bêtises, d’en souffrir. Je dois trouver dans la foi la confiance et l’acceptation de mon image et de mon essence. Pour ça il me faut prier encore plus. Mais je prie de moins en moins et avec moins de foi. Ma foi s’étiole. Serait-ce de tant demander ce qu’elle ne peut me donner ? Je n’ai pas le droit d’attendre des miracles. Y a-t-il encore des miracles ? Peut-être n’y en a-t-il jamais eu. Et finalement le miracle que je demande, quel est-il ? C’est que Dieu change ma substance, me fasse génois ou congolais ou brésilien ou un homme quelconque. Ce n’est pas le problème de Dieu. C’est mon problème. Je dois m’accepter tel que je suis, pour mieux respecter en moi son œuvre. Pauvre œuvre de merde, que Dieu me pardonne. »


« Grâce à Dieu, j’ai saisi, compris, enfin ! La pureté de Dieu, si elle existe, si Dieu existe, est dans la vie, dans la capacité de copuler, de jouir, d’enfanter. »


« La nudité, je l’ai appris hier, est l’acte très intime, très secret, de l’homme et de la femme qui, seuls au monde, délient leurs minces parures l’un devant l’autre pour l’amour et la contemplation. »


« La vérité n’est pas en un seul lieu. Et elle n’est pas chose unique. Elle est partout, elle est multiple, dispersée et contradictoire. »


« Son amour, Seigneur, est le paradis unique auquel j’aspire. Si avec elle je dois me perdre, sans elle je ne veux pas me sauver. Donne-moi, Seigneur, mon amour infortuné. Dût-il être jonché de tous les scorpions de la jalousie. Dût-il me coûter la condamnation éternelle de mon âme passionnée. Son amour, Seigneur, ou ma mort, donne-moi. »



\Mots-clés : {#}identite{/#} {#}religion{/#} {#}traditions{/#}
par Invité
le Dim 14 Mar - 0:02
 
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Sujet: Darcy Ribeiro
Réponses: 14
Vues: 1013

Enrique Vila-Matas

Impressions de Kassel

Tag identite sur Des Choses à lire - Page 2 Impres10

L’auteur-narrateur est convié à la Documenta de Kassel (édition 13, 2012 ; livre paru en 2014), foire mondiale quinquennale d’art contemporain ‒ et c’est de ce dernier qu’il s’agit principalement. Sont convoqués tous les poncifs à propos de l’art moderne, le déclin de l’Occident et la ruine de l’Europe, le chaos et la confusion, la collusion avec le commerce, et cela non sans quelques piques goguenardes, notamment sur les avant-gardes encore enlisées dans le duchampien… Quand les installations et interventions remplacent sculptures et tableaux, sous peine de ringardise…
Moins abscons que certains des précédents livres de Vila-Matas, celui-ci met en œuvre le même procédé, la reprise de quelques constantes au gré des digressions, comme la « cabane à penser » (de Wittgenstein), la guerre et le nazisme, « collapsus et rétablissement », « se tirer » et trouver son « foyer », la Chine, « l’impulsion », innovation et mémoire historique, et l’imagination, magistralement illustrée par la narration elle-même, ou encore :
- Le MacGuffin, qui d’après Wikipédia « est un prétexte au développement d'un scénario. C'est presque toujours un objet matériel et il demeure généralement mystérieux au cours de la diégèse, sa description est vague et sans importance. Le principe date des débuts du cinéma mais l'expression est associée à Alfred Hitchcock, qui l'a redéfinie, popularisée et mise en pratique dans plusieurs de ses films. L'objet lui-même n'est que rarement utilisé, seule sa récupération compte. »
- L’art et la créativité,
« J’aurais aimé avouer, à ce moment-là, à Boston qu’il me semblait incroyable de ne pas avoir su remarquer, dès le premier instant, que le politique ou plutôt l’éternelle chimère d’un monde humanisé était inséparable de la recherche artistique et de l’art le plus avancé. »

« "Dans l’art, on n’innove pas, contrairement à ce qui se passe dans l’industrie. L’art n’est ni créatif ni innovateur, contrairement à ce qui se passe pour les chaussures, les voitures, l’aéronautique. Laissons ce vocabulaire industriel. L’art fait, et vous, vous vous débrouillez avec. Mais, bien sûr, l’art n’innove pas, ne crée pas." »

« Je me suis rappelé qu’au milieu du XIXe siècle aucun artiste européen n’ignorait que, s’il voulait prospérer, il devait intéresser les intellectuels (la nouvelle classe), ce qui avait fait de la situation de la culture le thème le plus traité par les créateurs et le propos exclusif de l’art était devenu la manière de suggérer et d’inspirer des idées. »

« C’était le triomphe pratiquement définitif du mariage entre l’œuvre et la théorie. Si bien que, si quelqu’un tombait par hasard sur une pièce artistique plutôt classique, il finissait par découvrir que ce n’était qu’une théorie camouflée en œuvre. Ou le contraire. »

- La marche,
« Boston m’a demandé si j’avais remarqué que la longue promenade était pratiquement la seule activité non colonisée par les gens se consacrant au monde des affaires, autrement dit les capitalistes. »

« Au fur et à mesure que nous avancions, il devenait de plus en plus évident que marcher éveille la pensée ou l’envoie se promener plus librement, aide à dire des phrases plus authentiques, peut-être parce qu’elles sont moins élaborées. »

Autre récurrence,
« la recommandation faite par Mallarmé à Édouard Manet, considérée par certains comme fondatrice de l’art de notre temps : "Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit." »

Comme à l’accoutumée, on trouve des références à nombres d’écrivains (et artistes), Kafka, comme souvent, Roussel et son Locus Solus, qui a ici une place centrale, Vila-Matas en reprenant la promenade dans un jardin étrange (inspiré aussi de Camilo José Cela dans Voyage en Alcarria), Stanislaw Lem, auteur négligé (mais qui a son fil sur le forum), Tabucchi (Femme de Porto Pim), qui donne un nom de personnage féminin… On retrouve aussi l’artiste plasticienne Sophie Calle, décisivement présente dans Parce qu’elle ne me l’a pas demandé, in Explorateurs de l'abîme, en une sorte d’autoréférence vila-matassienne qui prend toute sa valeur dans le contexte de ce nouveau récit :
« …] il m’a semblé que théâtraliser ma propre vie et mes pas dans la nuit était une façon de donner davantage d’intensité à mon impression d’être vivant, autrement dit à une nouvelle manière de créer de l’art. »

Le personnage central est comme de coutume un narrateur de (fausse ? partielle ?) autofiction, écrivain vieillissant, assez loufoque, égaré et godiche, de bonne humeur le matin et angoissé le soir (l’humour et l’autodérision sont permanents).
Sans surprise pour qui a fréquenté l’auteur, ce narrateur s’invente volontiers des doubles, et de même ses interlocutrices ont une identité incertaine.
Les observations pertinentes mais hors sujet ne manquent pas ; ici, à propos de la "foule", il me semble percevoir un ton parodique (dans le second paragraphe) :
« Toujours est-il que j’ai préféré me taire et observer attentivement le processus général de récupération animique à l’œuvre chez les gens réunis. J’ai fini par percevoir une communion intense entre tous ces inconnus qui, venant sûrement d’endroits très différents, s’étaient rassemblés ici. C’était comme si tous pensaient, comme si nous pensions : Nous, nous avons été le moment et ici, c’est le lieu, et nous savons quel est notre problème. Et tout se passait en plus comme si une énergie, une brise, un puissant courant d’air moral, un élan invisible, nous poussait vers l’avenir, soudant pour toujours les différents membres de ce groupe spontané qui semblait tout à coup subversif.
C’est le genre de choses, ai-je pensé, que nous ne pouvons jamais voir dans les journaux télévisés. Ce sont de silencieuses conspirations de personnes qui semblent se comprendre sans se parler, des rébellions muettes survenant à tout moment dans le monde sans être perçues, des groupes formés au hasard, des réunions spontanées au beau milieu du parc ou à un coin de rue obscur qui nous permettent d’être de temps à autre optimistes en ce qui concerne l’avenir de l’humanité. Les gens se rassemblent quelques minutes, puis se séparent et tous s’affirment dans la lutte souterraine contre la misère morale. Un jour, pris d’une fureur inédite, ils se soulèveront et feront tout sauter. »

Si Vila-Matas parvient à une conclusion, c’est que « l’art est ce qui nous arrive », et donc vivant.

