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Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Sam 27 Avr - 16:31

109 résultats trouvés pour Enfance

Serge Rezvani

Les Années-lumière

Tag enfance sur Des Choses à lire Les_an10

Autobiographie de Rezvani : petite enfance de Cyrus-Boris ballottée en exil avec une mère russe atteinte d’un cancer, (puis) un père persan, magicien et infidèle. Fantaisiste, baroque et surréaliste (on peut en rapprocher par moments L'Écume des jours de Boris Vian), le récit se commente lui-même, y mêle Lula, le grand amour de sa vie au présent, dans une jubilation créative.
Mis en pension « dans la masure du bout du monde » en Suisse :
« À la fonte des neiges, nous essayons de reprendre le chemin de l’école, mais la boue a tout envahi. On enfonce jusqu’aux genoux, parfois même jusqu’au ventre. C’est décourageant. Le sous-sol travaille. Des effondrements creusent des cratères au pied même des maisons, minant les fondations. Ça glougloute de tous les côtés. D’un instant à l’autre, la rue change sous nos yeux. Il n’y a plus de sécurité à se déplacer. Traverser la cour devient une aventure.
Le village est bâti sur une poche de vide et on entend sous terre un grondement continuel de cataracte. Même les vieillards hochent la tête inquiets. La montagne frémit, des arbres entiers, tout droits avancent sur les pentes. On les voit subitement faire quelques mètres et s’arrêter. Ça glisse de tous les côtés. Des rochers énormes dérapent en silence, déplaçant les sentiers et les clôtures. Et toujours ce bruit souterrain assourdissant. Les anciens parlent d’une grotte gigantesque dont l’accès aurait été perdu depuis bien longtemps.
L’instituteur ne tient plus en place, cette histoire de grotte le fait rêver. Il n’en dort plus, il n’en mange plus. Il n’arrête pas de tourner autour des masures. Il racole les vieux pour avoir des détails. Il ne parle plus que de ça. Il est insatiable. Il fait des dessins, des plans, mais la montagne bouge tellement qu’il ne peut pas prendre de repères. Ça le désespère.
Un jour il s’en va par les sentiers, et s’enfonce dans le chaos. Nous le regardons longtemps monter comme une mouche sur le flanc de cette nature changeante. Il zigzague entre les arbres. De temps en temps il se retourne vers le village, agite son chapeau tyrolien et reprend l’ascension. On le voit de plus en plus minuscule, ridicule, rouler, se relever, courir jusqu’à une pierre, s’agripper, sauter et s’étaler. Les arbres glissent autour de lui, les rochers par quartiers entiers se décollent et rebondissent dans les précipices.
Il me semble que l’instituteur ne revint jamais. »

Son père vient le prendre pour vivre avec lui et sa compagne Pipa dans un petit appartement parisien, « le taudis aux pendolents » [pendeloques de cristaux] ; c’est un prestidigitateur qui fait de la voyance pour dames et beaucoup de pitreries.
« Ce fut pire qu’un accouchement, qu’une deuxième naissance, il fallait que je réapprenne à être, que je reprenne pied dans ce nouveau monde, il fallait essayer de croire à toute cette douceur. Je pleurais d’avance. C’était sûr que j’allais tout perdre. On m’emmènerait encore, on m’abandonnerait comme Lydia m’avait abandonné, on m’abandonnerait. Je bégayais : "Gaaar… dez… moi… aaah ! Gaaar… dez… moi… aaaah ! Gaaaar… deez… moi !" »

Assez vite, le couple le met en pension chez un pope.
« Ma langue vient frapper avec un bruit infernal sur les galandales de l’entre-dents. Mes molaires, je les compte une à une avec la pointe gustative du muscle glambuleur. Je m’embrouille dans les mauvais chiffres, les incisives, les canines, les prémolaires. Le muscle glambuleur cogne entre les crocs. Quatre-vingt-deux canines, ce qui fait cent. Le muscle trémulseur cherche la petite carie sur la quatre mille huit centième dent de la galandale inférieure. Les prismes musicaux trémolotent sur la gustative quatre. Les papilles musicalisées viennent se ranger bien sagement à la suite des amygdales. Pas de problème. J’enlève deux amygdales, il en reste huit plus une molaire, ça donne une ralingue sur sept qui ne fonctionne pas. Je reprends toutes mes amygdales et je les pose une à une sur la ralingue vingt-deux. Délicatement je fais descendre la ralingue quatre. Schplokssss ! Un grand coup de cuisse sur la touffe puante et les petites violettes commencent à pousser. Hi hi hi ! La ralingue descend, descend… grummm ! Je mâche les amygdales. Soixante et quelque chose amygdales ça fait une fameuse omelette, ça bave tellement partout qu’il en ressort par la ralingue huit. Je fais venir une autre ralingue, j’hésite une seconde entre la neuf et la douze. Je la pousse avec le muscle gustatif renversé, appuyé du glambuleur, saliveur, mâchouilleur, le plus dégueulasse de tous les muscles, celui qui se gonfle derrière mes oreilles. »

On est dans l’avant-guerre de la Seconde, vient l’exode, mais Rezvani revient toujours au rire, au délire. Les souvenirs sont développés à outrance par amplification.
Retour en famille à Paris occupé :
« Mon père ne refusait son assistance à personne. Pendant toute la guerre ce fut un carrousel incroyable. Chez mes parents c’était le no man’s land, une espèce de Suisse, minuscule en plein Paris. Mon père restait assis dans son vieux fauteuil à faire sauter sa bille, pfffuit, pffffuit, pffffuitt ! il laissait venir. Si c’était un résistant, il lui disait de faire gaffe, de raser les murs. Le résistant partait content et payait pour ce simple conseil. Si c’était un Juif il l’engageait à réaliser tout ce qu’il pouvait sur l’heure et à se cavaler le plus vite possible. Si c’était un collaborateur (et combien sont venus et revenus vomir chez le mage leur mauvaise conscience), il le pressait de retourner sa veste. Quand c’était von Fridoleïn il se faisait tout petit, petit, pas fou et il se frottait les mains, il aurait crié « Heil Hitler ! », n’importe quoi et surtout il le priait de bien essuyer ses bottes sur le paillasson, parce que sous le paillasson il y avait des actes de baptême qu’il avait mis à vieillir pour des Juifs. Des actes de baptême bien catholiques pour Juifs bien Juifs. Pas mal de curés sont venus aussi se renseigner dans le grand livre pour savoir de quel côté il valait mieux pencher. Il faut dire qu’avec Pie XII ils ne savaient plus très bien. Ceux-là payaient en actes de baptême vierges. »

Il s’efforce de dessiner une sirène, qui peu à peu devient Pipa, et est de nouveau envoyé en pension, celle de l’amiral Chalapine.
« Nous pénétrons dans la chapelle. L’odeur immonde d’encens me prend à la gorge, de nouveau cette envie de vomir, des relents d’oreillons. Pouah ! Le tabernacle, hostie et compagnie, toute la quincaillerie de maniaque, ciboire russe, cuillère russe à long manche d’argent pour racler, ostensoir russe, tout ce qu’il y a de plus russe, encensoir monté sur chaînette amovible, dérailleur pour la longueur, comme ça on ne heurte pas le calice à la bénédiction finale. Il me fait la démonstration, il cavale avec son encensoir. Toc ! il passe en première longueur, pfffuit, pffffuit ! il s’imite, se singe. L’encensoir voltige. Toc ! deuxième longueur. Il fait le tour de la chapelle, frôle toutes les aspérités, fait des moulinets furieux et toc ! passe en troisième longueur. Il est lancé sur la grande vitesse, le moindre faux pas et c’est la catastrophe, il n’a pas le droit de s’arrêter, il jubile de jeter son yoyo comme ça, de le faire virevolter, pfffuit, pffffuit ! bzim ! au ras des icônes. Il s’épate lui-même. Il faut reconnaître que comme numéro de jongleur, on ne fait pas mieux. Ses cheveux longs volent, sa barbe s’enroule autour de son cou comme une étole, ses voiles palpitent en cadence, sa robe se soulève, je vois son pantalon percé aux genoux, les rotules à l’air à force de macération. Il me fait pitié. « Amine ! » Il tombe à genoux, rétrograde son extensoir à encens, bzik ! bzik ! maintenant il travaille sur la toute petite vitesse, minuscules cercles, toilette de mouche, chuchus, chichis, pchik, pchik, tournicottis sur place, menu, menu, menu, minus, mimi, zizis mesquins, et tout à coup clac ! sans crier gare il repasse direct en troisième. Toujours à genoux, il promène son encensoir à ras de terre, l’envoie, cloc ! le ramène, cloc ! à l’horizontale. Ah ! c’est un as, un vrai diabolique champion, au millimètre près, poil du cul et zéphir aux couilles. Il joue dans les rayons de soleil. Toc ! il assomme une mouche au vol et toc ! vise le Christ en croix, pfffuit à un millipoil de millipoil et toc ! la Vierge. Bzim ! re-le Christ, pfffuit re-la Vierge, bzim ! Il me regarde en biais, il quête les compliments, le vieux cabot. Ça, il a pris des risques, il faut reconnaître qu’il a de quoi jubiler de sa dextérité, l’immonde baladin hilare avec son infernale trogne. »

La guerre devient plus présente.
« Maintenant, nuit et jour, c’est un flot ininterrompu de forteresses volantes. Elles foncent dans les splendeurs naturelles de l’air vers l’Allemagne, déverser leurs cargaisons, faire leur macabre travail. Des aviateurs recroquevillés dans leurs carlingues vont répandre, oh ! sans haine, les hideux, le feu, la mort et la poix des interminables agonies. Parfois un avion déchiqueté passe au ras des arbres, on voit très distinctement des hommes accrochés à l’épave. Ils ne peuvent pas se résoudre à sauter. Des automitrailleuses sillonnent les routes, partent à travers champs, à la poursuite des aviateurs suspendus à leurs parachutes. Ils ont beau agiter les bras, les mitrailleuses se déchaînent, les hachent menu. Ils peuvent toujours demander grâce les pauvres petits pantins qui ne veulent pas mourir, ils peuvent toujours hurler, supplier sous leurs corolles blanches… tac tac tac ! les uns après les autres ils sont démantelés par la grenaille. On voit peu à peu des morceaux se détacher, tomber sur les pavillons, dans les petits jardins paisibles. Les gens ne savent que faire de tous ces bouts de viande qui dégringolent du ciel. On arrache une main encore tiède de la gueule du chien. On fait des enterrements microscopiques, un doigt ici, un pied là, le voisin une oreille. Parfois on trouve un stylo made in U. S. A. ou bien une montre, en acompte sur l’avenir. Les femmes, pour le bel été, taillent des robes dans les parachutes, d’autres préfèrent cacher les parachutistes eux-mêmes. »

« C’est le fameux bombardement de Bétigny-les-Rateaux qui commence. Par vagues serrés, les forteresses volantes inaugurent le grand lâcher final. Des trains de bombes, torpilles, fusées, rockets, shrapnells, éclats gros comme des navires pleuvent sur les labours. Toute l’astucieuse machinerie à mixer les morts se met en branle. Je m’aplatis entre les choux, je rampe, mon carton à dessin à la remorque. Cloc ! le voilà percé d’un éclat. Toute mon œuvre à ce jour poinçonnée au même moment, curiosité pour la postérité… ha, ha, ha, ha ! ça y est, je me marre. Mes mâchoires claquent. Je meurs de peur et je ris à ne plus pouvoir avancer. J’en pisse de rire. La ferraille pleut autour de moi, grésille dans la rosée limpide. Je quatrepatte, je plaventre, je surledos, avance, nage, pissote, foirotte, tortille, claquedent et galipette dans la boue. Je suis infusoire, flagellé vert, amibe, hydre d’eau douce, H2O, bicarbonate de soude, fumée d’azote. Je coud’enterre, nombril en S, danse du ventre, roulement à billes, serpente, tortillou, nage papillon, vert de peur, de terre, de n’importe quoi dans la gadoue. Et les usines entières se déversent sans relâche. Toutes les merdeuses zones industrielles de Brooklyn à Sing-Sing, les quartiers honteux, échelles de fer, gratte-ciel en morceaux, ponts suspendus sont balancés par-dessus bord sur Bétigny-les-Rateaux. À coups de pied, on nous les expédie du ciel. L’Hudson en tronçons, acier liquide, boulons et contre-écrous se fichent en terre. Tout le trop-plein. Ford, General Motors, se débarrassent des invendus. Voitures entières s’enfoncent dans la glèbe, explosent en plein Millet. Bourrées de nitroglycé, juste ce qu’il faut pour être aussi meurtrières que possible, les Cadillac, pare-brise, en miettes, portières, roues de secours, V8, triples carburateurs à masturbation sphérique, culbuteurs, soupapes et vilebrequins dégringolent avec tous les chevaux de l’Apocalypse dans un rythme, une pulsation syncopée digne du pire Harlem. Disques explosifs, stylos piégés, chewing-gum à retardement spécialement étudiés pour décervelage éclair, machines à laver, machines infernales déguisées en bloc opératoire, frigos incendiaires, vieilles fabriques de chaussures, gares de triage abandonnées avec wagonnets, rails et aérodynamiques locomotives, autoroutes démodées sans parler de tous les cimetières de ferrailles pourries, marteaux-pilons rouillés, fils de fer phosphorescents et volcans liquides, zizis sournois, chichis usinés spécialement pour blessures incurables, déluge barbare exporté en plein angélus. Enfer du ciel ! »

Puis c’est la Libération : il joue un peu au résistant, est arrêté comme collabo ou milicien par la police française (tout le monde n’est d’accord que sur une seule chose, l’exécration des Juifs) : c’est dans le registre grotesque.
Il dessine à Montparnasse, est sujet à des nausées quand il ne rêve pas de sexe : son délire libidinal (et maritime), cauchemar d’enivré, m’a ramentu Henry Miller.
Puis ce sera Lula avec le second volume de ces mémoires contorsionnées.

