Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

La date/heure actuelle est Sam 27 Avr - 0:14

99 résultats trouvés pour traditions

Joseph Roth

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 00817410

Job, roman d'un homme simple

Une tonalité sombre pour cette vie de Mendel Singer, humble professeur d'école. Très croyant et pratiquant il est possible que dans sa maison la religion pèse lourdement sur la famille. Un fils handicapé arrive, Menouchim. Le début des tracas... Je ne vais pas trop en dire pour laisser les lecteurs découvrir ce cheminement. On peut cependant parler de l'exil de cette famille juive et du mirage ou miracle américain, de la communauté. Beaucoup de chose dans cette trame de vie apparemment "simple".

Le fond de l'histoire se situe dans la foi, la pratique de la religion, les doutes, l'épreuve.. et le miracle ? Il y a ça et le portrait consciencieux, amer peut-être, d'un homme d'abord confiant puis en colère. Le portrait du père au fil des ans dans une langue nette et mesurée. Un portrait assez lourd, si ce n'était le texte en lui-même, la fin semblerait-elle aussi lumineuse ?

Pas si simple et pourrait favoriser les mauvais rêves. L'image du texte religieux qui se superpose autant qu'elle sert de miroir ne doit pas faire perdre de vue ce que le propos a d'essentiel : amour, souffrance, âge, doute, espoir, ... et surtout l’ambiguïté persistante donne toute son humanité et sa force au mélange.

A lire mais à lire dans les bons jours ?

A noter aussi qu'on trouve apparemment plusieurs traductions dont une initiale qui franciserai trop la manière.

Mots-clés : #exil #famille #religion #traditions
par animal
le Lun 27 Déc - 20:41
 
Rechercher dans: Écrivains européens de langue allemande
Sujet: Joseph Roth
Réponses: 31
Vues: 4010

Le One-shot des paresseux

Nicolas Bourcier, Les Amazoniens, en sursis

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Les_am10

D’abord une petite déception, les témoignages et reportages datent du début du siècle, au moins au début.
Des interviews documentent le sort des Indiens (mais aussi des caboclos et quilombolas), abandonnés par l’État, qui poursuit une politique d’exploitation productiviste de la forêt (quel que soit le régime politique), aux exactions des garimpeiros et de leurs pistoleros, des trafiquants, des fazendeiros et autre agrobusiness qui suivent. La pression des Blancs tend à les sédentariser pour les réduire (gouvernement, congrégations religieuses) : c’est aussi l’histoire de nomades malvenus dans notre société. En plus de la pression économique, il y a également les maladies contagieuses, la pollution au mercure, l’exclusion et la discrimination, la bureaucratie, l’exode et l’acculturation, etc. Mais, dorénavant, la population indienne augmente, ainsi que la réaffirmation de l’identité ethnique traditionnelle.
« Les besoins en matière de santé et d’éducation restent considérables. »

Malgré la reconnaissance des droits des Indiens par la constitution, le gouvernement de Lula a déçu les espoirs, et afin de favoriser le développement les forces politiques se coordonnent pour saper toute cohésion des réclamations sociales et foncières.
« Juridiquement, l’Amazonie a connu la reconnaissance des droits des indigènes en 1988, la reconnaissance de la démarcation des terres trois ans plus tard et une succession de grignotages de ces droits par la suite… »

Face à l’extinction des derniers Indiens isolés, les sertanistes (qui protègent leurs terres), ont fait passer le paradigme de l’intégration (ou de l’éradication) à la suppression quasi intégrale des contacts. L’un d’eux, Sydney Possuelo :
« Darcy Ribeiro, qui contribua à la classification légale de l’Indien, comptait trois types : l’Indien isolé, l’Indien en contact mais de façon intermittente (comme les Yanomami et tous ces groupes vivant entre deux mondes), et l’Indien intégré. De ces trois groupes, je n’en vois que deux : l’isolé et l’intermittent. L’intégré n’existe pas. Il n’y a pas d’ethnie qui vive harmonieusement avec la société brésilienne. L’Indien respecté et intégré dans notre société est une invention. »

« Pour résumer, si on ne fait rien, les fronts pionniers tuent les Indiens isolés ; si on entre en contact, voilà qu’ils disparaissent sous l’effet des maladies. La seule option possible est donc de savoir où ils se trouvent et de délimiter leur territoire. C’est ensuite qu’il faut mettre en place des équipes autour de ce territoire pour en bloquer les accès. Pourquoi ne pouvons-nous pas délimiter une zone où vivent des personnes depuis des temps immémoriaux et empêcher qu’elle ne soit envahie ? »

Qu’on soit intéressé de près ou de loin par le sujet, une lecture qui interpelle.

\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #contemporain #discrimination #documentaire #ecologie #genocide #identite #minoriteethnique #nature #racisme #ruralité #temoignage #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Mer 22 Déc - 12:14
 
Rechercher dans: Nos lectures
Sujet: Le One-shot des paresseux
Réponses: 287
Vues: 21760

Jean Giono

Triomphe de la vie

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Triomp10

Dans ce supplément aux Vraies Richesses, c’est toujours l’engagement de Giono pour les « réalités essentielles ».
Une défense et illustration de valeurs telles que le respect de l’individu, le travail manuel, la vie près des saisons :
« La paysannerie et l’artisanat sont seuls capables de donner aux hommes une vie paisible, logique, naturelle »

Intéressant à (re)lire en ces temps d’épuisement des extractions, d’essoufflement capitaliste ; daté par certains aspects factuels, une réflexion qui cependant dénonce la fuite en avant, et annonce une fin de cycle :
« On a tellement poussé de hourras que tous les chevaux de l’esprit emballés, sans rênes ni freins, on s’est enivré d’une vitesse de route sans s’apercevoir que c’était une vitesse de chute, qu’on roulait en avalanche sur des pentes de plus en plus raides, qu’on tombait (alors, oui, ça va vite) [… »

« Le seul mot d’ordre depuis l’ivresse de la fin du XIXe siècle, c’est aller de l’avant. Tout cela est bel et bon quand on sait en premier lieu qu’aller de l’avant c’est retourner en arrière. »

« Si le progrès est une marche en avant, le progrès est le triomphe de la mort. […]
Car l’opération qui s’appelle vivre est au contraire un obligatoire retour en arrière de chaque instant. En effet, vivre c’est connaître le monde, c’est-à-dire se souvenir. »

Giono fait référence au Triomphe de la mort de Breughel, puis allègue une sorte de mémoire de la vie chez le nouveau-né :
« Car, à peine déposée aux confins où notre connaissance des choses commence, cette chair est déjà pleine de souvenirs ; déjà elle peut aller en arrière d’elle-même, se souvenir de la réalité essentielle qui lui permet, dès que je mets mon doigt dans cette petite main neuve, de serrer mon doigt [… »

On retrouve sans surprise une récusation des cités artificielles vis-à-vis de « la petite ville artisanale », des décisions venues de haut et de loin versus « les lois naturelles ».
Magnifique description du travail du cordonnier, avec une précision ethnographique, mais non sans le comparer à un « oiseau magique, le rock de quelque conte arabe » qui bat des ailes… C’est bien sûr la figure paternelle. Puis c’est l’évocation du début de la journée d’humble labeur paisible des autres métiers, lyrique, splendide, presque gourmande (dans les années trente).
« La matière qui se transforme en objet appelle furieusement en l’homme la beauté et l’harmonie. »

Critique du travail à la chaîne, réduit à un seul geste « machinal », sans « goût », et du « squelette automobile » qui remplace la marche.
« Le souci des temps d’autrefois s’est souvent préoccupé de cette disparition des valeurs premières. Il se la représentait sous la forme d’une danse macabre. C’étaient des temps où l’on avait tellement confiance dans l’appareil passionnel qu’on s’efforçait de recouvrir de chair tous les symboles, tous les dieux. L’inquiétude, au contraire, décharnait et le symbole de la chute des hommes rebelles, c’était le squelette. Ils voyaient des squelettes envahir les jardins, marchant avec de raides génuflexions à la pavane ; ils claquaient des condyles, oscillaient de l’iliaque, basculaient de l’épine, balançaient les humérus, saluaient du frontal, arrivaient pas à pas, secs, les uns après les autres un peu comme des machines qu’un esprit conduirait ; ils se mêlaient à la vie et le somptueux déroulement des champs, des fleurs et des collines s’éloignait de l’autre côté du grillage blanc de leurs os. Le même rire éperdu qu’aucune lèvre ne contenait plus éclairait toutes ces têtes aux grandes orbites d’ombre. »

Giono revient à son éloge de « l’amour d’être », abordant la réalité paysanne :
« …] agneler la brebis, frotter l’agneau, soigner l’agneau qui a la clavelée, le raide, le ver, la fièvre, faire téter l’agneau dans le seau avec le pouce comme tétine, lâcher les agneaux dans l’étable, aller les reprendre sous chaque ventre, les enfermer dans leurs claies, porter l’agneau dans ses bras le long des grands devers de fougères qui descendent vers les bergeries, tuer l’agneau, le gonfler, l’écorcher, le vider, lui couper la tête, abattre les gigots et les épaules, scier l’échine par le milieu, détacher les côtelettes, racler la peau, la sécher, la tanner, s’en faire une veste [… »

Il réaffirme ses valeurs :
« Je n’ai pas intérêt à être malin ou riche d’argent ou puissant sur les autres ; vivre, personne ne peut le faire à ma place. »

Puis il narre en conteur éblouissant la livraison de commandes artisanales à la ferme écartée de Silence, où leur arrivée suscite une « fête paysanne » impromptue. Bonheur d’expression dans ce chant des beaux chevaux, de l’odeur de l’huile d’olive, de la joie champêtre… sans compter les « vraies nourritures terrestres ».
Giono médite tout ce texte dans un triste café de Marseille.
« Une grande partie de ce pauvre million d’andouilles passe sa vie à des besognes parfaitement inutiles. Il y en a qui, toute leur vie, donneront des tickets de tramway, d’autres qui troueront ces billets à l’emporte-pièce, puis on jettera ces billets et inlassablement on continuera à en donner, à les trouer, à les jeter ; il en faudra qui impriment ces billets, d’autres qui passeront leur temps à coller ces billets en petits carnets ; quand ils seront bien imprimés, bien collés, bien reliés, celui-là vient qui passe toute sa vie à les déchirer du carnet, à les donner, puis un qui les troue, puis un qui les jette. »

Giono se fait une « machine à cinéma », et reparaît Pan tandis qu’il panoramique sur un regain de village, où on a besoin d’un forgeron pour faire un soc de charrue adapté à la terre – un ouvrier pour qui la passion coïncide avec le métier.
Grand nocturne de la scène XII, les forêts dans le vent :  
« Chaque fois que la traînée d’étoiles tombe sur la terre avec un claquement de tout le ciel, les forêts apparaissent tassées arbre contre arbre, comme des troupeaux de cerfs : ramures emmêlées, hêtres allongeant le museau sur l’encolure des chênes ; bouleaux serrant leurs flancs tachetés contre les érables ; alisiers secouant leurs crinières encore rouges. Les arbres piétinent leur litière de feuilles mortes ; ils se balancent sur place, emmêlant leurs cous et leurs cornes ; ils crient, serrés en troupeau. Arrive le hurlement de détresse d’une forêt perdue loin dans le nord ; on l’entend s’engloutir ; elle a dû se débattre et encore émerger ; elle appelle de nouveau. C’est dans ce côté du ciel où même il n’y a pas d’étoiles ; les gouffres sont luisants comme de la soie à force de frottement de vent. Des montagnes étrangères passent au grand large, en fuite devant le temps, couchées en des gîtes de détresse, embarquant jusqu’à moitié pont ; la fièvre soudaine d’une constellation que le vent attise éclaire leurs agrès épars dans les bouillonnements de la nuit. »

Je pense n’avoir pas lu auparavant ce texte présenté comme un essai, en tout cas il vaut d’être lu pour l’actualité des propos en cette époque où l’on parle d'authenticité, de retour à la campagne et de décroissance, et surtout pour la superbe verve de Giono, ses métaphores filées, son écriture comparable à celle de ses romans.