\Mots-clés : #autofiction #creationartistique #ecriture #identite
par Tristram
le Jeu 12 Nov - 16:32
 
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Sujet: Enrique Vila-Matas
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Grégory Le Floch

De parcourir le monde et d'y rôder

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Un entêtement, une irritabilité continuelle qui, à défaut de donner corps à ce personnage sans identité dont on lit ici le parcours, caractérise la narration et le style de Grégory Le Floch de façon beaucoup plus équivoque. Personne n'écoute ce personnage (a-t-il d'ailleurs quelque chose à dire ?) qui cherche la signification d'un objet (puis deux, puis trois...) trouvé(s) par lui : tout comme ces objets, il est vide, et donc ouvert, réceptacle. Il écoute à défaut de parler, reçoit et catalyse toutes les idées et les tensions de ce monde bizarre et violent, un monde qui est de manière assez ou trop évidente le reflet du nôtre.

Tout arrive (ou tout peut arriver) quelquefois avec un sans-gêne désopilant, la plupart du temps avec une forme de gratuité que les références à l'actualité disculpent en partie. C'est aussi pour que le roman implose, avec toutes les interprétations, sur les évènements comme sur les mystérieux objets du personnage, des hypothèses et des idées provenant uniquement de ceux que le personnage croise sur sa route. Avec tout son appareillage de notes, cet épisode du personnage consultant un site web interactif, l'analogie entre le roman et internet serait toutefois un peu facile. Peu à peu, le personnage prend forme avec ses impressions et ses émotions : son ras-le-bol, son dégoût, sa tristesse et sa nostalgie prennent le dessus. Ces petites choses restées trop longtemps dans ses mains ou dans ses poches deviennent attachantes. La langue s'en ressent, dans un souffle poétique parfois hésitant, mais en tout cas très prometteur.

Mots-clés : #absurde #contemporain #identite
par Dreep
le Jeu 5 Nov - 17:02
 
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Sujet: Grégory Le Floch
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Paul Valéry

Monsieur Teste

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1894-1945, 130 pages environ dont une préface.

Au début était La soirée avec Monsieur Teste, qui a fait l'objet d'une publication à part. Puis quelques ajouts au fil des décennies, certains chapitres publiés, d'autres pas, jusqu'à l'édition définitive, qui comporte es adjonctions de notes et d'esquisses réunies par Paul Valéry "avec l'intention de les utiliser pour une nouvelle édition de M. Teste" (Gallimard 1946).

La soirée avec Monsieur Teste proprement dite, qui ouvre d'ailleurs l'ouvrage, peut être lue ici.

Que dire ?
Je me suis cramponné assez fort aux pages, mais j'avais envie de me remettre à la lecture de Monsieur Teste, que je n'avais pas eu le courage d'achever lors d'une première tentative, ancienne il est vrai.
Conscient que ce n'est pas ce livre-là qui va contribuer à atténuer la perception de Paul Valéry, comme un astre certes fort brillant, mais si éloigné, une planète étherée, gazeuse et glaciale, somme toute inhospitalière...
C'est une facette de ce géant des Lettres françaises de la première moitié du XXème siècle que je ressens à l'heure d'ouvrir son fil - d'autres lectures et commentaires seront plus amènes, sans doute, bien que celui-ci soit empreint du plus grand respect.  

Spéculation purement abstraite et intellectuelle, ce Monsieur Teste ?
Peut-être pas seulement.
Teste=Tête je pense (?), l'être cérébral par excellence, coupé du monde mais incontestablement de ce monde.

Bonne mine à citations et à réflexions, vivant, bien présenté/découpé (aéré), on accoste au livre en confiance.
J'ai pourtant refermé l'ouvrage avec ce sentiment d'être passé au travers, sans arriver à estimer si c'est partiellement, très partiellement, ou presque totalement.

Extraits du log-book de Monsieur Teste a écrit:Je sens infiniment le pouvoir, le vouloir, parce que je sens infiniment l'informe et le hasard qui les baigne, les tolère, et tend à reprendre sa fatale liberté, sa figure indifférente, son niveau d'égale chance.


La promenade avec Monsier Teste (incipit) a écrit:
Je me rencontre, l'été, le matin,, près d'onze heures, sur un trottoir plein d'oisifs, voisin de la Madeleine où j'ai pris l'habitude d'aller faire des pas, fumer, réfléchir à ce que dit le journal du jour, c'est-à-dire se raconter tout ce qu'il ne dit pas. Bientôt je me heurte à M. Teste qui médite en sens inverse sur la même ligne facile.
  Nous quittons chacun nos idées. Nous nous mettons ensemble et nous regardons le mouvement doux et incompréhensible de la voie publique qui charrie des ombres, des cercles, de fluides constructions, des actions légères, et qui apporte quelquefois quelqu'un de plus pur et d'exquis: un être, un œil, ou une bête précieuse faisant mille formes dorées et qui joue avec le sol.


Dialogue - ou nouveau fragment relatif à Monsieur Teste (incipit) a écrit: L'omme est différent de moi et de vous. Ce qui pense n'est jamais ce à quoi il pense; et le premier étant une forme avec une voix, l'autre prend toutes les formes et toutes les voix. Par là, nul n'est l'homme, M. Teste moins que personne.
  Il n'était pas non plus philosophe, ni rien de ce genre, ni même littérateur; et pour cela, il pensait beaucoup, - car plus on écrit, moins on pense.


Lettre d'un ami a écrit:Paris enferme et combine, et consomme ou consume la plupart des brillants infortunés que leurs destins ont appelés aux professions délirantes... Je nomme ainsi tous ces métiers dont le principal instrument est l'opinion que l'on a de soi-même, et dont la matière première est l'opinion que les autres ont de vous. Les personnes qui les exercent, vouées à une éternelle candidature, sont nécessairement toujours affligées d'un certain délire des grandeurs qu'un certain délire de la persécution traverse et tourmente sans répit. Chez ce peuple d'uniques règne la loi de faire ce que nul n'a jamais fait, et que nul jamais ne fera. C'est du moins la loi des meilleurs, c'est-à-dire de ceux qui ont le cœur de vouloir nettement quelque chose d'absurde...
Ils ne vivent que pour obtenir et rendre durable l'illusion d'être seuls, - car la supériorité n'est qu'une solitude située sur les limites actuelles d'une espèce. Ils fondent chacun son existence sur l'inexistence des autres, mais auxquels il faut arracher leur consentement qu'ils n'existent pas...


