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Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Ven 26 Avr 2024 - 23:53

63 résultats trouvés pour spiritualite

Patrick Leigh Fermor

Un temps pour se taire

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Témoignage des expériences monacales de l’auteur, d’abord à l’abbaye bénédictine de Saint-Wandrille, plus brièvement Solesmes et la Grande Trappe cistercienne, et enfin les monastères rupestres de Cappadoce.
Leigh Fermor offre des rappels historiques, analyse la vie monastique contemplative, sans oublier le rôle de « gardiens de la littérature, des classiques, de l’érudition et des humanités », et le plain-chant grégorien. Il retrace aussi la psychologie à l’œuvre tant dans son expérience personnelle que chez les moines, et évoque Huysmans.
« Le chant alterné, issu des stalles, continuait d’ériger son invisible architecture musicale : un échafaudage qui projetait des colonnes de plain-chant, complétées par une antienne du chœur qui les coiffait comme un toit. »

« On tend en effet à voir la vie monastique comme un phénomène ayant toujours existé, puis à l’écarter de l’esprit sans l’analyser ni le commenter davantage ; c’est seulement en vivant quelque temps dans un monastère qu’on peut commencer à saisir les différences vertigineuses qui le séparent de nos vies ordinaires. Les deux modes de vie ne partagent pas un seul attribut ; non seulement les pensées, les ambitions, les bruits, la lumière, le temps et l’humeur entourant les occupants du cloître sont-ils tout à fait différents de ceux que nous connaissons, mais d’une manière étrange, ils semblent en être l’exact contraire. La période de récession des critères normaux et celle où le nouvel univers devient réalité est longue et d’abord intensément douloureuse. »

« Si mes premiers jours à l’abbaye avaient été une période de dépression, le processus de désaccoutumance, après mon départ, fut dix fois pire. L’abbaye avait d’abord été un cimetière ; le monde extérieur sembla ensuite, par contraste, un enfer de bruit et de vulgarité entièrement peuplé de goujats, de catins et de forbans. »

« Mais la défection, après la fin du long noviciat et la prise des vœux définitifs, est très exceptionnelle. Les monastères français sont un désert pour la chronique scandaleuse hebdomadaire qu’alimentent si libéralement les membres des clergés non soumis au célibat des divers autres pays. »


\Mots-clés : #historique #musique #religion #spiritualité #temoignage #traditions
par Tristram
le Mar 16 Avr 2024 - 12:10
 
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Sujet: Patrick Leigh Fermor
Réponses: 6
Vues: 68

Ernst Jünger

Visite à Godenholm

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Moltner, neurologue et Ejnar, archéologue, se sont connus à la guerre et sont en quête de connaissance spirituelle ; accompagnés d’une jeune autochtone, Ulma, ils traversent un bras de mer en barque pour rendre visite au sage Schwarzenberg dans l’île de Godenholm quelque part en Scandinavie.
Entre mystique et magie, leur entrevue est marquée de visions oniriques. Des poissons des abysses remontent ; les mythes nordiques sont évoqués. Des allusions à une récente débâcle, la prophétie de la fin de l’Empire en déclin (la Seconde Guerre mondiale ?) forment une autre toile de fond. À l’issue de cette expérience, c’est en eux-mêmes qu’ils découvrent des ressources.
« En réalité, Moltner demeurait captif du souci de la peau dont il s’était naguère dépouillé. Il savait que le naufrage avait eu lieu, et qu’on flottait sur un radeau bâti de bois d’épave. La sécurité y était moindre, et les valeurs provisoires, mais, malgré tout, on vivait encore de l’héritage, et il subsistait encore bien des obligations, et bien des moments aussi où l’on continuait à jouir de la vie. »

« Il avait, au nombre de ses qualités, l’art de retourner la monnaie courante des mots : on apercevait alors, au lieu du chiffre, la vieille image héraldique, qui parlait en figures. »

Cette traversée initiatique des apparences m’a ramentu Hermann Hesse.
Une nouvelle, La chasse au sanglier, suit cette novella. Participant à une battue dont il rêvait, un jeune garçon de seize ans est posté à côté d’un élève-forestier lorsque surgit un vieux mâle, que son voisin tue par chance ; c’est dorénavant de la bête qu’il rêve.

\Mots-clés : #contemythe #initiatique #spiritualité
par Tristram
le Mer 13 Mar 2024 - 10:46
 
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Sujet: Ernst Jünger
Réponses: 18
Vues: 2616

Nathan Wachtel

Paradis du Nouveau Monde

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Essais répartis entre Fables d’Occident (deux chapitres) et Messianismes indiens (trois chapitres).
I : Le Paradis terrestre est situé en Amérique méridionale par l’érudit vieux-chrétien espagnol Antonio de León Pinelo dans son encyclopédique El Paraíso en el Nuevo Mundo, rédigé entre 1640 et 1650, et le jésuite portugais Simão de Vasconcelos dans ses Noticias Curiosas e Necessarias das Cousas do Brasil, parues en 1663.

II : La « théorie de l’Indien juif », soit celle des Dix Tribus perdues d’Israël exilées en Amérique, est développée dans les synthèses de deux Espagnols, le dominicain Gregorio García dans L’origine des Indiens du Nouveau Monde, publié en 1607, et Diego Andrés Rocha dans Tratado Unico y Singular del Origen de los Indios, publié en 1681, et réfutée par le Hollandais d’origine portugaise Menasseh ben Israël dans Espérance d’Israël, publié en 1650.
« N’oublions pas cependant que des auteurs tels que Gregorio García, Diego Andrés Rocha ou Menasseh ben Israël développaient une argumentation extrêmement rigoureuse, que leurs démonstrations s’enchaînaient de manière très rationnelle ; et si elles ne peuvent plus convaincre, c’est parce qu’elles sont faussées au départ par leurs prémisses bibliques. »

III : La « Terre sans Mal » des Tupi-Guarani est le premier aspect du point de vue des Amérindiens. L’ethnologue autodidacte Curt Unkel Nimuendajú estime au début du XXe que « le moteur des migrations tupis-guaranis n’a pas été leur force d’expansion guerrière, et que leur motivation était d’un autre ordre, probablement religieux », outre la pression des colons, les guerres entre tribus indiennes, les conflits internes à certains villages, les épidémies et la politique gouvernementale de sédentarisation et de « réduction » des Indiens. Ces derniers vont vers l’est, en direction du soleil et de la mer à la recherche d’une sorte de paradis, dans un mouvement messianique dirigé par les « hommes-dieux » (Alfred Métraux) qui inclut bientôt la révolte contre la domination coloniale tout en intégrant des éléments de la catéchèse chrétienne.
IV : Le retour de l’Inca, « "messianisme" ou "millénarisme" » « obstinément réinventé » dans les Andes.

« …] la représentation indigène de la fin d’un monde est régie tant par les catégories de l’organisation dualiste que par la conception cyclique du temps. »

« L’on estime que, pendant le premier demi-siècle de la domination coloniale, la chute démographique dans le monde andin atteint en moyenne quelque 80 % de la population : d’où l’ampleur de la désintégration sociale, et du traumatisme. »

Les huacas (divinités) reviennent, possèdent des fidèles dans la « maladie de la danse », reprennent et retournent des éléments de l’institution coloniale contre elle dans un « mouvement de revitalisation religieuse ».
« Soit le renversement cataclysmique de l’ordre du monde, dès lors remis à l’endroit. »

« Ce n’est donc pas nécessairement par rejet du christianisme que les Indiens rebelles exterminent les Espagnols et pourchassent les prêtres. Bien au contraire ! On peut soutenir en effet, sans paradoxe, que si les rebelles massacrent les oppresseurs espagnols, c’est parce que ces derniers, cupides et corrompus, sont de mauvais chrétiens, instruments du diable, et qu’eux-mêmes, Indiens, incarnent les véritables et authentiques chrétiens. »

V : La Danse des Esprits dans le prophétisme nord-amérindien, issu des « catastrophe démographique » due aux épidémies (disparition de plus de 80% de la population la aussi), guerres, spoliations notamment territoriales et déportations forcées de la colonisation anglo-américaine (ainsi que de la disparition du gibier).
« Pendant quelque trois cents ans, les Indiens d’Amérique du Nord ont ainsi éprouvé des traumatismes de tous ordres, indéfiniment répétés, accumulés, toujours recommencés : ils ont vécu de multiples et tragiques fins du monde, en abyme. »

La région des Grands Lacs est le siège d’une « revitalisation religieuse et guerrière » chez les rescapés regroupés dans une pan-indianité intertribale, d’abord « nativiste » et tournée contre les influences européennes.
Lorsque les Indiens ont tous été « transformés en clients, puis en assistés » dans des « réserves », les visions du Paiute Wodziwob annoncent « le retour des morts » au cours de Ghost Dances (d’origine ancestrale). Puis Wovoka, un autre Paiute, donne une inflexion pacifiste à son message de « Messie » : la transe traditionnelle doit dorénavant coexister avec les usages importés (travail salarié, école, église, etc.).
« Il s’agit en fait de combiner et concilier la fidèle perpétuation des rituels anciens (danses, prières, chants, transes) avec l’inévitable intégration dans le monde moderne : soit un processus double, où se consolide et s’affirme une identité de plus en plus manifeste, par-delà les particularités tribales : l’identité indienne. »

Les Sioux font ensuite face à l’extermination des bisons et à une très importante réduction de leurs réserves ; les traités avec cette « nation » sont régulièrement violés. Puis vient le massacre de Wounded Knee, basé sur un malentendu à propos de la Ghost Dance (qui perdurera). Wachtel relate le meurtre de Sitting Bull, le rôle ambivalent de Buffalo Bill et de son Wild West Show – le contexte de la fin d’un monde.

\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #contemythe #essai #historique #identite #minoriteethnique #religion #segregation #spiritualité #traditions
par Tristram
le Dim 11 Fév 2024 - 11:29
 
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Sujet: Nathan Wachtel
Réponses: 2
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Jean Giono

Solitude de la pitié

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Vingt nouvelles souvent assez brèves :

Solitude de la pitié
Prélude de Pan
Champs
Ivan Ivanovitch Kossiakoff
La main
Annette ou une affaire de famille
Au bord des routes
Jofroi de la Maussan
Philemon
Joselet
Sylvie
Babeau
Le mouton
Au pays des coupeurs d'arbres
La grande barrière
Destruction de Paris
Magnétisme
Peur de la terre
Radeaux perdus
Le chant du monde


La première et l’éponyme me choque toujours malgré les relectures : un curé de village et sa servante profitent de manière particulièrement sordide du dénuement de nécessiteux, sans songer dans leurs calculs à en soulager la misère.
La seconde, Prélude de Pan, déjà présentée par Aventin ICI, demeure extraordinaire : après de menaçants signes météorologiques de la nature, l’homme avec « sa face de chèvre avec ses deux grands yeux tristes allumés », révolté par un assassin d’arbres (un bûcheron) qui a brisé l’aile d’une colombe des bois pour l’assujettir…
« De quel droit toi, tu l'as prise, et tu l'as tordue ? De quel droit, toi, le fort, le solide, tu as écrasé la bête grise ? Dis-moi ! Ça a du sang, ça, comme toi ; ça a le sang de la même couleur et ça a le droit au soleil et au vent, comme toi. Tu n'as pas plus de droit que la bête. On t'a donné la même chose à elle et à toi. T'en prends assez avec ton nez, t'en prends assez avec tes yeux. T'as dû en écraser des choses pour être si gros que ça... au milieu de la vie. T'as pas compris que, jusqu'à présent, c'était miracle que tu aies pu tuer et meurtrir et puis vivre, toi, quand même, avec la bouche pleine de sang, avec ce ventre plein de sang ? T'as pas compris que c'était miracle que tu aies pu digérer tout ce sang et toute cette douleur que tu as bus ? Et alors, pourquoi ? »

…Pan déchaîne une bacchanale orgiaque en manière de leçon aux hommes.
« Et ça entrait dans la pâte que l'homme pétrissait par la seule puissance de ses yeux, et ça entrait dans la pâte du grand pain de malheur qu'il était en train de pétrir. »

Ivan Ivanovitch Kossiakoff est une histoire apparemment autobiographique : agent de liaison avec les Russes dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, il lie une amitié sans parole avec un colosse.
L’auteur est d’ailleurs mis en scène dans la plupart des textes, où « Monsieur Jean » converse avec paysans, vieillards et bergères ; il collecte ainsi les paroles, l’enseignement du monde.
Il s’intéresse notamment aux arbres :
« On voit que vous ne le connaissez pas. Si on n'y était pas, ça ferait tout à sa fantaisie. L'arbre, c'est tout en fantaisie. C'est intelligent, je dis pas ; ça comprend des choses... mais c'est comme des bêtes, ça passe son temps à l'amusement. »