\Mots-clés : #identite #nature #ruralité #solidarite #traditions #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Dim 12 Déc - 19:38
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Jean Giono
Réponses: 188
Vues: 18519

Chigozie Obioma

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Cvt_la14


La prière aux oiseaux

Chinonso jeune Igbo, est éleveur de volailles, il vit seul dans la ferme héritée de leur père dans une petite ville du Nigéria. Chinonso aime les volatiles depuis son enfance.

Il sauve une jeune fille en la dissuadant de se jeter du haut d'un pont. Il retrouve plus tard cette jeune fille dont la famille est aisée, les deux jeunes gens s'aiment, mais Nonso est rejeté par la famille de Ndali.
Il comprend qu'il doit s'élever au même niveau que la famille de la jeune fille afin d'être accepté.

Alors que Ndali s'absente pour études, Nonso retrouve un camarade de classe -Jamike - avec son ami d'enfance Elochuckwu. Jamike  lui dit qu'il faut qu'il s'inscrive en Chypre où il pourra acquérir facilement son diplôme. Il se propose de tout préparer la-bas, Nonso vend sa ferme, ses poulets et confie donc son argent à Jamike pour  l'inscription, et l'année de cours et l'hébergement.

Lorsque Chinonso arrive à Chypre, pas de Jamike pour l'accueillir, et après maintes démarches, aidé par un étudiant de son pays, il apprend par l'institution que Jamike est connu comme escroc ; il a perdu tout son avoir. Il n'ose téléphoner à Ndali pour l'en informer, il pense trouver du travail, mais c'est très difficile, il ne connait pas la langue, ni les us de ce pays.

Dans l'éthnie Igbo, chaque personne est protégée spirituellement par un "chi", lequel n'a que très peu de pouvoir d'ailleurs ; il ne peut "parler" "influer" sur les décisions ou le comportement de son "hôte" qu'en lui murmurant dans son esprit, il ne peut agir physiquement. Mais le Chi de Nonso se désole de ce qui arrive à son hôte, il tente de lui  donner des idées et du réconfort, espérant que ses conseils atteindront l'esprit de Nonso.

Témoin d'un accident Nonso donne son sang, une infirmière présente - Fiona - , le félicite et l'invite à prendre un Thé. Chinonso lui raconte sa situation, elle l'aidera à trouver un travail.

Mais un jour alors qu'il se trouve chez elle, son mari entre ivre et agresse l'infirmière, Nonso tape sur le crâne du mari avec une chaise et le blesse sérieusement. Nonso est arrêté et emprisonné car la femme et son mari disent que Nonso est entré chez eux pour violer Fiona. Ce n'est que 4 ans plus tard qu'il sera relâché car Fiona a retiré son accusation. Elle donne en compensation une somme d'argent à Chinonso, ce qui lui permet de rentrer dans son pays.

Après avoir été, arnaqué par Jamike, accusé injustement et fait 4 ans de prison, Nonso pense trouver dans sa ville l'apaisement et retrouver celle qu'il n'a jamais cessé d'aimer et qui n'a jamais reçu de nouvelle de lui.

Jamike est retourné lui aussi dans la ville, Nonso le rencontre prêt à se venger,  mais Jamike a changé, il porte la bonne parole à présent, pour lui c'est la rédemption, il avoue l'escroquerie, reconnait l'injustice faite à Nonso il l'aide du mieux possible. Il retrouve Ndali, et  le soutien quand Nonso se trouve face à Ndali, il se comporte en ami serviable.

Ndali est mariée et a un enfant de 4 ans, Nonso essaie de lui parler, ce qu'elle refuse, mais il comprend que cet enfant c'est le sien, malgré toutes ses tentatives et après un dernier et dur refus de Ndali, il part rejoindre son oncle dans une autre ville, mais met le feu à la pharmacie de Ndali, sans savoir qu'elle s'y trouve.

Tout, l'amour de Nonso et Ndali, sa mésaventure à Chypre, son retour malheureux est conté par le Chi au Dieu Igbo, aux anciens qui siègent dans le ciel de la spiritualité traditionnelle de l'ethnie Igbo. C'est par des incantations que le Chi expose ce qu'il sait, ce qu'il a vu, plaide en faveur de son "hôte".

*********************

Une écriture poétique, de belles et nombreuses métaphores.

Les incantations du Chi s'inscrivent dans la tradition et la religion Igbo. Les digressions du "Chi" qui se souvient de ses précédents "hôtes" permettent de connaître un peu des traditions, proverbes, légendes et de l'histoire de l'ethnie Igbo

Lors du séjour en prison de Chinonso, il y a une réflexion sur l'état de prisonnier, des effets de toutes les privations subies.

La colonisation est évoquée ainsi que la situation de l'Etat, celle difficile des habitants.

La société vue par le jeune couple, société qui pose des barrières entre les "classes" et ne permet pas à un fermier d''aimer au-dessus de sa classe.

Une très belle lecture, je vous engage à la faire. (nonobstant la faiblesse de mon commentaire, je suis certaine que vous trouverez à apprécier).

extraits

"À dater de cet instant, je n’ai cessé de veiller sur lui de mes yeux écarquillés comme ceux d’une vache, infatigables comme ceux d’un poisson. D’ailleurs, sans mon intervention, ou si j’étais un mauvais chi, il ne serait même pas venu au monde.

    À ces mots, un froid murmure se répandit dans les rangs de cette assemblée immortelle.

[...] L’attaque eut un effet immédiat. À voir son regard hébété, je compris que la morsure était terrible. Une perle de sang sombre apparut aussitôt. Elle hurla si fort que tout le monde accourut à son aide. J’étais conscient que le poison se diffusait et pouvait tuer mon hôte dans sa demeure utérine. Alors j’intervins. Je voyais le venin progresser vers ce pauvre fœtus endormi. Ce poison était dense, chaud et puissant, destructeur et fulgurant, et rongeait le sang de la mère. Je demandai à son chi de la faire crier assez fort pour alerter les voisins. Un homme s’empressa de lui attacher un garrot de tissu autour du bras, juste au-dessus du coude, pour empêcher le venin de remonter et le bras d’enfler. Les autres voisins s’attaquèrent au serpent et le réduisirent en bouillie à coups de pierres, sourds à ses supplications."

" Esprit protecteur, tu as parlé comme parlerait l’un d’entre nous. Tu as parlé d’une langue mûre et sage, et tes mots tiennent debout, et se tiennent parmi nous. Mais n’oublions pas que si l’on commence sa toilette par les genoux, on risque de manquer d’eau pour se laver la tête.

    Tous s’écrièrent :
    — Tu parles bien "

"Il comprenait aussi qu’il n’était pas le seul à nourrir de la haine, à porter une pleine jarre de ressentiment d’où s’écoulaient une ou deux gouttes à chaque pas de sa marche pénible sur le sentier usé de la vie. Bien des gens étaient dans ce cas, peut-être même tout le monde, tous les habitants de l’Alaigbo, voire tout son peuple, dans ce pays où il vivait bâillonné, aveuglé, terrorisé. Chacun peut-être nourrissait une rancœur. Certainement. Il y avait forcément un vieux grief, tel un fauve immortel, enfermé dans une cage inviolable du cœur. Certains étaient révoltés par la pénurie d’électricité, d’équipements publics, par la corruption. Ou encore les militants du MASSOB, les manifestants abattus à Owerri, blessés à Ariaria, en réclamant la renaissance d’une nation morte : eux aussi devaient être furieux que ce qui était mort ne puisse reprendre vie. Et tous ceux qui avaient perdu un être cher ou un ami ? Forcément, au plus profond de son cœur, chaque homme, chaque femme devait nourrir du ressentiment. Nul ne goûte une paix absolue. Personne au monde."

Les poules :
"Ensemble, ils les firent lentement sortir du poulailler et les déposèrent dans une des cages de raphia tressé. Dans le poulailler, l’angoisse était palpable. À chaque bête déposée dans la cage, les cris étaient si forts qu’il devait s’interrompre. Même Ndali sentit qu’il y avait quelque chose d’anormal.
    — Mais qu’est-ce qui leur arrive ? demanda-t-elle.
    — Elles comprennent, mama. Elles comprennent ce qui se passe.
    — Oh mon Dieu ! C’est vrai, Nonso ?
    Il hocha la tête.
    — Tu sais, elles en ont déjà vu beaucoup entrer dans cette cage. Donc elles comprennent.
    — Oh mon Dieu ! – elle rentra la tête dans ses épaules. Alors ça doit être comme ça qu’elles pleurent – elle ferma les yeux, et il vit des larmes enfler au bord des paupières. C’est déchirant, Nonso. Ça me fend le cœur"

— On les emprisonne et on les tue comme on veut parce qu’on a plus de pouvoir qu’elles – la colère dans sa voix était pour lui comme une brûlure. "

"Ô Egbunu, l’une des différences les plus criantes entre les usages des grands anciens et ceux de leurs enfants, c’est que ces derniers ont emprunté au Blanc sa conception du temps. De longue date le Blanc a estimé que le temps était une entité divine, et que l’homme devait se soumettre à sa volonté. Selon une heure fixée à l’avance, on arrive à tel endroit avec la certitude que les choses vont commencer à l’heure dite. Les Blancs semblent dire : « Frères, le bras de la divinité est parmi nous et a fixé son dessein à midi quarante ; nous devons donc nous soumettre à son injonction. » Si un événement se produit, le Blanc se sent tenu de l’imputer au temps : « En ce jour, le 20 juillet 1985, il s’est passé ci et ça. » Alors que pour les vénérables anciens le temps était chose à la fois spirituelle et humaine. Il échappait pour une part à leur contrôle et était ordonné par la même force qui avait créé le monde. Lorsqu’ils voulaient discerner le début d’une saison, évaluer l’âge d’un jour ou mesurer la longueur des années, ils se tournaient vers la nature"


\Mots-clés : #amitié #amour #traditions
par Bédoulène
le Sam 14 Aoû - 10:28
 
Rechercher dans: Écrivains d'Afrique et de l'Océan Indien
Sujet: Chigozie Obioma
Réponses: 21
Vues: 2313

Ahmadou Kourouma

Allah n’est pas obligé

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Allah_10

« Je décide le titre définitif et complet de mon blablabla est Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas. Voilà. Je commence à conter mes salades. »

Après cet incipit, Birahima, un jeune garçon de Togobala (Guinée ; mais la précision géographique a peu d’importance, c’est l’ensemble de l’Afrique occidentale qui peut convenir comme théâtre de ces tribulations) commence à raconter sa vie dans un français laborieux (et savoureux), s’aidant de dictionnaires et d’un lexique de français d'Afrique ; Kourouma donne entre parenthèses la définition des mots peu courants, et c’est peut-être parce que ce texte fut écrit à la demande d’anciens enfants-soldats d’Afrique de l’Est.
« Ces dictionnaires me servent à chercher les gros mots, à vérifier les gros mots et surtout à les expliquer. Il faut expliquer parce que mon blablabla est à lire par toute sorte de gens : des toubabs (toubab signifie blanc) colons, des noirs indigènes sauvages d’Afrique et des francophones de tout gabarit (gabarit signifie genre). Le Larousse et le Petit Robert me permettent de chercher, de vérifier et d’expliquer les gros mots du français de France aux noirs nègres indigènes d’Afrique. L’Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique explique les gros mots africains aux toubabs français de France. Le dictionnaire Harrap’s explique les gros mots pidgin à tout francophone qui ne comprend rien de rien au pidgin. »

« (Au village, quand quelque chose n’a pas d’importance, on dit qu’il ne vaut pas le pet d’une vieille grand-mère. Je l’ai expliqué une fois déjà, je l’explique encore.) »