Mots-clés : #identite #xxesiecle
par Aventin
le Lun 3 Aoû - 18:11
 
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Sujet: Paul Valéry
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Claudio Magris

Microcosmes

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Café San Marco
: évoque merveilleusement ce que furent les cafés (ici à Trieste).
« Le San Marco est un vrai café, banlieue de l’Histoire authentifiée par la fidélité conservatrice et le pluralisme libéral de ses habitués. Celui où ne campe qu’une seule tribu, qu’il s’agisse de femmes du monde, de jeunes gens promis à un bel avenir, de groupes alternatifs ou d’intellectuels d’avant-garde, n’est qu’un pseudo-café. Toute endogamie conduit à l’asphyxie : les grandes écoles aussi, et les campus universitaires, les clubs privés, les classes pilotes, les réunions politiques et les colloques culturels sont une négation de la vie, qui est un port de mer.
Au San Marco triomphe, pleine de sève et de vie, la diversité. Anciens capitaines au long cours, étudiants qui préparent des examens et élaborent des stratégies amoureuses, joueurs d’échecs indifférents à ce qui se passe autour d’eux, touristes allemands qui s’intéressent aux plaques rappelant les petites ou grandes gloires de la littérature jadis assidues à ces tables, lecteurs de journaux silencieux, groupes joyeux voués à la bière bavaroise ou au verduzzo, vieillards grincheux qui vitupèrent contre l’époque, individus qui savent tout et contestent tout, génies incompris, à l’occasion yuppies bornés [… »

« Ce n’est pas mal de noircir des feuilles sous les masques qui ricanent et dans l’indifférence des gens assis autour de vous. Ce désintérêt indulgent tempère le délire de toute-puissance latent dans l’écriture, qui a la prétention d’ordonner le monde avec des morceaux de papier, et de trancher doctement sur la vie et la mort. Ainsi la plume se trempe-t-elle, qu’on le veuille ou non, dans une encre mêlée d’un peu de modestie et d’ironie. Le café est un des lieux de l’écriture. On y est seul, avec du papier, un stylo et deux ou trois livres au maximum, agrippé à sa table comme un naufragé assailli par les vagues. »

Valcellina : petite vallée isolée « parmi les plus pauvres de la partie la plus pauvre du Frioul », lieu originel où l’on revient chaque année pour la fusina, « la fête des premiers épis de maïs » :
« …] c’est une certitude indiscutable, un événement dont le retour régulier obéit à une nécessité intangible, autour de laquelle le temps s’enroule et tourne comme la terre autour de son axe. »

Mais il y a un risque de repli chauviniste :
« Toute identité comporte aussi quelque chose d’affreux, puisque pour exister elle doit tracer une frontière et repousser celui qui se trouve de l’autre côté. »

« Il existe des gens qui savent être attentifs aux valeurs d’un lieu sans se laisser contaminer par cette infatuation viscérale pour son clocher qui rend aujourd’hui si obtuse et si régressive la redécouverte des identités et des ethnies, dans toute l’Italie, pour ne pas dire dans toute l’Europe, et donc aussi dans le Frioul comme à Trieste, où l’on se sent souvent étouffé par la frioulanité et la triestinité. »

Paludes : frontières dans l’espace, le temps et les cultures, avec des approfondissements sur l’Histoire, dont irrédentisme (fin XIXe, revendication de l'unification politique des territoires de langue italienne), et les grands personnages, de l’extranéité de Médée à l’« hybris totalisante » de Francesco de Grisogono, en rappelant…
« …] la tragique dissension, inhérente à cette révolution comme à toutes les autres : nées pour éliminer la violence, elles doivent pour y parvenir s’y livrer à leur tour ou bien, si elles répugnent à le faire, comme à Cattaro, elles sont réprimées. »

Monte Nevoso : ses forêts, et l’histoire de l’ours.
« Beaucoup de filouteries et de prévarications brutales naissent quand on fait de la marmelade avec la grammaire et la syntaxe, quand on met le sujet à l’accusatif et le complément d’objet au nominatif, brouillant ainsi les cartes, intervertissant les rôles des victimes et des coupables, altérant l’ordre des choses, attribuant des faits à d’autres causes ou à d’autres auteurs qu’à ceux qui en sont effectivement responsables, abolissant les distinctions et les hiérarchies dans l’imposture d’une copulation collective effrénée de concepts et de sentiments, corrompant la vérité. »

Colline : Piémont.
« Si l’identité est le produit d’une volonté, elle est la négation d’elle-même, puisqu’elle est le geste de quelqu’un qui veut être ce qu’à l’évidence il n’est pas et donc veut être différent de lui-même, se dénaturer, se métisser. »

Absyrtides : archipel de la côte adriatique devenue croate.
« Une euthanasie anonyme, lente et sûre, faisait le nécessaire pour l’ex-héros, désormais inutile. En regardant ce vieillard, qui avait défié une armée et ne parvenait plus à se raser, on comprenait qu’il est inévitable d’oublier qu’on a été des dieux. »

Antholz : « dans la Stube [pièce commune] de l’hôtel Herberhof, à Antholz Mittertal », au Tyrol, « Vendée du monde germanique ».
« Cependant la Mitteleuropa est catholique et juive et quand l’un de ces deux éléments vient à manquer elle est bancale ; dans les montagnes du Tyrol allemand il manque la composante juive, cette symbiose de mélancolie errante et de vitalité irréductible qui rend picaresque la majesté de l’empire et du monde et mêle à la solennité de l’encens l’âcre odeur de la ruelle.
Les Allemands sans les Juifs sont un corps auquel il manque une substance vitale ; les Juifs se suffisent davantage à eux-mêmes, mais dans tout Juif ou presque il y a quelque chose d’allemand. Toute pureté ethnique conduit au rachitisme et au goitre. Le nazisme, comme toute barbarie, a aussi été imbécile et autodestructif en exterminant des millions de Juifs ; il a amputé la civilisation allemande et détruit, peut-être pour toujours, cette Mitteleuropa-là. »

« Raconter, c’est entrer en guerre contre l’oubli et être de connivence avec lui ; si la mort n’existait pas, peut-être que personne ne raconterait. »

« Les annales d’Antholz sont de la grande histoire parce qu’elles parlent de l’espèce plus que des individus ou des peuples, et que l’espèce inclut le paysage tout entier dans lequel elle évolue. »

« …] ce drame de l’histoire moderne qui oppose Charybde et Scylla, violence particulariste et violence uniformisante : pat non résolu qui continue à piéger l’Europe et explique tant de modernisations centralistes monstrueuses et tant de régressions viscérales barbares. »

« Il n’y a pas que le temps qui soit élastique, l’espace l’est aussi, il s’élargit et se resserre en fonction de ce qu’il contient, parce que c’est du temps solidifié, comme l’existence des gens. »

Funérailles :
« La mort ne dénoue pas, elle assemble au contraire ; c’est un rite de la cohésion sociale, une force centripète. Un homme qui meurt est une petite étoile qui entre en collapsus en acquérant masse et densité et en attirant autour d’elle les autres corps de la société. »

Jardin public : à Trieste.

La voûte : curieuse reprise onirique et autobiographique de certains passages précédents, dans l’église du Sacré-Cœur de Trieste.

Dans la prolongation de Danube, ce livre de méditations sur et dans neuf lieux particuliers de l’espace, du temps et des cultures humaines, n’est jamais loin de la Mitteleuropa comme de l’Italie. La plupart de ce qu’il évoque m’est étranger, et cette étrangeté semble ajouter au charme de la lecture.

Mots-clés : #historique #identite
par Tristram
le Jeu 11 Juin - 0:11
 
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Henri Bosco

Monsieur Carre-Benoît à la campagne (1947)

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Livre peu connu. En cause, les politiques d’édition qui font que ce roman n’a pas été publié depuis 1951 ! Il est donc très difficile à trouver. Pour ma part, j’ai dégoté l’édition originale de « Charlot » à Alger. C’est un exemplaire imprimé sur du papier de « guerre » exécrable, marron, cassant et ponctué de taches de bois.