\Mots-clés : #autobiographie #deuxiemeguerre #enfance #exil #humour #jeunesse #relationenfantparent #sexualité #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 18 Avr - 12:23
 
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Sujet: Serge Rezvani
Réponses: 13
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Pierre Bergounioux

Carnet de notes 1980-1990

Tag enfance sur Des Choses à lire Carnet10

Journal commencé à la trentaine, où Bergounioux note pour s’en souvenir les faits saillants de sa vie quotidienne (y compris la météo, à laquelle il est très sensible, étant plus rural qu’urbain) entre la Corrèze et la région parisienne, minéralogie, entomologie, pêche (à la truite), peinture, modelage, travail du bois puis de la ferraille, piano, archéologie préhistorique, descriptions (paysages, oiseaux), rêves nocturnes, ennuis de santé (lui et ses proches), famille et amis, son travail d’enseignant, et surtout ses copieuses lectures (et sa bibliophilie !), ses études qu’il prolonge ainsi, et ses souvenirs d’enfance (sa « vie antérieure », jusque dix-sept ans).
« Sur les zinnias voletaient Flambés et Machaons, ainsi que l’insaisissable Morosphinx. Jamais il ne se posait. Il oscillait dans l’air au-dessus du calice des fleurs, dans lequel il plongeait sa longue et fine trompe noire. Je n’ai jamais réussi, alors, à m’en emparer. J’en étais venu à le regarder comme une créature des rêves. Je percevais avec perplexité, avec dépit, l’existence de deux ordres, l’un que nos désirs édifient spontanément, l’autre, décevant, des choses effectivement accessibles, et l’impossibilité de franchir sans dommage ni perte la frontière. Est-ce que je m’en suis ouvert à quelqu’un ? Ai-je demandé des éclaircissements à ce sujet ? Peut-être. Papa aime à répéter, sardoniquement, que je fatiguais déjà tout le monde de questions. Mais je ne garde pas souvenir d’avoir obtenu la réponse. »

« Laver, nourrir, habiller les petits nous prend un temps infini. Comme la génération qui se forme pèse sur l’âge intermédiaire où nous sommes entrés, entre la dépendance à laquelle on est réduit, quand on commence, et celle où l’on va retomber avant de finir. »

« Ensuite, je peins – approches de la ville, avec, au premier plan, un canal, puis, sans l’avoir voulu, la façade de quelque château, flanqué de masures. À l’origine, c’était un pont sur l’eau à quoi j’ai fait faire un quart de tour. Quelque chose est apparu. Je ne parviens jamais de façon concertée à un résultat. Ce qui résulte d’un dessein arrêté est d’une banalité sans remède. C’est dans un angle mort, une dimension négligée, d’abord, d’un geste involontaire, que naissent la demeure des songes, la rive inconnue, la fête mystérieuse. »

« Toujours des soulèvements d’inquiétude, des éclairs d’angoisse, la crainte soudaine, panique, que le sursis qui me tient lieu de vie va prendre fin, que l’heure a sonné. Et ma réaction immédiate, indignée : qu’il est bien tôt, que j’ai beaucoup à faire, encore, qu’il me reste à connaître, à expérimenter, à aimer. »

« Tenté, au retour, de faire des essais de drapé avec du plâtre coulé dans un sac poubelle. J’avais été frappé, en avril, lors de la construction de la terrasse, des plis et volutes du ciment tombé, frais, dans la toile plastique froissée. Le résultat est décevant. Comment pourrait-il en aller autrement, au premier essai ? Et puis il faut que je revienne à ma lecture. Si j’excepte cette occupation dévorante, infinie, j’aurais bâclé ma vie, désireux que j’étais de répondre à l’appel de mille choses et conscient, tragiquement, qu’elle est trop brève pour pouvoir m’attarder plus qu’un court instant auprès de chacune d’elles. Comment étudier, pêcher, traquer les bêtes, chercher les pierres, les fossiles, peindre, modeler, menuiser, fondre, forger, rêver, respirer, regarder de tous ses yeux, être époux et père, professeur, fils et camarade, apprendre, avancer, ne pas oublier, ne jamais céder quand je suis sous la menace chronique d’être pris à la gorge sans rémission ? »

Début 1983, Bergounioux commence à écrire de la littérature.
« Malgré la fatigue, je reprends mon récit au commencement. J’essaie de le purger des approximations, des gaucheries. Je fais des phrases trop longues. C’est un de mes vices. Je me crois tenu, par mimétisme, d’envelopper une chose dans une seule et unique coulée syntaxique alors que, justement, le registre symbolique est autonome, relativement. »

Sa vie est partagée entre deux pôles, le travail dans l’Île-de-France, la nature pendant les vacances scolaires dans le Midi – et aussi le travail professionnel versus son « bureau » où il s’échine.
Ses phares sont Flaubert, Faulkner, Beckett, mais pas les seuls auteurs appréciés.
« Je lis les Chroniques italiennes de Stendhal avec un grand bonheur. Mais il a un âcre revers. Tout ce que je pourrais écrire s’en trouve terni. »

« Ensuite, j’extrais mes dernières lectures. Mais j’ai peu de preuves à présenter au tribunal qui siège en moi et me somme, le soir, d’expliquer, si je peux, ce que j’ai fait de ma journée. »

« Dans la même nuit, nous avons brisé le sortilège qui nous condamne à l’exil aux portes de Paris, traversé quatre cents kilomètres de ténèbres et de pluie, atteint le seuil de la seule existence que je sache, du seul monde qui lui fasse écho. »

« Je ne saurais lire puisque je suis parmi les choses. »

« Je regarde une émission de la série Histoires naturelles consacrée à la pêche au sandre. Les images du bord de l’eau, la lente marche du fleuve m’exaltent et m’accablent. J’aurais pu, moi aussi, passer des jours sur la rivière, dans l’oubli miséricordieux de tout. J’ai connu ce bonheur sans soupçonner qu’il me serait retiré bientôt. J’ai eu de ces heures, sur la Dordogne, et puis j’ai découvert, à dix-sept ans, qu’il semblait permis de comprendre ce qui nous arrivait, que cela se pouvait, et j’ai cessé de vivre. »

« J’esquisse un plan, jette, dirait-on, des grains de sable dans le vide, autour desquels pourraient se former des concrétions. Il me manque toujours l’arête. Je m’en remets sur l’avancée d’apporter ses propres rails, d’engendrer sa substance. Les mots, en revanche, tombent d’eux-mêmes, épousent la vision. »

« Je n’ai toujours pas pris mon parti de ne plus m’appartenir. »

« Paris excède la mesure de l’homme, la mienne, du moins. »

« La question est de savoir s’il est préférable de vivre ou de se retirer de la vie pour tenter d’y comprendre quelque chose, qui est encore une façon de vivre, mais combien désolée, amère, celle-ci. »

« Et comme je travaille de mes mains, et que je suis ici [les Bordes, en Corrèze], mes vieux compagnons, le noir souci, la contrariété, le désespoir chronique m’ont oublié. »

« Je songe aux profonds échos que la disparition de Mamie a soulevés, aux grandes profondeurs cachées sous la chatoyante et fragile surface des jours. J’y pensais, hier matin, dans la nuit noire, quand tout dormait, et j’y pense encore. Et c’est cela, peut-être, qu’il faudrait essayer de porter au jour. C’est le moment. Les figures tutélaires de mon enfance s’en vont, sans avoir seulement soupçonné, je suppose, ce qui s’est passé et les concernait, pourtant, au suprême degré. J’ai atteint l’âge où l’on peut tenter de comprendre, de porter dans l’ordre second, distinct, de l’écrit ce qu’on a confusément senti : la vie saisie à des moments successifs qui s’éclairent l’un l’autre, à l’occasion de ces subites et brutales retrouvailles que les naissances, les décès, surtout les décès, provoquent de loin en loin, les grandes permanences et le changement, l’œuvre fatidique, effrayante du temps. »

« Je reste un très long moment à me demander si j’ai bien de quoi remplir six autres chapitres, songe à croiser les voix, donc à modifier le poids, l’importance, le sens des choses qui commandent, à leur insu, parfois, mais parfois en conscience, les agissements des générations successives, la destinée unique, reprise par trois fois, de l’individu générique, supra-individuel auquel, sous le rapport de la longue durée, s’apparente celui, périssable, en qui nous consistons. »

« C’est à la faveur de ces instants limitrophes que m’apparaissent la hâte folle, la fureur concentrée qui m’emportent depuis ma dix-septième année et m’arrachent aux instants, aux lieux, aux êtres parmi lesquels nous aurons vécu, respiré. Toujours hors de moi, la tête ailleurs, l’esprit occupé de choses qui ne sont que dans les livres, ou alors du passé ou encore des éventualités redoutables, sans doute insurmontables, qui peuplent l’avenir. Et le seul bien véritable, le présent, ses authentiques et charmants habitants, je n’en aurai pas connu le goût, la douceur, la simple réalité. »

Bergounioux s’acharne, se force à écrire chaque jour – quand il en a le loisir.
« Je lance lessive sur lessive, range tout ce qui traîne partout, descends faire quelques achats, conduis Jean à sa dernière leçon de piano de l’année. Comment travailler ? Il ne me semble pas tant faire ce qu’il paraît, les courses, de la cuisine, prendre soin des petits, enseigner, etc. que combattre l’envahissement chronique de la vie, du métier, du chagrin, de tout, afin d’avoir un peu de temps pour la table de travail, méditer, endurer les affres sans nom de la réflexion, de l’explicitation. C’est un souci de chaque instant, une hantise vieille de vingt-deux ans et qui me ronge comme au premier jour. »

« Enfoncé dans la tâche d’écrire dont j’ai retrouvé, reconnu la rudesse, l’âpreté, le tempo – la facilité toute relative du matin, les lenteurs et les pesanteurs de l’après-midi, l’hébétude où je finis. C’est d’entrée de jeu qu’il faut emporter le morceau, arracher au vide rebelle, à l’opposition de la vie au retour réflexif, le sens de ce qui a eu lieu, le chiffre des heures passées. La violence du geste inaugural, et en vérité de cette occupation contre nature, dépasse de beaucoup celle que je mobilise, à l’atelier, contre les bois durs, l’acier. Que je relâche si peu que ce soit la pression à laquelle il faut soumettre la vapeur du souvenir, l’impalpable matière de la pensée, et la plume cesse de courir, le fil rompt. Je réussis à couvrir la deuxième page vers trois heures de l’après-midi après avoir douté, à chaque mot, d’extorquer le suivant, et un autre, encore, à l’inexpiable ennemi. C’est pur hasard, me semble-t-il, s’il a cédé. L’espoir s’est évanoui. On recommence, pourtant, puisque là est le chemin, et c’est ainsi qu’un autre terme vient, qu’on s’empresse, incrédule, d’ajouter au précédent. Et c’est à ce régime que je vais me trouver réduit pour des mois. »

« Je ne suis pas encore sorti de la voiture qu’un type à l’air malheureux, misérable, vient me demander une pièce. Il se passe des choses graves, que les rues soient pleines de gens qui mendient, qu’on soit partout et continuellement sollicité. »

« Les petits qui tournicotent sans rien faire m’irritent beaucoup. Mais c’est – j’essaie de me le rappeler – le privilège de l’âge où ils sont encore de n’avoir pas à compter, de dilapider les heures, les jours en petit nombre qui nous sont alloués. J’en ai usé, moi aussi, à leur âge, en très grand seigneur avant de me faire épicier. »

« Je me lève à six heures. Il s’agit de mordre sur le nouveau chapitre. Les premières lignes me coûtent mille maux. Je passe par toutes les couleurs de la désespérance. Partout, la muraille ou le puits, comme dans le conte d’Edgar Poe. Il doit être neuf heures lorsque les premiers mots apparaissent sur la page. Les mots d’Helvétius sur le malheur d’être et la fatigue de penser me reviennent. Dans l’intervalle, un jour clair et tiède s’est levé. C’est l’été de la Saint-Martin. Je m’acharne, gagne deux mots, trois autres un peu plus tard. À midi, j’aurai progressé d’une page. »

« La difficulté d’écrire se dresse, intacte, malgré les années. Je devine le grouillement obscur des possibles, l’enchevêtrement des thèmes, la confusion première, foncière, peut-être définitive de l’esprit aussi longtemps qu’il n’a pas fait retour sur lui-même, passé outre à l’interdit qui lui défend de se connaître, de porter en lui-même ordre et clarté. »

« Je lis La Psychologie des sentiments de Th. Ribot. Ce qu’il dit du sentiment esthétique est étrangement conforme à ce que j’ai toujours éprouvé, sous ce chef : un besoin aussi impérieux que la soif et la faim, plus impérieux, en vérité, plus violent, ab origine. »

« Je reprendrai plus tard la fin, qui est très insatisfaisante. Je reviens au début pour la première passe de rabotage. Il est deux heures et demie de l’après-midi lorsque j’ai grossièrement élagué le premier chapitre. La dialectique abstruse du deuxième m’arrête net et j’ai un accès de détresse. Jamais je ne serai content. Toujours mon esprit revient buter sur son insuffisance essentielle, son incurable infirmité. »

C’est une figure opiniâtre qui se dégage de ce journal, avec en filigrane un grand élan vers l’authenticité.
J’ai lu avec plaisir ces carnets, comme une histoire, tant le propos est bien énoncé, l’écriture agréable, la syntaxe soignée et riche le vocabulaire. Bien sûr cette lecture est laborieuse, puisqu’il s’agit d’un journal, donc non structuré, où abondent les récurrences des évocations de peines diverses ; mais les préoccupations de Bergounioux, les soucis qu’il consigne plus volontiers que les satisfactions, recoupent souvent les nôtres.