Birahima est élevé par sa mère infirme puis, devenu orphelin, surtout par la rue : « j’étais un enfant sans peur ni reproche ».
Le principal leitmotiv dans l'aire musulmane, c’est bien sûr que tout dépend d’Allah, qu’il faut célébrer avec fatalisme – mais l’antienne varierait peu sous d’autres cieux monothéistes.
« Les sacrifices, c’est pas forcé que toujours Allah et les mânes des ancêtres les acceptent. Allah fait ce qu’il veut ; il n’est pas obligé d’accéder (accéder signifie donner son accord) à toutes les prières des pauvres humains. Les mânes font ce qu’ils veulent ; ils ne sont pas obligés d’accéder à toutes les chiaderies des prieurs. »

Parti rejoindre sa tante au Liberia avec Yacouba, féticheur et « multiplicateur de billets de banque », il devient enfant-soldat, small-soldier, dans le camp du colonel Papa le bon, une sorte de prêtre inféodé à Taylor, « avec la soutane, les galons, les grigris en dessous, le kalach et la canne pontificale » (nombreux sont les personnages religieux, d'obédience « œcuménique », souvent féminins, qui encadrent les factions).
« La sœur Hadja Gabrielle Aminata était tiers musulmane, tiers catholique et tiers fétichiste. »

Tableau bien documenté de l’horreur délirante de « la guerre tribale » (civile), d’abord au Liberia puis en Sierra Leone, sans concession pour les dirigeants de la sous-région et « leurs troupes d’interposition qui ne s’interposent pas », la diaspora libanaise, les associations de chasseurs traditionnels, et la communauté internationale.
« Comparé à Taylor, Compaoré le dictateur du Burkina, Houphouët-Boigny le dictateur de Côte-d’Ivoire et Kadhafi le dictateur de Libye sont des gens bien, des gens apparemment bien. Pourquoi apportent-ils des aides importantes à un fieffé menteur, à un fieffé voleur, à un bandit de grand chemin comme Taylor pour que Taylor devienne le chef d’un État ? Pourquoi ? Pourquoi ? De deux choses l’une : ou ils sont malhonnêtes comme Taylor, ou c’est ce qu’on appelle la grande politique dans l’Afrique des dictatures barbares et liberticides des pères des nations. (Liberticide, qui tue la liberté d’après mon Larousse.) »

« (la Conférence nationale, c’est la grande foire politique qu’on a organisée dans tous les pays africains vers 1994, au cours de laquelle chacun a raconté ce qui lui passait par la tête). »

Témoignage précis sur le système :
« La première fois que j’ai pris du hasch, j’ai dégueulé comme un chien malade. Puis c’est venu petit à petit et, rapidement, ça m’a donné la force d’un grand. Faforo (bangala du père) ! »

« Le camp était limité par des crânes humains hissés sur des pieux comme tous les casernements de la guerre tribale. »

Épisodes terribles, comme celui de la méthode « Pas de bras, pas d’élections » :
« On procéda aux "manches courtes" et aux "manches longues". Les "manches courtes", c’est quand on ampute les avant-bras du patient au coude ; les « manches longues", c’est lorsqu’on ampute les deux bras au poignet. Les amputations furent générales, sans exception et sans pitié. Quand une femme se présentait avec son enfant au dos, la femme était amputée et son bébé aussi, quel que soit l’âge du nourrisson. Autant amputer les citoyens bébés car ce sont de futurs électeurs. »

Dans ce récit teinté d’oralité et d’autres caractéristiques de la narration africaine, Birahima fait souvent l’oraison funèbre d’enfants-soldats tués, occasion de raconter leur histoire et la façon dont ils furent recrutés.
Partout recommencés, les grigris, les kalach, la corruption, l’anarchie, des « rebelles » aux coupeurs de route et « autres fretins de petits bandits », comme les « sobels » : « C’est-à-dire des soldats dans la journée et des rebelles (bandits pillards) dans la nuit », jusqu’à la sauvagerie extrême.
« Dans les guerres tribales, un peu de chair humaine est nécessaire. Ça rend le cœur dur et dur et ça protège contre les balles. »

« J’ai voulu devenir un petit lycaon de la révolution. C’étaient les enfants-soldats chargés des tâches inhumaines. Des tâches aussi dures que de mettre une abeille dans les yeux d’un patient, dit un proverbe des nègres noirs indigènes et sauvages. […]
"Eh bè, les lycaons, c’est les chiens sauvages qui chassent en bandes. Ça bouffe tout ; père, mère, tout et tout. Quand ça a fini de se partager une victime, chaque lycaon se retire pour se nettoyer. Celui qui revient avec du sang sur le pelage, seulement une goutte de sang, est considéré comme blessé et est aussitôt bouffé sur place par les autres. Voilà ce que c’est. C’est pigé ? Ça n’a pas pitié." »

Yacouba et Birahima, le grigriman et l’enfant-soldat, sont ballotés d'une péripétie à l'autre ; mais chaque flambée de violence est une aubaine pour eux, un regain de prospérité dans un monde en ruine.
« En ce temps-là, les Africains noirs indigènes sauvages étaient encore cons. Ils ne comprenaient rien à rien : ils donnaient à manger et à loger à tous les étrangers qui arrivaient au village. »

Finalement j’ai trouvé peu de romanciers africains qui m’aient convaincu ; mais Ahmadou Kourouma sait transmettre une bonne partie de l’esprit caractéristique de l’Afrique occidentale, notamment celui de la Côte d’Ivoire.
J’ai beau avoir vécu dans les parages et connaître les évènements, j’ai été frappé par le rendu des faits : c’est un livre d’une grande puissance. Heureusement qu’il a été écrit par un Noir, un Africain, parce que d’une autre couleur, d’une autre origine, il aurait été vilipendé, surtout à notre époque de chasse gardée de la parole.
Me reste à lire la suite et fin de ce récit, Quand on refuse on dit non, chronique du retour de Birahima en Côte d’Ivoire.

\Mots-clés : #aventure #enfance #guerre #historique #independance #politique #racisme #Religion #temoignage #traditions #violence #xixesiecle
par Tristram
le Ven 14 Mai - 20:35
 
Rechercher dans: Écrivains d'Afrique et de l'Océan Indien
Sujet: Ahmadou Kourouma
Réponses: 24
Vues: 3803

Jacques Abeille

Les Voyages du Fils

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Les_vo11

« J’étais fatigué des livres, de ceux bien trop nombreux que j’avais lus autant que du seul que j’aie écrit et auquel il me semblait avoir sacrifié toute ma jeunesse. »

C’est l’incipit de la première partie, et j’ai déjà un doute sur la désinence de « que j’aie écrit » : pourquoi le subjonctif et pas l’indicatif ? Plus je lis et vérifie les formes du français, plus j’ai des doutes…
Le narrateur, le fils d’un bûcheron qu’il n’a pas connu et qui est le Veilleur du Jour du livre précédent, retrouve, dans les Hautes Brandes où les cavaliers barbares se sont sédentarisés, Barthélemy Lécriveur devenu vieux, qui lui raconte comment il rencontra une variante de Circé aux porcs et sa déchéance consécutive.
Puis sa quête d’identité le mène à suivre les traces du passage de Léo Barthe, le pornographe, jusqu’à apprendre que ce dernier avait un frère jumeau, Laurent, son père, qui fut victime d’un sacrifice rituel atroce.
Les lupercales forestières sont un rite coutumier où les vierges sont livrées à la chasse des charbonniers… ethnologie fantasmatique de nouveau…
Le thème de la mémoire et de l’oubli est marquant.
« Les hommes sont contraints de mettre beaucoup d’imagination dans les souvenirs qu’ils gardent de leur vie – c’est ça ou l’oubli – et même leurs gestes immédiats portent l’ombre de rêveries qui les redoublent. La vie est si plate, si peu réelle. »

Après avoir publié le livre précédent à la mémoire de son père, Ludovic le narrateur prend des notes pour rédiger le compte-rendu de ses voyages à son retour en Terrèbre ; l’écriture tient une place prépondérante dans les livres d’Abeille.
« Cette histoire que j’avais passé ma jeunesse à scruter pour la mettre au propre, avait précédé ma vie. Comme si la chose écrite pour moi bénéficiait en regard de l’existence d’une précellence tacite, je me trouvais, quant à mes actes, à mes sentiments aussi, dans la situation d’un auteur scrupuleux qui s’interdirait la répétition de certains mots ou de certaines tournures de langage pour en ménager l’éclat. Je m’avisais ainsi que chaque texte qui s’écrivait, selon l’axe de son propos, ne s’autorisait, si vaste soit-elle, qu’une réserve limitée de termes et que, celle-ci épuisée, le récit, l’essai ou la rêverie rencontrait son point final. À longue échéance, peut-être, certains retours du même étaient-ils admissibles, mais non sans parcimonie. »

« On ne devrait jamais se laisser conter l’histoire d’un manuscrit, soupira-t-il ; elle est toujours plus belle que son contenu. »

Nous retrouvons l’image de l’écrivain-médium d’une inspiration qui lui est étrangère, idée assez récurrente dans la littérature pour ne pas être totalement sans fondement.
« Mais le plus souvent les signes donnaient son tracé à l’œuvre sans que ma volonté prît la moindre part à cette opération. L’écriture se dévidait pour ainsi dire de son propre mouvement et avec une autorité qui m’en imposait. Je n’avais pas mon mot à dire. »

« J’étais habité par une pensée qui ne me visitait qu’à la condition que j’eusse la plume en main et qui, pour ainsi dire, me dictait le texte pour m’en offrir l’inlassable surprise. Oui, une pensée errante et forte, n’émanant de personne et qui, de temps à autre, m’élisait comme l’instrument de sa manifestation. Une grâce, en somme, car je suis bien sûr que je ne saurais, par mes seuls moyens, parvenir à une vérité si intense et vibrante. »

Il y a une certaine dimension érotique, mais aussi politique, avec notamment « les auteurs du second rayon » (libertins) et « la très ancienne et vénérable tradition anarchiste des métiers du livre ».
« Les discours, les écrits qui concernent les réalités du sexe ne peuvent rien avoir que de très commun. Les images qu’ils développent ne gravitent qu’autour d’un nombre fort limité de motifs qui appartiennent à tous. Le trait dominant de l’érotisme est la répétition et l’uniformité, inéluctablement. »

« …] sans hâte et par mille ruses, les pouvoirs politiques modelaient l’opinion et s’apprêtaient à régler avec une rigueur croissante le problème des livres, comme si la proche désuétude de ce véhicule de la pensée le rendait plus subversif. »

Avec toujours le même style soutenu, qui fait beaucoup du charme de ces récits.