Fulgence Carre-Benoît, récent retraité de l’administration, arrive aux Aversols, un village du Lubéron, en partie déserté par l’exode rural. Il vient prendre possession d’une vaste maison dont sa femme, Herminie, vient d’hériter.
M. Carre-benoît est la caricature du rond de cuir routinier et borné. Tout est parfaitement réglé dans sa manière de vivre :

« Il ne dormait jamais par plaisir, mais par utilité, pour prendre du repos. Il avait calculé le volume et le poids du sommeil nécessaire au bon fonctionnement de sa vie organique et morale. Il en avait réglé l’administration avec rigueur. Comme rêver c’est perdre du sommeil, il en avait exclu les rêves. Quand on dort, on dort. Tout sommeil qui se laisse séduire par un rêve n’est qu’un sommeil manqué, une parodie de sommeil. »


Rapidement, ce monsieur venant « de la ville » en impose aux habitants du village qui le choisissent comme maire. Il crée même un « bureau » sur la place principale :

« - M. Fulgence, le premier, a fondé un Bureau aux Aversois. Vous m’avez demandé de quoi s’occupait ce Bureau, monsieur ? Que vous répondre ? Il faudrait voir monsieur Fulgence. Alors vous comprendriez. Car ce Bureau, c’est le Bureau, le Bureau-type, le Bureau qui montre au village (si arriéré, monsieur !) ce qu’est un Bureau fonctionnant, avec sa table de Bureau, ses tampons de Bureau, son classeur, son chef de Bureau, son travail de Bureau, son atmosphère de Bureau, sa vie de Bureau, pour tout dire. Et tout cela, monsieur, sans aucune nécessité. »


Monsieur Carre-benoît s’y rend ponctuellement chaque matin pour s’y livrer à ses occupations favorites :

« M. Carre-Benoît ne répondit pas tout de suite. Il avait entendu le toc, mais il grattait. Il grattait, d’un grattoir prudent, une tache minuscule au bas de la page 14, registre : GRATIFICATIONS. Il grattait comme on doit gratter, avec l’art subtil du gratteur, usant du fil seul de la lame, sans appuyer. Il grattait juste sur la tache, évitant la bavure et l’ébouriffement. Il n’enlevait qu’une pellicule légère sur laquelle, de temps en temps, il soufflait à petits coups secs. Il redoutait le trou, ennemi du gratteur et honte du registre. Aussi, la tache peu à peu pâlissait-elle, et bientôt l’encre disparut. On ne vit que les fibres fines et légèrement cotonneuses. Aussitôt, promenant le manche poli du grattoir sur le petit rond bien gratté, M. Carre-Benoît lui rendit son lustre. Puis il se recula, cligna de l’œil, fut satisfait de son travail et dit, à haute voix :
- Entrez ! »


A l’inverse de monsieur Carre-Benoît, maître Ratou, le notaire, aime la nuit, les signes du destin qu’il perçoit avec une étrange acuité. Il cultive le mystère et d’étranges « ombres » rôdent dans son sillage :  

« Il était minuit. C’est alors que quelqu’un passa et l’aperçut. On n’a jamais su qui. Ce n’était qu’une sorte d’ombre, longue, dégingandée et chaussée de légères espadrilles. L’ombre gratta contre un volet ; le volet s’ouvrit ; on conciliabula. La croisée de Me Ratou s’émut à son tour. Il en vint un chuchotement. L’ombre fit un grand geste à travers la lune. Puis les volets se refermèrent. La lune s’en alla. L’ombre s’évanouit. Tout se tu. »


« Enfin tout ! l’incompréhensible, l’étrange, jusqu’à l’anonymat de l’Ombre, et ces mouvements du mystère qui savent si bien, d’une porte, d’un volet ou d’un pan de mur, détacher d’insolites présences, et tirer, d’un objet inanimé, une âme hésitante, qu’un rien effarouche. »


« C’était l’heure où l’axe du monde équilibre, au milieu du ciel d’été, par masses douces, dans l’air assoupi de la nuit, les planètes et les étoiles. Alors l’exaltation des figures célestes atteint les pointes les plus hautes du bonheur sidéral, et chaque créature exhale fugitivement, mais avec douceur, tout son être nocturne. L’accord se fait du roc, de la plante, des bêtes, à la splendeur de l’univers étincelant et sombre. »


« Car l’idée fixe n’est pas fixe. Elle le paraît. C’est par rapport à vous qu’elle ne bouge pas ; mais, par rapport au sens commun, elle fait tellement de cabrioles qu’elle sort des bornes permises ; et elle vous entraîne avec elle aux chimères, sans que vous en ayez le moindre sentiment. Vous croyez être toujours là, entre le guéridon et le fauteuil Voltaire, tandis que vous flottez ailleurs, entre Betelgeuse et Aldabaran, ou même plus loin. »


Etre ambivalent, maître Ratou est sous la figure tutélaire du chat dont il partage le mystère et le fuyant. Capable de faire le bien pour ceux qu’il estime, sa part d’ombre est néanmoins inquiétante et il tisse des pièges mortels pour les autres. Cet aspect est parfaitement rendu avec la métaphore des souterrains, typique de l’art de Bosco :

« Il y a dans les caves des maisons à la campagne, beaucoup plus qu’on ne pense, de vieux souterrains désaffectés. Il suffit d’un plâtras qui tombe pour en révéler l’existence. Mais généralement, après avoir reniflé l’air moisi qui sort de l’orifice, et parlé d’oubliettes, on mure le trou. Pourtant le souterrain est là, sous vos pieds, ténébreusement enfoncé dans la terre. Qu’un curieux, un maniaque, un imaginatif le découvre sous la maison, et le voilà en possession d’un instrument magique. Car dés lors, il a mis la main sur le monde des issues secrètes. Or celui qui sait se garder une issue inconnue des autres hommes passe à l’invisibilité. Il pénètre dans une vie double. Ce que montre sa face de lumière voile ce que contemple sa face d’ombre. Il acquiert le goût de l’attente. Il connait la vertu des longs silences ; les conseils que fournit l’obscurité le troublent, sa pensée ne vit plus que d’arrière-pensées, il est hanté par le souci des richesses clandestines, et bientôt son esprit ne tient plus à ce monde que par le génie de la nuit. »


Représentant de la poésie, du sacré, maître Ratou ne peut qu’entrer en conflit avec monsieur Carre-Benoît. L’évènement déclencheur sera l’abattage du vieux peuplier Timoléon :


« - Il est vrai, je le sais, que l’arbre n’est pas libre. Il tient par ses racines aux nécessités de l’humus, et c’est, dans l’esclavage où le contraint le sol, qu’il doit vivre jusqu’à sa mort, là où il est né, avec patience. Mais, monsieur Tavelot, l’avez-vous écouté ? Et saurions-nous, sans lui, ce que disent, sur notre tête, tous les souffles des vents ? Les vents sont libres. Or cette voix des êtres libres qui, violents ou doux, chaque jour, travaillent nos terroirs et animent nos sangs, l’aurions-nous jamais entendue aux Aversols, sans la présence du feuillage séculaire que leur offrait le peuplier Timoléon ? Que seraient ces souffles de l’air s’ils n’apportaient que la caresse ou la dévastation à nos campagnes ? Des bruits ou des murmures passagers, et rien de plus… Mais par leur croisement et leur contact avec la feuille, qui, tout en chantant, tient à l’arbre, c'est-à-dire au génie du corps, ils enfantent l’appel et le gémissement, la musique et la confidence, par où s’expriment la pensée et le sentiment de la terre maternelle. Pour que puissent fleurir les communautés d’hommes, il faut que cette pensée et ce sentiment leur restent accessibles. Ici, on n’y accède plus, et le vieil arbre, qui parlait des antiques vertus civiques et des lois naturelles, en vain chantait pour ce village, oublieux de ses privilèges et de ses devoirs. Maintenant, on n’entendra plus la voix des Aversols. Timoléon est mort. Et ceux qui l’ont tué, par sottise, par ambition, par cupidité, sont les maîtres. »



Mots-clés : #humour #identite #ruralité
par ArenSor
le Dim 31 Mai - 20:09
 
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Sujet: Henri Bosco
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Carl Jonas Love Almqvist

Sara

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Une œuvrette toute simple, très courte, dans la frénésie créatrice de Carl Jonas Love Almqvist, écrivain peu traduit, et encore moins connu en France. L’écrivain suédois est présenté comme un penseur éclectique : d’abord rousseauiste, sensible à la mystique swedenborgienne et aux romantiques allemands, influencé par Hugo et par Balzac. Sara devait faire partie d’une vaste entreprise littéraire, Le Livre de l’Églantine, égalant sans doute en ambition La Comédie Humaine. On est en 1839 (la publication de Sara), dans un pays protestant et conservateur, il n’en reste pas moins étonnant que ce petit récit, dans toute sa simplicité et sa douceur, a déchaîné la presse et provoqué l’indignation à cause de la figure féminine qu’Almqvist a créé. Sara n’est pas vicieuse, ni même virulente, elle est juste libre. Je n’ose imaginer le scandale si c’était La Maison de Poupée qui avait paru à l’époque. Mais oui, certes, la pièce d’Ibsen a été publiée en Norvège quarante ans après Sara.