\Mots-clés : #autobiographie #creationartistique #ecriture #education #enfance #famille #journal #mort #nature #relationenfantparent #ruralité #urbanité #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 14 Mar - 11:20
 
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Sujet: Pierre Bergounioux
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Hubert Haddad

Opium Poppy

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Camir, Centre d’accueil des mineurs isolés et réfugiés : Alam l’Afghan de onze-douze ans est parmi les autres (dont Diwani, rescapée tutsie), et doit apprendre une nouvelle langue, une société autre.
« Grands et petits, ceux du Mali et du Congo, ceux du Pakistan, les Kurdes d’Anatolie, les réfugiés blêmes du Caucase, tous les élèves se dressent d’un seul bond, comme affranchis d’une chape d’indignité, et recouvrent dans les couloirs les allures flottantes du désarroi. »

Kandahar :
« Mais elles voulaient apprendre à lire et à calculer. Chaque jour, elles repartaient gaiement au lycée. Un matin, des garçons en moto leur ont coupé le chemin. Ils ont soulevé leurs voiles. Avec des pistolets à eau, comme pour jouer, ils ont arrosé leurs visages. Alam griffe la purée de sa fourchette. Il soupçonne avec effroi un vague lien entre son assiette et les dérives de son esprit. Les belles jeunes filles, il les imagine tête nue, les cheveux brûlés, la face sanguinolente et déformée comme un derrière de singe. Le vitriol efface d’un coup la rosée miraculeuse des visages. Il n’y a plus personne dans la maison du souvenir… »

Alam est en fait l’Évanoui (Alam le Borgne est son frère aîné) ; il a vécu au village de montagne, puis en ville.
« Sa vie jusque-là s’était partagée entre les maigres pâtures, les champs de pavots et son village à l’aspect de ruines exhumées ; tant que les insurgés se terraient dans leurs repaires, l’appel du muezzin et la traite des brebis suffisaient à rythmer les jours. »

Parvenu en France, il s’évade du Camir dans Paris, et côtoie les divers sans-abris et migrants.
« On part découragé, en lâche ou en héros, dans l’illusion d’une autre vie, mais il n’y a pas d’issue. L’exil est une prison. »

Une belle description des ruines urbaines de la zone des Vignes où se réfugient les marginaux, souvent délinquants.
« Une glaciale impression de déshérence s’étend sur cette zone où le piéton ne s’aventure qu’une fois fourvoyé, croyant couper les distances entre le canal de l’Ourcq, les gares à jamais hantées de Drancy et de Bobigny, et l’immense champ de morts de Pantin où les allées ont des noms d’arbre. Nulle part, serait-ce dans les pires îlots de La Courneuve ou de Clichy, la solitude n’arbore un tel aspect de coupe-gorge sans issue. »

Retour sur son enfance (récit alterné entre l’Afghanistan et la France, ses passé et présent), qui a lieu après la première prise de pouvoir des talibans.
Son frère ainé a rejoint le Djihad ; l’Évanoui le retrouvera par hasard, deviendra enfant-soldat, et le tuera comme on l’en enjoint car il aurait trahi, et parce qu’il lui apprend être de ceux qui ont vitriolé Malalaï, sa voisine qui fréquentait l’école et son seul rayon de bonheur.
« On égorgeait et massacrait sans haine, comme les moutons de l’Aïd el-Kebir, par sacrifice de soumission à la loi. Dieu se chargeait de remplacer les fils des hommes morts à la guerre par des béliers et des chèvres couchés sur le flanc gauche aux portes du paradis, dans la gloire de l’au-delà. »

Les talibans ont entraîné l’Évanoui au combat et au martyre.
« Ce dernier était plutôt disposé au sacrifice. Lorsque les balles remplacent les mots, l’instinct de vie s’étiole avec l’espérance. Le spectacle continu des corps en souffrance, des amputés, des exécutés pour l’exemple tourne vite à la farce. »

« Rien n’échappe à la violence ; le monde n’existe plus. On égorge l’agneau et l’enfant d’un même geste. Dès qu’une femme rit trop fort ou danse avec un autre, on l’attache et l’assomme de pierres aiguës. Chaque homme est trahi par son ombre. Une hallucination guide des somnambules aux mains sanglantes d’un cœur arraché à l’autre. »

Gravement blessé, l’Évanoui a été pris en charge par la coalition occidentale et le Croissant rouge dans un camp de réfugiés dont il s’enfuit. Au terme d’un périple via l’Iran, la Turquie puis la Bulgarie ou la Macédoine et l’Italie, il atteint Paris où il est plus ou moins recueilli par Yuko le Kosovar, caïd des trafics de drogue et d’armes du squat, qui le protège plus ou moins, ainsi que Poppy la junkie.
Rendu saisissant de l’existence de réfugiés en France, et dans leur pays d’origine, ainsi que d’une jeunesse "perdue".

\Mots-clés : #contemporain #enfance #exil #guerre #immigration #jeunesse #social #terrorisme #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Lun 5 Fév - 10:19
 
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Sujet: Hubert Haddad
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Eugène Dabit

L'Hôtel du Nord

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Juste après-guerre, les Lecouvreur, Émile et Louise, un couple d’ouvriers avec un fils, Maurice, reprennent L'Hôtel du Nord, près du quai de Jemmapes sur le canal Saint-Martin.
« Au fil du canal, des péniches glissaient, lentes et gonflées comme du bétail. »

C’est un hôtel populaire, assez pauvre, où les « locataires » vivent presque en famille. La bonne, c’est Renée, qui vit là avec son amant, plutôt brutal.
« Elle l’avait rendu exigeant et difficile. La vie à deux use le cœur d’un homme. Pierre ne lui parlait plus jamais d’amour. »

Enceinte, Pierre la quitte ; les Lecouvreur la gardent, son fils en nourrice à la campagne meurt, des hommes la fréquentent, elle doit s’en aller.
Beaucoup d’histoires de couples, parfois drôles souvent tristes, ou sordides, comme autant d’épisodes en courts chapitres sur la clientèle : les anciens, les familles, les jeunes ouvriers, les gens de passage, et la « boutique » avec les joueurs de manille, les ivrognes, les « camionneurs » des écuries voisines, les pêcheurs…
Une autre évocation douce-amère de ce Paris populaire disparu.

\Mots-clés : #enfance #nostalgie #urbanité #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Dim 28 Jan - 11:09
 
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Julien Gracq

La Forme d’une ville

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Sous les auspices de Baudelaire, Rimbaud, Poe, Apollinaire, Breton et Verne, avec son admirable élocution si souple et léchée, Gracq évoque la géographie, mais aussi l’histoire de Nantes, avec notamment une étude de la ville et de sa campagne à leurs limites ou lisières. Lieu d’où s’envole l’imaginaire et, depuis, des images d’autres cités visitées, c’est d’une ville à la fois "formatrice" et en perpétuel changement qu’il se remémore.
« Un jeu de cartes postales, même « personnalisé », rien qu’en mettant à plat la masse, le volume émouvant et indivisible qu’est d’abord, pour le sentiment que nous en avons, une ville, la déshumanise, la dévitalise, plus qu’il ne la fait resurgir. Il est curieux que pour moi ces vues intérieures que je garde de Nantes vont jusqu’à revêtir un caractère résolument passéiste : elles refusent de prendre en compte les transformations opérées dans la ville depuis un demi-siècle ; elles constituent des documents d’archives intimes, classées et répertoriées, plutôt que de vrais souvenirs. »

Le lycée (entre jésuite et militaire) dans les années vingt :
« J’y ai fait de solides études, et je ne doute guère que le rendement scolaire de cette dure et brutale machine ait été, en fin de compte, pour mes camarades, et pour moi, supérieur d’assez loin, à temps égal, à ce qu’il est aujourd’hui. Mais le prix à payer était élevé. »

Fortement implanté dans la ville de Nantes (où j’ai séjourné, il y a quelques décennies), ce livre vaut sans doute surtout pour le familier des lieux, qui y retrouverait ses marques comme Gracq les siennes alors qu’il était jeune. Mais pas un mot sur le gros-plant, à peine sur le muscadet ; pourtant un vif souvenir de mes pérégrinations dans les cafés à l’époque…

\Mots-clés : #autobiographie #enfance #jeunesse #lieu #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 7 Sep - 12:02
 
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Kossi Efoui

Une magie ordinaire

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À l’annonce de l’hospitalisation de sa mère à Lomé, qu’il a quitté pour la France en tant que réfugié politique voici vingt ans, Kossi, qui a maintenant lui-même des enfants, se souvient de cette mère qui lui a apprit ses fondamentaux, comme la traduction de l’ewe en français et réciproquement, soit un pont entre les deux mondes, celui des colonisateurs et celui de ses origines. Il retrace en fait toute son enfance dans un milieu pauvre, et l’importance des livres pour lui. Venu à la poésie grâce notamment à Baudelaire, il est aussi manifestement imprégné de ses études de philosophie.
« « Aimez-vous les uns les autres », dit Jésus. Quand on sait que l’impératif du verbe « aimer » est une impossibilité en soi, il n’y a pas de religion de l’amour qui ne soit pur délire. Comme il n’y a pas de volonté de changer le monde qui ne procède d’un trouble de la personnalité et du jugement, puisque ce n’est pas le monde qui a besoin d’être changé ni d’être sauvé, mais les hommes qui ont besoin, chacun, de se soigner. »

Ce livre m'a plu, et pas seulement parce qu’il m’a ramentu ce pays aux frontières artificielles qui séparent un peuple en trois, celui aussi des arbres sacrés et des vivantes veillées funèbres : j’ai été fort sensible à ses gens, et c’est encore le cas avec cet auteur.

\Mots-clés : #autobiographie #enfance #exil #relationenfantparent #temoignage
par Tristram
le Lun 14 Aoû - 13:16
 
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Marcel Jouhandeau

La Jeunesse de Théophile – Histoire ironique et mystique

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Théophile Brinchanteau naît avec un bec-de-lièvre vers la fin du XIXe dans une petite ville de province. Enfance saturée de religion, surtout sous l’autorité aimante de tante Ursule, demeurée demoiselle.
« Théophile ne parlait jamais avec les siens pour parler. On ne savait pas chez lui prendre son plaisir aux paroles. Les gens du peuple ne parlent que pour nuire ou être utiles. »

Belle page sur la dentelle de tante Ursule :
« Toute la vie de famille et la vie intérieure de tante Ursule y était représentée. Aucun événement joyeux ou malheureux qui n’eût son souvenir de dentelle dans le livre endormi sous un triple fermoir de rubans. La mystique et l’élégance des cinquante dernières années de la paroisse s’y résumaient en images subtiles. Renaissance, Richelieu, Cluny, Vosges, Angleterre, — la géographie et l’histoire du monde y avaient leur part. »

À sa mort, c’est une galerie hallucinée de portraits champêtres, des fous parmi les fantômes.
« Tante Ursule avait essayé de donner à l’enfant l’exemple de n’être ému par rien ni personne. Le travail quotidien et le souci d’un avenir doré suspendu à la chaîne fragile de toutes les heures de la vie, un instant de repos chaque jour dans un jardin minuscule devaient garder Théophile de tout étonnement, de la curiosité, du trouble. Heureusement les folles et les fous d’alentour se levèrent-ils pour fermer les yeux des idoles et pour éveiller sa raison. Dès lors, la courte philosophie de tante Ursule ne lui suffit plus. »

Jeanne, qui fut carmélite (et l’aime), lui fait connaître la nature et Dieu, passage (de nouveau assez onirique) de « son adolescence pieuse et craintive, casanière de l’habitude atavique et mal propre à l’aventure. »
Lorsqu’il obtient une chambre à soi, lui qui « se sentait différent de toute sa ville », Théophile, plutôt introverti, angoissé et passif, devient de plus en plus mystique, collectionnant avec enthousiasme les statuettes de la Vierge.
« Il retrouvait dans ses propres yeux le regard de Raphaël ou de Murillo pour dénaturer en beauté la laideur vulgaire des images de femme que lui vendait la sacristine de sa paroisse. »

Vu de sa fenêtre, d’entre ses jolis rideaux, son père (qu’il n’aime pas), et une voisine :
« Au pied de la tour, sur un angle cimenté, le boucher, vêtu de linges blancs, armé d’un grand couteau et suivi de deux acolytes venait immoler des moutons et des chevreaux. Leur bêlement s’exhalait avec la vie. Avant de mourir, ils évoquaient au fond de la cour l’odeur de l’étable où ils étaient nés, les champs où ils avaient couru parmi la bruyère et le thym, tous les paysages de la terre que garde un pasteur. Le berger apparaissait en larmes, penché sur un ruisseau de sang. »

« Quand elle voulait prendre l’air ou s’exposer l’été au soleil, elle soulevait ses seins sur ses deux bras nus et les déposait lentement sur la pierre de l’accoudoir. Sa gorge était nue comme ses bras. Seule, une toile blanche, épaisse, bordée de dentelle, voilait la poitrine dont on aurait eu peur. »

Long exposé des messes pascales, rites fastueux d’une dévotion catholique encore éblouissante en ce début du XXe.
Une pieuse et dominatrice dame du monde, madame Alban, sépare Théophile de son amie Jeanne, et le prépare à la Perfection, c'est-à-dire qu’elle l’accapare de façon ambigüe sous couvert de le faire étudier, lui qui se destine (apparemment) au sacerdoce – mais saura-t-il enfin assumer son prénom ?
Ce roman largement inspiré de la biographie de l’auteur ne m’a guère plu, dans le fond comme la forme, assez mièvres ; dans ses meilleurs moments, il m’a ramentu Huysmans.

\Mots-clés : #autobiographie #enfance #initiatique #jeunesse #relationenfantparent #religion
par Tristram
le Ven 11 Aoû - 12:42
 
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Joe Wilkins

La Montagne et les Pères

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Souvenirs d’enfance à la ferme retirée dans le Big Dry, dans l’est du Montana, du côté de Melstone dans le comté de Musselshell, une contrée où la vie est dure.
« Les serpents compliquent et présagent, ils se déplacent comme un vent rampant, ils se cachent à découvert. »

Élevage ou chasse, « Dans le Big Dry, il fallait tuer pour vivre »…
Le grand-père maternel et ses histoires (qui auront un rôle déterminant dans son existence : les « fragments du corps de mon grand-père ») ; sa mère, indépendante et engagée, démocrate (on est principalement républicain dans la région, et profondément croyant).
« Chaque année, songe-t-elle, un peu plus vieille, un peu plus moi-même. »

Et son père, ce roc mourant d’un cancer quand il a neuf ans.
Les amis paternels, pêcheurs et chasseurs, puis sa grand-tante, lithographe à Billings, ensuite le professeur qui un temps comble son besoin de père. Un autre enseignant marquant, et les livres ; et les rêves d’ailleurs.
Sécheresse, inondation, incendie, sauterelles… Alcool, armes à feu… Le ranch du grand-père, que seul son père aurait su gérer, est vendu. Beaucoup de fermiers perdent leurs terres.
« La terre du Big Dry était mauvaise, mais nous faisions de notre mieux pour la rendre fertile.
Nous canalisions la rivière pour irriguer, nous abattions les peupliers et labourions jusqu’au lit de la rivière, nous disposions des bidons usagés d’huile à moteur pour piéger les sauterelles. Nous aspergions les champs pour éliminer les centaurées et les graminées, nous fertilisions et irriguions et arrosions de désherbant le chiendent. Nous passions des nuits entières dans la bergerie à extraire des agneaux en siège, nous vermifugions et vaccinions et écornions, nous donnions à manger des tonnes et des tonnes de maïs. Et quand rien de tout cela ne fonctionnait, quand les foins brûlaient toujours au soleil et que les sauterelles s’abattaient sur les cultures tel le septième sceau de l’Apocalypse, et que les moutons n’avaient plus que la peau sur les os sous le ciel brûlant, quand ces mauvaises terres prenaient malgré tout le dessus sur nous, alors nous priions. Et quand les prières étaient inefficaces, nous blasphémions. Puis nous jetions les cadavres dans la fosse à ossements et retentions notre chance – plus sérieusement encore, cette fois, nos rouages graissés par une nouvelle dose de bile.
Même si c’était bien fait, on ne pouvait pas appeler ça gagner sa vie ; ce n’était qu’une série d’agonies ritualisées. Et ce n’est pas pour dénigrer un mode d’existence. C’est simplement pour dire les choses telles qu’elles sont. Vivre de la terre, n’importe quelle terre, est difficile. Vivre de ces mauvaises terres, cette partie de plaines d’altitude le long des contreforts orientaux des Rocheuses qu’on appelait jadis le Grand Désert Américain, était presque impossible. Surtout quand les lois agricoles ont changé sous Nixon et Reagan, quand nous sommes passés d’un élevage de moutons, de vaches et de poules, d’une culture de blé, de froment et d’avoine et d’un peu tout, à l’élevage de vaches et la culture de maïs, point final. C’est environ à cette époque aussi que les étés se sont faits plus longs et les hivers plus courts, que les torrents printaniers qui alimentaient autrefois les ravines se sont asséchés. Et même à ce moment-là, nous n’avons rien cherché à changer. Nous ne nous sommes pas défendus ni instruits. Nous nous sommes contentés de plier et de nous endurcir, de travailler davantage – davantage d’emprunts à la banque, davantage d’hectares pâturés jusqu’à la terre nue, davantage de produits chimiques dispersés à travers la région. »

« C’était une violence lente et psychologique. Et la plupart d’entre eux retournèrent cette violence contre eux-mêmes. »

« À la télévision, les politiciens évoquaient ce projet-ci ou celui-là, afin de venir en aide à l’Amérique rurale, mais quelqu’un avait parfaitement compris de quoi il retournait : on mit en service une permanence téléphonique contre le suicide dédiée spécifiquement aux fermiers et aux exploitants ruinés, obligés de vendre, qui se trouvaient soudain piégés dans un monde qu’ils ne reconnaissaient pas. »

« Reprenons donc : comment tout débute avec les caprices du vent et de la nécessité, ou peut-être juste dans un bref instant de stupidité ; comment l’échec et la honte, en l’espace d’une seconde, deviennent si impossiblement lourds, un sac de pierres qu’il faut hisser sur son épaule ; comme ils se muent en peur ; et comme la peur éclate un jour en vous – une lente implosion, une détonation à vous briser la nuque.
Ce n’est pourtant pas ainsi que doivent forcément se passer les choses. Nous échouerons, nous continuerons à agir parfois sans raison valable, nous porterons à jamais le fardeau de l’échec et de la honte – mais c’est là, me semble-t-il, que tout peut changer : il existe une sorte de fascination terrible et facile, proche de la peur mais qui n’est pas de la peur. C’est le fait de comprendre le sang qui sèche sur nos mains, le paquet de viande emballée par nos soins qu’on sort du congélateur. C’est accepter la beauté habituelle de nos journées, c’est respecter le labeur de subsistance. C’est comprendre qu’il n’est pas nécessaire de posséder la terre pour être issus de la terre, c’est admettre que nous vivons tous sur ces terres et que nous assumons la responsabilité de cette violence infligée au sol par nos simples existences. C’est reconnaître combien les histoires nous trompent, combien les histoires nous sauvent. C’est d’avoir entendu les deux versions et, dans nos instants d’intenses difficultés, c’est de conter l’histoire qui nous sauvera. »

« Loin dans la prairie, la malchance et les mauvais choix ne faisaient qu’un, l’échec était l’unique péché impardonnable, car nous devions avoir une foi inébranlable en notre capacité à vivre de ces terres ingrates. Nous devions croire que c’était possible, que ce n’était pas de la folie. […]
Nous tournions donc le dos à toute forme d’échec, nous n’accusions ni le projet, ni le vent, ni les nécessités, mais la personnalité des participants. »

D’où le refus de toute forme d’assistance gouvernementale.
À mi-chemin de l’autobiographie et du témoignage, Joe Wilkins rapporte une à une, grosso modo chronologiquement, des scènes qui lui restent, parfois de brefs instantanés. Vers la fin du livre, il développe ses réflexions sur ses difficultés d’intégration et surtout celles de la région.

\Mots-clés : #autobiographie #enfance #famille #lieu #nature #ruralité #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Dim 28 Mai - 13:49
 
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Sujet: Joe Wilkins
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Jean-Marie Blas de Roblès

Dans l'épaisseur de la chair

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Le roman commence par un passage qui développe heureusement la superstition des marins, ici des pêcheurs à la palangrotte sur un pointu méditerranéen, Manuel Cortès, plus de quatre-vingt-dix ans, et son fils, le narrateur. Ce dernier veut recueillir les souvenirs paternels pour en faire un livre. Et c’est accroché au plat-bord de l’embarcation dont il est tombé, seul en mer, qu’il commence le récit de la famille, des Espagnols ayant immigré au XIXe en Algérie pour fuir sécheresse et misère : des pieds-noirs :
« Le problème est d’autant plus complexe que pas un seul des Européens qui ont peuplé l’Algérie ne s’est jamais nommé ainsi. Il faut attendre les derniers mois de la guerre d’indépendance pour que le terme apparaisse, d’abord en France pour stigmatiser l’attitude des colons face aux indigènes, puis comme étendard de détresse pour les rapatriés. Il en va des pieds-noirs comme des Byzantins, ils n’ont existé en tant que tels qu’une fois leur monde disparu. »

À Bel-Abbès, ou « Biscuit-ville », Juan est le père de Manuel, antisémite comme en Espagne après la Reconquista, et « n’ayant que des amis juifs »… Ce sont bientôt les premiers pogroms, et la montée du fascisme à l’époque de Franco, Mussolini et Hitler.
« En Algérie, comme ailleurs, le fascisme avait réussi à scinder la population en deux camps farouchement opposés. »

« Le Petit Oranais, journal destiné "à tous les aryens de l’Europe et de l’univers", venait d’être condamné par les tribunaux à retirer sa manchette permanente depuis 1930, un appel au meurtre inspiré de Martin Luther : "Il faut mettre le soufre, la poix, et s’il se peut le feu de l’enfer aux synagogues et aux écoles juives, détruire les maisons des Juifs, s’emparer de leurs capitaux et les chasser en pleine campagne comme des chiens enragés." On remplaça sans problème cette diatribe par une simple croix gammée, et le journal augmenta ses ventes. »

Est évoquée toute l’Histoire depuis la conquête française, qui suit le modèle romain.
« Bugeaud l’a clamé sur tous les tons sans être entendu : "Il n’est pas dans la nature d’un peuple guerrier, fanatique et constitué comme le sont les Arabes, de se résigner en peu de temps à la domination chrétienne. Les indigènes chercheront souvent à secouer le joug, comme ils l’ont fait sous tous les conquérants qui nous ont précédés. Leur antipathie pour nous et notre religion durera des siècles." »

« Cela peut sembler incroyable aujourd’hui, et pourtant c’est ainsi que les choses sont advenues : les militaires français ont conquis l’Algérie dans une nébulosité romaine, oubliant que le songe où ils se coulaient finirait, comme toujours, et comme c’était écrit noir sur blanc dans les livres qui les guidaient, par se transformer en épouvante. D’emblée, et par admiration pour ceux-là mêmes qui avaient conquis la Gaule et gommé si âprement la singularité de ses innombrables tribus, les Français ont effacé celle de leurs adversaires : ils n’ont pas combattu des Ouled Brahim, des Ouled N’har, des Beni Ameur, des Beni Menasser, des Beni Raten, des Beni Snassen, des Bou’aïch, des Flissa, des Gharaba, des Hachem, des Hadjoutes, des El Ouffia, des Ouled Nail, des Ouled Riah, des Zaouaoua, des Ouled Kosseir, des Awrigh, mais des fantômes de Numides, de Gétules, de Maures et de Carthaginois. Des indigènes, des autochtones, des sauvages. »

« Impossible d’en sortir, tant que ne seront pas détruites les machines infernales qui entretiennent ces répétitions. »

Dans l’Histoire plus récente, le régime de Vichy « réserva les emplois de la fonction publique aux seuls Français "nés de père français" », et fit « réexaminer toutes les naturalisations d’étrangers, avec menace d’invalider celles qui ne seraient pas conformes aux intérêts de la France. Ces dispositions, qui visaient surtout les Juifs sans les nommer, impliquaient l’interdiction de poursuivre des études universitaires. »
« Exclu du lycée Lamoricière, André Bénichou, le professeur de philo de Manuel, en fut réduit à créer un cours privé dans son appartement. C’est à cette occasion qu’il recruta Albert Camus, lui-même écarté de l’enseignement public à cause de sa tuberculose. Et je comprends mieux, tout à coup, pourquoi l’enfant de Mondovi, coincé à Oran, s’y était mis à écrire La Peste. »

Manuel se tourne vers la pharmacie, puis la médecine, s’engage pendant la Seconde Guerre, et devient chirurgien dans un tabor de goumiers du corps expéditionnaire français en Campanie.
« Sur le moment, j’aurais préféré l’entendre dire qu’il avait choisi la guerre « pour délivrer la France » ou « combattre le nazisme ». Mais non. Il s’était presque fâché de mon insistance : Je n’ai jamais songé à délivrer qui que ce soit, ni ressenti d’animosité particulière contre les Allemands ou les Italiens. Pour moi, c’était l’aventure et la haine des pétainistes, point final. »

« Quand le tabor se déplaçait d’un lieu de bataille à un autre, les goumiers transportaient en convoi ce qu’ils avaient volé dans les fermes environnantes, moutons et chèvres surtout, et à dos de mulet la quincaillerie de chandeliers et de ciboires qu’ils pensaient pouvoir ramener chez eux. Ils n’avançaient que chargés de leurs trophées, dans un désordre brinquebalant et coloré d’armée antique. […]
Les autorités militaires offrant cinq cents francs par prisonnier capturé, les goumiers s’en firent une spécialité. Et comme certains GI ne rechignaient pas à les leur racheter au prix fort pour s’attribuer l’honneur d’un fait d’armes, il y eut même une bourse clandestine avec valeurs et cotations selon le grade des captifs : un capitaine ou un Oberstleutnant rapportait près de deux mille francs à son heureux tuteur ! »

« Officiellement, la circulaire d’avril 1943 du général Bradley était très explicite sur ce point : pour maintenir le moral de l’armée il ne fallait plus parler de troubles psychologiques, ni même de shell shock, la mystérieuse « obusite » des tranchées, mais d’« épuisement ». Dans l’armée française, c’était beaucoup plus simple : faute de service psychiatrique – le premier n’apparaîtrait que durant la bataille des Vosges – il n’y avait aucun cas recensé de traumatisme neurologique. Des suicidés, des mutilations volontaires, oui, bien sûr, des désertions, des simulateurs, des bons à rien de tirailleurs ou de goumiers paralysés par les djnouns, incapables de courage physique et moral, ça arrivait régulièrement, des couards qu’il fallait bien passer par les armes lorsqu’ils refusaient de retourner au combat, mais des cinglés, jamais. Pas chez nous. Pas chez des Français qui avaient à reconquérir l’honneur perdu lors de la débâcle.
Mon père m’a raconté l’histoire d’un sous-officier qu’il avait vu se mettre à courir vers l’arrière au début d’une attaque et ne s’était plus arrêté durant des kilomètres, jusqu’à se réfugier à Naples où on l’avait retrouvé deux semaines plus tard. Et de ceux-là, aussi, faisant les morts comme des cafards au premier coup d’obus. J’ai pour ces derniers une grande compassion, tant je retrouve l’attitude qui m’est la plus naturelle dans mes cauchemars de fin du monde. Faire le mort, quitte à se barbouiller le visage du sang d’un autre, et attendre, attendre que ça passe et ce moment où l’on se relèvera vivant, quels que soient les comptes à rendre par la suite.
Sommes-nous si peu à détester la guerre, au lieu de secrètement la désirer ? »

S’accrochant toujours à sa barque, le narrateur médite.
« Dès qu’on se mêle de raconter, le réel se plie aux exigences de la langue : il n’est qu’une pure fiction que l’écriture invente et recompose. »

Heidegger, le perroquet que le narrateur a laissé au Brésil et devenu « une sorte de conscience extérieure qui me dirait des choses tout en dedans », renvoie à Là où les tigres sont chez eux.
« Heidegger a beau dire qu’il s’agit d’une coïncidence dénuée d’intérêt, je ne peux m’empêcher d’en éprouver un vertige désagréable, celui d’un temps circulaire, itératif, où reviendraient à intervalles fixes les mêmes fulgurances, les mêmes conjonctures énigmatiques. »

Ayant suivi des cours de philosophie (tout comme Manuel qui « s’inscrivit en philosophie à la fac d’Alger »), Blas de Roblès cite Wole Soyinka (sans le nommer) :
« Le tigre ne proclame pas sa tigritude, soupire Heidegger, il fonce sur sa proie et la dévore. »

En contrepartie de leur courage de combattants, les troupes coloniales commettent de nombreuses exactions, du pillage aux violences sur les civils.
« Plus qu’une sordide décompensation de soldats épargnés par la mort, le viol a toujours été une véritable arme de guerre. »

Le roman est fort digressif (d’ailleurs la citation liminaire est de Sterne). Le narrateur qui marine et s’épuise évoque des jeux d’échecs, fait de curieux projets, met en cause Vasarely…
Après la bataille du monastère de Monte Cassino, la troupe suit le « bellâtre de Marigny » (Jean de Lattre de Tassigny) dans le débarquement en Provence, puis c’est la bataille des Vosges, et l’Ardenne.
À propos du film Indigènes, différent sur l’interprétation des faits.
À peine l’Allemagne a-t-elle capitulé, Manuel est envoyé avec la Légion et les spahis qui répriment une insurrection à Sétif, « un vrai massacre » qui tourne vite à l’expédition punitive (une centaine de morts chez les Européens, plusieurs milliers chez les indigènes). Blessé, il part suivre ses études de médecine à Paris, puis se marie par amour avec une Espagnole pauvre, mésalliance à l’encontre de l’entre-soi de mise dans les différentes communautés.
« Les « indigènes », au vrai, c’était comme les oiseaux dans le film d’Alfred Hitchcock, ils faisaient partie du paysage. »

« Après Sétif, la tragédie n’a plus qu’à débiter les strophes et antistrophes du malheur. Une mécanique fatale, avec ses assassinats, ses trahisons, ses dilemmes insensés, sa longue chaîne de souffrances et de ressentiment. »

Les attentats du FLN commencent comme naît Thomas, le narrateur, qui aborde ses souvenirs d’enfance.
« …] le portrait que je trace de mon père en me fiant au seul recours de ma mémoire est moins fidèle, je m’en aperçois, moins réel que les fictions inventées ou reconstruites pour rendre compte de sa vie avant ma naissance. »

OAS et fellaghas divisent irréconciliablement Arabes et colons. De Gaulle parvient au pouvoir, et tout le monde croit encore que la situation va s’arranger, jusqu’à l’évacuation, l’exode, l’exil. Mauvais accueil en métropole, et reconstruction d’une vie brisée, Manuel devant renoncer à la chirurgie pour être médecin généraliste.
Histoire étonnante des cartes d’Opicino de Canistris :
« À la question « qui suis-je ? », qui sum ego, il répond tu es egoceros, la bête à corne, le bouc libidineux, le rhinocéros de toi-même.
Il n’est pas fou, il me ressemble comme deux gouttes d’eau ; il nous ressemble à tous, encombrés que nous sommes de nos frayeurs intimes et du combat que nous menons contre l’absurdité de vivre. »

Regret d’une colonisation ratée…
« Ce qu’il veut dire, je crois, c’est qu’il y aurait eu là-bas une chance de réussir quelque chose comme la romanisation de la Gaule, ou l’européanisation de l’Amérique du Nord, et que les gouvernements français l’avaient ratée. Par manque d’humanisme, de démocratie, de vision égalitaire, par manque d’intelligence, surtout, et parce qu’ils étaient l’émanation constante des « vrais colons » – douze mille en 1957, parmi lesquels trois cents riches et une dizaine plus riches à eux dix que tous les autres ensemble – dont la rapacité n’avait d’égal que le mépris absolu des indigènes et des petits Blancs qu’ils utilisaient comme main-d’œuvre pour leurs profits. »

… mais :
« Si les indigènes musulmans ont été les Indiens de la France, ce sont des Indiens qui auraient finalement, heureusement, et contre toute attente, repoussé à la mer leurs agresseurs.
Un western inversé, en somme, bien difficile à regarder jusqu’à la fin pour des Européens habitués à contempler en Technicolor la mythologie de leur seule domination. »

« La France s’est dédouanée de l’Algérie française en fustigeant ceux-là mêmes qui ont essayé tant bien que mal de faire exister cette chimère. Les pieds-noirs sont les boucs émissaires du forfait colonialiste.
Manuel ne voit pas, si profonde est la blessure, que ce poison terrasse à la fois ceux qui l’absorbent et ceux qui l’administrent. La meule a tourné d’un cran, l’écrasant au passage, sans même s’apercevoir de sa présence.
Il y aura un dernier pied-noir, comme il y a eu un dernier des Mohicans. »

Clairement narré, et regroupé en petits chapitres, ce qui rend la lecture fort agréable. Par exemple, le 240ème in extenso :
« Rejoindre le front des Vosges dans un camion de bauxite, sauter sur une mine à Mulhouse, et se retrouver médecin des gueules rouges à Brignoles, en compagnie d’un confrère alsacien ! Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans ce genre de conjonction ? Quels sont les dieux fourbes qui manipulent ainsi nos destinées ? Projet : S’occuper de ce que Charles Fort appelait des « coïncidences exagérées ». Montrer ce qu’elles révèlent de terreur archaïque devant l’inintelligibilité du monde, de poésie latente aussi, et quasi biologique, dans notre obstination à préférer n’importe quel déterminisme au sentiment d’avoir été jetés à l’existence comme on jette, dit-on, un prisonnier aux chiens. »

Les parties du roman sont titrées d’après les cartes italiennes de la crapette, « bâtons, épées, coupes et deniers ».
Il y a une grande part d’autobiographie dans ce roman dense, qui aborde nombre de sujets.
Beaucoup d’aspects sont abordés, comme le savoureux parler nord-africain en voie de disparition (ainsi que son humour), et pendant qu’on y est la cuisine, soubressade, longanisse, morcilla
Et le dénouement est inattendu !

\Mots-clés : #antisémitisme #biographie #colonisation #deuxiemeguerre #enfance #exil #guerredalgérie #historique #identite #immigration #insurrection #politique #racisme #relationenfantparent #segregation #social #terrorisme #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Ven 31 Mar - 12:56
 
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Sujet: Jean-Marie Blas de Roblès
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Romain Gary

Le Grand Vestiaire

Tag enfance sur Des Choses à lire Le_gra12

Le narrateur, Luc Martin, quatorze ans au sortir de la Deuxième Guerre et à la mort de son père, devient pupille de la nation. Mais très vite il est recueilli par le vieux Vanderputte, un des nombreux escrocs dans le chaos de la Libération, et volontiers métaphysicien...
« Il rejeta sa casquette en arrière, remua rapidement sa moustache, et braqua sur moi son ongle sale, tout en regardant soigneusement de côté.
– Apprenez cela, jeune homme, dès aujourd'hui : dans la vie, il s'agit de ne pas être là au bon moment, voilà tout. Il faut se faufiler adroitement entre les années, le ventre rentré et sans faire de silhouette, pour ne pas se faire pincer. Voilà ce que c'est, la vie. Pour cela, naturellement, il faut être seul. Ab-so-lu-ment ! La vie, c'est comme l'assassinat, il ne faut pas avoir de complice. Ne jamais se laisser surprendre en flagrant délit de vie. Vous ne le croirez peut-être pas, jeune homme, mais il y a des millions de gens qui y arrivent. Ils passent inaperçus, mais à un point... ini-ma-gi-nable ! C'est simple : à eux, la destinée ne s'applique pas. Ils passent au travers. La condition humaine – vous connaissez cette expression ? – eh bien, elle coule sur eux, comme une eau un peu tiède. Elle ne les mouille même pas. Ils meurent de vieillesse, de décrépitude générale, dans leur sommeil, triomphalement. Ils ont roulé tout le monde. Ils ne se sont pas fait repérer. Pro-di-gieux ! C'est du grand art. Ne pas se faire repérer, jeune homme, apprenez cela dès ce soir. Rentrer la tête dans les épaules, écouter s'il pleut, avant de mettre le nez dehors. Se retourner trois fois, écouter si l'on ne marche pas derrière vous, se faire petit, petit, mais petit ! Être, dans le plein sens du terme, homme et poussière. Jeune homme, je suis persuadé qu'en faisant vraiment très attention, la mort elle-même ne vous remarque pas. Elle passe à côté. Elle vous loupe. C'est dur à repérer, un homme, lorsque ça se planque bien. On peut vivre très vieux et jouir de tout, naturellement, en cachette. La vie, jeune homme, apprenez-le dès maintenant, c'est uniquement une question de camouflage. Réalisez bien ceci et tous les espoirs vous sont permis. Pour commencer, tenez, un beau vieillard, c'est toujours quelqu'un qui a su éviter la jeunesse. C'est très dangereux ça, la jeunesse. Horriblement dangereux. Il est très difficile de l'éviter, mais on y arrive. Moi, par exemple, tel que vous me voyez, j'y suis arrivé. Avez-vous jamais réfléchi, jeune homme, au trésor de prudence et de circonspection qu'il faut dépenser pour durer, mettons, cinquante ans ? Moi, j'en ai soixante... Co-los-sal ! »

Venu du maquis du Véziers à Paris avec Roxane la chienne de son père instituteur tué dans la Résistance (et son « petit volume relié des Pensées de Pascal » qui lui reste hermétique), Luc le rat des champs se sent perdu parmi les rats des villes.
« Mon père aimait à me plonger ainsi dans une atmosphère de mystère et de conte de fées ; je me demande, aujourd'hui, si ce n'était pas pour brouiller les pistes, pour atténuer les contours des choses et adoucir les lumières trop crues, m'habituant ainsi à ne pas m'arrêter à la réalité et à chercher au-delà d'elle un mystère à la fois plus significatif et plus général. »

Intéressante vision du cinéma et de son influence :
« La beauté des femmes, la force des hommes, la violence de l'action [… »

« Je cherchais alors à bâtir toute ma personnalité autour d'une cigarette bien serrée entre les lèvres, ce qui me permettait de fermer à demi un œil et d'avancer un peu la lèvre inférieure dans une moue qui était censée donner à mon visage une expression extrêmement virile, derrière laquelle pouvait se cacher et passer inaperçue la petite bête inquiète et traquée que j'étais. »

Avec Léonce (et comme beaucoup de gosses), ils rêvent d’être adultes, d’aller en Amérique, de devenir gangsters et riches. Il est amoureux de Josette, la sœur de Léonce, mais fort embarrassé.
« – Quelquefois, ça se guérit, me consolait-elle. Il y a des médecins qui font ça, en Amérique. On te colle la glande d'un singe et du coup, tu deviens sentimental. »

Vanderputte, un destin misérable :
« Je posais pour un fabricant de cartes postales. Sujets de famille, uniquement. J'ai jamais voulu me faire photographier pour des cochonneries. On pouvait me mettre dans toutes les mains. »

« Cet amour instinctif qu'il avait pour les objets déchus, cette espèce de sollicitude fraternelle dont il les entourait, avaient je ne sais quoi de poignant et c'est lorsque je le vis pour la première fois s'arrêter dans la rue, ramasser un peigne édenté et le glisser dans sa poche, que je me rendis compte à quel point ce vieil homme était seul. Les antiquités, les beaux objets de valeur finement travaillés ne l'intéressaient pas : il ne s'attachait qu'aux épaves. Elles s'accumulaient dans sa chambre et la transformaient en une immense boîte à ordures, une sorte de maison de retraite pour vieilles fioles et vieux clous. »

Avec son ami l’Alsacien Kuhl (son antithèse, épris d’ordre et de propreté ; employé à la préfecture de police, il reçoit mensuellement une enveloppe de Vanderputte), les deux cultivent un humanisme sentimental, convaincus de la décadence civilisationnelle.
Galerie de portraits hauts en couleur, tel Sacha Darlington « grand acteur du muet » et travesti vivant reclus dans un bordel, ou M. Jourdain :
« Le fripier, un M. Jourdain, était un bonhomme âgé ; il portait sa belle tête de penseur barbu, une calotte de velours noir extrêmement sale ; il était l'éditeur, le rédacteur en chef et l'unique collaborateur d'une publication anarchiste violemment anticléricale, Le Jugement dernier, qu'il distribuait gratuitement tous les dimanches à la sortie des églises et qu'il envoyait régulièrement, depuis trente-cinq ans, au curé de Notre-Dame, avec lequel il était devenu ami. Il nous accueillit avec une mine sombre, se plaignit du manque de charbon – on était en juin – et à la question de Vanderputte, qui s'enquérait de l'état de ses organes, il se plaignit amèrement de la vessie, de la prostate et de l'Assemblée nationale, dont il décrivit le mauvais fonctionnement et le rôle néfaste en des termes profondément sentis. »

Vanderputte tombe fréquemment amoureux d’un vêtement miteux, tel celui d’un Gestard-Feluche, fonctionnaire médaillé, qui ira augmenter le grand vestiaire de sa chambre.
Dans une France en pleine pagaille (et dans la crainte du communisme, de la bombe atomique), Léonce et Luc passent du trafic de « médicaments patentés » au vol de voitures, et envisagent un gros coup.
Josette meurt de la tuberculose, et Luc s’interroge toujours sur la société.
« Où étaient-ils donc, ces fameux hommes, dont mon père m'avait parlé, dont tout le monde parlait tant ? Parfois, je quittais mon fauteuil, je m'approchais de la fenêtre et je les regardais. Ils marchaient sur les trottoirs, achetaient des journaux, prenaient l'autobus, petites solitudes ambulantes qui se saluent et s'évitent, petites îles désertes qui ne croient pas aux continents, mon père m'avait menti, les hommes n'existaient pas et ce que je voyais ainsi dans la rue, c'était seulement leur vestiaire, des dépouilles, des défroques – le monde était un immense Gestard-Feluche aux manches vides, d'où aucune main fraternelle ne se tendait vers moi. La rue était pleine de vestons et de pantalons, de chapeaux et de souliers, un immense vestiaire abandonné qui essaye de tromper le monde, de se parer d'un nom, d'une adresse, d'une idée. J'avais beau appuyer mon front brûlant contre la vitre, chercher ceux pour qui mon père était mort, je ne voyais que le vestiaire dérisoire et les milles visages qui imitaient, en la calomniant, la figure humaine. Le sang de mon père se réveillait en moi et battait à mes tempes, il me poussait à chercher un sens à mon aventure et personne n'était là pour me dire que l'on ne peut demander à la vie son sens, mais seulement lui en prêter un, que le vide autour de nous n'est que refus de combler et que toute la grandeur de notre aventure est dans cette vie qui vient vers nous les mains vides, mais qui peut nous quitter enrichie et transfigurée. J'étais un raton, un pauvre raton tapi dans le trou d'une époque rétrécie aux limites des sens et personne n'était là pour lever le couvercle et me libérer, en me disant simplement ceci : que la seule tragédie de l'homme n'est pas qu'il souffre et meurt, mais qu'il se donne sa propre souffrance et sa propre mort pour limites... »

Les « ratons » (vaut tantôt pour petits rats, tantôt pour Nord-Africains) entrent dans le monde des « dudules » (vaut apparemment plus pour adultes, individus, que pour idiots) : le « gang des adolescents » devient célèbre pour ses braquages de transports de fonds. Léonce est tué ; Luc se retrouve dans la peau de Vanderputte, qu‘il craint de devenir cinquante ans plus tard. Ce dernier est poursuivi : entré dans la Résistance et arrêté par les Allemands, il avait très vite collaboré et dénoncé, principalement des juifs. Luc s’enfuit avec lui, pris par la pitié, mais…

\Mots-clés : #corruption #criminalite #deuxiemeguerre #enfance #humour #initiatique #jeunesse #portrait #vieillesse #xxesiecle
par Tristram
le Ven 10 Mar - 11:56
 
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Sujet: Romain Gary
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Louis Calaferte

C'est la guerre

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Souvenirs du narrateur-auteur à onze ans, à la déclaration de la Deuxième Guerre. Toutes les questions sans réponse de l’enfance :
« – C'est quoi, la guerre ?
– Occupe-toi de ta soupe. Mange. »

« Le gros homme de la maison » et « la petite femme maigre » sont vraisemblablement les parents, ainsi curieusement, et sans doute significativement désignés.
Refrains connus, avec notamment les « youpins », les « riches », les « communistes », les « Boches », les « macaronis ».
« – C'est toujours pareil chez nous, on prend la racaille des autres. »

« Les Juifs ça se débrouille pour ne pas faire la guerre.
Les Juifs ça fait faire la guerre aux autres.
Et c'est les Juifs qui encaissent le pognon. »

Faits marquants, le jeune réfugié alsacien juif au manteau bleu qui impressionne le gamin, et la réquisition des chevaux.
Hiver, « la drôle de guerre ».
« Et la ligne Maginot demande Maman Guite. La ligne Maginot, elle ne peut pas tout faire non plus, dit le voisin à sa fenêtre. Il dit aussi que de toute façon on savait d'avance qu'on allait la perdre, cette guerre. Maman Guite dit que son père a été grièvement blessé en 14 et qu'elle a trois frères au front. Ils en auront vite fini, dit le voisin à sa fenêtre. Les Boches vont emballer tout ça, ça ne va pas traîner. Ce sera l'armistice. Tant mieux, dit Maman Guite. Comme ça, ce sera la paix et tout le monde rentrera chez soi. C'est tout ce qu'on souhaite, dit le voisin à sa fenêtre. Un autre avion explose dans la fumée noire. »

« On nous dit (quelqu'un dit une chose quelqu'un en dit une autre on répète ce qu'on a entendu dire) [… »

Puis la capitulation, Pétain, l’Occupation, la Collaboration, le marché noir (les B.O.F., « Beurre. Œufs. Fromage. », s’enrichissent).
« Le patron de l'hôtel-restaurant a dit les Boches c'est pas ce qu'on a dit. Ils mangent. Ils boivent. Ils paient. Ça ne fait pas un pli. De la clientèle comme ça, nous on en veut bien.
L'épicier dit pareil. »

« – Ce qu'ils veulent, c'est l'ordre et la propreté. »

« Pour l'organisation, ils sont champions. »

« Des femmes jettent des fleurs. Les bouquets tombent sur les chars. Les soldats noirs ne les ramassent même pas. Les chars écrasent les bouquets. Des femmes hurlent. Des femmes hurlent Vive Hitler. Elles ont des bouquets de fleurs. Elles jettent des bouquets de fleurs. Les chars roulent.
(quand même on ne devrait pas leur jeter des fleurs dit quelqu'un)
(c'est normal c'est nos vainqueurs dit quelqu'un) »

« Si on avait l'assiette pleine ça nous suffirait.
Pour les Boches on verrait plus tard.
Si ces cons-là ne nous prenaient pas tout y aurait pas de raison pour qu'on ne s'entende pas avec eux.
La Collaboration c'est d'abord le bifteck pour tout le monde. »

Le gamin, treize ans et demi, devient manutentionnaire livreur au dépôt de textile ; plus tard, il travaille à la fabrication de piles.
« Il n'y a autour de moi que vol, mensonge, compromission, passion de l'argent, égoïsme, indifférence, corruption, hypocrisie, prostitution déguisée, violence, lâcheté, bassesse, obséquiosité intéressée.
J'ai treize ans. Quatorze ans. Quinze ans.
J'apprends l'homme.
L'homme est une saloperie. »

« Beaucoup de femmes de prisonniers ont un emploi.
Beaucoup de femmes qui n'avaient jamais travaillé travaillent.
Beaucoup de femmes qui n'avaient jamais fumé fument. (Au noir, le prix du tabac et sa valeur augmentent d'un coup.)
Beaucoup de femmes de prisonniers élèvent seules leur enfant. (Que leur père n'a pas connu avant d'être mobilisé.)
Beaucoup de femmes de prisonniers ont un amant.
Beaucoup de femmes apprennent qu'elles peuvent vivre seules. »

Puis la Gestapo, puis la Milice, puis la Résistance, de Gaulle et Radio-Londres, le S.T.O. Puis les Américains, la Libération.
Ce récit assez factuel constitue une sorte de témoignage sans prise de position marquée.


\Mots-clés : #autobiographie #deuxiemeguerre #enfance #xxesiecle
par Tristram
le Dim 26 Fév - 11:04
 
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Sujet: Louis Calaferte
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Antonio Lobo Antunes

Traité des passions de l'âme

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Le Juge d’instruction a été sommé de convaincre l’Homme, un membre d'une organisation terroriste, de renseigner la justice.
« Vous ne trouvez pas que c'est une aide généreuse, a-t-il demandé à l'Homme en lui tournant le dos et en lui présentant sous son costume des omoplates maigres d'ange inachevé. »

Le père du juge était le pauvre fermier (alcoolique) du grand-père du détenu, et les souvenirs de leur enfance commune s’entremêlent à leurs pensées tandis qu’ils s’entretiennent, en viennent à l’évoquer en se chamaillant, perturbant l’interrogatoire en s’y mélangeant inextricablement. Délirante, fantasmagorique et même farcesque, parfois nauséabonde, cette féroce peinture de mœurs dans un Portugal, un Lisbonne apparemment en ruine, est rendue dans une baroque profusion de détails.
« La villa, avec son toit d'ardoises noires, dégringolait comme une construction de dominos depuis les deux ou trois derniers hivers : le revêtement des angles se détachait par grandes plaques molles, une des vérandas en ruine inclinait ses planches vers les broussailles de la clôture, les rideaux se déchiraient à travers les losanges des fenêtres, les feux de navigation des fantômes défunts qui dérivaient de fenêtre en fenêtre devenaient de plus en plus dispersés et faibles et la musique titubait en hésitant sur les dénivellations des notes au bord d'une agonie douloureuse. Le gazon dévorait la clôture, maintenant complètement démolie, qui séparait la villa du bâtiment de l'école, les chats s'y recherchaient dans la frénésie du rut. Des oiseaux avec des pupilles démentes sortaient des fenêtres du vestibule dans un volettement de pages de dictionnaire et une silhouette claire se montrait de temps en temps à un appui de fenêtre pour contempler le fouillis de giroflées avec l'étonnement des statues de porcelaine. »

Dans cette villa vit le père de l’Homme (« António Antunes »), violoniste fou caché par ses parents-parents depuis la mort de sa mère…
Évocation de ses complices, « le Curé, l'Étudiant, l'Artiste, la Propriétaire de la maison de repos, l'Employé de banque », cellule marxiste enchaînant les sanglants assassinats mal ciblés. L’action se passe apparemment après la chute de Salazar, mais ce n’est pas toujours évident.
Le Monsieur de la Brigade spéciale annonce à Zé, le Magistrat, qu’il va servir d’appât pour les terroristes, actuellement occupés à éliminer les (faux) repentis et les infiltrés (c’est aussi un roman de trahisons croisées, de violence aveugle) ; l’Homme a rejoint la bande, renseignant la police qui lui a promis une exfiltration au Brésil.
Ce Monsieur, souvent occuper à reluquer la pédicure d’en face, ne dépare pas dans la galerie de grotesques salopards lubriques et corrompus issus de l’armée (exemple de la narration alternée).
« J'ai rangé ma serviette, mon canif en nacre, mon trousseau de clés et l'argent dans mon pantalon à côté d'une photo d'elle prise à Malaga l'été précédent et entourée d'un cadre en cuir à l'époque où elle s'était avisée de s'enticher d'un architecte italien à qui j'avais dû casser un coude pour le persuader poliment de rentrer bien tranquillement dans le pays de ses aïeux, et je me suis installé sur le pouf pour me battre avec mes lacets qui me désobéissent quand j'aurais le plus besoin qu'ils se défassent et avec mes souliers qui augmentent de taille comme ceux des clowns de cirque et qui m'obligent à avancer sur le parquet en levant exagérément les genoux, à l'instar des hommes-grenouilles chaussés de palmes qui se déplacent sur la plage comme s'ils évitaient à chaque pas des monticules de bouse invisible semés sur le sable par des vaches inexistantes. »
Petitesse de tous, qui vont et viennent entre le présent et le passé, souvent leurs souvenirs d’enfance.
En compagnie du cadavre de l’Artiste abattu par la police, les piètres terroristes retranchés dans un appartement avec leur quincaillerie achetée à des trafiquants africains tentent un attentat risible contre le Juge et la Judiciaire : du grand cirque.
« Les fruits du verger luisaient dans l'obscurité, des chandeliers sans but se promenaient derrière les stores de la villa, la constellation de Brandoa clignotait derrière les contours de la porcherie. Le chauffeur, la cuisinière, ma mère et moi, a pensé le Magistrat, nous glissions tous les quatre sur des racines, dans des rigoles d'irrigation, sur des pierres, des arbustes, des briques qui traînaient par terre, nous avons descendu mon père qui exhalait des vapeurs d'alambic, nous l'avons couché sur le lit que ma mère a recouvert de la nappe du dîner pour qu'il ne salisse pas les draps avec la boue de ses bottes et, un quart d'heure plus tard, après avoir enterré la chienne dans ce qui fut une plate-bande d'oignons et qui se transformait peu à peu en un parterre de mauvaises herbes, le chauffeur est revenu flanqué du pharmacien, dont la petite moustache filiforme semblait dessinée au crayon sur la lèvre supérieure, qui a examiné les pupilles de mon père avec une lanterne docte tout en lorgnant à la dérobée les jambes des bonnes, il a tâté sa carotide pour s'assurer du flux du sang, il a administré des coups de marteau sur ses rotules avec le bord de la main pour vérifier ses réflexes, il a souri à la cuisinière en se nettoyant les gencives avec la langue et il a annoncé à ma mère en projetant des ovales plus clairs sur les murs avec sa lampe, Pour moi, ça ne fait aucun doute, il a avalé son bulletin de naissance, si vous voulez, emmenez-le à l'hôpital Saint-Joseph par acquit de conscience, il faut qu'un médecin délivre le certificat de décès.
– Je lui ai fait comprendre que je le mettais dans un avion pour le Brésil, le type m'a pris au sérieux et c'est sur cette base qu'il a collaboré avec nous, a dit le Magistrat en regardant le Monsieur en face pour la première fois. Je lui ai affirmé qu'il n'aurait pas d'ennuis, et si vos hommes de main le descendent en arguant de la légitime défense ou de tout autre prétexte, je vous jure que je ferai un foin terrible dans les journaux.
– Mort ? s'est étonné le chauffeur en collant son oreille contre la bouche du fermier, puis se redressant et dansant sur ses souliers pointus vers le pharmacien qui examinait avec sa lampe la grimace jalouse de la cuisinière et les nichons des servantes. C'est drôle ça, j'ai vu des morts tant et plus quand je travaillais à la Miséricorde mais c'est bien le premier que j'entends ronfler.
– On se change, on prend une douche froide, on se met sur son trente et un, et après le dîner on se tire à Pedralvas, a proposé l'Homme qui se cramponnait au cèdre en essayant de se tenir sur ses genoux et ses chevilles gélatineuses. (Sa tête lui faisait mal comme une blessure ouverte, ses intestins semblaient sur le point d'expulser un hérisson par l'anus, le visage flou du Juge d'instruction le regardait derrière une rangée de narcisses.) Moi je me porte comme un charme, je pourrais aller jusqu'à Leiria au pas de course. »

L’Homme est en fuite, cerné par les forces armées (très présentes, ainsi que l’empreinte de la guerre d’Angola), et il appelle son ami d’enfance...
« Nous avons passé notre vie à nous faire mutuellement des crocs-en-jambe et quand des soldats encerclent votre maison, qui se souvient de son enfance ? »

Mais l’enfance revient toujours, avec le leitmotiv des cigognes. La justice impuissante et la révolte inepte sont en quelque sorte renvoyées dos à dos, s’engloutissant dans la violence brute, et l’état de fait ne change guère (après la révolution des Œillets).

\Mots-clés : #corruption #Enfance #famille #justice #politique #regimeautoritaire #terrorisme #trahison #violence #xxesiecle
par Tristram
le Mar 27 Déc - 11:37
 
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Sujet: Antonio Lobo Antunes
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Juan Marsé

Des lézards dans le ravin

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Dans un faubourg de Barcelone, en 1945, juste avant la naissance du narrateur, qui discute avec son frère David à propos de leur mère, Rosa, la rouquine, que suit l’inspecteur Galván, à la recherche du père en fuite, Víctor Bartra.
« Tout se passe comme dans un rêve congelé dans le placenta de la mémoire, dans un temps suspendu qui connut le summum des mascarades publiques et des infortunes privées, des mauvais traitements et des malheurs, des cachots et des fers. »

Dans leur maison, l’ancien cabinet d’un oto-rhino décédé (où demeure au mur une image didactique de l’oreille), sise près d’un ravin où il coupe la queue des lézards, David discute aussi avec Juan, son frère aîné mort dans un bombardement, avec son père enfui par le ravin où il s’est ouvert la fesse sur un tesson, avec son vieux chien Étincelle et avec Paulino Bardolet, son copain amateur de maracas et de pelotages dans le cinéma Delicias. À l’asile, grand-mère Tecla réclame une mystérieuse Amanda ; David parle de son bourdonnement d’oreilles, qui se transforme parfois en sifflement de bombe (la bombe « atomice » est souvent évoquée), à l’oto-rhino mort.
« Une stridence obstinée se déroule comme un ruban dans ses oreilles, emportant le sommeil avec elle et installant l’inquiétude à sa place. »

David parle au pilote d’un Spitfire abattu, ou plutôt à sa photo affichée dans sa chambre, qu’il a trouvée parmi les papiers que sa mère lui a demandé de brûler. Víctor, considéré comme un opposant libertaire par le régime, l’aurait guidé pour traverser la frontière franco-espagnole alors qu’il participait à la Résistance. Galván convainc Rosa d’euthanasier Étincelle (qui rend visite à David après sa mort).
« Vous savez, qu’elles soient des animaux ou des personnes, les victimes s’installent dans la mémoire et finissent par se transformer en bubon… »

« …] parce que derrière les ragots sur la couturière et M. Bartra le fugitif, il y avait toujours la plainte d’une défaite commune, la musique répétitive et triste d’une offense partagée par beaucoup, et cette musique est la seule qu’il écoute. »

David, « menteur hypocrite » qui fantasme beaucoup (et semble doué de préscience), déteste Galván et aime se travestir en femme. Paulino, apprenti barbier, se fait régulièrement tabasser et abuser sexuellement par son oncle Ramón, ex-légionnaire devenu agent de police. À propos, les tortures policières sont de plus en plus évoquées. Et Galván est de plus en plus assidu auprès de Rosa.
« Depuis que papa nous a quittés, elle n’a partagé avec aucun homme un silence pareil. Au début de leur relation ce n’était pas comme ça. Quand, tout au long de nombreux après-midi, assis tous les deux autour de la table-brasero et buvant leur café, pressée par l’inspecteur elle avait consenti à parler d’elle – uniquement pour ne pas avoir l’air impolie ou ingrate envers lui, vu ses cadeaux et ses attentions, s’était-elle excusée au début –, en commentant certains aspects de son travail de couturière, par exemple, de sa grossesse ou de ses malaises, ou de n’importe quoi pourvu qu’ensuite il lui permît d’aborder le sujet de Víctor Bartra et de son éternel contentieux avec la justice, il y avait toujours eu un moment où, probablement à cause d’une chute momentanée de la conversation, elle s’était tue brusquement et avait laissé croître le silence entre eux : qui sait quel signal de danger, quel présage peut-être de malheur ou de mort l’incitait à se taire. Mais le silence de maintenant, dans la chambre, pense avec raison David, n’est pas le silence embarrassé de deux personnes qui n’ont soudain rien à se dire, bien au contraire : il suggère plutôt l’embarras qui semble provenir de tout ce qu’elles auraient à se dire, et que, pourtant, elles gardent pour elles. »

L’inspecteur a égaré son faux briquet Dupont doré que David a trouvé, et lui fait parvenir par Amanda, une jeune voisine.
« Cling. D’une certaine façon, pense-t-il obscurément pour la deuxième fois, appuyer le doigt sur le couvercle, c’est presque appuyer sur la détente d’un revolver. »

divulgâchage:

« Photographies du ravin, du peu qui reste de ses flancs effondrés et de son vertige enfantin, où est déposé un sédiment du temps, une réflexion de la lumière qui n’est pas totalement étrangère à mon propre discours au creux de cet oreiller. Il n’y a pas une seule voix de toutes celles qui sont enregistrées ici, pas un seul des mots gribouillés dans ces vieux cahiers d’école – vagues interminables et symétriques parodiant l’écriture illisible d’un inapte, c’est ce que j’entends dire – qui ne soit enraciné dans ce torrent éboulé et putride que ma mémoire préserve de l’oubli. C’est uniquement pour garder son souvenir inviolé que mon crayon court sur le papier rayé. »

On entre progressivement dans cet univers particulier qui s’étoffe peu à peu (j’ai vite pensé au Tambour de Günter Grass), et l’histoire s’emballant devient captivante vers sa fin. C’est le regard d’enfant, celui à naître comme David, oscillant entre conscience aigüe et fabulation, qui est prégnant dans la dénonciation du franquisme.

\Mots-clés : #enfance
par Tristram
le Mer 14 Déc - 12:53
 
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Annie Ernaux

Les armoires vides

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Denise, « Ninise » Lesur, jeune étudiante, subit un avortement clandestin, et évoque son enfance. Une enfance dans un milieu méprisé (a posteriori), en fait assez heureux (parents faisant « tout » pour elle, chère abondante – c’est l’après-guerre), modeste mais relativement privilégié (commerçants) : la misère est en réalité autour (avec notamment l’alcoolisme), même si on baigne dedans (d’autant plus avec la promiscuité).
« Malheurs lointains qui ne m'arriveront jamais parce qu'il y a des gens qui sont faits pour, à qui il vient des maladies, qui achètent pour cinquante francs de pâté seulement, et ma mère en retire, elle a forcé, des vieux qui ont, a, b, c, d, la chandelle au bout du nez en hiver et des croquenots mal fermés. Ce n'est pas leur faute. La nôtre non plus. C'est comme ça, j'étais heureuse. »

Puis l’autre monde, celui de l’école (libre) ; humiliation sociale, et culpabilité (le péché) insinuée par l’aumônier à la « vicieuse » avec son « quat'sous » (son sexe, avec connotation de peu de valeur) ; puis revanche de première de la classe. Et la lecture.
« Ces mots me fascinent, je veux les attraper, les mettre sur moi, dans mon écriture. Je me les appropriais et en même temps, c'était comme si je m'appropriais toutes les choses dont parlaient les livres. Mes rédactions inventaient une Denise Lesur qui voyageait dans toute la France – je n'avais pas été plus loin que Rouen et Le Havre –, qui portait des robes d'organdi, des gants de filoselle, des écharpes mousseuses, parce que j'avais lu tous ces mots. Ce n'était plus pour fermer la gueule des filles que je racontais ces histoires, c'était pour vivre dans un monde plus beau, plus pur, plus riche que le mien. Tout entier en mots. Je les aime les mots des livres, je les apprends tous. »

« Pour moi, l'auteur n'existait pas, il ne faisait que transcrire la vie de personnages réels. J'avais la tête remplie d'une foule de gens libres, riches et heureux ou bien d'une misère noire, superbe, pas de parents, des haillons, des croûtes de pain, pas de milieu. Le rêve, être une autre fille. »

Rejet du moche, du sale, du café-épicerie de la rue Clopart, honte haineuse d’une inculture (pourtant compréhensible), envie aussi de la vie des autres jeunes, de la liberté : l’adolescente veut "s’en sortir".
Premières menstrues, « chasse aux garçons », découverte du plaisir ; avec quand même la crainte confuse de mal tourner, comme redoutent les parents (qui triment pour lui permettre de poursuivre ses études).
« Dans l'ordre, si tout y avait été, une maison accueillante, de la propreté, si je m'étais plu avec eux, chez eux, oui, ce serait peut-être rentré dans l'ordre. »

Dix-sept ans, l’Algérie et mai 68 en toile de fond, et ce besoin (à la fois légitime et choquant) d’être supérieur à sa condition d’origine.
« J'inscris des passages sur un petit carnet réservé, secret. Découvrir que je pense comme ces écrivains, que je sens comme eux, et voir en même temps que les propos de mes parents, c'est de la moralité de vendeuse à l'ardoise, des vieilles conneries séchées. »

« Mais la fête de l'esprit, pour moi, ce n'est pas de découvrir, c'est de sentir que je grimpe encore, que je suis supérieure aux autres, aux paumés, aux connasses des villas sur les hauteurs qui apprennent le cours et ne savent que le dégueuler. »

Étudiante enfin, puis c’est la « dé-fête », elle est enceinte, et avorte clandestinement.
« J'ai été coupée en deux, c'est ça, mes parents, ma famille d'ouvriers agricoles, de manœuvres, et l'école, les bouquins, les Bornin. Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine, il fallait bien choisir. »

Contrairement à ce qui est parfois prétendu, Ernaux a "un style".
« Ça me fait un peu peur, ça saignera, un petit fût de sang, lie bleue, c'est mon père qui purge les barriques et en sort de grandes peaux molles au bout de l'immense rince-bouteilles chevelu. Que je sois récurée de fond en comble, décrochée de tout ce qui m'empêche d'avancer, l'écrabouillage enfin. Malheureuse tout de même, qui est-il, qui est-il... Mou, infiniment mou et lisse. Pas de sang, une très fine brûlure, une saccade qui s'enfonce, ce cercle, ce cerceau d'enfant, ronds de plaisir, tout au fond... Traversée pour la première fois, écartelée entre les sièges de la bagnole. Le cerceau roule, s'élargit, trop tendu, trop sec. La mouillure enfin, à hurler de délivrance, et macérer doucement, crevée, du sang, de l'eau. »

« Le goût de viande crue m'imbibe, les têtes autour de moi se décomposent, tout ce que je vois se transforme en mangeaille, le palais de dame Tartine à l'envers, tout faisande, et moi je suis une poche d'eau de vaisselle, ça sort, ça brouille tout. Le restau en pleine canicule, les filles sont vertes, je mange des choses immondes et molles, mon triomphe est en train de tourner. Et je croyais qu'il s'agissait d'une crise de foie. Couchée sur mon lit, à la Cité, je m'enfilais de grands verres d'hépatoum tout miroitants, une mare sous des ombrages, à peine au bord des lèvres, ça se changeait en égout saumâtre. La bière se dénature, je rêve de saucisson moelleux, de fraises écarlates. Quand j'ai fini d'engloutir le cervelas à l'ail dont j'avais une envie douloureuse, l'eau sale remonte aussitôt, même pas trois secondes de plaisir. J'ai fini par faire un rapprochement avec les serviettes blanches. Une sorte d'empoisonnement. »

Et pour une écriture "blanche" (certes peu métaphorique), j’ai découvert plusieurs mots nouveaux pour moi : décarpillage, cocoler, polard, pouque et mucre (il est vrai cauchois), etc. ; curieusement (pourtant dans l’œuvre d’une écrivaine nobelisée !), je n’ai pas trouvé en ligne la définition de "creback", apparemment une pâtisserie, ni « troume » (peur vraisemblablement).
Dès ce premier roman, Ernaux parvient, avec l'originalité de son écriture, à nous transmettre une expérience commune. C'est peut-être ça qui explique l'oppression ressentie à cette lecture, comme signalée par Chrysta : Ernaux n'est pas une auteure d'évasion, c'est tout le contraire, on est sans cesse durement ramené à la triste réalité.

\Mots-clés : #autobiographie #conditionfeminine #contemporain #enfance #identite #intimiste #Jeunesse #Misère #relationenfantparent #sexualité #social #temoignage #xxesiecle
par Tristram
le Ven 28 Oct - 11:23
 
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Sujet: Annie Ernaux
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Erri De Luca

Pas ici, pas maintenant (Une fois, un jour)

Tag enfance sur Des Choses à lire Pas_ic10

Erri de Luca évoque son enfance, en s’adressant notamment à sa mère. Il est né et a grandi dans la région napolitaine, issu d’une famille aisée que la guerre avait appauvrie (dans la petite « première maison » de la ruelle) et qui retrouve une certaine aisance (dans la « nouvelle maison »). Il terminera ce texte assez bref en évoquant son épouse, morte jeune de maladie.
« J’étais un enfant plus pensif que sage. »

« J’étais difficile, une faiblesse dure à cacher. »

« Alors je l’ignorais, l’adolescence est une des stations de la patience, attendant de consister en de futurs accomplissements. Ces années étaient étriquées, le monde immense. »

« Aujourd’hui comme en ce temps-là j’ignore qui est responsable des blessures faites à autrui, la nature même des personnes ou bien celle des institutions qui les gouvernent. »

« Beaucoup de détails ne forment pas un souvenir, beaucoup de souvenirs ne constituent pas un passé. »

Style concis, voire lapidaire, aux qualificatifs à la fois précis, justes et singuliers, il rend toute la triste nostalgie d’un petit bègue aux pieds plats, renfermé, introspectif et culpabilisé, seulement apte à des équilibres instables d’objets divers, jusqu’à ce qu’il prenne la plume.

Au détour de l’évocation, cette remarque aussi elliptique qu’une formule, qui condense tout ce qui fait la cohésion de la foule :
« Une foule hurle, ou elle se décompose. »


\Mots-clés : #enfance #famille #nostalgie
par Tristram
le Jeu 11 Aoû - 12:16
 
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Sujet: Erri De Luca
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José Carlos Llop

Le Rapport Stein

Tag enfance sur Des Choses à lire Shoppi10

Guillermo Stein est jugé « bizarre » par Palou, le capitaine de la classe du narrateur, Pablo, lorsqu’il rejoint leur collège jésuite en milieu d’année scolaire. C’est leur condisciple Planas, « spécialiste de la Deuxième Guerre mondiale », qui enquête et « rédige le rapport » sur le mystérieux Stein.
Le ton du récit est celui d’un élève qui s’applique à raconter clairement, un peu scolaire, expliquant les faits sans éviter les répétitions – ce qui n’empêche pas le style d’être excellent :
« J’étais en train de regarder des cartes de visite du père de Stein ; sur l’une, on pouvait lire Boris Negresco, Avocat ; sur une autre, Boris IV, Roi de Galicie. Les cartes de visite du père de Stein m’avaient plongé dans la stupéfaction et je me demandais si ce n’était pas un faussaire recherché par différentes polices étrangères, je pensais à mes grands-parents qui disaient que lorsque des gens habitaient extra-muros c’était qu’ils avaient quelque chose à cacher, lorsque Paula Stein apparut dans le bureau du père de Stein, souriante et entièrement nue. »

C’est une belle histoire d’enfance un peu triste (Pablo est élevé par ses grands-parents, tandis que ses parents sont au loin ; les professeurs sont souvent autoritaires, voire méchants, dans une ambiance militaire et xénophobe), mais où sourdent des allusions à des fascistes, des guerres, et des non-dits. Et, de fait…
« Mon garçon, le monde des adultes est dégoûtant. »

Cette novella m’a beaucoup plu (bien que je ne sois pas fan du thème de l’enfance, mais sensible à sa forme), et ramentu le Vargas Llosa de La ville et les chiens, voire le Musil de Les Désarrois de l'élève Törless.

\Mots-clés : #enfance #guerredespagne #regimeautoritaire
par Tristram
le Mer 27 Avr - 12:20
 
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Sujet: José Carlos Llop
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Valery Larbaud

Fermina Márquez

Tag enfance sur Des Choses à lire Fermin10

Deux jeunes Américaines (d’Amérique latine, tant ce continent ne se résume pas aux USA : elles sont Colombiennes), viennent passer leurs après-midis, chaperonnées par leur tante Mama Doloré, au collège Saint-Augustin, illustre établissement recevant beaucoup de riches descendants hispanophones, pour soutenir leur petit frère interne, Paco (Paquito, Francisco). L’aînée, Fermina, très réservée et pieuse, suscite malgré elle une compétition d’élèves séduits par sa beauté. Joanny Léniot, le fort en thème, calculateur, laborieux, ambitieux et antipathique, entre en concurrence avec Santos Iturria, « le héros du collège », hardi et émancipé, et obtient de lui tenir compagnie.
« Eh bien, lui-même, comme César, était destiné à être admiré des hommes et à être aimé des femmes. Il était indigne de lui d'admirer et d'aimer en retour. Ou bien, peut-être, aimerait-il ; mais il ne pourrait aimer qu'une captive, c'est-à-dire la femme humiliée et suppliante qui se traîne à vos pieds, et qui vous baise craintivement les mains. Oui, mais cette femme-là se trouve-t-elle ailleurs que dans les romans dont la scène est aux colonies ? »

« Joanny devait appliquer à cette tentative de séduction toute sa patience méthodique, tout son entêtement studieux de bon élève. Il lui fallait calculer froidement, surveiller les événements, guetter les occasions… »

Le monde de l’enfance est sensiblement rendu, sans doute observé avec des réminiscences personnelles de la scolarité de l’auteur (le narrateur est aussi un bon élève du collège) :
« Joanny pensa qu'il devait, à son tour, lui confier ses plus secrètes pensées. Depuis longtemps il souhaitait de les dire à quelqu'un. Il avait renoncé de bonne heure à découvrir son cœur à ses parents. Nos parents ne sont pas faits pour que nous leur découvrions nos cœurs. Nous ne sommes pour eux que des héritiers présomptifs. Ils n'exigent de nous que deux choses : d'abord, que nous profitions des sacrifices qu'ils font pour nous ; et ensuite, que nous nous laissions modeler à leur guise, c'est-à-dire que nous devenions bien vite des hommes, pour prendre la suite de leurs affaires ; des hommes raisonnables qui ne mangeront pas le bien si péniblement acquis. « Ah ! chers parents ! nous deviendrons peut-être des hommes ; mais nous ne serons jamais raisonnables. » – On dit cela, jusqu'à vingt ans, parce qu'on se croit né pour de grandes choses. »

Après avoir promu l’empire romain comme idéal et célébré son propre génie, Joanny rompt avec la chica, qui perd sa ferveur religieuse et ses exaltations d’humilité et de piété pour s’éprendre de Santos.
Camille Moûtier, un petit malheureux brimé par les « taquins » (le harcèlement scolaire n’est pas nouveau), s’est aussi amouraché de la belle, et pour s’en rapprocher sympathise avec son frère.
Devenu adulte, le narrateur visite les ruines du collège – et de leur jeunesse.
Le style est d’une grande simplicité ; le ton rappelle furieusement Le Grand Meaulnes (à peine postérieur), et devrait plaire aux afficionados de ce dernier.

\Mots-clés : #amour #education #enfance #jeunesse
par Tristram
le Mer 30 Mar - 13:27
 
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Sujet: Valery Larbaud
Réponses: 3
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Theodore Sturgeon

Cristal qui songe

Tag enfance sur Des Choses à lire Crista10

Horty (Horton) Bluett est un enfant trouvé de huit ans. Mal aimé à l’école (qui l’a renvoyé pour avoir mangé des fourmis) comme dans sa famille d’accueil, son seul ami est Junky, un cube de bois bariolé contenant un diablotin à ressort, jouet qu’il possède depuis l’orphelinat. Armand, son père adoptif, lui ayant écrasé trois doigts (ainsi que la tête de Junky), Horty fugue. Il est recueilli par des nains qui vivent en forains, travaillant pour le directeur de la troupe, le Cannibale, un médecin surdoué devenu un haineux misanthrope.
Ce dernier a découvert le « cristal », être vivant totalement étranger à notre perception du monde ; ils peuvent « copier les êtres vivants qui les entourent », mais involontairement, un peu comme une chanson est le sous-produit de l’amour qui fait chanter l’amoureuse :
« Leurs rêves ne sont pas des pensées, des ombres, des images, des sons, comme les nôtres. Ils sont faits de chair, de sève, de bois, d’os, de sang. »

Le Cannibale parvient à les contrôler, les contraignant par de torturantes ondes psychiques à créer des êtres vivants, parfois inachevés – des monstres.
Horty, devenu Hortense (ou Kiddo), s’épanouit dans la communauté du cirque, où sa maternelle amie Zena le chaperonne, déguisé en fillette ; guidé par cette dernière, il lit beaucoup, se souvenant de tout grâce à sa mémoire prodigieuse ; et sa main coupée repousse…
« Horty apprenait vite mais pensait lentement ; la mémoire eidétique est l’ennemie de la pensée logique. »

(Eidétique au sens d’une mémoire vive, détaillée, d'une netteté hallucinatoire, qui représente le réel tel qu'il se donne, d’après Le Robert.)
Bien qu’il lui soit difficile de prendre seul une décision, Horty devra s’enfuir pour échapper à la dangereuse curiosité du Cannibale.
« Fais les choses toi-même, ou passe-t’en. »

Une douzaine d’années plus tard, Kay, la seule camarade de classe d’Horty à lui avoir témoigné de la sympathie, est draguée par Armand, devenu veuf et juge, qui la fait chanter pour parvenir à ses fins…
Horty affrontera le Cannibale − cette histoire est un peu son roman d’apprentissage −, et il comprendra les cristaux mieux que lui.
« …] les cristaux ont un art à eux. Lorsqu’ils sont jeunes, lorsqu’ils se développent encore, ils s’exercent d’abord en copiant des modèles. Mais quand ils sont en âge de s’accoupler, si c’est vraiment là un accouplement, ils créent du neuf. Au lieu de copier, ils s’attachent à un être vivant et, cellule par cellule, ils le transforment en une image de la beauté, telle qu’ils se la représentent. »

Considéré comme un classique de l’étrange, ce roman humaniste a pour thème la différence, physique ou de capacités psychiques particulières, thème qui sera développé dans Les plus qu'humains.
« Les lois, les châtiments font souffrir : la puissance n’est, en fin de compte, que la capacité d’infliger de la souffrance à autrui. »

« Tout au cours de son histoire, ça a été le malheur de l’humanité de vouloir à tout prix que ce qu’elle savait déjà fût vrai et que ce qui différait des idées reçues fût faux. »

En cette époque où le souci de l’Autre devient peut-être de plus en plus important, cet auteur un peu oublié m’émeut toujours par son empathie pour l’enfant et le différent.

\Mots-clés : #enfance #fantastique #identite #initiatique #philosophique #psychologique #sciencefiction #solidarite
par Tristram
le Jeu 9 Déc - 11:58
 
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Sujet: Theodore Sturgeon
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Pierre Bergounioux

Le matin des origines

Tag enfance sur Des Choses à lire Le_mat10

Premiers souvenirs de petite enfance dans le Lot maternel, solaire (et la Corrèze paternelle, mélancolique) – le commencement, « l’aube violette » : l’instant, « l’intervalle entre pas encore et plus jamais. »…

\Mots-clés : #autobiographie #enfance
par Tristram
le Ven 24 Sep - 23:41
 
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Sujet: Pierre Bergounioux
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Vues: 4317

Jean-Claude Carrière

Le vin bourru

Tag enfance sur Des Choses à lire Le_vin11

Souvenirs d’enfance dans l’Hérault.
« Le vin bourru était le premier vin que l'on goûtait, au début de novembre. Il était différent d'une cave à l'autre. Il conservait un duvet, une bourre, quelque chose d'inachevé, de provisoire, comme si le vin nouveau se protégeait encore contre les agressions du monde. C'est en souvenir de ce vin bourru, et du petit garçon qui le goûtait parfois du bout des lèvres, que ce livre est écrit. »

Ce qui m’a d’abord frappé, c’est non pas les particularités régionales, mais le socle commun du mode de vie rural au début du XXe, l’universalité plutôt que les différences caractéristiques, y compris dans la langue.
« Enfant, je ne voyais que les détails. »

Ce monde près de la nature disparaît quand il n’est pas encore disparu, comme nous le savons.
« Il est admis que les maisons s’abîment quand on cesse de les habiter. Le feu les entretient, comme le souffle de ceux qui vivent là. Elles se sentent nécessaires. Si on les abandonne, elles dépérissent très vite, les toitures s’écroulent, les murs se gonflent et tout s’en va. »

Une époque où la frontière entre travail des enfants et apprentissage des travaux requis par la terre qu’ils vont reprendre était rendue floue de la fierté des enfants à participer "comme des grands".
« J’insiste sur le sentiment précis de cet enfant qui nourrit, si peu que ce soit, sa famille, sur la joie particulière de voir son père croquer un oiseau qu’il a pris au piège ou des champignons qu’il a ramassés. Par cette première inversion des rôles, il sent l’homme apparaître en lui. C’est comme boire du vin pur ou mettre pour la première fois, vers quatorze ans, des pantalons longs. »

Apprentissage aussi de la mort, hommes et bêtes ; gestion de l’eau devenue plus rare, changements apportés par le train, passage de vignerons à viticulteurs, de « ne rien jeter » au jetable…
Cueillette :
« Il m’a toujours semblé qu’en réalité nous ne trouvons pas les champignons. Les champignons nous choisissent. Ceux d’entre eux qui le désirent, en tout cas ceux qui veulent être mangés par des amateurs. »

« Le temps des cueillettes s’achève. Rien d’étonnant. Cette première activité de l’homme – prendre à la nature ce qu’elle offre avant de songer à lui imposer les disciplines de la culture – n’est plus qu’une survivance. Ce que représente la cueillette – recevoir sans avoir semé −, nous l’avons sans doute oublié, une participation directe aux dons de la terre, avant l’invention de la propriété, un lien particulier entre l’instinct et le hasard. »

« Nous ne vivons pas encore assez longtemps pour apprécier les mouvements imperceptibles de la terre, qui échappent à notre durée. »

Suit une galerie de portraits hauts en couleur, des caractères souvent bien trempés… puis la découverte du sexe, la culture, le parler occitan.

\Mots-clés : #autobiographie #enfance #ruralité #temoignage
par Tristram
le Mar 21 Sep - 19:55
 
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Sujet: Jean-Claude Carrière
Réponses: 3
Vues: 222

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