\Mots-clés : #contemythe #ecriture #traditions #universdulivre #voyage
par Tristram
le Jeu 6 Mai - 0:35
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Jacques Abeille
Réponses: 17
Vues: 1611

Pierre Bergounioux

Miette

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Miette10


Le narrateur, sculpteur en « ferrailles » comme l’auteur, a repris la propriété d’une famille paysanne du plateau limousin (quasiment de nos jours), qu’il nous présente au travers de ses membres, Baptiste l’opiniâtre, massif et impétueux maître-esclave de la terre, négociant voyageur et paysan planteur d’arbres, sa femme Jeanne, la douce institutrice sans dot « que la possession ne possédait pas » et que sa belle-famille déteste, les trois autres membres de la fratrie, Adrien le benjamin, Octavie la chipie à « l’air d’ajonc » et Lucie, enfin Miette (diminutif de Marie) la parcimonieuse, la mère si présente bien qu’il l’eut à peine croisée.
Au travers des photos de famille et des suppositions avouées par le « je » qui narre, mais aussi ses rencontres avec les survivants, se reconstitue le destin de chacun, « jouet de la nécessité sans faille du temps immobile et des lieux clos. »
Ce que Pierre Bergounioux relate, ce sont les règles de la vie dans cette région âpre, où le granit semble être aussi trait de caractère : l’abnégation, la dureté, le silence impassible et la maîtrise de soi des individus régis par la primogéniture et le statut de bru (autrement dit d’origine "allogène" dans un mariage de raison), dans le cadre traditionnel de l’usage.
Bergounioux développe une dialectique « du non et du oui », de l’acceptation et du refus de son sort désigné.
Il revient fréquemment sur « les choses, de la terre d’abord et ensuite des outils pour la travailler », « les choses, la maison, les terres », celles que Baptiste s’est fait devoir de perpétuer, celles qui brisèrent Octavie promise à une carrière de mathématicienne en Amérique :
« Elle avait bûché avec l’énergie qui apparentait l’effort, la peine, le vouloir à des propriétés matérielles, ce qu’à la limite ils étaient en un lieu qui ne souffrait la présence humaine qu’asservie à son despotique vouloir. »

« Ce que je veux dire, c’est que dans le même temps qu’elle se faisait l’interprète du temps d’avant, des choses éternelles, elle devinait la suite, c’est-à-dire la fin des temps, si le temps n’existe pas en soi mais toujours en un lieu qu’il baigne, et que ce lieu allait sortir du temps ou le temps – c’est tout un – le déserter. »

De l’importance d’être « gens du haut » :
« Ça paraît compliqué alors que c’est très simple, d’une évidence tangible : c’est l’endroit. Dès lors qu’on s’établissait à demeure au-dessus du grand pré, face à la chaîne des puys, à sept cents mètres d’altitude, avec le granit sous les pieds, la brande et les bois autour et le silence posé là-dessus comme une chape, on avait tout le reste, l’inflexible volonté qu’ils dictaient aux hommes, l’oppression que, par leur truchement, ils exerçaient sur les femmes, le calcul d’utilités infimes, le non, le oui, le désespoir, l’inutile fidélité. »

On apprend qu’on enrésinait déjà en Douglas dans cette région dès les années 10 ; Baptiste aurait planté un million de résineux, prévoyant, ayant compris qu’au bout de « trois mille ans » leur mode d’existence devait changer.
« Mais quoiqu’on ait fait en prévision de l’éternité d’absence où l’on va entrer, comment ne pas s’attrister, secrètement, de la venue du temps où l’on sera sorti du temps. »

Le narrateur, venu de la plaine, explicite son approche de ces « trois millénaires » incarnés :
« J’ai vu ce qui, de prime abord, avait été pour moi un mystère et le resta longtemps, la filiation profonde, l’identité secrète entre cet homme [Baptiste] né de la terre, pareil à elle, à la lande, aux bois et la grâce farouche, singulière, des filles qu’il avait engendrées après que, femmes, elles l’eurent porté.
Ce qui serait bien, c’est que nos jours, d’eux-mêmes, se rangent derrière nous, s’assagissent, s’estompent ainsi qu’un paysage traversé. On serait à l’heure toujours neuve qu’il est. On vivrait indéfiniment. Mais ce n’est pas pour ça que nous sommes faits. La preuve, c’est que l’avancée se complique des heures, des jours en nombre croissant qui nous restent présents, pesants, mémorables à proportion de ce qu’ils nous ont enlevé. Ils doivent finir, j’imagine, par nous accaparer. Quand cela se produit, qu’on est devenu tout entier du passé, notre terme est venu. On va s’en aller. »

Le récit s’achève comme cette génération disparaît.
Il m’a semblé que les circonlocutions de la langue châtiée de Bergounioux le distanciaient un peu de ses considérations sur la parentèle, en contrepoint de ce témoignage à la valeur ethnographique sans en avoir le ton.
Je ne suis pas le seul à avoir pointé cette curieuse convergence thématique contemporaine que certaines œuvres de Bergounioux partagent avec d’autres de Michon, Millet, Marie-Hélène Lafon, Jourde, qui gravite autour des petites gens dans un proche passé du centre de la France – notre centre de gravité national ?
Sinon, Quasimodo, tu peux te lancer sans crainte dans ce livre : m’étonnerait qu’il te déçoive !

\Mots-clés : #famille #fratrie #lieu #relationdecouple #relationenfantparent #ruralité #temoignage #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Lun 26 Avr - 12:45
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Pierre Bergounioux
Réponses: 40
Vues: 4316

Kazuo Ishiguro

Les Vestiges du jour

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 18035010

Une fois n’est pas coutume, j’ai le film en mémoire – et un peu trop ?! Le souvenir de la prestation des acteurs de ce scenario fort original nuit à celle d’Ishiguro ; bien évidement, il faudrait lire le livre avant de voir sa transposition à l'écran.
Stevens, (grand) majordome d’une maison « distinguée », fait preuve d’un dévouement total, d’une rigueur pratiquement sans défaut dans son appartenance à un univers social désuet, dépassé – de dignité dans sa subordination à laquelle il se conforme le plus exactement possible, incarnant jusqu’à l’abnégation son idéal professionnel. De même que celui d’un aristocrate, c’est un rôle à vie (cf. le père, lui-même majordome, devenu sénile et toujours en service).
« Un majordome d’une certaine qualité doit, aux yeux du monde, habiter son rôle, pleinement, absolument ; on ne peut le voir s’en dépouiller à un moment donné pour le revêtir à nouveau l’instant d’après, comme si ce n’était qu’un costume d’opérette. Il existe une situation et une seule où un majordome qui se préoccupe de sa dignité peut se sentir libre de se décharger de son rôle : lorsqu’il est entièrement seul. »

Stevens garde la réserve toujours à l’esprit (il vante la retenue du paysage anglais, qu’il considère comme supérieur alors qu’il n’en connaît pas d’autre), et se caractérise par une stoïque maîtrise de soi.
Cette fierté pleine de morgue transposée dans la servitude féale inclut donc la nation (l’Angleterre actuelle n’est d’ailleurs pas encore totalement affranchie du servage) :
« On dit parfois que les majordomes, les "butlers", n’existent qu’en Angleterre. Dans les autres pays, quel que soit le titre utilisé, il n’y a que des domestiques. »

Cette profession le place parfois bien près du déroulement de l’Histoire (lors des tractations pour alléger les sanctions du traité de Versailles dans le premier après-guerre) :
« Certains d’entre eux estimaient, comme Sa Seigneurie elle-même, que l’on avait manqué de fair-play à Versailles et qu’il était immoral de continuer à punir une nation pour une guerre qui était maintenant révolue. »

L’attachement à la valeur morale de l’employeur, plus qu’à sa noblesse de sang comme auparavant, conduit même à s’efforcer d'être utile à l’humanité au travers d’un personnage important, en servant près « du moyeu de cette roue qu’est le monde ».
« "Cet employeur incarne tout ce que je trouve noble et admirable. Dorénavant, je me consacrerai à son service." Cela, c’est de la loyauté jurée intelligemment. Où est l’absence de "dignité" dans cette attitude ? On accepte simplement une vérité inéluctable : que les gens comme vous et moi ne seront jamais à même de comprendre les grandes affaires du monde d’aujourd’hui, et que le meilleur choix est toujours de faire confiance à un employeur que nous jugeons sage et honorable, et de mettre notre énergie à son service, en nous efforçant de nous acquitter le mieux possible de cette tâche. »

Cette ambition est plutôt déçue avec le maître de Stevens, Lord Darlington, manipulé par Hitler dans l’entre-deux-guerres (mais à la mémoire duquel il restera loyal).
« Herr Hitler n’a sans doute pas eu dans ce pays de pion plus utile que Sa Seigneurie pour faire passer sa propagande. »

Son comportement est particulièrement distant et emprunté avec Miss Kenton, l’intendante.
Le comble de la rigidité mentale est atteint avec ses efforts pour s’exercer au badinage que semble lui suggérer son nouvel employeur, un homme d’affaires américain (entraînement reporté non sans humour par Ishiguro, comme l’absurde mais rituel entretien de l’argenterie).
« Il me vient à l’idée, de surcroît, que l’employeur qui s’attend à ce qu’un professionnel soit capable de badiner n’exige pas vraiment de lui une tâche exorbitante. Bien entendu, j’ai déjà consacré beaucoup de temps à améliorer ma pratique du badinage, mais il est possible que je n’aie jamais envisagé cette activité avec tout l’ardeur souhaitable. »

Sa raideur psychique ne lui permet pas de s’émanciper de l’élitisme :
« La démocratie convenait à une ère révolue. Le monde est devenu bien trop compliqué pour le suffrage universel et toutes ces histoires. Pour un parlement où les députés se perdent en débats interminables sans avancer d’un pas. Tout ça, c’était peut-être très bien il y a quelques années, mais dans le monde d’aujourd’hui ? »

Le style guindé rend parfaitement les déférentes circonlocutions de Stevens, même lorsqu’il pense (essentiellement à son service).
L’autoportrait du majordome par Ishiguro est magistral, et il pousse à des réflexions sur de possibles perspectives allégoriques sur la vie en société, le conformisme, etc.
Au soir de sa vie de majordome, c’est un bilan peu satisfaisant de son existence qui justifie le titre : gâchis de sa vie affective, d’abord avec son père, et déceptif don absolu à « Sa Seigneurie ».

\Mots-clés : #portrait #psychologique #social #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Lun 22 Mar - 13:05
 
Rechercher dans: Écrivains européens de langues anglaise et gaéliques
Sujet: Kazuo Ishiguro
Réponses: 45
Vues: 4421

Darcy Ribeiro

Maíra

Dans sa préface à Maíra, Ribeiro dit que le véritable sujet de son roman est la mort des dieux. Le roman est en effet construit comme un requiem à la mort annoncée de ce peuple Maïrun (4 parties dans le roman : antienne, homélie, canon, corpus). Le récit s’ouvre sur la découverte du cadavre d’une Blanche près du village maïrun et l’on suit alternativement le début de l’enquête policière pour découvrir les raisons de cette mort, les pensées d’Isaïas, maïrun converti au christianisme en proie à une crise existentielle majeure arrivé au moment où il doit devenir prêtre à Rome, mais également des parties consacrées à la cosmogonie maïrune complètement éloignée du paradigme chrétien.

Ribeiro ne se propose pas de faire une reconstitution littéraire de ce qu’aurait été la vie dans ce village indien, il ne tend pas du tout à l’objectivité : il fait parler des divinités, des morts. C'est une œuvre de fiction. Il se positionne de manière intermédiaire entre une restitution scientifique, ethnologique, objective, occidentale (on suit à la loupe des rites mortuaires, par exemple) et une pure subjectivité née de l’artifice romanesque.

C'est un roman que j'ai beaucoup apprécié, il est très riche, très mélancolique sur la fin. Très nuancé aussi, la destruction n'est pas que du côté brésilien. Beaucoup de personnages sont écartelés par les injonctions de leur propre culture (je pense au parcours christique d'Isaias et d'Alma) et Ribeiro le traduit bien.