Le récit d’Almqvist séduit d’abord par son mouvement : on dirait qu’il s’agit tout le long d’un seul voyage, avec des ellipses ; d’une seule conversation entre Sara et le sergent qui l’a rencontrée, faite de courtes pauses où les personnages sont sur leur quant-à-soi. Almqvist profite aussi de ces quelques pauses pour piqueter ce voyage de couleurs et d’éléments réalistes. Le temps est à peine perceptible dans Sara ou l’émancipation, c’est magique mais, à la fois, tout se passe très vite et je dirai même que tout s’arrange trop vite. L’amour (celui du ciel de surcroît), reste un bastion inattaquable pour Almqvist ; et son livre n’est jamais aussi touchant ni si amusant pour moi lorsque ses protagonistes ne sont pas d’accord.


Mots-clés : #amour #conditionfeminine #identite
par Dreep
le Jeu 14 Mai - 20:29
 
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Sujet: Carl Jonas Love Almqvist
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Richard Wagamese

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Une passion peut-elle sauver un homme ? pour Saul « Cheval indien » du clan des Ojibwé ce sera le hockey. Le hockey sera aussi le moyen de cacher, d’enfouir le drame vécu enfant dans le pensionnat où les « blancs », l’autorité, l’avait contraint après l’avoir enlevé, comme tant d’autres enfants indiens, à sa famille. Pour être éduqué et recevoir un enseignement religieux, c’est-à-dire être converti à la religion catholique ; pour enlever en lui toute "indianité".

Après avoir été l’un des meilleurs joueurs de hockey, humilié, haï par les « blancs » hockyeurs, Saul abandonne ce sport et pendant des années, survivra par des boulots divers au gré de son itinérance, seul, jusqu’à ce qu’à la suite d’un malaise, l’ivrogne qu’il est devenu se retrouvera à l’hôpital puis en centre anti-alcoolique. Là en décrivant son enfance, son adolescence, il prendra conscience que le mal-être qu’il a toujours ressenti, qui l’a isolé,  a pris naissance au pensionnat. Il y retourne et là-bas, devant son premier terrain de hockey les souvenirs enfouis, rejetés car douloureux ressurgissent.

Saul retournera aussi se ressourcer sur les lieux où son arrière grand-père avait « vu » le destin de la famille et l’avait installée (ce don de vision Saul en a hérité et cela l'a servi dans le jeu de hockey)

C’est dans la famille indienne des Kelly qui l’avait accueilli à son adolescence pour vivre son hockey que Saul retrouvera la force de continuer à vivre, après s’être confié à eux, enfants issus du pensionnat également et qui portent le même douloureux passé.

C’est donc l’histoire d’une passion, celle de Saul pour le hockey, l’histoire du destin des indiens décidé par les « blancs », du racisme dont ces derniers faisaient preuve à cette époque.

Mais des évènements assez proches prouvent que ce racisme est encore bien présent.

C’était une lecture intéressante et utile, une écriture dont les mots m’ont touchée.


LC : https://deschosesalire.forumactif.com/t2627-lc-wagamese


Mots-clés : #identite #racisme #spiritualité #violence
par Bédoulène
le Ven 3 Avr - 11:28
 
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Sujet: Richard Wagamese
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Charles Plisnier

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Faux passeports

Quatrième de couverture a écrit:Il y a des œuvres dont le temps révèle la vérité. Faux passeports est de celles-là. Ce roman rend compte, en effet, de la destruction d’une espérance collective dont l’éclatement de l’empire soviétique, plus de cinquante ans après, a illustré l’ampleur et la tragédie. Convaincu de trotskisme et exclu du Parti communiste lors du congrès d’Anvers en 1928, Charles Plisnier s’est inspiré de son itinéraire personnel pour écrire cette suite narrative dont les personnages – mus, torturés, divisés par le même idéal – prennent aujourd’hui un relief singulier, une étrange épaisseur.

espacenord.com


Des nouvelles réunies d'une part par leurs attaches autobiographiques : personnages rencontrés et "déception communiste" mais d'autre part et d'abord par leur tonalité partagée. Le narrateur "qui n'est pas je" mais cependant toujours le même et lui raconte la déception, le doute, l'inachèvement de l'engagement dans le combat politique. Mais c'est aussi une fascination pour le dépassement, le dévouement inhumain à la cause et aussi des faits très durs : assassinats, exécutions, tortures. Et le plus souvent des couples, des doubles, l'impossible mélange, conflictuel, de l'intime et du plus grand.

Sans complaisance, comme pour certains positionnements qu'il refuse si on peut dire, critique, combat (encore). Pour autant il n'est pas vengeur et derrière la distance nécessaire entretenue par une écriture classiquement travaillée il y a beaucoup d'empathie, d'effroi aussi, et de regrets devant une révolution qui plus que de l'avoir abandonné en route s'est d'abord perdue elle-même.

Assez dur, complexe, pas confortable mais sincère et hanté. On peut y lire un témoignage à peine déguisé et y trouver des perspectives historiques multiples mais ça serait mettre au second plan l'humanité et ses élans profonds. Enfin, pas simple à appréhender cette tranche d'histoire vivante et très personnelle.


Mots-clés : #autobiographie #identite #politique #revolution
par animal
le Lun 2 Mar - 21:06
 
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Sujet: Charles Plisnier
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Paolo Rumiz

Comme des chevaux qui dorment debout

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Première Guerre mondiale :
« Quand on comprend comment tout s’est vraiment passé, on ne peut pas supporter que cela ne se sache pas, qu’il ne soit pas écrit en lettres de feu, proclamé à tous les vents et dans tous les livres de classe de l’Union européenne que tout a éclaté par hasard, que la guerre était parfaitement évitable et que l’Europe s’est ainsi suicidée, par étourderie, à l’apogée de sa splendeur. Il devient inconcevable que l’on ne dise pas de façon claire et nette, avant de commencer le moindre discours sur le premier conflit mondial, que personne ne s’y attendait, que tout le monde est tombé des nues et que tout a été sous-évalué. »

Paolo Rumiz part à la recherche des ombres de ses aïeux dans le passé et la topographie de la Galicie, front de l’Est en 1914 et toujours ligne de faille géopolitique, en Mitteleuropa… Son grand-père, qu’il n’a pas connu, a survécu à cette guerre où des millions d’hommes (et de chevaux) sont morts dans la boue, mais c’est surtout la « mémoire perdue » qu’il recherche, « pour le dernier tour de manège de l’ancien monde »...
« …] avec l’Allemagne qui pousse vers l’est, la Russie qui pousse vers l’ouest et la Pologne qui tente d’exister au milieu, sur cette terre ondulée qui n’offre d’obstacles ni aux vents, ni aux armées. »