(Le mouton)
« Donc, pour nous remplacer la fontaine on plantait un cyprès au bord de la ferme, et comme ça, à la place de la fontaine de l'eau, on avait la fontaine de l'air avec autant de compagnie, autant de plaisir. Le cyprès, c'était comme cette canette qu'on enfonce dans le talus humide pour avoir un fil d'eau. On enfonçait le cyprès dans l'air et on avait un fil d'air. »

Le dernier extrait provient d’Au pays des coupeurs d'arbres où Giono, déjà écologiste, déplore les coupes rases :
« On a passé toute notre terre à la tondeuse double zéro : le pays vient d'être condamné aux travaux forcés à perpétuité. »

Ce recueil est une pépinière d’images, mais aussi de romans, comme avec le thème de la réaction cataclysmale de la nature ; c’est notamment le cas du dernier texte, Le chant du monde, qui annonce le roman du même nom et revendique l’égalité de traitement (sensoriel, littéraire, voire juridique) des éléments de la nature comme de l’homme, jusque dans leur violence.
« Il faut, je crois, voir, aimer, comprendre, haïr l'entourage des hommes, le monde d'autour, comme on est obligé de regarder, d'aimer, de détester profondément les hommes pour les peindre. Il ne faut plus isoler le personnage-homme, l'ensemencer de simples graines habituelles, mais le montrer tel qu'il est, c'est-à-dire traversé, imbibé, lourd et lumineux des effluves, des influences, du chant du monde. »

Ce qui m’a cette fois encore marqué dans ce recueil, c’est la « lutte entre l'homme et la garrigue » (Champs), combat désespéré qui trouve souvent son issue dans le suicide « Des hommes perdus sur des radeaux, en pleine terre » (Radeaux perdus), faibles dans le dur monde : pas la moindre notion de liberté évoquée à propos de l’humanité.

\Mots-clés : #amitié #contemythe #ecologie #nature #nouvelle #ruralité #spiritualité
par Tristram
le Ven 17 Nov 2023 - 11:09
 
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Sujet: Jean Giono
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Tzvetan Todorov

La conquête de l'Amérique - La question de l'autre

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Exergue :
« Le capitaine Alonso Lopez de Avila s'était emparé pendant la guerre d'une jeune Indienne, une femme belle et gracieuse. Elle avait promis à son mari craignant qu'on ne le tuât à la guerre de n'appartenir à aucun autre que lui, et ainsi nulle persuasion ne put l'empêcher de quitter la vie plutôt que de se laisser flétrir par un autre homme ; c'est pourquoi on la livra aux chiens.
Diego de Landa, Relation des choses de Yucatan, 32
Je dédie ce livre à la mémoire
d'une femme maya
dévorée par les chiens
. »

I Découvrir :
« Je veux parler de la découverte que le je fait de l'autre. »

Et tout particulièrement de la (non-)rencontre de Colon et des Indiens. Le premier est essentiellement finaliste, et découvre surtout ce qu’il s’attendait à découvrir.
« Les arbres sont les vraies sirènes de Colon. Devant eux, il oublie ses interprétations et sa recherche du profit, pour réitérer inlassablement ce qui ne sert à rien, ne conduit à rien, et qui donc ne peut être que répété : la beauté. « Il s'arrêtait plus qu'il ne voulait par le désir qu'il avait de voir et la délectation qu'il goûtait à regarder la beauté et la fraîcheur de ces terres n'importe où il entrait » (27.11.1492). Peut-être retrouve-t-il par là un mobile qui a animé tous les grands voyageurs, que ce soit à leur insu ou non.
L'observation attentive de la nature conduit donc dans trois directions différentes : à l'interprétation purement pragmatique et efficace, lorsqu'il s'agit d'affaires de navigation ; à l'interprétation finaliste, où les signes confirment les croyances et espoirs qu'on a, pour toute autre matière ; enfin à ce refus de l'interprétation qu'est l'admiration intransitive, la soumission absolue à la beauté, où l'on aime un arbre parce qu'il est beau, parce qu'il est, non parce qu'on pourrait s'en servir comme mât d'un bateau ou parce que sa présence promet des richesses. »

« L'attitude de Colon à l'égard des Indiens repose sur la perception qu'il en a. On pourrait en distinguer deux composantes, qu'on retrouvera au siècle suivant et, pratiquement, jusqu'à nos jours chez tout colonisateur dans son rapport au colonisé ; ces deux attitudes, on les avait déjà observées en germe dans le rapport de Colon à la langue de l'autre. Ou bien il pense les Indiens (sans pour autant se servir de ces termes) comme des êtres humains à part entière, ayant les mêmes droits que lui ; mais alors il les voit non seulement égaux mais aussi identiques, et ce comportement aboutit à l'assimilationnisme, à la projection de ses propres valeurs sur les autres. Ou bien il part de la différence ; mais celle-ci est immédiatement traduite en termes de supériorité et d'infériorité (dans son cas, évidemment, ce sont les Indiens qui sont inférieurs) : on refuse l'existence d'une substance humaine réellement autre, qui puisse ne pas être un simple état imparfait de soi. Ces deux figures élémentaires de l'expérience de l'altérité reposent toutes deux sur l'égocentrisme, sur l'identification de ses valeurs propres avec les valeurs en général, de son je avec l'univers ; sur la conviction que le monde est un. »

« C'est ainsi que par des glissements progressifs, Colon passera de l'assimilationnisme, qui impliquait une égalité de principe, à l'idéologie esclavagiste, et donc à l'affirmation de l'infériorité des Indiens. »

(Et Colon organisa effectivement une traite des Indiens, d’abord vus comme « bons sauvages », avec l’Espagne.)
« L'année 1492 symbolise déjà, dans l'histoire d'Espagne, ce double mouvement : en cette même année le pays répudie son Autre intérieur en remportant la victoire sur les Maures dans l'ultime bataille de Grenade et en forçant les juifs à quitter son territoire ; et il découvre l'Autre extérieur, toute cette Amérique qui deviendra latine. »

II Conquérir :
C’est celle du Mexique par Cortés, malgré un rapport numérique très déséquilibré des troupes. Todorov rappelle que les Aztèques étaient eux-mêmes de cruels conquérants, installés depuis relativement peu de temps.
Les Aztèques interprétaient les signes (prophéties des prêtres-devins) d’un monde surdéterminé dans une société fortement hiérarchisée, régie par l’ordre, avec « prééminence du social sur l'individuel ».
« Pris ensemble, ces récits, issus de populations fort éloignées les unes des autres, frappent par leur uniformité : l'arrivée des Espagnols est toujours précédée de présages, leur victoire est toujours annoncée comme certaine. »

« La première réaction, spontanée, à l'égard de l'étranger est de l'imaginer inférieur, puisque différent de nous : ce n'est même pas un homme, ou s'il l'est, c'est un barbare inférieur ; s'il ne parle pas notre langue, c'est qu'il n'en parle aucune, il ne sait pas parler, comme le pensait encore Colon. »

« Le chef de l'État lui-même est appelé tlatoani, ce qui veut dire, littéralement, « celui qui possède la parole » (un peu à la manière de notre « dictateur »), et la périphrase qui désigne le sage est « le possesseur de l'encre rouge et de l'encre noire », c'est-à-dire celui qui sait peindre et interpréter les manuscrits pictographiques. »

Les tergiversations de Moctezuma reflètent son désarroi devant une situation inédite, inattendue dans une société régie par le passé au sein d’un « temps cyclique, répétitif ».
Cortès, en vrai Machiavel, sait s’adapter et improviser, et manipule les Aztèques selon leurs croyances (mythe de Quetzalcoalt, etc.)
« …] l'intransigeance a toujours vaincu la tolérance. »

III Aimer :
« Si le mot génocide s'est jamais appliqué avec précision à un cas, c'est bien à celui-là. C'est un record, me semble-t-il, non seulement en termes relatifs (une destruction de l'ordre de 90 % et plus), mais aussi absolus, puisqu'on parle d'une diminution de la population estimée à 70 millions d'êtres humains. »

Pour s’enrichir rapidement, les conquistadors se laissent aller à toutes les cruautés ; ils massacrent sans compter, là où les Aztèques sacrifiaient.
« Le massacre, en revanche, révèle la faiblesse de ce même tissu social, la désuétude des principes moraux qui assuraient la cohésion du groupe ; du coup, il est accompli de préférence au loin, là où la loi a du mal à se faire respecter : pour les Espagnols, en Amérique, ou à la rigueur en Italie. Le massacre est donc intimement lié aux guerres coloniales, menées loin de la métropole. Plus les massacrés sont lointains et étrangers, mieux cela vaut : on les extermine sans remords, en les assimilant plus ou moins aux bêtes. L'identité individuelle du massacré est, par définition, non pertinente (sinon ce serait un meurtre) : on n'a ni le temps ni la curiosité de savoir qui on tue à ce moment. »

Des justifications de la guerre et de l’esclavage sont progressivement élaborées, les premières confinant au ridicule (comme le Requerimiento), jusqu’à la conférence de Valladolid, qui oppose la conception hiérarchique de Sepulveda et la conception égalitariste de Las Casas (Aristote versus le Christ). Mais le principe d’égalité chez Las Casas nie la différence :
« Le postulat d'égalité entraîne l'affirmation d'identité, et la seconde grande figure de l'altérité, même si elle est incontestablement plus aimable, nous conduit vers une connaissance de l'autre encore moindre que la première. »

Et le but reste la conversion à la « vraie foi » – et la soumission à la couronne espagnole : attitude colonialiste.

IV Connaître :
Cabeza de Vaca (ses « relations » forment un témoignage extraordinaire) constitue un bel exemple d’identification (relative). Le dominicain Diego Duran, farouche adversaire du syncrétisme religieux, étudie la religion aztèque, et forme involontairement un métissage culturel. Le franciscain Bernardino de Sahagun, enseignant et écrivain, outre son travail de prosélyte, a « le désir de connaître et de préserver la culture nahuatl ».

Épilogue :
Pour Todorov, « la connaissance de soi passe par celle de l'autre » (ethnologie) ; égalité et respect des différences doivent s’équilibrer.
« Le langage n'existe que par l'autre, non pas seulement parce qu'on s'adresse toujours à quelqu'un, mais aussi dans la mesure où il permet d'évoquer le tiers absent ; à la différence des animaux, les hommes connaissent la citation. »


\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #esclavage #essai #genocide #historique #religion #spiritualité #traditions #violence #voyage
par Tristram
le Ven 29 Sep 2023 - 11:25
 
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Sujet: Tzvetan Todorov
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Vues: 311

João Guimarães Rosa

Diadorim

Tag spiritualite sur Des Choses à lire Captur85

Le titre original est Grande Sertão : veredas. Le sertão désigne les vastes régions semi-arides de l’intérieur du Brésil, où une population clairsemée vit surtout de l’élevage ; les chapadas, plateaux désertiques, sont parsemées de veredas, verdoyantes dépressions où l’eau se concentre, et donc la vie.
Riobaldo, surnommé Tatarana, ancien jagunço devenu fazendeiro (propriétaire d’une fazenda, ou vaste ferme), évoque devant le narrateur sa vie passée dans le sertão (les jagunços sont les hommes de main des fazendeiros, vivant en bandes armées et se livrant au brigandage, aussi considérés comme des preux).
« Vous le savez : le sertão c’est là où est le plus fort, à force d’astuces, fait la loi. Dieu lui-même, quand il s’amènera, qu’il s’amène armé. Et une balle est un tout petit bout de métal. »

« J’ai ramé une vie libre. Le sertão : ces vides qu’il est. »

« Le sertão est bon. Tout ici se perd ; tout ici se retrouve… disait le sieur Ornelas. Le sertão c’est la confusion dans un grand calme démesuré. »

Le sertão est hostile, mais a ses beautés, et les descriptions qui en sont données constituent un intérêt supplémentaire. À ce propos, l’emblématique buruti, c’est le palmier-bâche qui vit les pieds dans l’eau, le bem-te-vi, c’est le quiquivi, oiseau également fréquent en Guyane.
Riobaldo, comme beaucoup, ne connaît pas son père (en fait, à la mort de sa mère, il est recueilli par son parrain, qui serait son géniteur).
« L’homme voyage, il fait halte, repart : il change d’endroit, de femme – ce qui perdure c’est un enfant. »