 « Ce qu’il faut, je le sais, c’est la capacité d’affronter la vie, d’assumer mon rôle, quel qu’il soit. Finalement, être mairum, ou brésilien blanc, noir, indien ou métis n’a aucune importance. Le mauvais en moi, l’erreur, c’est de ne pas l’oublier, ni jour, ni nuit. C’est de ruminer et ressentir des bêtises, d’en souffrir. Je dois trouver dans la foi la confiance et l’acceptation de mon image et de mon essence. Pour ça il me faut prier encore plus. Mais je prie de moins en moins et avec moins de foi. Ma foi s’étiole. Serait-ce de tant demander ce qu’elle ne peut me donner ? Je n’ai pas le droit d’attendre des miracles. Y a-t-il encore des miracles ? Peut-être n’y en a-t-il jamais eu. Et finalement le miracle que je demande, quel est-il ? C’est que Dieu change ma substance, me fasse génois ou congolais ou brésilien ou un homme quelconque. Ce n’est pas le problème de Dieu. C’est mon problème. Je dois m’accepter tel que je suis, pour mieux respecter en moi son œuvre. Pauvre œuvre de merde, que Dieu me pardonne. »


« Grâce à Dieu, j’ai saisi, compris, enfin ! La pureté de Dieu, si elle existe, si Dieu existe, est dans la vie, dans la capacité de copuler, de jouir, d’enfanter. »


« La nudité, je l’ai appris hier, est l’acte très intime, très secret, de l’homme et de la femme qui, seuls au monde, délient leurs minces parures l’un devant l’autre pour l’amour et la contemplation. »


« La vérité n’est pas en un seul lieu. Et elle n’est pas chose unique. Elle est partout, elle est multiple, dispersée et contradictoire. »


« Son amour, Seigneur, est le paradis unique auquel j’aspire. Si avec elle je dois me perdre, sans elle je ne veux pas me sauver. Donne-moi, Seigneur, mon amour infortuné. Dût-il être jonché de tous les scorpions de la jalousie. Dût-il me coûter la condamnation éternelle de mon âme passionnée. Son amour, Seigneur, ou ma mort, donne-moi. »



\Mots-clés : {#}identite{/#} {#}religion{/#} {#}traditions{/#}
par Invité
le Dim 14 Mar - 0:02
 
Rechercher dans: Écrivains d'Amérique Centrale, du Sud et des Caraïbes
Sujet: Darcy Ribeiro
Réponses: 14
Vues: 1011

Wou King-Tseu (Wu Jingzi)

Chronique indiscrète des mandarins

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Produc20

Il y a bien quelque chose d'excessif dans cette Chronique indiscrète des mandarins. Sa complexité d'abord, reflétant l'organisation d'une société que, plusieurs siècles durant, on a tenté de conformer à l'héritage confucianiste. C'est une enfilade de nœuds, dont on ne vient à bout qu'avec beaucoup de patience, qui structure la Chronique et qui explique aussi sa difficulté. Schématiquement, le chapitre qu'on lit introduit toujours le personnage du suivant, on comprend ainsi quel système lie et enchaîne ces personnages entre eux : des usages et des traditions qui consacrent le droit d'aîné, hiérarchisation de tous les citoyens en fonction de leurs résultats aux examens impériaux, censés sanctionner le mérite moral et intellectuel. La patience du lecteur est récompensée lorsque Wou King-Tseu lui révèle combien la grossièreté et la tyrannie sont sous-jacente dans ce système, combien ces personnages écornent la férule sous laquelle ils vivent tout en proclamant l'excellence de ce même système, à l'appui d'un enseignement et d'une culture qu'ils comprennent mal (les personnages ne s'accordent pas tous sur une vision de ce système, loin s'en faut !).

C'est peut-être une erreur de ma part d'avoir enchaîné les deux volumes de Chronique indiscrète des mandarins l'un à la suite de l'autre. J'ai hésité et cédé, pris par le goût que j'avais de cette succession d'épisodes indépendants entre eux, ou du moins, dont l'interdépendance était plus ou moins relâchée... c'est beaucoup moins vrai dans la deuxième moitié, où la cohérence du récit est bien réelle faute de pouvoir être comprise de bout en bout par un lecteur déjà épuisé, préférant l'enfilade à l'enchaînement. À l'égard de cette société si corrompu, Wou King-Tseu a somme toute donné le ton dès le premier chapitre de son livre en décrivant une attitude exemplaire : la fuite.


Mots-clés : #satirique #traditions
par Dreep
le Mer 24 Fév - 14:06
 
Rechercher dans: Écrivains d'Asie
Sujet: Wou King-Tseu (Wu Jingzi)
Réponses: 6
Vues: 746

Chen Fou (Shen Fu)

Récits d'une vie fugitive


Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Produc12

Nos yeux auront tendance à s'égarer dans ces lignes si l'on y cherche l'ombre fuyante de son auteur, Chen Fou (1763 - 1810), lettré chinois dont on ne sait pratiquement rien. Difficile d'imaginer une autobiographie moins égotiste que la sienne : il n'existe qu'en pointillé au travers de courts épisodes qui s'accumulent selon une ligne thématique, différente à chaque partie de l'ouvrage (il y en avait six à l'origine, deux ont été perdues). Parties où l'écrivain décrit, cite à profusion ses auteurs, où il expose une trajectoire décomposée en expériences toutes liées ce qu'était la société, la culture et le pays que connaissait Chen Fou. Car celui-ci se base sur des références communes et ce qu'il a vécu, d'autres ont pu le vivre. C'est d'abord la vie de famille ― institution prédominante dans la Chine de la dynastie Qing, et donc, un reflet de son organisation ― mais aussi les activités, les jeux, les poèmes, puis les voyages au sein de ce pays peuplé de montagnes de fleuves et de temples. La vie intime s'exprime par petites touches, par quelques sourires, mais elle est phagocytée par des us et des coutumes tyranniques. S'ils sont très discrets, les sentiments finissent par transparaître : à travers le paravent, on voit la lumière.

Mots-clés : #autobiographie #traditions #viequotidienne
par Dreep
le Ven 8 Jan - 22:47
 
Rechercher dans: Écrivains d'Asie
Sujet: Chen Fou (Shen Fu)
Réponses: 3
Vues: 793

Maurice Genevoix

La Dernière Harde

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 La_der10

Au-delà d’une connaissance manifestement née de longues et nombreuses observations, c’est à une véritable identification que Genevoix s’est livré dans la première partie du livre ; fabuleux interprète, il s’incarne (Genevoix a d’ailleurs confié dans son autobiographie Trente mille jours : « J'ai été le cerf rouge »), impressionnante immersion dans la harde où il entraîne le lecteur :
« L’eau était d’une fraîcheur délicieuse. Ils y plongeaient leurs jambes avec lenteur, jusqu’aux genoux, jusqu’aux cuisses, jusqu’au ventre. Leur poitrine y entrait à son tour, ils allongeaient leur cou sur l’eau, laissaient flotter leur tête en fermant les yeux de plaisir. Quand la surface, enfin, venait leur effleurer le mufle, ils buvaient, sans bouger, et laissaient la fraîcheur de l’eau couler en eux à petit bruit. »

« Au bout de deux semaines le premier andouiller apparut. Ses perches allongeaient toujours, poussaient un second andouiller, un autre encore. Au contraire de l’année passée, où la souffrance et la captivité avaient tari le croît de sa ramure, il surallait deux pousses d’un coup et devenait quatrième tête. Les battements de son sang se calmaient. Il oubliait maintenant, pendant des heures, le douloureux travail de ses bois. Les scions tendres du brout retrouvaient leur grisante saveur. »

« Quand il se rembuchait, le matin, il s’avançait loin dans un fort, s’y couchait lourdement pour bien marquer sa reposée, et puis, suivant son contre-pied, il en sortait par un grand saut en hourvari. Après quoi il le contournait avant d’y pénétrer encore, d’y écraser une autre reposée, et d’en sortir une seconde fois. Il ne s’y couchait point, pour son repos de la journée, qu’il n’eût ainsi dérobé sa remise par une série de faux rembuchements. Et souvent il l’abandonnait pour gagner, en celant sa voie, un autre fort plus écarté et plus secret. »

Si Genevoix prévient dans une note liminaire avoir renoncé au « riche et précis » lexique de la vénerie, il en utilise quand même ‒ et fait revivre ‒ le glossaire technique, ainsi qu’un vocabulaire malheureusement désuet de nos jours, dans notre éloignement de la "nature" ; je connaissais certains termes, comme "hampe", "forlonger", mais "volcelest"… il faut vraiment être du milieu. Et c’est sans compter de justes néologismes, comme cette métaphore du « chevelis de l'herbe », ou celle d’une « tramée de lumière »… Le style est d’une langue très pure, mais voici d’autres exemples du langage cynégétique manié de main de maître :
« Alors les valets de limiers, revenus faire le bois dans l’aiguail des petits matins, cherchèrent encore le pied des cerfs et rembuchèrent les derniers mâles. À la fin de janvier, ils ne restaient plus que trois : le Brèche-Pied, le daguet Rouge, et celui que nul n’avait revu, le Vieux qui s’était recelé dans un buisson connu de lui seul, ou qui peut-être, de nuit en nuit changeant ses reposées, avait déjoué jusqu’à présent le flair des chiens et la sagacité des hommes. »

« Il connaissait tous les gagnages où les bêtes douces vont faire leur viandis, les bêtes mordantes leurs mangeures nocturnes. »

Les « bêtes douces », menées par la vieille Bréhaigne si expérimentée, croisent les « bêtes noires » (sangliers) suivant la vieille laie qui les guide…
« Et toujours, un peu en avant de sa tête, le boutoir invisible tantôt faisait claqueter ses dents, tantôt entrefroissait ses défenses courbes et ses grais avec un grincement d’aiguisoir. »

Néanmoins, ce roman parle essentiellement des rapports des animaux sauvages avec les humains : ceux de « le Rouge », d’abord faon, hère, daguet, cerf puis grand cerf, avec la Futaie, premier piqueux d’équipage (et son compagnon Tapageaut, grand chien meneur de meute), mais aussi Grenou, « le Tueur ». Bêtes et hommes se croisent dans le même paysage à la géographie précise, repérée de toponymes qui paraissent aussi familiers aux unes qu’aux autres.
« L’odeur d’un homme et d’un limier, cela aussi se grave dans la mémoire, se reconnaît dans le vent qui passe. Les yeux voient clair, les oreilles tournent et se creusent, recueillant au passage les moindres tressaillements de l’air. La rumeur d’une forêt familière, si puissamment qu’elle comble l’espace, si amplement diverse qu’elle soit, ne couvre pas le frôlement d’un brin d’herbe que froisse le cuir d’un houseau, l’aigre sifflement de narines d’un limier qui raidit son trait. Alors on est une ombre sans poids qui s’efface au fond d’un taillis, qui traverse une allée, une autre, les pinces serrées sur les cailloux : et nul revoir, c’est le passage d’une ombre qui disparaît dans un autre taillis. Ici, en vérité, le Rouge a pris ce matin son buisson. Mais il l’a vidé en silence ; et même pour Tapageaut, pour La Futaie, ce ne sera qu’un buisson creux.
Voilà sept ans que dure cette joute, que l’Homme et le limier resserrent les cercles de leur quête. Maintenant, de plus en plus, le Rouge se laisse approcher. Invisible, rasé dans les broussailles, ses jambes ramenées sous le ventre et son mufle collé sur la terre, il les a vus passer à quelques pas, les regards fixes, les prunelles agrandies ; et de très longs frissons, comme autrefois dans l’enclos grillagé, lui couraient à travers le poil tandis qu’il les suivait des yeux, se relevait sans bruit derrière eux, et, caché derrière une cépée, tendait le cou pour les voir encore. »

Puis c’est l’ultime chasse à courre, d’un lyrisme épique, d’une passion atteignant à l’ivresse joyeuse dans la certitude de l’hallali assumé. Cette dernière partie, un peu fantastique, invraisemblable, m’a moins enthousiasmé ; elle justifie cependant le titre, et porte le constat de la dévastation accomplie par l’homme.
Chasse : nature, instinct, mort, beauté aussi. À une époque où la chasse à courre alimente les médias, cette histoire montre qu’elle remonte à profond, et que rien n’est si simple qui le paraissait. C’est une vie impitoyable qui est dépeinte, tant les chiens des veneurs que les combats du rut, ou le rejet de « la bête de chasse vouée à la curée », « le mâle déhardé » sacrifié par le clan à la meute tel un bouc émissaire aux gros yeux où se lit la « haineuse épouvante »… Texte retentissant dans l’entre-deux-guerres, un an avant la Seconde…
J’espère que beaucoup d’entre nous ont eu et auront encore leur enfance émerveillée par Raboliot ; La Dernière Harde en constitue une continuation (ainsi que de Rrou), et formerait avec lui et La Forêt perdue un triptyque consacré à la chasse. À ce propos, je recommande la consultation de l’article Wikipédia, qui ne se contente pas cette fois de recenser les prix littéraires : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Derni%C3%A8re_Harde
Une bien meilleure surprise que le plaisir de lecture attendu.