Dans ce récit, les références culturelles et à une Histoire que je ne connais guère (il semble que ce soit le cas plus généralement des Italiens) rendent difficile d’apprécier la part du chauvinisme, du passéisme, mais en tout cas l’amertume et la nostalgie sont réelles, ainsi qu’un certain ressentiment.
« …] après l’empire, il ne nous est tombé dessus que du mauvais : le fascisme, l’impérialisme, le communisme, la négation des langues des autres, l’esthétique de la mort »

« Et ce n’est pas la peine de leur expliquer que personne ne part d’un cœur léger pour une guerre lointaine et incompréhensible. »

« Il y a toujours quelqu’un pour vouloir vous banaliser, parce que votre complexité ne lui convient pas. Quelqu’un qui a besoin d’un ennemi pour exister. »

Paolo Rumiz paraît voir l’empire austro-hongrois comme une sorte de prélude, de prémisse de l’Europe unifiée. Italien déchiré, il n’est pas tendre pour l’Italie :
« …] ma nation de démolisseurs de voies ferrées, qui ont arraché de chez nous l’âme paysanne, ma nation dévorée par l’incurie, infestée de larbins et de faux dévots hypocrites et sans Dieu, ma terre de bambins tyranniques et d’adultes habitués depuis l’enfance à baiser la main des évêques et des sous-secrétaires. »

Il rencontre en voyage des personnes étonnantes, tels que Marina la Russe, ou Erwin, qui recherche les sépultures des Caduti, y allumant une petite lampe de cimetière pour tirer de l’oubli les morts (rite intime que Rumiz reprend à son compte).
« Afin d’éviter de dire que ces jeunes gens ne sont pas morts pour l’Italie, on emploie le terme générique "Caduti", tombés au champ d’honneur, morts au combat, et puisque les noms sont tous italiens, ce petit jeu de prestige a des chances de réussir. »

Ce sont les « soldats de l’Adriatique et du Trentin » :
« Après avoir été trop italiens pour les Allemands, voilà qu’ils étaient devenus trop allemands pour les Italiens. »

L’Italie a perdu jusqu’à leurs noms et leur nombre, tandis qu’Otto Jaus s’emploie à sauvegarder les tombes austro-hongroises de l’incurie et de l’amnésie.
« Il s’est aperçu que plus il parle avec les morts, plus il s’enfonce dans la compréhension du présent. […]
Et plus il pénètre les raisons de la dissolution de son vieil empire, plus lui apparaît fulgurante, à l’époque actuelle, la décadence de la fédération de peuples à laquelle il appartient. Peut-être ne s’est-il jamais autant avancé à l’intérieur du présent qu’il ne le fait depuis qu’il fréquente les cimetières. Il sent qu’il n’y a pas seulement la lecture des livres. Il y a aussi la voix puissante des lieux. Parce que les lieux ont toujours un secret à confier. »

Rumiz plaide que l’Histoire (hélas méconnue) permet de lire l’actualité (livre écrit en 2014, anniversaire du début de Première Guerre mondiale).
« La Pologne est le lieu entre tous où l’on voit le plus clairement que 1939 est la conséquence de 1914. »

Plus original, il soutient que l’Histoire se retrouve davantage dans les lieux que dans les livres.
« Ce que je cherchais, c’était le chant choral des voix, et je voulais surtout percevoir la distance réelle des événements, parce que les livres d’histoire ne me la donnaient pas. »

« Cela fait bien longtemps, désormais, que je ne cherche plus l’Histoire dans les livres et les monuments. La mémoire se trouve dans les galets des fleuves, dans le bois du Petit Poucet, au cœur du règne végétal, dans le goût des myrtilles couleur de sang. »

Ce récit de voyage dans le temps et l’espace est narré dans un perpétuel chassé-croisé du présent et du passé, dans « une déconcertante compression du temps ».
Se déplaçant essentiellement en train, c’est dans un train grande vitesse italien que Rumiz, de retour de Pologne, se fait voler ses notes, et ses irrécupérables pensées notées au fil du voyage : « l’horreur des pensées perdues »…
Il repart alors vers la Galicie, cette fois en Ukraine.
« Maintenant, je devais continuer, aller voir au-delà de la forteresse Bastiani, me tourner vers le désert des Tartares [… »

Puis il effectue un troisième voyage, dans « la poudrière balkanique », qu'en tant que journaliste il connaît bien aussi.
« Comme en 1914 et en 1992, Sarajevo n’est pas le détonateur, mais le révélateur. Elle montre impitoyablement le somnambulisme de l’Occident. À Sarajevo commence et finit le XXe siècle, la Bosnie est le symbole de l’échec de l’Union européenne. »

(On pense à la dégradation des valeurs décrite par Hermann Broch dans sa trilogie Les Somnambules).
Rumiz boucle logiquement la boucle avec les Centomila, les Cent Mille de Redipuglia dans le Carso (haut-plateau karstique italien).
« Et là, ballotté sur ces rails, je ne sais même plus ce que je cherche, si ce sont les Caduti de la Grande Guerre, ou bien les victimes de la grande famine infligée par Staline, les Juifs de la Shoah, les paysans exterminés par les nazis, déportés dans les goulags, ou même – pourquoi pas ? – les premiers morts de la place Maïdan à Kiev, dont on vient justement d’entendre parler au cours des dernières heures. »


Mots-clés : #deuxiemeguerre #guerre #historique #identite #lieu #mort #politique #premiereguerre
par Tristram
le Sam 25 Jan - 13:38
 
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Lars Mytting

Les seize arbres de la Somme

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Dans la série « à la recherche de ses racines », voici une version norvégienne, qui lance ses lignes jusqu’à la bataille de la Somme.

Lars Mytting,   dans son  ambition d’ancrer son histoire dans le siècle, ne recule pas devant les rebondissements et recoupements tortueux. Cela reste néanmoins le roman initiatique souvent subtil, d’un personnage attachant,  entre enquête sur le terrain et réminiscences intuitives, et qui fait la part belle aux paysages.

De magnifiques pages sur le bois, à la fois émouvantes et instructives,  font envie de se confronter à "L’homme et le bois" , entièrement consacré au bois de chauffe en Norvège, présenté comme un best-seller international.

Mots-clés : #famille #identite #initiatique #premiereguerre
par topocl
le Lun 6 Jan - 17:13
 
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Siri Hustvedt

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Un monde flamboyant

L'avant-propos fictif constitue peut-être mon seul regret quant à ce livre, qu'il enclôt tout entier, qu'il résume quoique d'une manière toute allusive et énigmatique, et que l'on peut isoler de lui comme un chef d'œuvre de la nouvelle digne de celles de Borges. Ce texte, rédigé par l'universitaire I.V. Hess, raconte sa découverte de l'artiste Harriet Burden et de son projet artistique prométhéen à travers un article scientifique puis par le biais de ses vingt-quatre journaux intimes, qui forment une œuvre colossale, tentaculaire, érudite et d'une vitalité hors-normes. Rejetée, selon ses mots, par le milieu artistique new-yorkais pour des raisons extérieures à l'art (une femme, immense et sculpturale, d'une culture sans bornes et dépourvue des notions élémentaires du tact, autant de critères apparemment disqualifiants), elle conçoit une expérience par laquelle, ayant conquis l'accès à la reconnaissance qu'on lui refusait jusque alors, elle exhiberait et les mettrait à mal les différents préjugés de race, de genre, de préférences sexuelles et de notoriété à travers lesquels est appréhendée toute œuvre d'art. Pour cela, elle décide d'exposer trois œuvres dont la paternité est confiée à trois hommes, Anton Tish, Phineas Q. Eldridge et Rune, qui deviennent ce qu'elle appelle ses masques. Ces trois expositions deviennent donc l'œuvre d'une entité hybride, et ces masques, en tant que "personnalités poétisées" de Burden (l'idée lui vient de Kierkegaard), deviennent une composante fondamentale de l'œuvre exposée (ce que le public ignore). I.V. Hess, professeur d'esthétique dont les travaux sont proches de la pensée de Burden, décide d'écrire un livre centré sur cette expérience tripartite et sur la controverse qui l'entoure, qui est celui que le lecteur s'apprête à lire.

Au terme de ce bref avant-propos fictif, il me paraît possible au lecteur de décider de la poursuite ou de l'abandon de sa lecture.

L'une des principales singularités de cette œuvre tient à sa forme, qui amalgame et perturbe de nombreux genres littéraires et artistiques : elle tient de l'étude universitaire qui toutefois ne défend aucune thèse, de l'art du portrait - d'un portrait diffracté par la multiplicité des regards -, du roman de l'artiste (l'une des principales illustrations du roman contemporain); elle est à la fois le récit d'une controverse et l'histoire d'une famille, un roman qui s'auto-interprète sans en confisquer le sens, et pour finir, une invitation à l'analyse. Elle réunit articles savants et comptes rendus d'exposition, journaux intimes, entretiens, témoignages, et brasse des disciplines aussi diverses que l'histoire de l'art, la philosophie, la psychologie, la littérature et les neurosciences. Puisque son personnage est une artiste, Siri Hustvedt se prête elle-même à la création plastique, qui demeure en puissance puisqu'elle n'est que du texte, mais qui prend vigoureusement corps dans l'esprit du lecteur tant elle est rigoureusement et puissamment composée. De même, elle introduit ponctuellement dans son œuvre des créations littéraires extérieures (la nouvelle d'Ethan, les histoires enfantines de Fervidlie) élaborées avec le plus grand soin.

Harriet Burden est une femme tumultueuse, encyclopédique, écorchée vive, prométhéenne à tous égards : elle brûle sans se consumer, elle est la créatrice démiurge d'humanoïdes calorifères, et pour que ceux-ci puissent obtenir un permis d'existence, elle se lance dans un projet secret, interdit, séditieux, porté par elle seule contre le monde des dieux de l'art. Il s'agit d'un projet tantôt militant, tantôt revanchard (selon les témoins qui le qualifient), destiné à confondre ceux qui l'ont méconnue tout en s'élevant à leur rang. Cette expérience se déroule selon trois temps destinés à faire varier les regards sur son œuvre en changeant le masque qui en endosse la paternité. Le premier est un homme blanc, médiocre, psychologiquement fragile; le deuxième, métis et homosexuel, est une figure de la scène underground nocturne de New-York, et le troisième est un artiste célèbre, avatar moderne de Warhol, et manipulateur qui se retourne contre Burden. Ces masques, je l'ai dit, sont destinés à modifier la perception de l'œuvre par le public : ainsi sont-ils (se pensent-ils) créateurs et sont-ils œuvre; ils la créent par ce qu'ils sont et dans le même mouvement sont englobés par elle. L'œuvre comprend également tout article, tout compte rendu, tout livre qui la prend pour objet (y compris le livre que nous sommes en train de lire), en ce qu'ils révèlent le biais de perception qu'empruntent public et critiques. Par ces ajouts qu'elle appelle "proliférations", au nombre potentiellement infini, Burden crée une œuvre ouverte qui subvertit et phagocyte la critique spécialisée, prise au piège et non plus seulement prescriptive. Ainsi aboutit-on au paradoxe suivant :
J'appelle A l'ouvrage appelé Un monde flamboyant, B l'expérience de Harriet Burden. A contient B (cela tombe sous le sens), et comme on vient de le voir, B contient A. Donc A=B. Et pourtant, B contient tout ce qui s'intéresse à l'expérience y compris ce qui se trouve hors de A (mon compte rendu, par exemple). L'expérience contenue dans ce livre non seulement le contient mais est plus vaste que lui.
Inversement, les divers personnages interrogés ne peuvent s'empêcher de parler d'eux-mêmes, ce qui n'entretient de relation avec l'expérience de Burden que dans la mesure où ils expriment quelque chose de leur individualité, c'est-à-dire quelques uns des facteurs de biais dans la perception d'une œuvre d'art. Mais il s'agit également de créer des caractères complexes qui se révèlent à travers des langages propres à chacun, ce que Siri Hustvedt réussit merveilleusement. Ainsi, chaque personnage devient à l'autrice un masque qui lui permet d'exprimer dans un dialogue permanent et tourmenté avec ses autres masques ce qu'elle n'a pu dire qu'avec celui-ci (comme le faisaient Harriet Burden dans son journal, et sa maîtresse à penser, Margaret Cavendish, dans son ouvrage intitulé Le monde flamboyant, faute de trouver pour leurs joutes de partenaires suffisamment talentueux ou assez peu condescendants).
Or ces personnages ne proviennent pas tous du luxueux microcosme de l'art new-yorkais. Le personnage d'Harriet Burden relie entre eux de riches collectionneurs, des scientifiques, des clochards, des artistes millionnaires, des marginaux parmi lesquels des fous et des artistes, ainsi que l'un des personnages les plus humains qu'il m'ait été donné de connaître, celui d'une jeune voyante à moitié allumée mais parfaitement lucide. C'est ainsi que Siri Hustvedt, bien loin du "pur esprit" dans sa tour d'ivoire, élabore une véritable comédie humaine qui suppose une intime compréhension des gens. De même, c'est par honnêteté intellectuelle qu'elle multiplie les points de vue sur cette controverse dans laquelle de vrais salauds tiennent leur rôle. En réalité, et c'en est le principal moteur, c'est à la destruction des catégories et à la dissolution de toute cloison que nous assistons dans ce roman. Sexe, genre, orientation sexuelle, origine biologique et origine sociale, différence psychologique, c'est toute norme qui affecte notre perception de l'art et notre regard sur la vie que par l'art Harriet Burden, partant Siri Hustvedt, nous révèle et condamne. C'est précisément, mais au sein de l'art, à la même notion stérilisante de catégorie normative que s'attaque Siri Hustvedt, en amalgamant dans ce livre hybride la multitude des genres littéraires et artistiques que j'ai déjà évoqués et qui la font imploser.

L'universitaire I.V. Hess découvre l'existence de Harriet Burden dans une revue spécialisée, lorsque celle-ci publie un texte d'un certain Richard Brickman résumant et commentant une longue lettre que lui a envoyé l'artiste. Richard Brickman (qui n'est autre qu'un pseudonyme de Burden elle-même) parle tantôt avec admiration, tantôt avec ironie d'Harriet Burden et de ses références. Références parmi lesquelles "une obscure romancière et essayiste, Siri Hustvedt", qualifiée de "cible mouvante".
Il y a là beaucoup de chose.
Premièrement, deux niveaux d'ironie se déploient. Burden dissimulée derrière Brickman se moque d'elle-même (peut-être aussi pour provoquer la sympathie du public). Puis, ce qui est fortement problématique, Brickman qualifie Siri Hustvedt d'obscure. Tant que c'est Brickman qui le fait, cela n'étonne en rien; pas davantage si Burden l'avait fait en son nom propre; en revanche, que Burden cachée derrière Brickman distingue Siri Hustvedt parmi une foule de références en la qualifiant elle seule, entre toutes les autres, d'obscure (ce qu'au passage elle n'est pas du tout), voilà qui est hautement perturbant. Sans doute est-ce là l'extrême pointe du roman par où l'autrice, Hustvedt, affleure et se laisse deviner au travers de ses différents masques.
Enfin, l'expression "cible mouvante" fait référence aux études sur la vision aveugle et le masquage : une cible (stimulus visuel) peut être intégralement masquée par l'interférence d'autres stimuli. Ainsi, sautant de masque en masque, revêtant la personnalité et maniant la parole de ses différents personnages, Siri Hustvedt peut-elle être qualifiée de cible mouvante.
Ce qui nous fournit une chaîne extrêmement complexe : selon Brickman, Burden estime que Siri Hustvedt est une cible mouvante, et suggère qu'elle se déplace de masque en masque. Or Brickman est Burden, qui par ailleurs note l'obscurité de Siri Hustvedt d'une façon extrêmement ambiguë. Tout ceci est rapporté par I.V. Hess, qui est, comme on va le voir, presque l'anagramme de Siri Hustvedt, et qui se superpose à elle en tant que responsable du livre que nous lisons. Par l'intermédiaire de masques successifs, Siri Hustvedt nous révèle le principe même de son livre, qui est le même que celui qui dirige la grande expérience d'Harriet Burden.

À la fin du roman, j'ai soudain remarqué que les lettres composant le nom de I.V. Hess, le grand ordonnateur du recueil, se retrouvent toutes dans le nom de Siri Hustvedt. Ce n'est certainement pas une coïncidence : l'autrice semble affectionner ce genre de cryptage, et sans doute y en a-t-il d'autres que je n'ai pas remarqués. C'est alors que je me suis rendu compte que j'attribuais à I.V. Hess une identité masculine sans que le moindre indice m'y ait incliné; car en réalité, tout indice dans le roman quant à l'identité de I.V. Hess a été soigneusement gommé (dans l'avant-propos, les notes de bas de page attribuées à lui/elle, et les interview menées par lui/elle). Qu'est-ce donc qui m'a conduit à construire une figure masculine, et ce dès les premières lignes ? Voilà une question parfaitement digne de l'expérience de Harriet Burden, qui reproduite sur moi constitue une preuve de l'efficacité concrète de la littérature, et dont la réponse risque fort d'être à charge pour la société dans laquelle on se construit (en plus de remettre en question la construction elle-même).

Si ce roman m'a passionné d'emblée, c'est que les œuvres de Burden (des poupées et des maisons, sortes d'ex voto) correspondent à ce que je préfère dans l'art et qui me vient de ma mère. Lorsque je lui ai fait lire l'avant-propos fictif, elle m'a dit, un peu vexée : "c'est à moi que te fait penser l'artiste, n'est-ce pas ? mais elle est à moitié folle !"
Eh bien folle ou non, là n'est précisément pas la question. C'est un personnage fondamentalement ambigu, et d'une profonde bonté.


Mots-clés : #contemporain #creationartistique #discrimination #famille #identite #insurrection #romanchoral
par Quasimodo
le Sam 4 Jan - 18:34
 
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Edgar Hilsenrath

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Fuck America

Drôle de truc, ouvertement vulgaire et faussement léger dans son grand sentiment d'absence. Certainement construite d'autobiographie cette stagnation new-yorkaise d'un émigrant juif allemand entre petits boulots et rédaction de son livre, Le Branleur. Entre les histoires de bite du presque jeune homme c'est malgré tout une certaine misère, une présence étrange des autres, comme lui, une grande parenthèse cruelle dans la vie... les difficultés du souvenir et du passé et une très grande solitude. Forcément c'est aussi le rêve américain, sans le rêve.

Pas forcément un livre qui ferait revenir à l'auteur mais après les dernières pages faut voir...


Mots-clés : #exil #genocide #identite #immigration #solitude
par animal
le Mer 1 Jan - 20:50
 
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Sujet: Edgar Hilsenrath
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One-Shot DVD, VOD, ...

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Le Temps de l'innocence, adaptation du roman d'Edith Wharton par Martin Scorsese (distribution : Daniel Day-Lewis, Michelle Pfeiffer, Winona Ryder, Geraldine Chaplin...)

Type de l'adaptation qui se pense fidèle et n'est que frileuse, dont les charmants décors et les élégants costumes "d'époque" sont un cache-misère qui ne trompe pas plus de cinq minutes. La voix over monopolise la narration en se contentant de reprendre des éléments du roman condensés et reformulés, tue dans l'œuf tout élan, tout désir, toute aspiration, toute spontanéité. Le film est à l'image de cette société finissante de la bourgeoisie new-yorkaise de la fin du XIXe : corseté, symboliquement mort, paralysé dans des rites vides de sens… Quel gâchis insipide. Nous avons interrompu le film au bout d'une heure.


Mots-clés : #amour #famille #identite #psychologique
par Quasimodo
le Mar 19 Nov - 19:18
 
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Pierre Clastres

Chronique des Indiens Guayaki, Ce que savent les Aché, chasseurs nomades du Paraguay

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Le texte de Pierre Clastres paraît d’abord assez brouillon : observations en immersion chez les Guayaki (en 1963), présentation historique de ceux-ci découverts par le monde extérieur (mais sans suivre le cours chronologique), récit de sa venue chez eux s’entremêlent avec des réflexions sur notre civilisation, y compris sa thèse d’un pouvoir politique séparé de la violence, c'est-à-dire en occurrence où le chef parle mais n’ordonne pas (finalement pas si éloigné de notre société).
Les Guayaki sont des chasseurs-cueilleurs nomades qui auraient régressé et se seraient réfugiés dans la forêt (en perdant l’agriculture) sous la pression de l’expansion des Guarani plus nombreux (leurs langues sont apparentées) ; ce sont des « "gens de la forêt", des selvages ». Toute leur existence ressortit à la chasse ; le chasseur ne consomme pas le gibier qu’il flèche, mais le distribue dans une économie d’échanges courtois ; si l’arc est viril, le panier est féminin (passionnant épisode du cas d’un homosexuel). Ils sont assez souvent d’un teint clair et d’une pilosité inusités chez les Amérindiens, ce qui suscite quelques mythes non-amérindien. A propos, ils sont aussi cannibales, « mangeurs de graisse humaine » ‒ « endocannibales, en ce qu’ils font de leur estomac la sépulture ultime des compagnons », régime nourrissant, excellent au goût, même rapproché de l’amour.
« Parce que manger quelqu’un c’est, d’une certaine manière, faire l’amour avec lui. »

Certaines extrapolations interprétatives m’ont paru audacieuses, surtout après un séjour d’à peine 8 mois chez les Guayaki (groupe hélas éteint dans les années qui suivirent), et peut-être datées après les travaux Lévi-Strauss et Descola ‒ bien sûr mon incompétence ne peut avancer que des impressions, moi je suis seulement venu pour la ballade en forêt, grignoter quelques larves de palmier pinto, tâter du miel de l’abeille irö (dilué d’eau), chatouiller les femmes en kivay coutumier.
C’est donc l’habituelle opposition nature et culture, la violence devant rester en-dehors de la communauté qui s’applique à maintenir l’ordre, l’équilibre entre excès et manque.
« Là-même gît le secret, et le savoir qu’en ont les Indiens : l’excès, la démesure sans cesse tentent d’altérer le mouvement des choses, et la tâche des hommes, c’est d’œuvrer à empêcher cela, c’est de garantir la vie collective contre le désordre. »

Sinon, la grande affaire est de posséder des femmes, que ce soit par rapt guerrier ou liaison consentie qu’on se les procure. Ils pratiquent le meurtre d’enfant par vengeance-compensation d’un autre décès ; ils tuent aussi les vieillards qui ne peuvent plus marcher ‒ et, bien sûr, ils les mangent.
Revigorante, cette comparaison d'une autre société à la nôtre, avec peut-être plus de rapprochements à faire que de différences à pointer.

Mots-clés : #amérindiens #contemythe #essai #identite #minoriteethnique #mort #social #temoignage #traditions
par Tristram
le Lun 14 Oct - 1:14
 
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Sujet: Pierre Clastres
Réponses: 9
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