Riobaldo parle de ses pensées qui l’obsèdent à propos du démon (qui a d’innombrables noms, dont « celui-qui-n’existe-pas ») : peut-on faire pacte avec lui ? Il parle aussi de Diadorim, son ami et amour, et des femmes qu’il aime. Il digresse, reprend le fil de son monologue : il évoque leur lieutenant, Medeiro Vaz, qui brûla sa fazenda, éparpilla les pierres de la tombe de sa mère pour aller mener une guerre de justice dans les hautes-terres, et leurs ennemis, les deux Judas félons (Hermὀgenes, protégé des enfers, et Ricardo) qui ont tué Joca Ramiro (père de Diadorim), et les soldats qui les combattent, et Zé Bebelo, stratège enjoué qui rêve de batailles et d’être député, puis remplace Medeiro Vaz à sa mort (et de qui Riobaldo fut percepteur, avant d’être dans le camp adverse, ce qui le tourmente). Car ce dernier narre dorénavant son existence depuis son enfance : comment il rencontra Reinaldo et fut séduit (ses amours sont plus généralement féminines, notamment la belle Otacilia, ou encore Norinha), Reinaldo qui lui confie s’appeler Diadorim.
À propos de la sensualité féminine, un passage qui rappelle Jorge Amado dans ses bonnes pages :
« L’une d’elles – Maria-des-Lumières – était brune : haute d’un huitième de cannelier. La chevelure énorme, noire, épaisse comme la fourrure d’un animal – elle lui cachait presque toute la figure, à cette petite mauresque. Mais la bouche était le bouton éclos, et elle s’offrait rouge charnue. Elle souriait les lèvres retroussées et avait le menton fin et délicat. Et les yeux eau-et-miel, avec des langueurs vertes, à me faire croire que j’étais à Goïas… Elle avait beaucoup de savoir-faire. Elle s’occupa aussitôt de moi. Ce n’était pas qu’une petite péronnelle.
L’autre, Hortense, une très gentille oiselle de taille moyenne, c’était Gelée-Blanche ce surnom parce qu’elle avait le corps si blanc ravissant, que c’était comme étreindre la froide blancheur de l’aube… Elle était elle-même jusqu’au parfum de ses aisselles. Et la ligne des reins, courbes ondulantes d’un ruisseau de montagne, confondait. De sorte que sa longueur exacte, vous n’arriviez jamais à la mesurer. Entre elles deux à la fois, je découvris que mon corps aussi avait ses tendretés et ses duretés. J’étais là, pour ce que je sais, comme le crocodile. »

Ce qui vaut surtout, c’est le monologue noté par son auditeur :
« Nous vivons en répétant, et bon, en une minime minute le répété dérape, et nous voilà déjà projetés sur une autre branche. »

Son récit décousu se commente lui-même, et sans doute l’auteur s’exprime-t-il lui-même par moments :
« Je sais que je raconte mal, je survole. Sans rectifier. Mais ce n’est pas pour donner le change, n’allez pas croire. […] Raconter à la suite, en enfilade, ce n’est vraiment que pour les choses de peu d’importance. De chaque vécu que j’ai réellement passé, de joie forte ou de peine, je vois aujourd’hui que j’étais chaque fois comme s’il s’agissait de personnes différentes. Se succédant incontrôlées. Tel je pense, tel je raconte. […] Et ce que je raconte n’est pas une vie d’homme du sertão, aurait-il été jagunço, mais la matière qui déborde. »

Riobaldo n’a jamais connu la peur, mais…
« Je sentis un goût de fiel sur le bout de ma langue. La peur. La peur qui vous coince. Qui me rattrapa au tournant. Un bananier prend le vent par tous les bords. L’homme ? C’est une chose qui tremble. Mon cheval me menait sans échéance. Les mulets et les ânes de la caravane, Dieu sait si je les enviais… Il y a plusieurs inventions de peur, je sais, et vous le savez. La pire de toutes est celle-ci : qui d’abord vous étourdit, et ensuite vous vide. Une peur qui commence d’emblée par une grande fatigue. Là où naissent nos énergies, je sentis qu’une de mes sueurs se glaçait. La peur de ce qui peut toujours arriver et qui n’est pas encore là. Vous me comprenez : le dos du monde. […] Je n’y arrivais pas, je ne pensais pas distinctement. La peur ne permettait pas. J’avais la cervelle embrumée, la tête me tournait. Je bus jusqu’à la lie le passage de la peur : je traversais un grand vide. »

« La peur manifeste provoque la colère qui châtie ; c’est bien tout ce à quoi elle sert. »

Le ton est celui du langage populaire, volontiers proverbial, traversé de fulgurances condensées voire lapidaires, très inventives et souvent poétiques, à l’encontre d’une rédaction rationnelle et claire. Allers-retours dans le temps de la remémoration (étonnamment riche, précise et détaillée), à l’instar des chevauchées et contre-marches de la troupe.
« Veuillez m’excuser, je sais que je parle trop, des à-côtés. Je dérape. C’est le fait de la vieillesse. Mais aussi, qu’est-ce qui vaut et qu’est-ce qui ne vaut pas ? Tout. Voyez plutôt : savez-vous pourquoi le remords ne me lâche pas ? Je crois que ce qui ne le permet pas c’est la bonne mémoire que j’ai. »

« Ah, mais je parle faux. Vous le sentez ? Si je démens ? Je démens. Raconter est très, très laborieux. Non à cause des années, passées depuis beau temps. Mais à cause de l’habileté qu’ont certaines choses passées – à faire le balancier, à ne pas rester en place. Ce que j’ai dit était-il exact ? Ça l’était. Mais ce qui était exact a-t-il été dit ? Aujourd’hui je crois que non. Ce sont tant d’heures passées avec les gens, tant de choses arrivées en tant de temps, tout se découpant par le menu. »

« Non, nenni. Je n’avais aucun regret. Ce que j’aurais voulu, c’était redevenir enfant, mais là, dans l’instant, si j’avais pu. J’en avais déjà plus qu’assez de leurs égarements à tous. C’est qu’à cette époque je trouvais déjà que la vie des gens va à vau-l’eau, comme un récit sans queue ni tête, par manque de joie et de jugement. La vie devrait être comme dans une salle de théâtre, et que chacun joue son rôle avec un bel entrain du début à la fin, qu’il s’en acquitte. C’était ce que je trouve, c’est ce que je trouvais. »

« Nous sommes des hommes d’armes, pour le risque de chaque jour et toutes les menues choses de l’air. »

« Mais les chemins sont ce qui gît partout sur la terre, et toujours les uns contre les autres ; il me revient que les formes les plus fausses du démon se reproduisent. Plus vous allez m’entendre, plus vous allez me comprendre. »

« On ne se met pas en colère contre le boa. Le boa étranglavale, mais il n’a pas de venin. Et il accomplissait son destin, tout réduire à un contenu. »

« La vie en invente ! On commence les choses, à l’obscur de savoir pourquoi, et dès lors le pouvoir de les continuer, on le perd – parce que la vie est le boulot de tous, triturée, assaisonnée par tous. »

« Tout cela pour vous, mon cher monsieur, ne tient pas debout, n’éclaire rien. Je suis là, à tout répéter par le menu, à vivre ce qui me manquait. Des choses minuscules, je sais. La lune est morte ? Mais je suis fait de ce que j’ai éprouvé et reperdu. De l’oublié. Je vais errant. Et se succédèrent nombre de petits faits. »

« Je sais : qui aime est toujours très esclave, mais ne se soumet jamais vraiment. »

« Qui le sait vraiment ce qu’est une personne ? Compte tenu avant tout : qu’un jugement est toujours défectueux, parce que ce qu’on juge c’est le passé. Eh, bé. Mais pour l’écriture de la vie, juger on ne peut s’en dispenser ; il le faut ? C’est ce que font seuls certains poissons, qui nagent en remontant le courant, depuis l’embouchure vers les sources. La loi est la loi ? Mensonge ! Qui juge, est déjà mort. Vivre est très dangereux, vraiment. »

La dernière phrase revient comme un leitmotiv dans le récit de Riobaldo :
« Vivre est très dangereux, je vous l’ai déjà dit. »

Apprécié en tant que bon tireur, Riobaldo parcourt donc le sertão qu’il aime, malgré les vicissitudes de cette existence itinérante, chevauchant de peines en batailles. Il médite sans cesse, sur la vie, l’amour, et par un curieux défi, dans sa haine d’Hermὀgenes qui aurait signé un pacte avec « l’Autre », décide d’en faire un lui aussi, bien qu’il ne croie ni à cette puissance maléfique, ni même à l’âme. Le démon ne se présente pas à la « croisée des chemins de Veredas-Mortes ».
« Alors, je ne sais ou non si j’ai vendu ? Je vous le dis : ma peur c’est ça. Tous la vendent, non ? Je vous le dis : de diable il n’y en a pas, le diable n’existe pas, et l’âme je la lui ai vendue… Ma peur, c’est ça. À qui l’ai-je vendue ? C’est ça, monsieur, ma peur : l’âme, on la vend, c’est tout, sans qu’il y ait acheteur… »

Cependant Riobaldo change. Lui, pour qui il n’était pas question de commander, devient le chef, Crotale-Blanc. Il reprend avec succès la traversée du Plan de Suçuarão, où avait échoué Medeiro Vaz, pour prendre à revers la fazenda d’Hermὀgenes.
Il y a encore les « pacants », rustres paysans croupissant dans la misère, victimes d’épidémies et des fazendeiros obnubilés par le profit, ou Siruiz, le jagunço poète, dont Riobaldo donne le nom à son cheval, ou encore le compère Quelémém, de bon conseil, évidemment Diadorim qu'il aime, et nombre d'autres personnages.
Ce livre-monde aux différentes strates-facettes (allégorie de la condition humaine, roman d’amour, épopée donquichottesque, geste initiatique – alchimique et/ou mythologique –, combat occulte du bien et du mal, cheminement du souvenir, témoignage ethnographique, récit de campagnes guerrières, etc.) est incessamment parcouru d’un souffle génial qui ramentoit Faust, mais aussi Ulysse (les deux).
Il est encore dans la ligne du fameux Hautes Terres (Os Sertões) d’Euclides da Cunha, par la démesure de la contrée comme de ceux qui y errent. L’esprit épique m’a aussi ramentu Borges et son exaltation des brigands de la pampa.
Sans chapitres, ce récit est un fleuve formidable dont le cours parfois s’accélère dans les péripéties de l’action, parfois s’alentit dans les interrogations du conteur : flot de parole, fil de pensée, flux de conscience. Et il vaut beaucoup pour la narration de Riobaldo ou, autrement dit, pour le style (c’est la façon de dire) rosien.
Le texte m’a paru excellemment rendu par la traductrice (autant qu’on puisse en juger sans avoir recours à l’original) ; cependant, il semble être difficilement réductible à une traduction, compte tenu de la langue créée par Rosa, inspirée du parler local et fort inventive.

\Mots-clés : #amour #aventure #contemythe #criminalite #ecriture #guerre #historique #initiatique #lieu #mort #nature #philosophique #portrait #ruralité #spiritualité #voyage
par Tristram
le Ven 22 Sep 2023 - 13:06
 
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Sujet: João Guimarães Rosa
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David Lodge

Nouvelles du paradis

Tag spiritualite sur Des Choses à lire Nouvel15

Bernard Walsh, prêtre défroqué et théologien (et aussi le narrateur, notamment lorsqu’il tient un journal, mais pas toujours), emmène son père de Rummidge (le Birmingham de Lodge – à rapprocher de celui de Coe ?) à Honolulu pour y rencontrer Ursula, la sœur de son père, avec qui ce dernier est en froid depuis son départ aux USA, suite à son mariage avec un GI : elle se meurt d’un cancer. À peine arrivés, « papa », individu assez pénible par ailleurs, se casse la hanche, renversé par la voiture de Yolande Miller alors qu’il traversait en regardant à gauche (travers britannique).
C’est l’occasion d’observer les voyages en avion (livre paru en 1991, et ça ne s’est pas amélioré) et le tourisme (là aussi c’est devenu pire), vu comme un rituel remplaçant la religion dans la quête du paradis selon Roger Sheldrake, un anthropologue qui se rend aux îles Hawaï afin de poursuivre ses recherches. C’est de nouveau Un tout petit monde, le microcosme des clients de Travelwise Tours à Waikiki (une jolie collection de personnages vus avec un œil satirique, comme la fille qui cherche tout au long de ses vacances « le Mec Bien »). Il y a aussi un point de vue anglais sur le système américain (carence des assurances sociales pour ceux qui n’ont pas beaucoup d’argent, pratique répandue des poursuites en justice par cupidité).
« Les Américains ont l’air d’adorer manger en marchant, comme les troupeaux qui pâturent. »

C’est encore l’opportunité de parler de ces îles loin de tout.
« Le paradis est ennuyeux, mais vous n’avez pas le droit de le dire. »

« L’histoire d’Hawaii est l’histoire d’une perte.
— Le paradis perdu ? ai-je demandé.
— Le paradis volé. Le paradis violé. Le paradis pourri. Le paradis acheté, développé, mis en paquets, le paradis vendu. »

« Les visiteurs défilaient le long des avenues Kalakaua et Kuhio en un va-et-vient incessant avec leurs T-shirts fantaisie, leurs bermudas et leurs petites poches de marsupiaux ; le soleil brillait et les palmiers se balançaient au gré des alizés, les notes nasillardes des guitares hawaiiennes s’échappaient des boutiques, et les visages avaient l’air assez sereins, mais, dans les yeux de chacun, on semblait lire cette question à demi formulée : bon, tout cela est charmant, mais c’est tout ce qu’il y a ? C’est vraiment tout ? »

Il est surtout question d’aborder la foi (et sa perte).
« On cesse de croire à une idée qui nous est chère bien avant de l’admettre au fond de soi. Certains ne l’admettent jamais. »

« Point n’est besoin d’aller très loin dans la philosophie de la religion pour découvrir qu’il est impossible de prouver qu’une proposition religieuse est juste ou fausse. Pour les rationalistes, les matérialistes, les positivistes, etc., c’est une raison suffisante pour refuser de considérer sérieusement le sujet dans sa totalité. Mais pour les croyants, un Dieu dont il n’est pas possible de prouver l’existence vaut bien un Dieu dont l’existence est avérée et vaut manifestement mieux que l’absence totale de Dieu, puisque sans Dieu il n’y a aucune réponse satisfaisante aux sempiternels problèmes du mal, du malheur, de la mort. La circularité du discours théologique qui utilise la révélation pour appréhender un Dieu dont on ne dispose d’aucune preuve de l’existence en dehors de la révélation (que Saint-Thomas d’Aquin repose en paix !) ne dérange pas le croyant, car le fait de croire n’entre pas en ligne de compte dans le jeu théologique, c’est l’arène dans laquelle se joue le jeu théologique. »

« La Bonne Nouvelle est celle qui annonce la vie éternelle, le paradis. Pour mes paroissiens, j’étais une sorte d’agent de voyages qui distribuait des billets, des contrats d’assurances, des brochures et leur garantissait le bonheur ultime. »

Le point de vue de Bernard permet à Lodge de présenter l’évolution au sein du christianisme, qui abandonne la croyance en la vie éternelle au paradis (ou en enfer) pour laisser la place à une sorte d’humanisme sur terre.
« Bien sûr, il y a encore beaucoup de chrétiens qui croient avec ferveur, même avec fanatisme, en un au-delà anthropomorphique, et il y en a encore beaucoup d’autres qui aimeraient y croire. Et il ne manque pas de pasteurs chrétiens pour les encourager dans ce sens avec chaleur, parfois avec sincérité, parfois aussi, comme les télévangélistes américains, pour des motifs plus douteux. Le fondamentalisme a profité précisément pour se développer du scepticisme eschatologique que véhiculait la théologie instituée, si bien que les formes du christianisme qui sont de nos jours les plus actives et les plus populaires sont aussi les plus indigentes sur le plan intellectuel. Cela semble être vrai pour d’autres grandes religions du monde. »

Ce roman mêle donc des aspects sociologique, géographique, historique, religieux, métaphysique, tout cela relevé d’humour et d'intertextualité (renvois notamment à des artistes anglais, comme W.B. Yeats).

\Mots-clés : #contemporain #fratrie #lieu #relationenfantparent #religion #social #spiritualité #voyage #xxesiecle
par Tristram
le Mer 30 Aoû 2023 - 15:59
 
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Sujet: David Lodge
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Kent Nerburn

Ni loup ni chien

Tag spiritualite sur Des Choses à lire Ni_lou10

Grâce à ses précédents ouvrages sur les Indiens, Kent Nerburn est pressenti par Dan, un vieux Lakota, pour devenir son porte-parole.
« …] Indiens. Je n’avais jamais autant apprécié un peuple ni trouvé ailleurs un tel sens de l’humour et une telle modestie. En outre, j’avais ressenti chez eux une paix et une simplicité qui dépassaient les stéréotypes de sagesse et d’alcoolisme. Ils étaient tout simplement les personnes les plus terre à terre que j’avais rencontrées, dans le bon et le mauvais sens de la chose. Ils étaient différents des Blancs, des Noirs, différents de l’image qu’on m’en avait inculquée, différents de tout ce que j’avais croisé. Je me sentais heureux en leur compagnie, et honoré d’être à leur côté. »

Il le rejoint dans sa réserve des Grandes Plaines. Ils feront une « virée » en Buick avec Grover, l’ami de Dan, tandis qu’il enregistre les « petits discours » de ce dernier.
« Voilà ce qu’il y avait derrière cette idée d’Amérique comme nouveau pays de l’autre côté de l’océan : devenir propriétaire. […] Nous ne savions pas cela. Nous ne savions même pas ce que cela signifiait. Nous appartenions à la terre. Eux voulaient la posséder. »

« Un point important selon moi : votre religion ne venait pas de la terre, elle pouvait être transportée avec vous. Vous ne pouviez pas comprendre ce que ça signifiait pour nous que d’avoir notre religion ancrée dans la terre. Votre religion existait dans une coupelle et un morceau de pain, et elle pouvait être trimballée dans une boîte. Vos prêtres pouvaient sacraliser n’importe où. Vous ne pouviez pas comprendre que, pour nous, ce qui était sacré se trouvait là où nous vivions, parce que c’est là que les choses saintes s’étaient produites et que les esprits nous parlaient. »

« Pendant de nombreuses années, l’Amérique voulait simplement nous détruire. Aujourd’hui, tout d’un coup, on est le seul groupe que les gens essaient d’intégrer. Et pourquoi d’après toi ? […]
– Je pense, reprit-il, que c’est parce que les Blancs savent qu’on avait quelque chose de véritable, qu’on vivait de la manière dont le Créateur voulait que les humains vivent sur cette terre. Ils désirent ça. Ils savent que les Blancs font n’importe quoi. S’ils disent qu’ils sont en partie indiens, c’est pour faire partie de ce que nous avons. »

« Nos aînés nous ont appris que c’était la meilleure façon de faire avec les Blancs : sois silencieux jusqu’à ce qu’ils deviennent nerveux, et ils commenceront à parler. Ils continueront de parler, et si tu restes silencieux, ils en diront trop. Alors tu seras capable de voir dans leur cœur et de savoir ce qu’ils veulent vraiment. Et tu sauras quoi faire. »

« Si tu commences à parler, je ne t’interromps pas. Je t’écoute. Peut-être que j’arrête d’écouter si je n’aime pas ce que tu dis. Mais je ne t’interromps pas. Quand t’as fini, je prends ma décision sur ce que tu as dit, mais je ne t’expose pas mon désaccord, à moins que ça soit important. Autrement, je me tais et je m’en vais simplement. Tu m’as dit ce que j’avais besoin de savoir. Il n’y a rien de plus à ajouter. »

Des épaves de voiture jonchent la réserve :
« J’avais toujours été interloqué par l’acceptation des gens à vivre dans la saleté, quand un simple petit effort aurait suffi à rendre les choses propres. À la longue, j’en étais venu à accepter le vieux bobard sociologique qui racontait que cela reflétait un manque d’estime de soi et un certain accablement.
Mais, au fond de moi, je savais que c’était trop facile, une supposition trop médiocre. C’était cependant certainement préférable aux explications précédentes, selon lesquelles les gens qui vivaient comme cela étaient simplement paresseux ou apathiques. »

« Pour nous, chaque chose avait son utilité, puis retournait à la terre. On avait des bols et des coupelles en bois, ou des objets fabriqués en argile. On montait à cheval ou on marchait. On fabriquait des choses à partir de choses de la terre. Puis quand on n’en avait plus besoin, on les laissait y retourner.
Aujourd’hui, les choses ne retournent pas à la terre. Nos enfants jettent des canettes. On abandonne des vieilles voitures. Avant, ça aurait été des cuillères en os ou des tasses en corne, et les vieilles voitures auraient été des squelettes de chevaux ou de bisons. On aurait pu les brûler ou les laisser là, et elles seraient retournées à la terre. Maintenant, on ne peut plus.
On vit de la même manière, mais avec des choses différentes. On apprend vos manières, mais, tu vois, vous n’apprenez rien. Tout ce dont vous vous souciez vraiment, c’est de garder les choses propres. Vous ne vous souciez pas de ce qu’elles sont réellement, tant qu’elles sont propres. Quand vous voyez une canette au bord d’un chemin, vous trouvez ça pire qu’une énorme autoroute goudronnée qui est maintenue propre. Vous vous énervez davantage devant un sac-poubelle dans une forêt que devant un gros centre commercial tout impeccable et balayé. »

Une autre vision sociale :
« On n’évaluait pas les gens par la richesse ou la pauvreté. On ne savait pas faire cela. Quand les temps étaient bons, tout le monde était riche. Quand les temps étaient durs, tout le monde était pauvre. On évaluait les gens sur leur capacité à partager. »

Les wannabes, qui croient avoir une grand-mère cherokee, portent queue de cheval et bijoux indiens en turquoise et argent, sont particulièrement insupportables ; au cinéma :
« Peuvent plus mettre de sauvages, maintenant. Aujourd’hui, c’est l’Indien sage – tu sais, celui qui ne fait qu’un avec la terre et tout, et qui rend le Blanc meilleur en lui apprenant à vivre à l’indienne, pour qu’il ajoute des valeurs indiennes à sa blanchitude. »

« Nous savons que les Blancs ont une faim infinie. Ils veulent tout consommer et tout englober. Quand ils ne possèdent pas physiquement, ils veulent posséder spirituellement. C’est ce qui est en train de se passer avec les Indiens, aujourd’hui. Les Blancs veulent nous posséder spirituellement. Vous voulez nous avaler pour pouvoir dire que vous êtes nous. C’est quelque chose de nouveau. Avant, vous vouliez qu’on soit comme vous. Mais aujourd’hui, vous êtes malheureux avec vous-mêmes, donc vous voulez vous transformer en nous. Vous voulez nos cérémonies et nos façons de faire pour pouvoir dire que vous êtes spirituels. Vous essayez de devenir des Indiens blancs. »

La leçon tirée des traités non honorés :
« Écoute-moi. Nous, les Indiens, parlons peu au peuple blanc. Il en a toujours été ainsi. Il y a une raison. Les Blancs ne nous ont jamais écoutés quand nous avons pris la parole. Ils ont seulement entendu ce qu’ils voulaient entendre. Parfois ils prétendaient avoir entendu et faisaient des promesses. Puis ils les brisaient. Il n’y avait plus pour nous de raison de parler. Donc nous avons arrêté. Même aujourd’hui, nous disons à nos enfants : “Fais gaffe quand tu parles aux wasichus [hommes blancs en lakota]. Ils utiliseront tes mots contre toi.” »

Le regard de Dan est particulièrement aigu en ce qui concerne la société occidentale.
« Le monde blanc met tout le pouvoir au sommet, Nerburn. Lorsqu’une personne arrive au sommet, elle a le pouvoir de prendre ta liberté. Au début, quand les Blancs sont arrivés ici, c’était pour fuir ces personnes au sommet. Mais ils ont continué de raisonner de cette façon et très vite, il y a eu de nouvelles personnes au sommet dans ce nouveau pays. Parce que c’est comme ça qu’on vous a appris à penser.
Dans vos églises, il y a quelqu’un au sommet. Dans vos écoles aussi. Dans votre gouvernement. Dans vos métiers. Il y a toujours quelqu’un au sommet, et cette personne a le droit de dire si tu es bon ou mauvais.
Elle te possède.
Pas étonnant que les Américains se soucient autant de la liberté. Vous en avez quasiment aucune. Si vous la protégez pas, quelqu’un vous la prendra. Vous devez la surveiller à chaque seconde, comme un chien garde un os. »

« Quand vous êtes arrivés parmi nous, vous ne pouviez pas comprendre notre façon d’être. Vous vouliez trouver la personne au sommet. Vous vouliez trouver les barrières qui nous entouraient – jusqu’où notre terre allait, jusqu’où notre gouvernement allait. Votre monde était fait de cages et vous pensiez que le nôtre aussi. Quand bien même vous détestiez vos cages, vous croyiez en elles. Elles définissaient votre monde et vous aviez besoin d’elles pour définir le nôtre.
Nos anciens ont remarqué ça dès le début. Ils disaient que l’homme blanc vivait dans un monde de cages et que si nous ne nous méfiions pas, ils nous feraient aussi vivre dans un monde de cages.
Donc nous avons commencé à y prêter attention. Tout chez vous ressemblait à des cages. Vos habits se portaient comme des cages. Vos maisons ressemblaient à des cages. Vous mettiez des clôtures autour de vos jardins pour qu’ils ressemblent à des cages. Tout était une cage. Vous avez transformé la terre en cages. En petits carrés.
Puis, une fois que vous avez eu toutes ces cages, vous avez fait un gouvernement pour les protéger. Et ce gouvernement n’était que cages. Uniquement des lois sur ce qu’on ne pouvait pas faire. La seule liberté que vous aviez se trouvait dans votre cage. Puis vous vous êtes demandé pourquoi vous n’étiez pas heureux et pourquoi vous ne vous sentiez pas libres. Vous aviez créé toutes ces cages, puis vous vous êtes demandé pourquoi vous ne vous sentiez pas libres.
Nous les Indiens n’avons jamais pensé de cette façon. Tout le monde était libre. Nous ne faisions pas de cages, de lois, ni de pays. Nous croyions en l’honneur. Pour nous, l’homme blanc ressemblait à un homme aveugle en train de marcher, qui ne comprenait qu’il était sur le mauvais chemin que quand il butait contre les barreaux d’une des cages. Notre guide à nous était à l’intérieur, pas à l’extérieur. C’était l’honneur. Il était plus important pour nous de savoir ce qui était bien que de savoir ce qui était mauvais.
Nous regardions les animaux et voyions ce qui était bien. Nous voyions comment le cerf trompait les animaux les plus puissants et comment l’ours rendait ses enfants forts en les élevant sans pitié. Nous voyions comment le bison se tenait et observait jusqu’à ce qu’il comprenne. Nous voyions comment chaque animal était sage et nous essayions d’apprendre cette sagesse. Nous les regardions pour comprendre comment ils cohabitaient et comment ils élevaient leurs petits. Puis nous faisions comme eux. Nous ne cherchions pas ce qui était mauvais. Non, nous tendions toujours vers ce qui était bien. »

Dan livre ses convictions sur les meneurs « à l’indienne », comment Jésus fut imposé aux Indiens, puis comme l’espoir du messie leur fut refusé ; il développe les différences d’appréciation de l’histoire entre eux et les Blancs…
« Avant, je pensais que vous agissiez comme ça parce que vous étiez avides. Plus maintenant. Maintenant, je pense que ça fait juste partie de qui vous êtes et de ce que vous faites, tout comme écouter la terre fait partie de qui nous sommes et de ce que nous faisons. »

Les femmes, au travers de Dannie, petite-fille de Dan :
« C’est ce que je veux dire quand je dis que c’est notre tour à nous, les femmes indiennes. On a toujours été au centre. La famille indienne était comme un cercle, et la femme était au centre. […] On n’a pas besoin de se libérer. On a besoin de libérer nos hommes. »

Les métis :
« Tout ce qui comptait pour nous, c’était la façon dont ils étaient élevés et les personnes qu’ils devenaient. Vous, vous examiniez la couleur de leur peau et la couleur de leurs cheveux, et essayiez de calculer le pourcentage de blancheur qu’ils avaient à l’intérieur d’eux. Vous les appeliez des métis. Vous ne les laissiez être ni blancs ni indiens. »

Puis ils arrivent à Wounded Knee, là où, comme dans nombre d’autres lieux, enfants et vieillards furent massacrés – tout un peuple.
Outre des faits connus des familiers de lectures sur les Amérindiens, ce livre-témoignage développe une pensée originale (il s’agit de réflexions de Dan, plus que de révélations), qui permet aussi d’approfondir l’appréhension de la conception du monde chez les « Américains natifs ». Et c’est encore (et surtout ?) un récit profondément sensible, plein de colère et de douleur, également d’humour malicieux – humain.
J'ai beaucoup cité, mais il y a bien d'autres choses à retenir de ce livre qui sort de l'ordinaire sur le sujet.

\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #culpabilité #discrimination #documentaire #identite #initiatique #racisme #segregation #spiritualité #temoignage #traditions
par Tristram
le Lun 28 Aoû 2023 - 14:39
 
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Sujet: Kent Nerburn
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Lawrence Block

Errance

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Guthrie Wagner, barman au Paddy Mac Guire, emmène Kit Winston, une ex-amante, se faire avorter. Puis il décide de partir, à pied.
Mark Adlon a réussi dans l’immobilier ; il viole les femmes en les tuant.
Sara Duskin, veuve et psychologue, est atteinte d’une cécité progressive, elle a des visions et se sent guidée. Elle quitte tout avec son fils Thommy, et ils voyagent en bus.
« Plutôt comme un immense tableau, si grand et avec tant de détails qu'on ne peut pas tout retenir, sauf que, là, je remarque tout d'un seul coup. »

Guthrie marche sans effort vers l’est depuis Roseburg dans l’Orégon ; il n’a plus besoin de fumer, semble insensible au froid.
« Il semblait avoir arrêté de décider les choses, remarqua-t-il. On aurait dit que la seule façon pour lui de savoir ce qu'il allait faire était d'attendre et de voir venir. »

Jody s’est joint à lui, puis Sara (dorénavant aveugle) et Thom, puis d’autres.
« Les gens ont tellement de merde à fuir. À chaque fois que je me demande où nous pouvons bien aller, je me dis que là n'est pas le but de notre voyage. Sara, j'ai lu le journal quand nous étions à Burns et il n'y avait pas une seule bonne nouvelle dedans. Les résultats de base-ball étaient ce qui y ressemblait le plus ; et même dans ce cas, il a fallu qu'une équipe perde pour que l'autre gagne. En général, cela ne m'ennuie pas que la première division de base-ball soit un univers de sommes nulles. Pourtant, elles placent ce sport au-dessus du reste du monde, où une personne peut perdre sans pour autant qu'une autre y gagne. »

Pendant ce temps, Mark continue ses meurtres ; il parvient à avoir un orgasme sans éjaculer.
Marne, une arthritique de soixante-sept ans presque incapable de marcher, se joint aux randonneurs. D’autres miracles font de leur marche celle vers la guérison. La bande est de plus en plus éclectique, et certains entendent des voix.
Le tueur en série tue de plus en plus fréquemment, et prend de plus en plus de risques.
« Il adorait les femmes, et adorait les tuer.
Ce point apparaissait contradictoire et, pourtant, il ne l'était pas. Y avait-il un seul chasseur qui détestait l'animal qu'il traquait ? Pas d'après ce qu'il avait pu lire ou entendre. L'homme qui pourchassait les lions au Kenya respectait cet animal, il admirait sa force et son courage, il faisait une parure de sa peau et gardait sa tête comme trophée.
Le chasseur de cerfs aimait sa proie pour sa beauté et sa noblesse. Il recherchait le mâle le plus dominant qui possédait les plus grands bois et manifestait son amour par une balle. Il existait des animaux que les hommes haïssaient et qu'ils tuaient à cause de leur haine, mais personne ne mettait un rat empaillé dans la salle des trophées. On ne chassait pas la vermine, on la tuait simplement et on ressentait de la satisfaction, mais peu de plaisir. Lorsqu'on chassait vraiment, lorsqu'on tuait par plaisir, on abattait un être aimé. »

Guthrie guide toujours le groupe, qui s’adonne maintenant à des exercices respiratoires, maîtrisant peu à peu une (mystérieuse) énergie. Leurs dents manquantes repoussent ; ils combattent même avec succès le cancer, qui serait « l'ego des cellules ».
« La race humaine est cancéreuse. On pourrait l'assimiler à la tumeur au cerveau de la planète. »

Mark intègre le groupe, mais semble dégoûté de ses forfaits.
« Il comprenait désormais qu'il avait tué des portions de lui-même pendant huit ans.
À chaque fois qu'il avait assassiné une femme, il avait anéanti une partie de son être. Elles étaient toutes ses sœurs, elles faisaient toutes partie de son corps, un ensemble reliant toutes choses, dont il avait entendu parler, au sujet duquel il avait lu, mais qu'il n'avait jamais ressenti. »

« Tout le monde souhaite mourir et désire vivre en même temps. Tant que le désir d'être en vie reste le plus fort, on est vivant. »

Sara le perce à jour, et le convainc de raconter publiquement chacun de ses cent un crimes. Il revit sa naissance où sa mère mourut, et commence sa guérison en étant accepté par les autres ; puis il se découvre un don de masseur, et apprend à décharger l’énergie négative des corps (y compris le sien).
Ils sont dorénavant plus de deux cents, et se séparent en plusieurs groupes.

Cet étonnant roman qui juxtapose un tueur en série et la spiritualité New Age me laisse assez perplexe (nième degré ?).

\Mots-clés : #spiritualité
par Tristram
le Sam 26 Aoû 2023 - 17:38
 
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Sujet: Lawrence Block
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René Daumal

Le Mont Analogue − roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques

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Théodore, le narrateur est l’auteur d’une « fantaisie littéraire » parue dans la Revue des Fossiles, un article de spéculation sur « la signification symbolique de la montagne dans les anciennes mythologies », qui a été pris au sérieux par le père Pierre Sogol, un étonnant professeur d'alpinisme, mais aussi chercheur dans les sciences les plus diverses, « un Mirandole du XXe siècle ».
« "Pour qu'une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue, concluais-je, il faut que son sommet soit inaccessible, mais sa base accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l'invisible doit être visible." »

Sogol détermine que cette montagne doit exister, qu’elle est invisible à cause d’une courbure de l'espace et qu’elle est située sur une île du Pacifique sud, en contrepoids de la masse continentale émergée et connue de la planète. Une expédition est décidée, avec huit membres (plus quatre hommes d’équipage), et Théodore devient le rédacteur de son journal lorsqu’ils parviennent au pied du Mont Analogue.
« Les explorateurs emportent en général avec eux, comme moyen d'échange avec d'éventuels "sauvages" et "indigènes", toute sorte de camelote et de pacotille, canifs, miroirs, articles de Paris, rebuts du concours Lépine, bretelles à poulies et fixe-chaussettes perfectionnés, colifichets, cretonnes, savonnettes, eau-de-vie, vieux fusils, munitions anodines, saccharine, képis, peignes, tabac, pipes, médailles et grands cordons, − et je ne parle pas des articles de piété. »

Ce continent "inconnu" est sous l’autorité de guides de haute montagne, et l’équivalent de l’étalon-or de la contrée est un cristal courbe, le péradam
Au fil du récit sont insérés des contes, comme Histoire des hommes-creux et de la Rose-amère
« Ils ne mangent que du vide, ils mangent la forme des cadavres, ils s'enivrent de mots vides, de toutes les paroles vides que nous autres nous prononçons. Certaines gens disent qu'ils furent toujours et seront toujours. D'autres disent qu'ils sont des morts. Et d'autres disent que chaque homme vivant a dans la montagne son homme-creux, comme l'épée a son fourreau, comme le pied a son empreinte, et qu'à la mort ils se rejoignent. »

… des mythes…
« Au commencement, la Sphère et le Tétraèdre étaient unis en une seule Forme impensable, inimaginable. Concentration et Expansion mystérieusement unies en une seule Volonté qui ne voulait que soi. »

… des descriptions de flore et faune locale…
« Parmi celles-ci, les plus curieuses sont un liseron arborescent, dont la puissance de germination et de croissance est telle qu'on l'emploie − comme une dynamite lente − pour disloquer les rochers en vue de travaux de terrassement ; le lycoperdon incendiaire, grosse vesse-de-loup qui éclate en projetant au loin ses spores mûres et, quelques heures après, par l'effet d'une intense fermentation, prend feu subitement ; le buisson parlant, assez rare, sorte de sensitive dont les fruits forment des caisses de résonance de figures diverses, capables de produire tous les sons de la voix humaine sous le frottement des feuilles, et qui répètent comme des perroquets les mots qu'on prononce dans leur voisinage ; l'iule-cerceau, myriapode de près de deux mètres de long, qui, se courbant en cercle, se plaît à rouler à toute vitesse du haut en bas des pentes d'éboulis ; le lézard-cyclope, ressemblant à un caméléon, mais avec un œil frontal bien ouvert, tandis que les deux autres sont atrophiés, animal entouré d'un grand respect malgré son air de vieil héraldiste ; et citons enfin, parmi d'autres, la chenille aéronaute, sorte de ver à soie qui, par beau temps, gonfle en quelques heures, des gaz légers produits dans son intestin, une bulle volumineuse qui l'emporte dans les airs ; elle ne parvient jamais à l'état adulte, et se reproduit tout bêtement par parthénogenèse larvale. »

… des considérations pseudo-ethnologiques, dialectiques, mathématiques, philosophiques, métaphysiques, ou plus générales :
« L'Animal, fermé à l'espace extérieur, se creuse et se ramifie intérieurement, poumons, intestins, pour recevoir la nourriture, se conserver et se perpétuer. La Plante, épanouie dans l'espace extérieur, se ramifie extérieurement pour pénétrer la nourriture, racines, feuillage. »

C’est donc une sorte de livre de science-fiction, entre Raymond Roussel et Jules Verne métissés de Poe, Vian et Jacques Abeille, et dans la lignée de Gestes et opinions du Dr Faustroll, pataphysicien (roman néo-scientifique), d'Alfred Jarry ; on pense même à Novalis !
On ne peut que déplorer que le récit reste inachevé, mais je pense aussi que d'autres histoires s’achèvent bien… platement, et que certaines gagnent à rester ouvertes.
À ce propos, l’allusion au titre du livre dans La Montagne de minuit de Jean-Marie Blas de Roblès faisait suite au dernier sourire de Bastien, à la vue d’une photo de mérou ; une allusion au mont Mérou des Hindous m’avait traversé l’esprit, mais je l’avais jugée trop capillotractée ! …
Car ce qui est prégnant dans ce livre, c'est surtout l'humour, même s'il est empreint d'alpinisme, de géométrie et de mysticisme, et que surtout il enflamme l'imagination.

\Mots-clés : #contemythe #humour #initiatique #lieu #spiritualité
par Tristram
le Jeu 18 Aoû 2022 - 13:03
 
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Sujet: René Daumal
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Jean-Marie Blas de Roblès

La Montagne de minuit

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Bastien Lhermine, gardien dans un établissement jésuite lyonnais, est mis d’office à la retraite (c'est-à-dire envoyé à l’hospice). Passionné de lamaïsme et de tantrisme, il fait la connaissance de sa voisine, Rose Sévère, et de son jeune fils, Paul. C’est ce dernier qui raconte l’histoire, soumettant son manuscrit à sa mère, historienne, qui le commente et le complète, enquêtant de son côté.
« Si vous vous intéressez un peu au Tibet, vous savez que les coïncidences n’existent pas, il n’y a que des rencontres nécessaires. »

« …] je suis parti tout seul au musée Guimet. C’est là, au détour d’un couloir, que j’ai rencontré mon premier mandala. Aujourd’hui, je dirais que c’est lui, en quelque sorte, qui m’a trouvé… mais je m’y suis perdu corps et âme jusqu’à l’heure de la fermeture, et il m’a fallu toute une vie pour comprendre que le centre d’un labyrinthe avait moins de valeur que nos errements pour y parvenir. »

Rose emmène Bastien à Lhassa, sur les traces d’Alexandre David-Néel et de bien d’autres, dans un pays où il n’est encore jamais allé.
Exotisme garanti, dépaysement complet, étrangetés diverses, comme les « pigeons à sifflet »…
« Les étals regorgent d’outres de beurre, de barates effilées comme des carquois, de quartiers de viande posés à terre sur des cartons gorgés de sang ; peaux de mouton, cuirs de yack, briques de thé séché débordent des sacs en jute. Dans les odeurs de tourbe et de beurre rance, un arracheur de dents chinois exerce son métier sur un apache, torsade amarante dans les cheveux, qui repousse la fraise pour mieux tirer sur son mégot. La tête enfouie dans une toque de fourrure géante, à croire qu’il a trois renards vivants entortillés sur le crâne, un Tibétain parcheminé vend sa camelote de faux jade. Ici, des petites pommes enrobées de caramel rouge, là des colliers de fromage en rondelles, dures comme de la pierre. Les sourds mugissements d’un groupe de moines avec cloches et tambourins à boules fouettantes dominent cette cohue. »

Au Potala, Bastien (qui a rêvé qu’il chevauchait un tigre en montagne, signe de mort) connaît une expérience mystique et tombe dans le coma en regardant la « Montagne de fer », le Chakpori, où se dressait un vénérable sanctuaire que les Chinois ont détruit et remplacé par une antenne de télévision (Blas de Roblès souligne l’occupation par l’armée chinoise, la « sinisation inéluctable du Tibet. ») Bastien meurt en prononçant « Le Mont Analogue » (titre d’un livre de René Daumal que je veux lire depuis des décennies, et qui sera ma prochaine lecture).
Or Bastien aurait appartenu aux « Brigades tibétaines de la SS », chargées de rien de moins que « de reconstituer la mémoire perdue de la race aryenne » !
Cette aventure prenante s’achève sur la dénonciation de l’amalgame conspirationniste entre occultisme, quête mystique et histoire trafiquée.
« − Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, dit-il en soupirant, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout… Une remarque de Chesterton, si j’ai bonne mémoire, mais qui résume assez bien ce que je viens de vous dire. »

« Un enfant attend tout d’un conte, sauf la réalité. Des histoires d’ogres, de sorcières, de petites filles dévorées par les loups, peu importe pourvu qu’on le détourne de ses propres angoisses. »

Ce bref roman aussi bien construit qu’écrit m’a un peu déçu dans son long épilogue – et m’a donné l’envie de retourner au musée Guimet, que je retrouverais sans doute fort changé, comme il en fut de celui de Cluny lors de mon récent passage à Paris.

\Mots-clés : #complotisme #initiatique #lieu #spiritualité #voyage
par Tristram
le Mer 17 Aoû 2022 - 13:32
 
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Sujet: Jean-Marie Blas de Roblès
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Alexandra David-Néel

L’Inde où j’ai vécu – Avant et après l’Indépendance

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« Je ne me propose pas de rédiger un journal de voyage dans lequel mes mouvements à travers l'Inde et les divers épisodes qui les ont accompagnés se succéderaient par ordre chronologique. Ce que je désire offrir ici, c'est plutôt une série de tableaux présentant la vie mentale, encore plus que la vie matérielle de l’Inde ; il convient donc de ne point morceler ces tableaux et de grouper en un tout les informations obtenues à divers moments sur un même sujet. »

Ce livre, paru en 1951, constitue me semble-t-il un témoignage majeur en Occident sur le monde (en particulier spirituel) de l’Inde : les notions qui peuvent être familières y sont étayées d’observations personnelles, de l’anecdote à la citation de textes sacrés en passant par des photos de l’autrice, qui sont regroupées assez librement par thèmes et réfléchies dans des analyses autorisées par le vécu, les études et les initiations de David-Néel.
« Temps aimables où il pouvait y avoir de la douceur dans les relations entre les Indiens et ceux des étrangers qui savaient les comprendre ... Temps à jamais révolus, je le crains.
Au cours de quarante années, j'ai graduellement vu s’accentuer les sentiments de xénophobie, non seulement dans l'Inde, mais partout en Asie. »

Images terribles des famines, des épidémies, des ghâts du Gange :
« Les solides gaillards préposés au service de la crémation, qui travaillent le torse nu, un court doti couvrant le haut de leurs cuisses, contribuent à leur opération macabre un vague et banal air de cuisine. Armés de longues gaules, ils tournent et retournent dans le feu les morceaux déjà disjoints des corps, le bassin surtout dont les os résistent les derniers.
Souvent, les familles pauvres n'ont pas les moyens d’acheter une quantité de bois suffisante pour amener une prompte et complète combustion. Alors, quoi ? Il faut pousser dans le Gange les restes à demi carbonisés.
Du reste, en période d'épidémie plus qu'en tout autre temps, il faut se hâter. Couchés sur des civières, enveloppés dans un linceul, les pieds ou la moitié du corps baignant dans le fleuve sacré pour assurer leur salut, d'autres "clients" attendent leur tour actuellement, ils font "queue". »

Sa vision de la colonisation, elle aussi vue de l’intérieur, semble plus nuancée que la nôtre ; nettement favorable à l’Indépendance, elle paraît reconnaître des aspects positifs de l’occupation anglaise, comme la lutte contre le système des castes ou les superstitions qui mènent à des excès tel le satî, suicide par le feu des veuves.
« Les dévots de Kâli-Dourgâ ne se sont pas arrêtés là. L'idée d'offrir à la Mère des victimes plus nobles que des animaux, les hantent. Ils voudraient lui offrir des hommes.
Que ceux qui entretiennent de pareilles pensées soient nombreux à notre époque, j'en doute fortement, mais je ne peux pas nier qu'il en existe.
Un jour, me trouvant dans le sud de l'Inde, un de ces fanatiques me déclara franchement : "Nous sacrifions des chèvres à la Mère, elle préférerait des hommes, mais nous ne pouvons pas lui en donner. Les Anglais le défendent." »

L’intérêt du témoignage de David-Néel est intéressant en tant que celui d’une femme et d’une étrangère qui s’emploie avec respect des usages locaux à observer par elle-même les cérémonies qui sont interdites d’accès aux non-initiés.
« Mon désir de me rendre compte par moi-même est trop fort pour me permettre de me contenter, en n'importe quelle matière, de ce que je puis apprendre dans les livres ou· par les récits d'autrui. »

« La curiosité surexcitée, mêlée d'un soupçon d'appréhension, me causait, pendant l'attente, un léger énervement qui, ma foi, n'était pas désagréable. Un subtil parfum d'aventure se mêlait aux effluves suaves qui emplissaient la salle et l'aventure est pour moi l'unique raison d'être de la vie. »

Le shaktisme (tantrique) et ses rites mystérieux, à la base métaphysique et la dérive orgiaque :
« Shakti, son nom l'indique − et, ceux qui ont sont initiés à ses mystères le savent − c’est l’Énergie. […]
"Sache, ô Sage, que nous les dieux, nous dépendons de Shakti, que nous n'existons que par elle, qu'elle est la cause de tous les phénomènes, qu'elle revêt toutes les formes comme par jeu.
"C'est par Shakti que Brahmâ est créateur, Vishnou conservateur et Shiva destructeur : ils sont aussi inertes que des cadavres. Seule l’Énergie (Shakti) est agissante.
Qu'est devenu le riche panthéon indien devant cette déclaration, de forme très orientale d'athéisme transcendant ?... »

Dubitation face aux gourous (dont Rabindra Nath Tagore et Aurobindo Gosh) et leurs ashrams :
« Le besoin de révérer un maître ou de se faire révérer comme maître paraît inné chez les Indiens et la faculté qu'ils ont, de s'illusionner sur le caractère et les mérites des guides spirituels qu'ils se donnent, est invraisemblable. Je sais bien que la même observation peut être faite au sujet des chefs religieux ou politiques que suivent les masses occidentales. Ne nous enorgueillissons donc pas d'une supériorité que nous ne possédons pas. »

« D'une idée très belle en elle-même, celle du sage qui initie le jeune homme aux résultats de ses longues méditations, le système de l'enseignement donné par le gourou en est venu à couvrir les plus absurdes pratiques et les plus grotesques individus. Ce n'est point que l'on ne rencontre de respectables gourous, j'en ai connu, mais ils sont rares et ne souffrent point de publicité faite à leur sujet. »

Même approche des « saints professionnels », sadhous (« libérés », souvent nus, soit « vêtus des quatre points cardinaux »), yoguins et fakirs (David-Néel raconte avoir pris la place d’un ascète absent sur son lit de clous…), y compris les sannyâsins (de « rejet »), sortes de rebelles (aussi politiques), de sceptiques renonçant à la société.
« Un saint professionnel est un homme dont l'unique profession, son gagne-pain, est d'être soit un ascète, un mystique contemplatif, un philosophe cynique, un pèlerin perpétuel, ou de s'en donner les apparences. »

Nombreux sont les imposteurs et vauriens, mais pas tous… David-Néel retouche aussi les portraits de Gandhi et Nehru, et la notion de non-violence.
« "Dans l’Inde de mes rêves, disait-il [Gandhi], il ne peut pas y avoir de place pour "l'intouchabilité", pour les boissons alcooliques et les drogues stupéfiantes, pour les femmes jouissant des mêmes droits que les hommes." »


\Mots-clés : #spiritualité #traditions #voyage
par Tristram
le Dim 17 Juil 2022 - 17:54
 
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Sujet: Alexandra David-Néel
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Michel Rio

Le Perchoir du perroquet

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Frère Joachim, prêtre rescapé d’Amérique latine, où le « perchoir du perroquet » est une « technique de torture largement utilisée », rejette la religion catholique, qui exalte perversement la souffrance. Ce court « roman » est en fait une longue méditation théologico-métaphysique.
« Et j’en suis venu à ceci : nous avons sanctifié la douleur et nous en avons fait, par le postulat de la Crucifixion et l’exemple des martyrs, la voie par excellence de la Rédemption. »

« Refusant le postulat de la faute, je refuse aussi, logiquement, sa conséquence qui est la Rédemption, et reconnais comme vous la gratuité de cette souffrance. »

« Dans le domaine de la foi, Joachim, on ne ment qu’à soi-même. »

Le langage lui-même sera remis en cause.
« Le premier mot a fait naître la première utopie. Et les suivants ont continué à dire, sans relâche, à inventer, à mentir. »

De nouveau un des premiers ouvrages de Rio et pas parmi mes préférés, même si le style est abouti dans sa rigueur, et si cette réflexion spirituelle devrait intéresser certains.

\Mots-clés : #religion #spiritualité
par Tristram
le Mar 22 Juin 2021 - 13:12
 
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Sujet: Michel Rio
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Meša Selimović

Le Derviche et la Mort

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Si le climat politique ― règne de l'arbitraire, arrestation basée sur des rumeurs ― révélé par Meša Selimović est inquiétant, la noirceur qui s'insinue comme une coulée d'encre dans Le Derviche et la Mort, provient des affres d'une conscience. Celle d'un derviche qui se livre par écrit, remontant aux causes de sa prudence excessive (pour ne pas dire couardise) et de cette tendance, de tout le vilayet, à se montrer impénétrable face à l'injustice, tout aussi impénétrable qu'elle (et tout aussi injuste en fin de compte). Les questions vitales, les problèmes concrets se dissolvent en termes généraux ou spirituels, tandis qu'en ce personnage s'amorce un rapport à la réalité différent. Cette réalité, les objets et les visages qui la composent deviennent aussi tangibles, et finement tracés, qu'une menace qu'on ne peut plus faire semblant de ne pas voir. Les personnages sont très humains, on noue de plus en plus de liens dans ce récit fait de détails et d'intentions généreuses ; mais on noue aussi de plus en plus d'intrigues, et les fils de cette trame se mêlent bientôt de façon inextricable. Tout se corse, tout se pervertit, le récit gagne en complexité tandis que par fatalisme, les personnages déçoivent.


\Mots-clés : #justice #regimeautoritaire #spiritualité
par Dreep
le Mer 16 Juin 2021 - 16:33
 
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Sujet: Meša Selimović
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Nicolas Bokov

Dans la rue, à Paris

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Fin des années 80, Nicolas Bokov, « au tournant de la cinquantaine », est exilé d’URSS, et SDF à Paris. De plus, il s’est converti au christianisme, et cette vocation tardive imprègne son récit.
Ce sont mes récentes lectures de Giraud et Clébert sur le parcours des rues de Paris qui m’ont incité à celle-ci, avec l’intention de les croiser ; en fait, c’est Les naufragés, de Patrick Declerck, qui se rapproche le plus de ce qui est évoqué. J’avais bien sûr en tête les sans-logis actuels, à titre d’approche comparative : cet antique préjugé qui laisse soupçonner un Mozart (ou au moins un philosophe de valeur) chez l’indigent croisé dans la rue…
Pas d’alcool, de la douleur (une fille handicapée), des nuits inquiètes dans le froid, mais aussi une sorte de transport humble et mystique, l’asile des églises, les lectures hagiographiques et l’étude de la Bible.
« Voilà pourquoi, sans doute, on lutte pour la première place. On lutte aussi, bien sûr, pour la quantité : "Je veux encore davantage – de tout, de tout." Mais il y a une motivation secrète et complexe : pour ne pas se perdre. Ne pas se noyer dans la mer humaine. »

Des observations qui sentent le vécu :
« Celui qui vit dans la rue éprouve un véritable besoin de se trouver à l’intérieur. À présent, il me suffit d’entrer dans un local quelconque pour éprouver du plaisir. Presque une jouissance. »

« À présent, quand je me sens angoissé, je vais dans un coin isolé, je sors de mon sac à dos une deuxième paire de pantalons et encore un pull, ou même deux, et j’enfile tout cela sur le champ. Un tel épaississement de l’enveloppe apporte immédiatement du réconfort et du courage. »

« Je suis stupéfait : combien de fois dans des situations de ce genre, j’ai vu un premier mouvement pour se lever, puis un regard rapide, jugeant instantanément ma position sociale et matérielle, et l’homme restait assis. »


\Mots-clés : #biographie #contemporain #misere #spiritualité #temoignage
par Tristram
le Lun 31 Mai 2021 - 14:35
 
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Sujet: Nicolas Bokov
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Valère Novarina

Le Jeu des Ombres

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Le Jeu c’est celui avec les mots (aussi en latin)…
« LA BOUCHE HÉLAS.
Avis aux Huminiâtres, aux Huminiacés ! Psaumes aux Théosaures, aux Penseurs Perpendiculaires, aux Anthropo-bisphoriques – et urbains de la même farine ! »

« LE CLAVIER.
Déchroniquons-le ! Mourons-y ! Tuons-le ! Mourons-y !
LE PHRASÉ.
Démourissons-le avant que nous y fûmes. »

… et les Ombres ce sont les morts, dans l’enfer mythologique de la Rome antique principalement (Hécate, Pluton, surtout Orphée et Eurydice), mais aussi le Dieu biblique, et même Mahomet chevauchant le Bourak.
« ORPHÉE.
"Les mots sont devenus dans les langues humaines comme autant de morts qui enterrent des morts, et qui souvent même enterrent des vivants. Ainsi l’homme s’enterre-t-il lui-même journellement avec ses propres mots altérés qui ont perdu tous leurs sens. Ainsi enterre-t-il journellement et continuellement la parole." »

Le discours est souvent de tendance métaphysique (le temps et l’espace, le jour/ lumière et la nuit).
« Je vais tracer au compas
La limite qui est invisible
Entre naître… et n’être pas
Entre n’être… et naître pas. »

« LE CONTRE-CHANTRE.
Tous les hommes sont des écriteaux égaux : homme et emmoh : égal est l’homme, légal le mot.
LE CHANTRE.
La parole est aux hennissements !
FLIPOTE.
Ôtez l’espace du lieu : rien ne reste. Prenez le temps, enlevez-lui chaque moment : l’instant est là. Ôtez-lui le mot : le temps file à vau-l’eau. »

« La nature est un jeu d’énergies, une phrase dite et respirée par toute la création, par toutes les créatures vivant ensemble : d’un souffle, en un geste pluriel, d’un seul tenant. Comme une donnée : l’apparition de tout. »

On pense tout de suite à Michaux, puis à Jarry, Audiberti, entr’autres.
Cette pièce est a minima une comédie bouffonne (avec des personnages comme l’Ambulancier Charon, Marcel-Moi-Même, etc.), où explose l’inventivité jubilatoire de Valère Novarina concernant la parole, du verbe, du langage.
« ANTIPERSONNE I.
Ce qui fait extrêmement peur, ce n’est pas le chaos d’ici, ni l’infini, ni le labyrinthe, ni la chair, ni le mystère de la matière – mais le rangement absolu de tout et l’apparition soudain de l’univers dans une langue ordonnée.
Ce n’est pas le chaos de la matière qui fait peur, c’est d’entendre un ordre dedans ; ce n’est pas une chose qui s’entend par la vue – puisque tout est désordre à voir, mais une chose que l’on entend dans l’ordre du souffle. Dans l’architecture du langage, nous entendons un ordre dans le langage. »

« Conclusion : Ceux qui ont tagué "La mort est nulle" au bord du canal de l’Ourcq ont bien fait.
Nous ne sommes pas du tout faits pour ça. Ce n’est pas une fin pour nous. Nous sommes dévorés par elle mais nous ne sommes pas ses sujets. »

Apparaissent une multitude de figures humaines ou mythologiques, dont de nombreux animaux, et des machines ; l’Huissier de Grâce annonce régulièrement l’entrée de nouveaux personnages, parfois en longues listes extraordinaires, comme celle qui clôt la pièce.
« L’HUISSIER DE GRÂCE.
Entrent Les Phases, Les Phrases, Les Ombres, Les Nombres, Les Âmes et Les Enfants Pariétaux. »

Des personnes réelles en font partie, dont nombre appartiennent au monde du spectacle.
« PIERRE BERTIN.
Je traversais ma mort à temps plein, et de plein jour comme en pleine nuit. Telles étaient mes scènes, qui n’avaient pas encore eu lieu à c’t’époque-là.
On ne voit ici dans la nuit noire plus que la nudité vraie de la lumière : sa force est écrasante tant elle se répand. Cependant le sol était là – et je continuais à vivre uniquement pour me venger d’exister. »

Il y a aussi des allusions littéraires, comme à Molière (Le vivant malgré lui, Le mort imaginaire), et une curieuse récurrence du chiffre huit, (qui rime avec nuit dans presque toutes les langues) et onze.
On retrouve la Dame autocéphale et le Valet de Carreau évoqués par Louvaluna dans sa lecture de L'Opérette imaginaire ; démonstration par l’inverse de ma méthode de lecture chronologique des auteurs, j’ai malencontreusement abordé Novarina par sa dernière pièce…

\Mots-clés : #absurde #contemythe #mort #philosophique #spiritualité #théâtre
par Tristram
le Mar 4 Mai 2021 - 20:35
 
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Sujet: Valère Novarina
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François Sureau

Je ne pense plus voyager

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Récit, 2016. 140 pages environ.

Je n'y allais pas franco, vers ce bouquin. Certes, l'auteur de déçoit jamais lorsqu'il évoque un personnage réel (Inigo, Ma vie avec Apollinaire, Le chemin des morts, voire, d'une certaine manière, L'Obéissance...).

Mais enfin, d'un autre côté, depuis un siècle Charles de Foucauld c'est une telle masse de biographies voire d'hagiographies, d'évocations diverses (et de récupérations variées, suis-je tenté d'ajouter) que j'étais d'emblée sceptique sur l'apport de cent quarante pages de plus.

Et puis cette publication, j'étais soupçonneux, je n'aime pas cautionner.
Foucauld, devenu Vénérable en 2001, suivi d'une Béatification en 2005, tout le monde s'attend à la parution, en 2016, à une prochaine Canonisation, laquelle se fait toujours attendre, mais s'est approchée encore en 2020 avec les décrets reconnaissant plusieurs miracles, et la qualification de martyr retenue pour son trépas: opportunité éditoriale, nous voilà.

D'autant que j'ai l'impression qu'on parle plus de Charles de Foucauld qu'on ne le lit, pourtant je suppute qu'entre autres une partie de sa très abondante correspondance et surtout, peut-être (?), ses transcriptions des contes et poèmes Touaregs, traditions orales multiséculaires (multimillénaires ?) qu'il est le premier à fixer sur le papier après les avoir recueillis in vivo pourraient ne pas désintéresser de nos jours.  

François Sureau lui-même trace un chemin d'écriture que je ne lui connaissais pas, plus rétif, hésitant, parsemé de redites, comme s'il avait du mal à cerner l'étrange ermite.
Pourtant l'ouvrage a de la saveur.
On n'"apprend" peut-être pas davantage que ce qu'un gros travail de bibliothèque pourrait fournir, mais avec François Sureau on a, du moins, la joie de lecture que constitue son regard de juriste (pour la rigueur, l'évitement professionnel du risque de se laisser embarquer, la solidité des sources et l'art d'aller aux bonnes) mâtiné de son intérêt pour les trajectoires de ces hommes de droiture, de loyauté, de devoir qui se sont embarqués dans des destinées peu communes et vont au bout (intérêt qui n'est pas sans rappeler, à mon humble avis, les héros/personnages qu'aimait à peindre aussi Joseph Conrad).

Voici donc un antihéros par excellence. De son vivant, aucun miracle, aucun converti, nul disciple.
Quant à son martyre, il est, d'abord, toujours soupçonné de l'avoir recherché, et cela freine d'ailleurs la procédure de canonisation.
De plus il est fortement capillotracté:
De ce qu'il ressort du compte-rendu inédit de Madani, publié dans ce livre de François Sureau, les djihadistes en question en étaient sans nul doute, mais demeuraient avant tout des pillards, quant à sa mise à mort par balle(s) on n'a pas fini de s'interroger...
Dommage collatéral dans l'attaque du fortin sans défense (pourtant le Marabout Blanc était bien connu et reconnu des assaillants), excès de nervosité et de zèle d'un petit jeune un rien agité du bocal et au sang échauffé par les circonstances, envie d'aller festoyer avec ses camarades plutôt que d'avoir à garder le prisonnier de la part du factotum préposé ?
Rien de glorieux, en tout cas, plutôt hasard malencontreux, conjonction de circonstances...    

Mais l'intérêt du livre n'est pas là, pas dans de telles questions somme toute très secondaires.
Il est, du moins est-ce ainsi que je l'ai ressenti, dans le fait de tenter d'appréhender le cheminement de foi de Charles de Foucauld, son étrange parcours de vie (ou ses vies multiples), d'ouvrir quelques portes sans être toujours capable de scruter tout ce qu'il y a derrière, laissant beaucoup d'ouverture au lecteur une fois le livre refermé, ne pas résoudre les questionnements, en suggérer d'autres.

Chapitre II, dernière partie a écrit:Sa mort jette une ombre triste sur cette marche vers la dernière place en quoi aura consisté sa vie, cette "chère dernière place" où rien ne s'oppose plus à l'amitié entre les hommes, d'où qu'ils viennent, quelque foi qu'ils professent. Mais Foucauld, au contraire, est devenu plus gai en même temps qu'il se dépouillait, libéré enfin d'une certaine forme d'angoisse et de cette prolixité qui parfois nous surprend. À présent il voyait ce qu'il fallait désirer, au-delà de cet Empire français qui était comme les autres voué à disparaître et de toutes les institutions de la terre qui sont autant de prisons: une sorte d'État universel, mais sans État, où chaque homme serait un frère pour l'autre homme, réalisant enfin cette promesse qu'il avait entendue en méditant sur la vie cachée de Nazareth, au point de vouloir devenir le "frère de Jésus".
  Il a souhaité que les hommes soient meilleurs, mais n'a pas rêvé du paradis sur terre. Ce n'est pas un réformateur.


Tag spiritualite sur Des Choses à lire Charle12


Mots-clés : #biographie #religion #spiritualité
par Aventin
le Sam 3 Avr 2021 - 6:29
 
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Sujet: François Sureau
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François Cheng

De l'âme

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Ou sept lettres à une amie - genre épistolier valant essai. Paru en 2016, 150 pages environ, éditions Albin-Michel.



[Relecture, bien que la première lecture ne soit pas très ancienne - 2018 -]



Beau petit livre enlevé, clair, précis, léger sans vacuité, doté d'une profondeur étayée: toujours une joie de lire François Cheng.

Traiter de la triade corps-esprit-âme est un peu une gageure, en France au XXIème. Au reste, l'auteur l'admet sans ambage:
Première lettre a écrit: Où sommes-nous, en effet ? En France. Ce coin de terre censé être le plus tolérant  et le plus libre, où il règne néanmoins une "terreur" intellectuelle, visualisée par le ricanement voltairien. Elle tente d'oblitérer, au nom de l'esprit, en sa compréhension la plus étroite, toute idée de l'âme - considérée comme inférieure ou obscurantiste - afin que ne soit pas perturbé le dualisme corps-esprit dans lequel elle se complaît. À la longue, on s'haitue à ce climat, confiné, desséchant. Chose curieuse, il semble que le phénomène soit avant tout hexagonal, qu'ailleurs le mot en question se prononce plus naturellement, sans susciter grimace ou haussement d'épaules, bien que là aussi son contenu soit devenu souvent vague et flou.


Troisième lettre a écrit:Oui, la triade corps-âme-esprit est l'intuition peut-être la plus géniale des premiers siècles du christianisme - intuition quasi oubliée par l'Occident qui lui a préfèré le dualisme corps-esprit à partir du deuxième millénaire, mais qui reste encore vivant dans l'Orient chrétien.  


Sans digression, François Cheng aborde aux parages de la beauté, de la charité, de la bonté, et pour ces deux dernières, aux exigences suséquentes induites - et conclut aussi par la corrélation âme-liberté vraie (on en déduira peut-être, comme moi, que ce n'est pas la fausse liberté trompe-l'œil du libéral, du libertaire) - ce sont ces passages en particulier que je tenais à relire, voire -dans la mesure de mes faibles capacités - quelque peu méditer.
Cinquième lettre a écrit:Il m'est donné de comprendre que la vraie bonté ne se réduit pas à quelques bons sentiments ou sympathies de circonstance, encore moins à une sorte d'angélisme naïf ou bonasse. Elle est d'une extrême exigence. 


Septième lettre a écrit:La liberté, certains sont persuadés qu'elle serait forcément diminuée, piétinée par toute idée de transcendance. Il placent leur dignité dans l'autonomie de l'individu: à leurs yeux rien ne doit être au-dessus, ni au-delà ! Selon leur vision, l'univers n'étant que matière ignorerait sa propre existence. Avec toute l'admiration que j'ai pour ceux d'entre eux qui sont de grands esprits, je leur réponds: "ainsi donc, ce formidable avènement du monde aurait eu lieu et aurait duré de bout en bout des milliards d'années sans jamais le savoir ? Et vous qui êtes là, durant votre infime existence - un laps de temps de quelques secondes à l'aune de l'univers-, vous avez vu et su, et vous vous permettez de déclarer avant de disparaître: "il n'y a rien !"  


Réllement commenter appellerait de nombreux développements en ramifications, tant la fraîcheur de la plume que le côté substantifique du contenu me ravissent, j'ai dû retourner à cet ouvrage, et j'y retournerai selon toute vraisemblance encore: pour l'heure, la sobriété du propos servira peut-être mieux le partage ou l'intérêt pour ce livre, j'en reste donc là !


\Mots-clés : #essai #philosophique #spiritualité
par Aventin
le Mar 26 Jan 2021 - 19:25
 
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Sujet: François Cheng
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Jean de La Croix (Juan de La Cruz)

Ce fil sera sûrement l'occasion d'évoquer à quelle tradition poétique et à quelle source mystique Jean de La Croix puise, pour autant que ces deux points puissent être établis avec certitude, mais, assez de présentation, de la poésie, du texte !


¡ Oh llama de amor viva !

1
¡ Oh llama de amor viva,
que tiernamente hieres
de mi alma en el más profundo centro ! ;
pues ya no eres esquiva,
acaba ya, si quieres ;
rompe la tela de este dulce encuentro.

2
¡ Oh cauterio suave !
¡ Oh regalada llaga !
¡ Oh mano blanda ! ¡ Oh toque delicado !,
que a vida eterna sabe
y toda deuda paga ;
matando, muerte en vida la has trocado.

3
! Oh lámparas de fuego,
en cuyos resplandores
las profundas cavernas del sentido,
que estaba oscuro y ciego,
con estraños primores
calor y luz dan junto a su querido !

4
! Cuán manso y amoroso
recuerdas en mi seno
donde secretamente solo moras,
y en tu aspirar sabroso
de bien y gloria lleno
cuán delicadamene me enamoras !

Traduction:

O flamme d’amour vive !

O flamme d’amour vive
Qui tendrement me blesses
Au centre le plus profond de mon âme,
Toi qui n’es plus rétive,
Si tu le veux bien, laisse,
De ce doux rencontre brise la trame.

O brûlure de miel,
O délicieuse plaie,
O douce main, ô délicat toucher
Qui a goût d’éternel
Et toute dette paie,
Tuant la mort, en vie tu l’as changée.

O torches de lumière,
Dans vos vives lueurs
Les profondes cavernes du sentir
Aveugle, obscur naguère,
Par d’étranges faveurs,
Chaleur, clarté à l’ami font sentir.

O doux et amoureux
Tu t’éveilles en mon sein
Où toi seul en secret as ton séjour,
Ton souffle savoureux
Tout de gloire et de bien,
O délicat, comme il m’emplit d’amour.




La mystique de Juan de La Cruz ne verse jamais dans les travers technico-littérateurs, ou dans les vers mystiques tendant sur le fumeux: comme par exemple l'illuminisme, ou l'encodage extrême, ou encore cette espèce de façon de tendre en énigmes, les lubies démonstratives de mages ou de d'intercesseurs.
C'est pour cela, je pense -opinion très personnelle et toute entière discutable, un rien tiré par la tonsure j'en conviens- qu'il est encore si lu, si apprécié, et par des gens -un "public" si vous voulez- très divers.

Un symbole donc ici, le feu.
Réminiscence du feu métaphorique, tel qu'on le trouve dans la Révélation de Jean (l'Apocalypse selon Saint-Jean), ou encore dans Le Cantique des Cantiques.
De là à évoquer le buisson ardent, YVH lui-même...
La flamme désigne aussi, couramment, en symbolique chrétienne, le "troisième élément" de la Trinité, l'Esprit.

Le poème Flamme d’amour vive et son commentaire ont été composés au couvent Los Martires de Grenade, lorsque Jean de la Croix était vicaire provincial d’Andalousie.
Ils répondaient à une demande d’une de ses filles spirituelles, Doña Ana de Penalosa, devenue veuve de Juan de Guevara à Ségovie en 1579.
Elle perdit aussi sa fille unique, et possédait de grands biens, devenant bienfaitrice en 1586 pour le couvent Carmélite de Ségovie.
C'est à sa demande que le corps de Jean de La Croix sera transféré en 1593 d’Ubeda à Ségovie (mais ceci est une autre histoire...).

Le poème Flamme d’amour vive est composé de quatre "chansons de l’âme en l’intime communication d’union d’amour de Dieu".
L'âme [du poète, sans aucun doute] répond par des "O", et des "Combien", signes de louange, donc un peu quelque part de réception, plutôt que d'élévation vers...

Le genre, d'usage répandu en Espagne à l'époque, se nomme Cancion, pluriel Canciones:
"Chanson", la traduction ne gêne pas. La forte musicalité de ces vers, si vous avez quelques notions de la prononciation du Castillan, nous y invite, au reste, ne trouvez-vous pas ?

Tag spiritualite sur Des Choses à lire Christ11
Christ en croix, dessin de Juan de la Cruz - on note la perspective peu usuelle, et les traits plutôt vigoureux.

\Mots-clés : #poésie #spiritualité
par Aventin
le Ven 18 Déc 2020 - 17:19
 
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Sujet: Jean de La Croix (Juan de La Cruz)
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Olga Tokarczuk

Sur les ossements des morts

Tag spiritualite sur Des Choses à lire Cvt_su10

Vivant retirée sur un plateau désertique de Pologne non loin de la Tchéquie, au début du XXIe, Janina Doucheyko est une vieille excentrique ayant ses propres théories sur tout, une adepte d’astrologie, une farouche protectrice des animaux, une férue de William Blake et la narratrice. Dans son voisinage réduit à quelques personnages également hauts en couleur, surviennent des morts curieuses qu’elle impute à une vengeance des bêtes. Sinon, elle pense connaître la date de sa mort, et voit souvent sa mère décédée dans la chaufferie, « en visite de l’au-delà ».
Evidemment une part de ce roman (2009) est dans l’air du temps ; cette sorte de polar est plaisant à lire, mais je n’en dégage pas vraiment la volonté de l’auteure : le rejet de la carnivorie n’est pas étayé par la superstition de l’héroïne, à moins qu’une défense de toute croyance ne soit prônée.
C’est une fois encore (comme dans Les Pérégrins et la littérature en général) une variation sur l’interprétation d’éventuels signes.
Pour ce que j’en connais, les livres d’Olga Tokarczuk sont bourrés d’observations et de remarques originales, qui à elles seules légitiment la lecture (par chance ArenSor a déjà cité plusieurs des phrases que j’ai cochées) :
« J’ai ma théorie sur le sujet. L’âge venant, beaucoup d’hommes souffrent d’une sorte de déficit, que j’appelle "autisme testostéronien". Il se manifeste par une atrophie progressive de l’intelligence dite sociale et de la capacité à communiquer, et cela handicape également l’expression de la pensée. Atteint de ce mal, l’homme devient taciturne et semble plongé dans sa rêverie. »

« Il faisait partie de ces hommes qui méprisent ce qu’ils ne connaissent pas. »

« Le devoir que nous avons envers les animaux, c’est de les mener – à travers leurs vies successives – vers leur libération. Nous allons tous vers cette même direction, de la dépendance à la liberté, du rituel au libre arbitre. »

« Le monde est une prison pleine de souffrances, organisée de telle façon que, pour survivre, il faut faire du mal aux autres. »

« Les matins d’hiver sont faits d’acier, ils ont un goût métallique et des bords acérés. Les mercredis de janvier, à sept heures du matin, on voit bien que le monde n’a pas été créé pour l’homme, et certainement pas pour son confort et son plaisir. »

« Le dessein de l’évolution est purement esthétique, et peu lui importe l’adaptation. En réalité, l’évolution est en quête de beauté, de l’aboutissement le plus parfait de toute forme. »


Mots-clés : #nature #ruralité #spiritualité
par Tristram
le Sam 12 Sep 2020 - 21:32
 
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Sujet: Olga Tokarczuk
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