\Mots-clés : #nature #ruralité #traditions
par Tristram
le Mer 6 Jan - 12:49
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Maurice Genevoix
Réponses: 12
Vues: 1075

Karel Schoeman

L'heure de l'ange

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Ha1_10

Ce livre est donc le troisième volet de la trilogie des voix (c'est-à-dire des souvenirs), après Cette vie et Des voix parmi les ombres (que j’ai lus avec intérêt).
« Peu après midi, un jour de semaine, vers la fin de l’été de l’année 1838, l’ange du Seigneur apparut à Daniel Josias Steenkamp alors qu’il gardait les moutons de son frère dans le veld. »

Dans « l’État libre d’Orange », un ancien instituteur, en froid avec les notables locaux, cherche à se retrouver dans l’œuvre de sa vie : les notes où il consigne l’histoire de ce berger, aussi poète. C’est Jodocus de Lange, dit Jood, et après sa mort un scénariste de la télévision revient dans la petite ville périclitante où lui-même a vécu enfant, sur les traces de « Danie-Poète », « premier poète de langue afrikaans » : il visite le musée local, le lieu de sa sépulture, replonge dans cette époque où la Bible était omniprésente, sans cesse lue et citée en référence ; ainsi de la lutte de Jacob avec l’ange (qui m’a ramentu hors de propos Dimanche m’attend d’Audiberti). Le scénariste se rappelle une visite scolaire à Jood, l’érudit qui passe ses nuits à écrire (ou songer au passé ?), petite graine du souvenir qui a germé. Une mystérieuse Yvonne Engelbrecht lui laisse des messages pour qu’il la rappelle, ce qu’il néglige de faire.
« Peut-être qu’à force de travailler avec des mots et des images, de fil en aiguille, on devient incapable d’appréhender la réalité, alors on la transforme pour soi-même, pour pouvoir la comprendre, on écrit un scénario, on réalise un film, on rédige un article ou on publie un livre. »

« Mais sait-on jamais, peut-être qu’un jour l’un d’eux se souviendra de quelque chose, peut-être qu’une graine germera, nous avons un devoir envers les jeunes générations [… »

« Comment peut-on, en définitive, juger, comment peut-on mesurer, comment peut-on savoir qui lira ces mots, savoir où tombera – peut-être – la semence, et à quoi elle donnera naissance ? L’on croit en ce qu’on fait, l’on continue, cela suffit. »

Puis c’est de nouveau Jood qu’on écoute (auquel on doit les deux derniers extraits), qui s’égare un peu dans ses souvenirs (et rabâche quelque peu) et qui, étranger à la région, ne s’y est jamais vraiment intégré, qui travailla à une monographie jamais achevée sur l’histoire de la bourgade, est lui aussi poète, dont la publication à compte d’auteur fut largement ignorée, sinon éreintée.
« J’étais poète, mon recueil et les exemplaires entassés derrière la porte de mon bureau sont là pour le prouver. »

On comprend que ses démêlés dans les intrigues et médisances des notabilités du lieu l’aient aigri, rendu rancunier ‒ et expliquent son enflure vaniteuse. Et on apprend qu’il hérita des notes du pasteur Jacobus Theophilus Heyns, ou pasteur Japie, premier compilateur local et premier éditeur de Daniel Steenkamp, que Jood publie in extenso avec les mêmes déboires que précédemment.
C’est maintenant au pasteur Heyns d’évoquer ses débuts dans la paroisse, et comment il s’habitua progressivement aux accommodements avec ses ouailles
« Dans un certain sens, sans m’en rendre compte, j’avais commencé à apprendre non seulement ce qu’il fallait dire, mais aussi la manière de le dire, ce qu’il valait mieux passer sous silence [… »

… et comme il passe de la rédaction de ses sermons, puis de notices biographiques, à écrire l’histoire du district à partir des archives familiales qu’on lui confie pour qu’il sauvegarde le passé ; puis comment il recueille le manuscrit où Danie-le-Fol essaya de transmettre sa vision, lui dont la famille de basse extraction est mal vue de l’establishment. Tourmenté par sa vocation (et sa libido), ce que le pasteur confesse avec humilité est autrement fort proche de ce qu’exprimait Jood, notamment ce qui chez l’ecclésiastique est la nécessaire circonspection dans ce milieu pieux où il se dit « épié en permanence ».
Puis c’est Daniel qui parle de ses visions et prédications, une vie à « chanter et témoigner » auprès des pauvres jusqu’à ce que l’hostilité des nantis le fasse taire.
Ensuite Voix de femmes ‒ assez dépitées : la veuve de Japie, celle de Jood, d’autres regards sur les mêmes situations, confortant ce que nous avons appris de l’ambition du véhément Jood, et du doux Japie qui n’en avait pas.
« Fille de mon père, femme de Jood, quarante ans passés dans cette ville aux longues rues blanches et rectilignes, quarante ans de longues soirées assise à la table de la salle à manger en attendant de remonter, seule, le couloir jusqu’à ma chambre pour aller me coucher. »

C’est cette dernière qui fit brûler les archives de son mari Jood (et donc celles de Lapie et Danie).
Enfin la sœur aînée de Danie, plus amère encore, dont on apprend qu’elle l’éleva, recopia ses poèmes, et éclaire sa vie du contexte historique (la fin de l'esclavage, la spoliation des terres en pays bâtard par les Blancs, la guerre des Boers contre les Anglais).
Tout au long du texte on retrouve l’influence de Jacob Landman, Kosie, un des fermiers pionniers de la région, puis de son fils Kobus ‒ et tout le poids de la religion dans une société fermée, conservatrice.
Et bien sûr le veld, sa désolation, la sécheresse et la poussière blanche, avec pour seuls évènements depuis la récente colonisation afrikaner la disparition des Bâtards, des Griquas et des Bochimans, ainsi que de la faune sauvage ; aussi moutons et vergers, cyprès et gommiers ‒ et les réservoirs d’une eau si rare ‒, toute une contrée résumée de quelques mots.
Qu’est-ce qui a pu retenir mon attention dans cette lecture, qui traite longuement de choses éloignées de mes préoccupations et de mes goûts ? Peut-être l’impression qu’est habilement rendu le secret des vies disparues, suggéré par des signes énigmatiques, qui ne sera jamais vraiment connu, son existence seulement révélée : les traces du passé s’estompent, deviennent incompréhensibles.
« Comprendre n’est pas possible : celui qui est confronté à la vision ne peut qu’observer en silence, émerveillé, enregistrer et accepter, en restant immobile. Le voyage se fait vers l’intérieur. »

Demeure un leitmotiv :
« Le passé est un autre pays. »

« Le passé est un autre pays : où est la route qui y mène ? »

« Le passé est un autre pays, tellement lointain qu’il en est inaccessible, et ce que l’on peut en récupérer, ce que l’on peut en conserver, on l’emporte avec soi. »


\Mots-clés : #biographie #religion #traditions
par Tristram
le Sam 26 Déc - 23:01
 
Rechercher dans: Écrivains d'Afrique et de l'Océan Indien
Sujet: Karel Schoeman
Réponses: 45
Vues: 6028

Vassilis ALEXAKIS

Ap. J.-C.

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Produc14

Le narrateur est un jeune étudiant en philosophie présocratique qui fait la lecture à une vieille dame aisée, Nausicaa, et celle-ci lui demande d’enquêter sur les moines athonites, qui maintiennent la tradition orthodoxe (d’origine byzantine). Il nous raconte la progression de son histoire, mais surtout nous suivons ses pensées, volontiers emportées par son imagination, sa libido, et ponctuées de réflexions, souvent d'un humour subtil…
« J'ai de nouveau pensé aux arbres de Tinos qui demeurent courbés même lorsque le vent ne souffle pas. "Ils regardent les feuilles mortes qui sont tombées à terre."
– J'ai conservé l'habitude de me coiffer devant le miroir, malgré le fait que je ne vois pas, a dit Nausicaa. Je ne sais pas que je vieillis. Je m'imagine que mon visage n'a pas changé. »

Le monachisme du mont Athos, empreint d’intégrisme (le mot n’apparaît pas dans le livre), est basé sur la soumission des moines. Et dès le début pensée et croyance, philosophie et religion sont opposés.
« Les moines ne pensent pas, ils prient. »

« Ce sont de rudes écoles où l'on apprend à ne pas se souvenir, à ne pas penser, à ne pas avoir d'opinion, et à obéir bien sûr. »

Une autre notion rapidement marquante est celle d’abaton de la Sainte Montagne, lieu interdit d'accès, particulièrement aux femmes. Mais la situation est ambiguë : on y vénère principalement la Vierge Marie (qui d’ailleurs remplace la tutélaire Athéna, alors que les orthodoxes haïssent le polythéisme), et nombre de moines sont des amoureux déçus.
« Le monachisme constitue apparemment une solution pour ceux qui n'ont ni le courage de mourir ni l'envie de vivre. »

« Ce n'est pas vrai qu'il n'y a pas de femmes sur la Sainte Montagne, je dirais même que leur présence y est plus sensible que partout ailleurs. »

Puis, comme le narrateur se rend au mont Athos, est évoqué l’aspect théocratique et mercantile des riches monastères, habiles spéculateurs dénués de philanthropie. Portrait à charge (un peu lourd peut-être) : ils ne respectent pas les vestiges antiques, trafiquent les documents historiques et entretiennent mal les bâtiments, sont antisémites, pratiquent homosexualité…
Alexakis imagine le dépit des dieux de l'Antiquité, et les fait parler :
« Ils savent tous apparemment que la nouvelle religion promet monts et merveilles aux trépassés. »

« Nous n'avons jamais soutenu, nous, que nous avions créé le monde. Nous l'avons reçu tel qu'il était et nous n'avons pas cherché à le changer. J'espère qu'un jour les Grecs nous sauront gré de les avoir laissés libres. »

On apprend aussi comme l’empire byzantin et les Pères de l'Église, en « ennemis jurés de l'éducation et de la culture classiques », font disparaître avec le paganisme toute la civilisation hellénique, éclipsée du VIe au XIXe :
« Mais nous aurons traversé entre-temps treize siècles d'inertie intellectuelle, treize siècles de silence. Le mot « liberté » disparaît des textes grecs pendant cette période. »

« Le fanatisme religieux était inconnu à Rome aussi bien qu'à Athènes. Il a été introduit par les premiers chrétiens, qui avaient une mentalité proche de celle des fondamentalistes musulmans d'aujourd'hui. Ils étaient les soldats d'un Dieu qui ne tolérait aucune autre autorité que la sienne, aucune autre vérité non plus. Le monothéisme est un monologue. »

(Voir aussi la citation faite par Cliniou, que j'avais également notée...)
On en vient à la question (toujours d’actualité) de la séparation de l'Église et de l'État…
Chez les moines du mont Athos, c’est une déconcertante visite ethnologique à la fois dans le conservatisme anachronique et dans l’étonnant statut privilégié de cette communauté qui échappe au droit commun.
Écrit dans un style dense, bourré d’érudition et de nombreux éléments d’enquête (journalistique, historique), ce roman se lit pourtant avec aisance ; par contre, j’ai moins apprécié la chute de l’action-prétexte, dont je n’ai pas saisi la portée.

\Mots-clés : #historique #traditions
par Tristram
le Sam 19 Déc - 12:50
 
Rechercher dans: Écrivains Italiens et Grecs
Sujet: Vassilis ALEXAKIS
Réponses: 21
Vues: 1812

Yukio Mishima

Neige de printemps

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Neige_10

Roman, 1969, 360 pages environ, titre original 春の雪.



Difficile de passer après le magnifique commentaire d'Églantine !
Et combien mes craintes étaient similaires aux siennes, on tique à l'idée de lire une traduction depuis...la traduction anglaise (tout de même, pour un auteur de la portée de Mishima...), au final ça passe bien, et comme nous ne sommes pas armés pour évaluer la déperdition (Gnocchi, si tu passes par là ?), on s'en contentera !

Mais, passons.

Ce premier volume de la tétralogie La mer de la fertilité est, de bout en bout, une splendeur.
Beaucoup de souplesse stylistique et de raffinements, de légèreté sans vacuité, de justesse descriptive sans pesanteurs.

Une prosodie chatoyante transparaît de ces pages, quant à l'histoire, nous sommes embarqués dans un Japon du début des années 1910, époque antérieure à la naissance de l'auteur et de peu postérieure à la guerre russo-japonaise en Mandchourie, sans doute la première guerre "moderne" par les moyens employés, et "terrible" par le nombre des victimes, d'entre les conflits militaires du XXème siècle. C'est aussi l'extrême fin de l'Ère Meiji, à laquelle il est souvent fait allusion dans le roman, ainsi qu'en filigrane l'Ère Edo (voir par ex. le second extrait), l'histoire devant s'achever aux alentours des années 1920.

Un Japon que Mishima campe entre modernité et traditions, s'européanisant, pour une mise en scène des hautes classes nobles et riches, en orchestrant son roman autour de deux beaux jeunes gens, Satoko Ayakura et Kiyoaki Matsugae.  
Histoire d'amour, non seulement sentimentale mais passionnelle, non seulement forte mais dramatique.  

Fait remarquable, dans ce roman, que d'aucuns estimeront épais ou long (ou bien les deux), mais que je ressens surtout comme dense, les descriptions d'apparence externe ou de l'ordre du détail (nature, temple, jardins, animaux, portrait peint, photographie, mer, considérations d'ordre météorologique, incidents, intérieurs, etc.), de même que les personnages secondaires (particulièrement remarquables, ceux-ci) lorsque la narration s'attarde font toujours sens, tout un jeu de correspondances est mis en place, avec raffinement, doigté, et, je n'en doute pas une seconde, immense talent d'écrivain, ceci étant composé avec grâce, légèreté, d'une plume alerte.  

Chapitre 12 a écrit:Kiyoaki tournait et retournait ces pensées, assis dans le demi jour de l'étroit carré bringuebalant du pousse-pousse. Ne voulant pas regarder Satoko, il n'y avait rien d'autre à faire que de contempler la neige dont la clarté jaillissait par la minuscule fenêtre de celluloïd jauni. Pourtant, à la fin, il passa la main sous la couverture où celle de Satoko attendait, à l'étroit dans  la tiédeur du seul refuge disponilbe.
  Un flocon, en entrant, vint se loger dans un sourcil de Kiyoaki. Cela fit s'écrier Satoko et, sans y penser, Kiyoaki se tourna vers elle en sentant les gouttes froides sur sa paupière. Elle ferma les yeux brusquement. Kiyoaki considérait son visage aux paupières closes; on ne voyait luire dans la pénombre que ses lèvres légèrement empourprées, et à cause du balancement du pousse-pousse, ses traits se brouillaient un peu, telle une fleur qu'on tient entre des doigts qui tremblent.
  Le cœur de Kiyoaki battait sourdement. Il se sentait comme étouffé par le col haut et serré de sa tunique d'uniforme. Jamais il n'avait été en présence de rien d'aussi impénétrable que le visage blanc de Satoko, ses yeux clos, dans l'attente. Sous la couverture, il sentit que l'attirait une force douce mais irrésistible. Il pressa sur ses lèvres un baiser.
   L'instant d'après, une secousse du véhicule allait séparer leurs lèvres, mais Kiyoaki, d'instinct, résista au mouvement, si bien que tout son corps parut en équilibre sur ce baiser, et il eut la sensation qu'un vaste éventail invisble et parfumé se dépliait autour de leurs lèvres unies.
  En cet instant, si absorbé qu'il fût,  il n'en avait pas moins conscience d'être un très beau garçon. La beauté de Satoko et la sienne: il vit que c'était précisément leur étroite correspondance qui dissipait toute contrainte, les laissant s'écouler de concert et se confondre aussi aisément que mesures vif-argent. Tout ferment de désunion, tout désenchantement naissaient de choses étrangères à la beauté. Kiyoaki comprenait maintenant que vouloir à toute force rester complètement indépendant était maladie, non de la chair, mais de l'esprit.



Chapitre 39 a écrit:"Faire un enfant à la fiancée d'un prince impérial ! Voilà ce que j'appelle un exploit ! Combien de ces minets, à notre époque, se montreraient capables de rien de pareil ? Il n'y a pas de doute, Kiyoaki est bien le petit-fils de mon mari. Tu n'en auras nul regret, même si on te met en prison. En tous cas, il n'y a pas de danger qu'on t'exécute", dit-elle, prenant un plaisir visible. Les rides austères de sa bouche avaient disparu et une vive satisfaction semblait l'enflammer, comme si elle avait banni des décennies d'ombre étouffantes, dispersant d'un coup les vapeurs anémiantes qui enveloppaient la maison depuis que le présent marquis en était devenu le maître. D'ailleurs, elle ne rejetait pas le blâme sur son seul fils. À cette heure, elle parlait aussi en représailles contre tous ceux qui l'entouraient dans sa vieillesse et dont elle sentait la puissance perfide se refermer sur elle pour la broyer. Sa voix portait l'écho joyeux d'une autre ère, une ère de bouleversements, ère de violence que cette génération-ci avait oubliée, où la crainte de la prison et de la mort n'arrêtait personne, où cette double menace constituait la trame de la vie quotidienne. Elle appartenait à une génération de femmes qui tenaient pour rien de laver leurs assiettes dans un fleuve que l'on voyait charrier des cadavres. Ça, c'était vivre ! Et aujourd'hui, chose remarquable, voilà que ce petit-fils, à première vue tellement fin de race, ressuscitait sous ses yeux l'esprit d'un autre âge.
  Le regard de la vieille dame se perdit, quelque chose comme une ivresse se répandant sur ses traits. Le marquis et la marquise considéraient en silence, scandalisés, ce visage de vieille femme trop austère, trop pleine de rude beauté paysanne pour qu'on pût la présenter en public comme la maîtresse douairière de la maison du marquis.    





Mots-clés : #amitié #amour #culpabilité #education #traditions #xxesiecle
par Aventin
le Dim 13 Déc - 7:39
 
Rechercher dans: Écrivains d'Asie
Sujet: Yukio Mishima
Réponses: 30
Vues: 3977

Peter May

L'île des chasseurs d'oiseaux

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Cvt_li10

C’est toujours sympa, une vue sur un pays intégriste, ici les Hébrides ‒ les (très) anciennes ‒ : là les balançoires sont enchaînées le dimanche (il fallait quand même y penser). L’anthropologie historique de la chasse traditionnelle des gugas, gros poussins de fous de Bassan, est également remarquable, ainsi que les aperçus gaéliques (le polar tient en définitive peu de place dans le récit, largement constitué par des souvenirs d’enfance et une histoire d’amour).
À propos, le machair est un « terrain fertile au bord et au-dessus des plages en Écosse, en particulier aux Hébrides » (Wiktionnaire). The Blackhouse (titre originel) fait référence aux anciennes habitations, « qui étaient constituées de murs de pierres sèches et d’un toit de chaume, et dans lesquelles s’abritaient hommes et bêtes. » Il y a aussi beaucoup de vent et de pluie, des moutons et de la tourbe…
Tout cela fait un roman dense, à la lecture intéressante.

\Mots-clés : #ruralité #traditions
par Tristram
le Lun 9 Nov - 22:38
 
Rechercher dans: Écrivains européens de langues anglaise et gaéliques
Sujet: Peter May
Réponses: 13
Vues: 628

Shichirô Fukazawa

Narayama

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 511w6z10


Depuis sa publication en 1957, Narayama est connu pour être LE roman évoquant le mythe nippon d’Obasute, selon lequel quand dans une famille pauvre un parent commence à prendre de l’âge, à devenir une charge, on l’emmène et on l’abandonne dans une montagne. Que cette pratique ait été une réalité du Japon provincial ou ancestral, rien n’est moins sûr. Peu importe, Fukazawa fait comme si, en présentant le plus simplement possible les mœurs des habitants d’un village où cette pratique est une tradition accepté par tout le monde (peut-être encore plus par les plus âgés, d’ailleurs). Ce qui préoccupe ces villageois c’est les chansons, le mariage, pouvoir manger à sa faim ainsi que les quelques superstitions qui ont trait à leurs coutumes et à leur mode de vie. Avec ce titre complet : « Étude à propos des chansons de Narayama » on dirait que le roman a été écrit dans un esprit ethnographique. Mais Fukazawa ne fait pas seulement parler ses personnages il les fait penser, avec fort peu de mots du reste et moins encore d’idée : on voit comment ils vivent. Le roman prend une tournure autrement dramatique mais bien sûr, assez attendue. Je dois dire que je suis assez déçu pour tout ce qui précède cette ascension fatidique ; je ne peux m’empêcher de penser à ce qu’aurait fait Ichiyô Higuchi d’un tel sujet. Avec aussi peu d’éléments cette dernière parvenait à suggérer des images plus fortes, ainsi qu’une palette d’émotions plus complexes.


Mots-clés : #traditions
par Dreep
le Ven 30 Oct - 11:19
 
Rechercher dans: Écrivains d'Asie
Sujet: Shichirô Fukazawa
Réponses: 5
Vues: 468

Le One-shot des paresseux

   Suzanne Labry

Au pays de Luchon
Contes et récits de la vallée de l'Oueil
Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Labry11
Paru en 2002, probablement écrit à la fin des années 1970-début 1980.

Titre et sous-titre (voire même préface, de William Fournier) assez peu heureux; certes la vallée d'Oueil se situe dans ce qu'on peut appeler le Pays de Luchon, mais c'est vraiment pour situer - aucune allusion à Luchon proprement dit ni aux vallées adjacentes dans ce propos.
Surtout: ce ne sont en rien des contes, juste des récits, ce qui est déjà fort plaisant et se suffit amplement !

Mais qu'on se rassure, le livre lui-même, en matière de forme -de style- file doux et agréable, pour un ensemble très maîtrisé...on se sent bien à lire votre écriture, madame...

Le thème est celui de la déprise humaine et de l'exode rural, Suzanne Labry narre avec passion, retenue et sobriété son amour de la vie rurale et montagnarde traditionnelle.
Quelques petites références bien glissées, du type Virgile, Jean-Jacques Rousseau, les vitraux de Marc Chagall...
Mais où sont les neiges d'antan ? Où les fileuses de laine ?



Elle cite le Professeur Fourcassié de la faculté de Lettres de Toulouse, qui écrivait en 1946:
[...] À Bourg-d'Oueil par exemple, à 1350 mètres, les quarante habitants et les deux mille brebis qui peuplent ces toits de chaume et d'ardoise pourraient sans doute se passer de l'autobus qui descebd à Luchon. Chacune des neuf familles du village récolte sur les terres qu'elle possède assez de lé pour cuire elle-même son pain. La cave contient des réserves de pommes de terre et des pois, de ces pois fondants, semés en même temps que le seigle et qui, en septembres, marient leurs cosses aux épis mûrs. Dans la cheminée pendent des jambons; au plafond, la saucisse ou des gigots fumés de brebis. À la cave encore, les fromages. L'hiver peut venir et bloquer de ses neiges rotes et sentiers. Il suffit de maintenir ouverte la tranchée qui va à l'étable. Les raffinements de la division du travail sont ici inconnus. Chaque chef de famille est à la fois propriétaire, boucher, quand il faut tuer une brebis, boulanger tous les dix jours, maçon et menuisier, quand il s'agit d'agrandir son étable ou de restaurer l'église, bûcheron en hiver, berger en automne, coiffeur le dimanche, carilloneur quand vient son tour, chantre ou lutrin, marchand de laine blanche et fine. Et, en été, du lever au coucher du soleil, il fauche ses prés et rentre son foin.     


À l'appui de son vertigineux propos, lequel est qu'en trente ans, cette civilisation -car c'en est une- à peu près immuable depuis les carolingiens et peut-être -sans aucun doute même- bien plus avant encore, qui vivait en osmose avec sa montagne, dans une relative liberté de petits propriétaires -ce qui n'excluait certes pas les tâches dures, la vie difficile- et le tout sans impact humain négatif sur la nature, entretenue, la montagne dont on prenait soin.

En trente années seulement tout cela s'est effondré.

Cette vie, la plus simple et la plus vraie, la plus pauvre et la plus riche, dans ces espaces encore purs, où le temps ne compte pas, où les jours s'écoulent comme la source, dans le silence et l'uniformité, sans ces vides du cœur que l'homme des villes appelle l'ennui, "la première vie" [...] !


Hélas, aujourd'hui, dans cette douce vallée d'Oueil, les carrés clairs et propres des prés encore fanés se font de plus en plus rares sur le vert-de-gris uniforme de ma montagne en friches. On s'inquièrte devant cet abandon, on craint qu'elle ne soit d'ici peu envahie par les genévriers, la ronce, la mauvaise herbe lisse qui provoque les avalanches. Et l'on ne voit plus les moutons en hiver.

Pourtant, je le crois, hommes et femmes reviendront un jour au flanc des montagnes, pas seulement pour glisser sur les pentes enneigées, mais pour réapprendre la fatigue heureuse de la fenaison; on verra peut-être, chantant et joyeux, des groupes de faneurs, heureux de remonter la pente. L'ordre du monde se reformera: l'homme ira aux foins, le foin aux bêtes, les bêtes à l'homme: la magie de l'herbe recommencera.


Mais, aux parfums anisés de ces quelques foins ne se mêle plus l'odeur maternelle du pain, cuit au four de la maison, ni celle des pommes tombées, car les pommiers sont vieux ou morts. Et tout le monde se demande avec une certaine angoisse jusqu'à quand flotteront encore les senteurs laiteuses des étables, l'odeur âcre et chaude des bergeries, quand les brebis descendues de l'estive y séjournent pendant l'hiver.

 Dans ses formes d'autrefois la vie rurale ici se meurt rapidement. Il y a des scènes qu'on ne verra plus et qui font déjà partie du folklore: la paysanne à demi-nie campée devant son four ardent où elle retire le pain, le paysan "dayant" son pré en silence, affûtant de temps à autre avec la pierre cachée dans le coffin de bois suspendu à sa ceinture la fine lame de la faux, la force des hommes au marronage, la patience des femmes lavant dans l'eau vive des bassins de pierre la laine grasse des brebis.

  Il y a des bruits, des odeurs qui disparaissent. Ils seront remplacés par d'autres, et ce sera un nouvel univers.

 Aussi le spaysans qui vient cette mort la vivent-ils avec le cruel sentiment de mourir tout vifs. Les solutions proposées, en général collectives, groupement pastoral, remembrement des pacages, étable collective, ventilastion en grange, ils les refusent avec des prétextes variés. Ces idées un peu diaboliques les entraîneraient au-delà d'eux-mêmes, les empêcheraient de mourir comme ils ont vécu, les dépossèderaient à leurs propres yeux. Ils préfèrent enterrer avec eux ce passé qu'ils ne peuvent ni ne veulent sauver, et volent même au-devant de leur mort.



Spoiler:


Mots-clés : #nature #nostalgie #ruralité #temoignage #traditions #xxesiecle
par Aventin
le Lun 26 Oct - 18:26
 
Rechercher dans: Nos lectures
Sujet: Le One-shot des paresseux
Réponses: 287
Vues: 21760

Junichiro TANIZAKI

Le goût des orties

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 Le_goz10

Le titre s’explique par le proverbe mis en exergue :
« À chacun selon ses goûts,
Certains insectes aiment les orties. »

Kaname est un indécis, « faible de caractère », procrastinateur, mais de mœurs libérales, et il laisse complaisamment son épouse, Misako, vaquer à son nouvel amour en attendant le divorce : c’est « un ménage où l’amour est mort. » Kaname est un personnage hésitant qui pourrait être archétypal, entre négligence et délicatesse, type d’un égoïsme soucieux de sa tranquillité. (Et la situation triangulaire, avec Aso, l'amant de Misako, serait d'inspiration autobiographique.)
« Le triste, c’est que dès le début de leur mariage, il avait perdu très vite toute attirance pour elle. Cette fraîcheur, cette jeunesse conservées aujourd’hui venaient justement de ce qu’il l’avait condamnée à mener pendant plusieurs années une existence de veuve ; à cette pensée, il éprouva un frisson de tristesse. »

« Il désirait liquider cette question avec élégance sans salir son visage de larmes et souhaitait que la séparation s’accomplisse en plein accord avec sa femme, comme si leurs sentiments à tous deux coulaient d’un même cœur. »

« Si je ne bouge plus, se disait Kaname, mon destin se réglera de lui-même. Il ne faisait aucun effort de volonté, tâchant de rester inerte, passif, pour flotter au gré du courant, jusqu’au dénouement où le mènerait le jeu des circonstances. »

Dans le même temps, il découvre auprès de son beau-père, esthète attaché aux valeurs du passé japonais, et de sa jeune maîtresse " pygmalionisée" O-Hisa, le charme désuet du bunraku, théâtre de marionnettes traditionnel, et du shamisen (luth classique), selon les mérites comparés de Tôkyô et d’Ôsaka.
« Tout le monde devient comme cela en vieillissant. À propos, j’ai remarqué le sac de son dans la salle de bains. Je vois que vous vous en servez toujours.
‒ Oui. Il emploie du savon, lui, mais il me l’interdit, sous prétexte que cela gâte l’épiderme des femmes.
‒ Et la fiente de rossignol ?
‒ Bien sûr, mais je n’en suis pas plus blanche. »

Ce qui ne l’empêche pas de lire avec intérêt Les Mille et Une Nuits, version « pour les grandes personnes », traduite en anglais par Richard Barton, ni d’aller au bordel de Mrs. Brent, où il a ses habitudes avec une prostituée blanche…
« Ce n’était qu’une prostituée, et il avait pris la ferme résolution de ne plus y retourner – mais quelle idiotie pourtant, pensait-il, de se sentir lié par de pareils serments… Il décidait donc toujours de se parjurer. »

Ce roman à l'humour subtil se termine abruptement, après de longs atermoiements pour informer leur fils Hiroshi et des tergiversations avec le cousin Takanatsu, sur fond d’hésitations entre cultures moderne occidentale et traditionnelle japonaise (publié en 1928).
Et ce livre donne l’impression que Tanizaki musardait sans bien savoir où il voulait aller : je lui ai trouvé beaucoup de charme, peut-être à cause de cela…

Mots-clés : #relationdecouple #traditions
par Tristram
le Dim 11 Oct - 23:58
 
Rechercher dans: Écrivains d'Asie
Sujet: Junichiro TANIZAKI
Réponses: 77
Vues: 9380

MORI Ōgai

Aux environs de 1912, Mori Ogai entreprit la rédaction de plusieurs récits historiques, plutôt à part dans son œuvre. Quelques uns d’entre eux nous sont proposés dans ce livre.

Tag traditions sur Des Choses à lire - Page 2 97822511

Vengeance sur la plaine du temple Goji-in, et autres récits historiques

Autant le dire tout de go, ce fut une lecture... déconcertante. Car ces récits historiques sont majoritairement composés d’une succession de faits bruts, exempts de tout sentiment, de toute explication. Et je me suis retrouvée bien perplexe devant ces interminables énumérations qu’évoquaient déjà shanidar, et dont l’extrait qui suit n’est qu’un petit exemple :

Le bateau arriva à Saganoseki dans le pays de Bungo. Ils passèrent à Tsurusaki, entrèrent dans le pays de Higo où ils se rendirent en pèlerinage au santuaire impérial du mont Aso, ainsi que sur la tombe du seigneur Seishô à Kunamoto. Ils enquêtèrent pendant 3 jours dans cette même ville, de même qu’à Takahashi, avant de se rendre en bateau à Shimabara dans le pays de Hizen. Ils y restèrent 2 jours, puis partirent à Nagasaki. Après 3 jours, ils apprirent que l’on avait vu à Shimbara un moine qui pouvait être leur ennemi. Ils rebroussèrent chemin et enquêtèrent encore pendant 5 jours.  Après cela ils repassèrent 3 nouvelles journées à Kunamoto, puis 2 jours à Udo, un jour à Yatsushiro et 2 jours à Nanku-juku, avant de reprendre le bateau jusqu’à un port situé au pied du mont Onsen-dake dans le pays de Hizen.


Bien sûr, parfois, Mori Ogai nous fait la grâce d’un dialogue ou d’une amorce de sentiments. Je me jetais avidement sur ces passages, avant que mes espoirs de voir les personnages prendre corps ne tombent immanquablement à l'eau quelques lignes plus loin… J’ai donc fait le yo-yo émotionnel durant toute ma lecture… Et ce n’est évidemment pas un hasard si les deux textes qui m’ont le plus plu, Yu Xuanji et Les derniers mots, sont aussi ceux où les sentiments des personnages affleurent le plus.
Je ne sais à quel point ces récits sont caractéristiques du style de Mori Ogai, mais une chose est certaine : Vita Sexualis, l’une des œuvres les plus connues de l’auteur, s’est révélée aux antipodes des récits une fois feuilletée. Il faut dire que Mori Ogai expérimenta beaucoup ; s’éloignant des carcans classiques, il inventa un style moderne et novateur. Les récits historiques, rédigés à la fin de sa carrière, sont eux aussi une forme d’expérimentation. De toute évidence, la nouveauté stylistique ne passant pas la barrière de la traduction, c’est tout un pan du récit dont le lecteur occidental se retrouve privé. La postface de Takemori Ten.yû. s’avère alors bien utile pour comprendre le côté subtilement subversif de ces textes sous leur apparence anodine et désincarnée.

Malgré la forme parfois rébarbative, tout comme shanidar, je soulignerai l’intérêt culturel de cette lecture. Ainsi le premier récit, consacré à une vengeance familiale, nous apprend que suite au meurtre de l’un des leurs, une famille de guerriers pouvait solliciter une « autorisation de vendetta ». Un permis de tuer, certes, mais surtout l’obligation pour les hommes chargés de cette vendetta d’arpenter le pays sans relâche, des années durant parfois, afin de retrouver le coupable. Impossible pour eux d’envisager un renoncement, au risque de se condamner à une vie de paria. Honneur oblige...

En conclusion, ce fut une expérience déroutante mais, étonnamment, pas ennuyeuse. J’ai bien du mal à démêler ce qu’elle m’inspire, et à expliquer à la fois cette sensation de désarroi face à une forme dont la finalité m’est restée hermétique, et le sentiment que c’était une lecture que j’étais contente de faire malgré son aspect parfois poussif. Pour apprécier malgré tout ces récits, il faut probablement accepter qu’une bonne part nous en échappe…


Mots-clés : #historique #traditions
par Armor
le Lun 31 Aoû - 0:33
 
Rechercher dans: Écrivains d'Asie
Sujet: MORI Ōgai
Réponses: 8
Vues: 1264

Revenir en haut

Page 2 sur 5 Précédent  1, 2, 3, 4, 5  Suivant

Sauter vers: