Des Choses à lire
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Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Jeu 9 Mai - 19:41

186 résultats trouvés pour XXeSiecle

Jean Giono

Triomphe de la vie

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Triomp10

Dans ce supplément aux Vraies Richesses, c’est toujours l’engagement de Giono pour les « réalités essentielles ».
Une défense et illustration de valeurs telles que le respect de l’individu, le travail manuel, la vie près des saisons :
« La paysannerie et l’artisanat sont seuls capables de donner aux hommes une vie paisible, logique, naturelle »

Intéressant à (re)lire en ces temps d’épuisement des extractions, d’essoufflement capitaliste ; daté par certains aspects factuels, une réflexion qui cependant dénonce la fuite en avant, et annonce une fin de cycle :
« On a tellement poussé de hourras que tous les chevaux de l’esprit emballés, sans rênes ni freins, on s’est enivré d’une vitesse de route sans s’apercevoir que c’était une vitesse de chute, qu’on roulait en avalanche sur des pentes de plus en plus raides, qu’on tombait (alors, oui, ça va vite) [… »

« Le seul mot d’ordre depuis l’ivresse de la fin du XIXe siècle, c’est aller de l’avant. Tout cela est bel et bon quand on sait en premier lieu qu’aller de l’avant c’est retourner en arrière. »

« Si le progrès est une marche en avant, le progrès est le triomphe de la mort. […]
Car l’opération qui s’appelle vivre est au contraire un obligatoire retour en arrière de chaque instant. En effet, vivre c’est connaître le monde, c’est-à-dire se souvenir. »

Giono fait référence au Triomphe de la mort de Breughel, puis allègue une sorte de mémoire de la vie chez le nouveau-né :
« Car, à peine déposée aux confins où notre connaissance des choses commence, cette chair est déjà pleine de souvenirs ; déjà elle peut aller en arrière d’elle-même, se souvenir de la réalité essentielle qui lui permet, dès que je mets mon doigt dans cette petite main neuve, de serrer mon doigt [… »

On retrouve sans surprise une récusation des cités artificielles vis-à-vis de « la petite ville artisanale », des décisions venues de haut et de loin versus « les lois naturelles ».
Magnifique description du travail du cordonnier, avec une précision ethnographique, mais non sans le comparer à un « oiseau magique, le rock de quelque conte arabe » qui bat des ailes… C’est bien sûr la figure paternelle. Puis c’est l’évocation du début de la journée d’humble labeur paisible des autres métiers, lyrique, splendide, presque gourmande (dans les années trente).
« La matière qui se transforme en objet appelle furieusement en l’homme la beauté et l’harmonie. »

Critique du travail à la chaîne, réduit à un seul geste « machinal », sans « goût », et du « squelette automobile » qui remplace la marche.
« Le souci des temps d’autrefois s’est souvent préoccupé de cette disparition des valeurs premières. Il se la représentait sous la forme d’une danse macabre. C’étaient des temps où l’on avait tellement confiance dans l’appareil passionnel qu’on s’efforçait de recouvrir de chair tous les symboles, tous les dieux. L’inquiétude, au contraire, décharnait et le symbole de la chute des hommes rebelles, c’était le squelette. Ils voyaient des squelettes envahir les jardins, marchant avec de raides génuflexions à la pavane ; ils claquaient des condyles, oscillaient de l’iliaque, basculaient de l’épine, balançaient les humérus, saluaient du frontal, arrivaient pas à pas, secs, les uns après les autres un peu comme des machines qu’un esprit conduirait ; ils se mêlaient à la vie et le somptueux déroulement des champs, des fleurs et des collines s’éloignait de l’autre côté du grillage blanc de leurs os. Le même rire éperdu qu’aucune lèvre ne contenait plus éclairait toutes ces têtes aux grandes orbites d’ombre. »

Giono revient à son éloge de « l’amour d’être », abordant la réalité paysanne :
« …] agneler la brebis, frotter l’agneau, soigner l’agneau qui a la clavelée, le raide, le ver, la fièvre, faire téter l’agneau dans le seau avec le pouce comme tétine, lâcher les agneaux dans l’étable, aller les reprendre sous chaque ventre, les enfermer dans leurs claies, porter l’agneau dans ses bras le long des grands devers de fougères qui descendent vers les bergeries, tuer l’agneau, le gonfler, l’écorcher, le vider, lui couper la tête, abattre les gigots et les épaules, scier l’échine par le milieu, détacher les côtelettes, racler la peau, la sécher, la tanner, s’en faire une veste [… »

Il réaffirme ses valeurs :
« Je n’ai pas intérêt à être malin ou riche d’argent ou puissant sur les autres ; vivre, personne ne peut le faire à ma place. »

Puis il narre en conteur éblouissant la livraison de commandes artisanales à la ferme écartée de Silence, où leur arrivée suscite une « fête paysanne » impromptue. Bonheur d’expression dans ce chant des beaux chevaux, de l’odeur de l’huile d’olive, de la joie champêtre… sans compter les « vraies nourritures terrestres ».
Giono médite tout ce texte dans un triste café de Marseille.
« Une grande partie de ce pauvre million d’andouilles passe sa vie à des besognes parfaitement inutiles. Il y en a qui, toute leur vie, donneront des tickets de tramway, d’autres qui troueront ces billets à l’emporte-pièce, puis on jettera ces billets et inlassablement on continuera à en donner, à les trouer, à les jeter ; il en faudra qui impriment ces billets, d’autres qui passeront leur temps à coller ces billets en petits carnets ; quand ils seront bien imprimés, bien collés, bien reliés, celui-là vient qui passe toute sa vie à les déchirer du carnet, à les donner, puis un qui les troue, puis un qui les jette. »

Giono se fait une « machine à cinéma », et reparaît Pan tandis qu’il panoramique sur un regain de village, où on a besoin d’un forgeron pour faire un soc de charrue adapté à la terre – un ouvrier pour qui la passion coïncide avec le métier.
Grand nocturne de la scène XII, les forêts dans le vent :  
« Chaque fois que la traînée d’étoiles tombe sur la terre avec un claquement de tout le ciel, les forêts apparaissent tassées arbre contre arbre, comme des troupeaux de cerfs : ramures emmêlées, hêtres allongeant le museau sur l’encolure des chênes ; bouleaux serrant leurs flancs tachetés contre les érables ; alisiers secouant leurs crinières encore rouges. Les arbres piétinent leur litière de feuilles mortes ; ils se balancent sur place, emmêlant leurs cous et leurs cornes ; ils crient, serrés en troupeau. Arrive le hurlement de détresse d’une forêt perdue loin dans le nord ; on l’entend s’engloutir ; elle a dû se débattre et encore émerger ; elle appelle de nouveau. C’est dans ce côté du ciel où même il n’y a pas d’étoiles ; les gouffres sont luisants comme de la soie à force de frottement de vent. Des montagnes étrangères passent au grand large, en fuite devant le temps, couchées en des gîtes de détresse, embarquant jusqu’à moitié pont ; la fièvre soudaine d’une constellation que le vent attise éclaire leurs agrès épars dans les bouillonnements de la nuit. »

Je pense n’avoir pas lu auparavant ce texte présenté comme un essai, en tout cas il vaut d’être lu pour l’actualité des propos en cette époque où l’on parle d'authenticité, de retour à la campagne et de décroissance, et surtout pour la superbe verve de Giono, ses métaphores filées, son écriture comparable à celle de ses romans.

\Mots-clés : #identite #nature #ruralité #solidarite #traditions #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Dim 12 Déc - 19:38
 
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Janusz Korczak

Le roi Mathias 1er

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Le_roi10

L’ouvrage est publié en 1922 alors que la Pologne est devenue indépendante à l’issue de la Première guerre mondiale (1918). Le récit est rédigé à hauteur d’enfant.
Face à sa photo enfant, Korczak écrivait :

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Korcza10

« Quand j’étais ce tout jeune garçon que l’on voit sur cette photographie, je voulais faire moi-même tout ce qui est raconté dans ce livre. Ensuite, je l’ai oublié, et à présent, me voilà vieux. Je n’ai plus le temps ni les forces de mener des guerres, ni de partir chez les cannibales. »
……………………………………………
« Je pense qu’il est préférable de montrer des photos de rois, de voyageurs ou d’écrivains sur lesquelles ils ne sont pas encore vieux. Autrement, on pourrait croire qu’ils ont toujours été aussi sages, et qu’ils n’avaient jamais été petits. Et les enfants penseraient à tort qu’ils ne peuvent pas devenir ministre, voyageur ou écrivain.
«Les adultes ne devraient pas lire mon livre ; il y a des chapitres inconvenants, ils ne comprendraient pas et ils s’en moqueraient. Mais s’ils tiennent absolument à le lire, qu’ils essaient. Le leur interdire ne servirait de toute façon à rien.. Ils n’obéiraient pas ! »


Mathias devient roi à la mort de son père. Il n’a que dix ans et désire gouverner personnellement malgré l’avis de ses ministres.  Il commence à partir à la guerre, en cachette, avec son ami Félix. Une guerre qui ressemble à celle qui vient de se terminer et où il découvre la réalité  de la vie au front, loin de l’imagerie héroïque dont il rêvait :
« C’est vrai ! les civils peuvent comme bon leur semble obéir ou non, trainer, rouspéter, mais un militaire n’a qu’une chose à faire : exécuter les ordres sur le champ ! »


Il découvre aussi, ce qui reviendra plusieurs fois dans le livre, que ses administrés ne sont pas tous en admiration devant ceux qui les gouvernent. Force de l’opinion et des médias qui les influencent voire les manipulent :

« Tous les rois sont pareils, autrefois c’était peut-être différent mais les temps ont changé.
- Qu’est-ce que nous en savons ? Peut-être qu’autrefois se prélassaient-ils aussi sous un édredon, mais comme personne ne s’en souvient, on nous raconte des bobards !
- Pourquoi nous mentirait-on ?
- Dis-nous alors combien de rois sont morts à la guerre, et combien de soldats ?
- Ce n’est pas comparable, le roi est un, alors qu’il y a beaucoup de soldats !
- Et toi, tu voudrais peut-être qu’il y en ait plus qu’un ? avec un seul, on a déjà bien assez de tracas …
Mathias n’en croyait pas ses oreilles. Il avait tant entendu parler de l’amour de la nation, et surtout de l’amour de l’armée, pour leur roi. Hier encore, il croyait qu’il devait se cacher afin que par excès d’amour on ne lui fît du mal. Et il voyait à présent que si l’on découvrait qui il était, cela n’éveillerait aucune admiration ! »


La guerre terminée Mathias désire introduire ses trois réformes essentielles  qui émanent quasi directement des enfants mais avec une vision qui est celle de son époque. On aurait du mal à souhaiter à tous ces animaux de vivre dans des cages :

«
1. Faire construire dans les forêts, les montagnes et au bord de la mer beaucoup de maisons où les enfants pauvres pourraient passer leur été.
2. Installer dans toutes les écoles des balançoires et des kiosques à musique.
3. Créer dans la capitale un grand jardin zoologique où il y aurait dans des cages un tas d’animaux sauvages : lions, ours, éléphants, singes, serpents et animaux exotiques. »


Sa vision des cannibales, chez qui il se rend, navigue entre approche bienveillante et ce qui nous semblerait une condescendance proche du racisme. On y retrouve aussi ce qui pourrait être une des racines du colonialisme :

« Il voulait aider ses amis cannibales mais il voulait aussi se procurer de l’argent pour les réformes qu’il comptait introduire dans son Etat.
Il visitait justement une grande mine d’or. Mathias demanda au roi Boum-Droum s’il ne pouvait pas lui en prêter un peu. Le roi fut pris d’un fou rire : il n’avait que faire de tout cet or … »


Mathias pense aussi à faire une œuvre civilisatrice :

« Que Boum-Droum fasse venir ici une centaine de Noirs, nos tailleurs leur apprendront à coudre les vêtements, nos cordonniers à faire des chaussures, nos maçons leur diront comment construire des maisons. Nous leur enverrons des phonographes pour qu’ils apprennent de jolies mélodies, puis des tambours, des trompettes et des flutes et encore des violons et des pianos…et aussi du savon et des brosses à dents. Et nous leur apprendrons nos danses. Une fois qu’ils auront assimilé tout ça, ils ne seront peut-être plus aussi noirs. Quoi qu’à vrai dire, ça ne fait rien qu’ils aient un aspect un peu différent. »


Klou-Klou, fille du roi Boum-Droum est un des personnages essentiels du récit. Face au roi, petit garçon, elle représente la petite fille et la petite fille émancipée qui donne une véritable peignée aux petits machistes qui essaient de faire la loi dans le Parlement des enfants.

« Mon cher Mathias, permets-moi d’assister à la prochaine séance. Je vais leur dire ce que j’en pense ! D’ailleurs, pourquoi n’y a-t-il pas de filles dans votre Parlement ?
- Si, il y en a,  mais elles ne disent rien.
- Alors, je parlerai pour toutes. Comment ça ? Parce que dans une cour il y a une fille insupportable, il faudrait qu’il n’y ait plus de filles du tout ? Ils sont combien, les garçons insupportables ? Devraient-ils disparaître eux aussi pour cette raison ? Je ne comprends comment les hommes blancs qui ont inventé tant de bonnes choses peuvent être encore aussi sauvages et stupides ? »


A l’issue de la bataille qui l’oppose aux garçons, l’auteur revient sur ce que Klou-Klou a pensé de ce qui lui est arrivé :
« Qu’ils sachent donc ce qu’elle pense d’eux ! Ils lui avaient dit qu’elle était noire ? Elle le savait. Qu’elle aille rejoindre les singes dans leur cage ? Eh bien, elle y avait été mais qu’ils essaient à nouveau de l’y forcer à nouveau ! »

On pense alors à ces expositions exhibant des « cannibales » quasiment en cage, sorte de musées humains. Cf entre autres, une exposition du musée du Quai Branly en 2012 : Exhibitions, l’invention du sauvage.

C’est avant tout une fable écrite pour les enfants, abordant des demandes de leur âge :

« - Je veux élever des pigeons !
- Et moi un chien !
- Qu’il soit permis aux enfants de téléphoner !
- Qu’on ne nous embrasse pas !
- Qu’on nous lise des contes
- Qu’on puisse manger du saucisson !
- […]
- Qu’il n’y ait jamais d’examens blancs !
- …ni de dictées ! »


Et des thèmes politiques : la guerre, la démocratie représentative avec le rôle du Parlement, de la Presse, des relations avec les autres États, les autres cultures…
Le livre a été un immense succès. Il a été publié en France, entre autres, dans la collection Folio Junior, sans doute abrégé car il fait tout de même 300 pages.
Je l’ai lu avec beaucoup de plaisir car je m’intéresse à la littérature de jeunesse et aussi à l’éducation politique au sens large du terme. Certains pourront le trouver peu littéraire, trop didactique, daté. A chacun sa lecture.


Mots-clés : #contemythe #initiatique #litteraturejeunesse #xxesiecle
par Pinky
le Mar 7 Déc - 13:57
 
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Michel Layaz

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Thumb-11

Les Vies de Chevrolet

éditeur a écrit:« Che-vro-let ! Che-vro-let ! » : début XXe siècle, l’Amérique est ébahie devant les prouesses de Louis Chevrolet. Né en Suisse en 1878, le jeune homme a grandi en Bourgogne où il est devenu mécanicien sur vélo avant de rejoindre, près de Paris, de florissants ateliers automobiles. En 1900, il quitte la France pour le continent américain. Très vite, au volant des bolides du moment, Fiat ou Buick, il s’impose comme l’un des meilleurs pilotes de course. En parallèle, il dessine, conçoit et construit des moteurs. Ce n’est pas tout, avec Billy Durant, le fondateur de la General Motors, Louis crée la marque Chevrolet. Billy Durant la lui rachète pour une bouchée de pain et obtient le droit d’utiliser le nom de Chevrolet en exclusivité. Des millions de Chevrolet seront vendues sans que Louis ne touche un sou. Peu lui importe. L’essentiel est ailleurs.

Pied au plancher, Michel Layaz raconte la vie romanesque de ce personnage flamboyant qui mêle loyauté et coups de colère, bonté et amour de la vitesse. À l’heure des voitures électriques, voici les débuts de l’histoire de l’automobile, avec ses ratés, ses dangers et ses conquêtes.


Un livre assez court et écrit assez gros dans un style dans l'air du temps, animé, vif avec des phrases brèves et une part de mélancolie. Pas complètement ma came mais je me suis laissé happé par les tranches de vie et les mouvements de ce drôle de bonhomme, compétiteur et trompe la mort dans l'âme tout à la fois pilote et mécanicien-ingénieur dans l'âme.

C'est aussi la page d'histoire automobile et industrielle. Une drôle d'histoire individuelle, pas toujours réjouissante. Mais aussi sans grande leçon. Qualité sensible du livre dont l'emphase (ou l'emportement ?) ne nous emmène pas dans la sentence mais nous fait naviguer comme au hasard entre la plus grande histoire et les grandes tensions de l'âme humaine. En arrière plan le "rien" dont vient ce héros "moderne" et la présence forte de la famille, l'exil aussi pour trouver la prospérité outre Atlantique dans la frénésie du début du siècle dernier.

Epoque oblige, les faits (de courses) à faire dresser les cheveux sur la tête !

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Louis-10


Mots-clés : #biographie #contemporain #portrait #xxesiecle
par animal
le Mer 1 Déc - 21:52
 
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Sujet: Michel Layaz
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William Melvin Kelley

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Tambou10

[b]L’autre tambour[/b]

Un lieu l’ Etat, une ville Sutton deux familles : les Willson des blancs dont l’ancêtre le Général est né et mourut ; les Caliban une famille de Noirs dont l’ancêtre était l’Africain.

Un jour de juin 1957, voici que tous les Noirs partent, pour ne plus jamais revenir.

Tucker Caliban s’est libéré, tout seul, et il est parti avec femme et enfant, abandonnant sa ferme et sa terre achetée à Mr David Willson. Alors tous les Noirs se sont eux aussi libéré.

Les hommes qui se retrouvent tous les jours sous la véranda d’un marchand, n’en croient pas leurs yeux ; ils voient défiler à pieds ou en voiture les familles Noires.

Mais comment osent-ils, pensent ces Blancs ?

Monsieur Harper, militaire confédéré à la retraite discutait tous les jours avec quelques hommes de la ville, il les instruisait de ce qui se passait ici et par le monde. Aujourd’hui tous attendent qu’il donne une explication à ce qui se passe dans leur ville ; on ne peut pas les stopper dit-il !
Mr Harry ose même ajouter que les Noirs ont le Droit de partir !

La raison pense Mr Harper, c’est une question de sang, celui de l’Africain qui coule dans les veines de Tucker Caliban ; et de raconter encore une fois l’histoire de l’Africain.

L’Africain, un esclave arrivé par bateau à New Marsails à l’époque du Général Dewey Willson  lequel l’avait  acheté mais l’esclave s’est enfui portant sous son bras son bébé. L’Africain était très grand, une force qui avait terrifié tout l’équipage du bateau.

« Il était d’un noir d’ébène et luisait tout autant que la blessure huileuse du capitaine. Sa tête était aussi grosse et paraissait aussi lourde que ces chaudrons de cannibales qu’on voit au cinéma. Il était entouré de tellement  de  chaînes  qu’on  aurait  dit  un  arbre  de  Noël  richement décoré.  C’étaient  surtout  ses  yeux  qui  attiraient  tous  les  regards, enfoncés  si  profond  dans  leurs  orbites,  de  sorte  que  sa  tête ressemblait à un gigantesque crâne noir. Il  avait  quelque  chose  sous  le  bras.  À  première  vue,  les  gens pensèrent que c’était une grosseur ou une tumeur et n’y prêtèrent pas attention. Ce n’est que quand la chose se mit à remuer d’el e-même qu’ils  remarquèrent  qu’el e  avait  des  yeux  et  que  c’était  un  bébé. »

Le Gal était venu au port récupérer une commande, une énorme horloge. Il poursuivi l’esclave et du l’abattre alors que celui-ci s’apprêtait à tuer son enfant, certainement afin qu’il ne devienne pas esclave. Le général Dewey emporta le bébé.

« Dewitt trébucha sur le tas de pierres auquel l’Africain avait parlé. C’était une pile composée de pierres plates. Dewitt resta un  moment  à  la  regarder,  puis  il  se  baissa,  ramassa  une  pierre blanche, la plus petite de toutes, et la glissa dans sa poche. »

Au fil du temps, l’Africain et la pierre blanche devinrent presque légende.

Quand l’enfant eu 12 ans le général le prénomma Caliban. Tucker Caliban est son petit-fils. Tous les Caliban ont travaillé pour la famille Willson. Au rythme des générations, des amitiés se nouèrent entre les Caliban et les Willson.

Dans plusieurs chapitres la lectrice fait connaissance avec  chaque membre de la famille Willson. Cela concerne outre leur personnalité,  la politique et le racisme.

Tucker s’est marié et sa femme attend un enfant. Il décide de devenir fermier et donc d’acheter une terre. Celle qu’il désire c’est une parcelle de la plantation des Willson.

David Willson est étonné et veut savoir pourquoi celle-là précisément.

«  Je  veux  ce  terrain  sur  la plantation parce que c’est là que le premier des Caliban a travaillé, et il est temps, maintenant, que cette terre soit à nous.
Là maintenant,  tout  ce  que  je  peux  dire,  c’est  que  mon  bébé  travaillera pas  pour  vous.  Il  sera  son  propre  maître.  On  a  travaillé  pour  vous assez  longtemps,  monsieur  Willson.  Vous  avez  essayé  de  nous libérer autrefois, mais on est pas partis, et maintenant il faut qu’on se libère nous-mêmes. »


Retour à 1957, Tucker part.

David : « Le geste de renonciation qu’il a eu hier constitue le premier coup porté à mes vingt années gâchées, à ces vingt années que j’ai perdues à me lamenter  sur  mon  sort.  Qui  aurait  pu  penser  qu’une  action  aussi humble,  aussi  primitive,  pouvait  apprendre  quelque  chose  à  un homme prétendument cultivé comme moi ?
N’importe  qui,  oui,  n’importe  qui  peut  briser  ses  chaînes.  Ce courage,  aussi  profondément  enfoui  soit-il,  attend  toujours  d’être révélé.  Il  suffit  de  savoir  l’amadouer  et  d’employer  les  mots appropriés, et il surgira, rugissant comme un tigre. »


Tucker  à David Willson : « On a une seule chance dans la vie, c’est quand on peut faire quelque chose et qu’on a envie de la faire.
Mais quand  on les a et qu’on  en  profite  pas,  on  n’a  plus  qu’à  tirer  un  trait  sur  tout  ce  qu’on voulait faire ; on a laissé passer sa chance, pour toujours. »
J’ai acquiescé. Je sais tout ça »


Et à présent que la ville s’est vidée des Noirs ? Restent les hommes sous la véranda !

« Mais  aucun  d’eux  n’était  capable  d’aller au bout de sa pensée. C’était comme s’ils tentaient de se représenter le  Néant,  une  chose  à  laquelle  aucun  d’eux  n’avait  jamais  songé.
Aucun d’eux n’avait le moindre repère auquel il aurait pu rattacher la notion d’un monde dépourvu de Noirs. »


L’alcool aidant, ils se rabattirent sur le seul Noir qu’il virent, le Révérend qui repartait chez lui après avoir vu la ferme de Tucker.

«   Les  gars,  vous  savez  pas  que c’est  notre  dernier  nègre  ?  Réfléchissez  un  peu.  Notre  dernier, dernier  nègre.  Y  en  aura  plus  après  celui-là.  Finis  leurs  chansons, leurs  danses  et  leurs  rires.  À  moins  d’aller  dans  le  Mississippi  ou dans l’Alabama, les seuls nègres qu’on verra jamais ce sera ceux de la  télévision,  et  ceux-là  ils  chantent  plus  les  vieilles  chansons  et  ils dansent plus les danses d’autrefois. Ceux-là c’est des nègres de luxe, avec  des  femmes  blanches  et  des  grosses  bagnoles.  Alors  je  me suis  dit  que,  pendant  qu’on  en  avait  encore  un  sous  la  main,  on devrait lui faire chanter une de leurs vieil es chansons. »

Des bruits, des cris réveillèrent le jeune Leland ; y aurait-il une fête à la ferme de Tucker ? mais ce n’est pas possible, il n’y a plus de ferme et Tucker est parti !

                                                               
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Quel plaisir de lecture, quelle écriture !

Beaucoup de réflexions à tirer de cette histoire, de l’attitude des personnages, leurs actions ou leur silence. Comment vivre sa vie et les précieux rapports avec les autres.
Je pense que les extraits sont parlant et qu’ils vous inciteront à faire cette lecture (185 pages)






\Mots-clés : #amitié #amour #famille #racisme #xxesiecle
par Bédoulène
le Ven 26 Nov - 17:35
 
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George Steiner

Dans le château de Barbe Bleue. Notes pour une Redéfinition de la Culture

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Dans_l15

Quatre conférences publiées en 1971, intitulées d’après les Notes pour la définition d’une culture de T. S. Eliot, et portant sur la crise de notre culture.
Le grand ennui
C’est le constat de notre état d’esprit civilisationnel après les années 1798 à 1815, la Révolution et l’Empire : le caractéristique spleen baudelairien post-espoir et post-épopée, une sorte de fin du progrès, de « malaise fondamental » dû aux « contraintes qu’impose une conduite civilisée aux instincts profonds, qui ne sont jamais satisfaits » :
« Je pense à un enchevêtrement d’exaspérations, à une sédimentation de désœuvrements. À l’usure des énergies dissipées dans la routine tandis que croît l’entropie. »

« L’union d’un intense dynamisme économique et technique et d’un immobilisme social rigoureux, fondant un siècle de civilisation bourgeoise et libérale, composait un mélange détonant. L’art et l’esprit lui opposaient des ripostes caractéristiques et, en dernière analyse, funestes. À mes yeux, celles-ci constituent la signification même du romantisme. C’est elles qui engendreront la nostalgie du désastre. »

Une saison en enfer
De 1915 à 1945, c’est l’hécatombe, puis l’holocauste, escalade dans l’inhumanité. Plusieurs explications sont évoquées, d’une revanche de la nietzschéenne mise à mort de Dieu à la freudienne mise en œuvre de l’enfer dantesque.
« Un mélange de puissance intellectuelle et physique, une mosaïque d’hybrides et de types nouveaux dont la richesse passe l’imagination, manqueront au maintien et au progrès de l’homme occidental et de ses institutions. Au sens biologique, nous contemplons déjà une culture diminuée, une "après-culture." »

« En tuant les juifs, la culture occidentale éliminerait ceux qui avaient "inventé" Dieu et s’étaient faits, même imparfaitement, même à leur corps défendant, les hérauts de son Insupportable Absence. L’holocauste est un réflexe, plus intense d’avoir été longtemps réprimé, de la sensibilité naturelle, des tendances polythéistes et animistes de l’instinct. »

« Exaspérant parce qu’"à part", acceptant la souffrance comme clause d’un pacte avec l’absolu, le juif se fit, pour ainsi dire, la "mauvaise conscience" de l’histoire occidentale. »

« Quiconque a essayé de lire Sade peut juger de l’obsédante monotonie de son œuvre ; le cœur vous en monte aux lèvres. Pourtant, cet automatisme, cette délirante répétition ont leur importance. Ils orientent notre attention vers une image ou, plutôt, un profil nouveau et bien particulier de la personne humaine. C’est chez Sade, et aussi chez Hogarth par certains détails, que le corps humain, pour la première fois, est soumis méthodiquement aux opérations de l’industrie.
On ne peut nier que, dans un sens, le camp de concentration reflète la vie de l’usine, que la "solution finale" est l’application aux êtres humains des techniques venues de la chaîne de montage et de l’entrepôt. »

Après-culture
« C’est comme si avait prévalu un puissant besoin d’oublier et de rebâtir, une espèce d’amnésie féconde. Il était choquant de survivre, plus encore de recommencer à prospérer entouré de la présence tangible d’un passé encore récent. Très souvent, en fait, c’est la totalité de la destruction qui a rendu possible la création d’installations industrielles entièrement modernes. Le miracle économique allemand est, par une ironie profonde, exactement proportionnel à l’étendue des ruines du Reich. »

Steiner montre comme l’époque classique éprise d’ordre et d’immortalité glorieuse est devenue la nôtre, défiante des hiérarchies et souvent collective dans la création d’œuvres où prime l’immédiat, l’unique et le transitoire.
« L’histoire n’est plus pour nous une progression. Il est maintenant trop de centres vitaux où nous sommes trop menacés, plus offerts à l’arbitraire de la servitude et de l’extermination que ne l’ont jamais été les hommes et femmes de l’Occident civilisé depuis la fin du seizième siècle. »

« Nous savons que la qualité de l’éducation dispensée et le nombre de gens qu’elle touche ne se traduisent pas nécessairement par une stabilité sociale ou une sagesse politique plus grandes. Les vertus évidentes du gymnase ou du lycée ne garantissent en rien le comportement électoral de la ville lors du prochain plébiscite. Nous comprenons maintenant que les sommets de l’hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien, et même le renforcement, des institutions, de l’appareil et de l’éthique de la haute culture. En d’autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration. »

« Est-il fortuit que tant de triomphes ostentatoires de la civilisation, l’Athènes de Périclès, la Florence des Médicis, l’Angleterre élisabéthaine, le Versailles du grand siècle et la Vienne de Mozart aient eu partie liée avec l’absolutisme, un système rigide de castes et la présence de masses asservies ? »

Demain
« Populisme et rigueur académique. Les deux situations s’impliquent mutuellement, et chacune polarise l’autre en une dialectique inéluctable. C’est entre elles que se déploie notre condition présente.
À nous de savoir s’il en a déjà été autrement. »

À partir de l’importance croissante de la musique et de l’image par rapport au verbe, et de celle des sciences et des mathématiques, Steiner essaie de se projeter dans le futur proche (bien vu pour l’informatique connectée, heureusement moins pour les manipulations biologiques).
« Ce passage d’un état de culture triomphant à une après-culture ou à une sous-culture se traduit par une universelle "retraite du mot". Considérée d’un point quelconque de l’histoire à venir, la civilisation occidentale, depuis ses origines gréco-hébraïques jusqu’à nos jours, apparaîtra sans doute comme saturée de verbe. »

« De plus en plus souvent, le mot sert de légende à l’image. »

« Nous privons de leur humanité ceux à qui nous refusons la parole. Nous les exposons nus, grotesques. D’où le désespoir et l’amertume qui marquent le conflit actuel entre les générations. C’est délibérément qu’on s’attaque aux liens élémentaires d’identité et de cohésion sociale créés par une langue commune. »

« Affirmer que "Shakespeare est le plus grand, le plus complet écrivain de l’humanité" est un défi à la logique, et presque à la grammaire. Ceci cependant provoque l’adhésion. Et même si le futur peut, par une aberration grossière, prétendre égaler Rembrandt ou Mozart, il ne les surpassera pas. Les arts sont régis en profondeur par un flot continu d’énergie et ignorent le progrès par accumulation qui gouverne les sciences. On n’y corrige pas d’erreurs, on n’y récuse pas de théorèmes. »

« Il tombe sous le sens que la science et la technologie ont provoqué d’irréparables dégradations de l’environnement, un déséquilibre économique et un relâchement moral. En termes d’écologie et d’idéaux, le coût des révolutions scientifiques et technologiques des quatre derniers siècles a été énorme. Pourtant, en dépit des critiques confuses et bucoliques d’écrivains comme Thoreau et Tolstoï, personne n’a sérieusement douté qu’il fallait en passer par là. Il entre dans cette attitude, le plus souvent irraisonnée, une part d’instinct mercantile aveugle, une soif démesurée de confort et de consommation. Mais aussi un mécanisme bien plus puissant : la conviction, ancrée au cœur de la personnalité occidentale, au moins depuis Athènes, que l’investigation intellectuelle doit aller de l’avant, qu’un tel élan est conforme à la nature et méritoire en soi, que l’homme est voué à la poursuite de la vérité ; le "taïaut" de Socrate acculant sa proie résonne à travers notre histoire. Nous ouvrons les portes en enfilade du château de Barbe-bleue parce qu’"elles sont là", parce que chacune mène à la suivante, selon le processus d’intensification par lequel l’esprit se définit à lui-même. »

« Souscrire, de façon toute superstitieuse, à la supériorité des faits sur les idées, voilà le mal dont souffre l’homme éclairé. »

C’est érudit, tant en références littéraires que scientifiques, mais d’une écriture remarquablement fluide et accessible. Réflexions fort intéressantes, qui ouvre de nombreuses pistes originales − même si j’ai regretté l’absence d’un appareil critique apte à éclairer certaines allégations.

\Mots-clés : #campsconcentration #deuxiemeguerre #essai #philosophique #premiereguerre #religion #xxesiecle
par Tristram
le Mar 9 Nov - 13:38
 
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Sujet: George Steiner
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Nina Berberova

Zoia Andréevna

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Zozca10

Nouvelle, apparemment écrite en 1927, publiée par Actes Sud en 1995, une soixantaine de pages.



À Rostov, une jeune femme, d'un milieu aisé si l'on en croit son habillement, débarque d'un train de marchandises.
Elle loue une chambre, qui est en fait un salon, chez les sœurs Koudélianov, qui ont en quelque sorte démembré leur maison au décès de l'homme de la famille pour louer des chambres et s'assurer quelques subsides.
La nouvelle se passe dans les années de guerre révolutionnaire, le front est proche, l'épidémie de typhus échauffe les cerveaux.

Dans cette atmosphère tout ce qu'il y a de plus délétère les sœurs guignent le peu d'habits, de bijoux, de bien qu'a pu emporter la fuyarde.

Celle-ci, légèrement malade, se retrouve aux mains des tenancières, qui voient là un signe certain du typhus...

Nouvelle sordide, cruelle, mais cependant lumineuse, magnifiquement menée par Berberova, du grand art.
Peut-être reçoit-elle un éclairage nouveau aujourd'hui, pour un enfonçage de porte ouverte précisons en temps de pandémie, et aussi en temps de réfugiés que nous ne savons accueillir...mais il y a bien plus que ça en germe dans ces quelques pages.

\Mots-clés : #exil #huisclos #nouvelle #temoignage #trahison #xxesiecle
par Aventin
le Lun 8 Nov - 19:27
 
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Mario Vargas Llosa

Conversation à La Catedral

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Conver10



Titre original: Conversación en la Catedral, 1969, 610 pages environ.
Lu dans la seconde traduction, d'Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, Gallimard collection Du monde entier, 2015.


Au début un journaliste rentre chez lui, voit sa femme éplorée, on a subtilisé de force leur chien; le chroniqueur, Santiago Zavala, se rend à la fourrière canine afin de le récupérer (amener les chiens divagants à la fourrière rapporte quelques soles, et, quand ils ne divaguent pas...).

Là, après quelques saynètes et propos crus, Zavala tombe sur Ambrosio, ex-chauffeur de son père, et, sur proposition du premier et indication du dernier, ils vont se jeter quelques bières dans un boui-boui nommé La Catedral.
Les 600 pages sont la teneur de cette conversation, par séquences voire chapitres entiers très embrouillée, mâtinée de flashes-back, de réminiscences, d'évocations, de soliloques, de dialogues entremêlés, de bâtons rompus, bien que plus l'on avance, plus le propos soit formellement clarifié.

J'avais lâché cet embrouillamini indigeste et long il y a une quinzaine d'années, dans l'ancienne traduction.
Aujourd'hui c'est passé crème, le style narratif (parlé mais pas nécessairement ordonné) nécessite un peu d'accoutumance et le nombre des caractères ou personnages fait qu'on peut conseiller de le lire avec une relative célérité, du moins une linéarité.

In fine j'ai beaucoup apprécié cet apparent magma d'écriture faussement désinvolte, comme des micros qui captent toutes les bribes de conversations éparses, fissent-elles sens ou non, doublés de micros plus sophistiqués qui saisissent ce qui traverse les esprits, ce qui passe par les têtes:
N'est-ce pas plus proche de ce qui se passe dans la vie ?

Rendu on ne peut plus original donc, qui "classe" l'ouvrage dans un courant littéraire exploratoire. Techniquement, le rendu de ces interférences permanentes, de ces coqs-à-l'âne, couplé à la narration de style parlé permet beaucoup de choses: La légèreté sur un sujet et une époque qui réunissent pourtant tous les ingrédients pour que ce soit bien pesant, l'attention pseudo-détournée du lecteur, qui du coup en redemande à la lecture d'une saynète, sans trop savoir à quel moment du bouquin il va trouver la suite (ou ce qui précédait, via les flashes-back en nombre !).  

Le Pérou, époque dictature d'Odría, il y avait tout pour faire du livre un mélo, ce qu'il n'est pas. Vargas Llosa réalise un petit coup de maître en réussissant une fresque où rien ne semble manquer excepté la vie rurale. Mais nous avons des destins, certains humbles, d'autres de premier plan, la violence, la corruption, la répression, les "arrangements", les oligarques, les révoltés, l'intérieur des familles, les maîtres et les servants, la prostitution - de luxe ou de caniveau.
Et même une certaine chronologie de ces temps particulièrement troublés. Les mondes des casseurs, des petites frappes, des indics, du journalisme, de la nuit sont particulièrement gratinés, le tout servi dans un bouillonnement où mijotent les entrelacs des histoires.  

Certains personnages évoqués sont réels, Odría, Bustamante par ex. (mais la parole ne leur ait jamais laissée directement), la toponymie aussi, et les évènements narrés coïncident avec exactitude à l'histoire péruvienne de ces années-là.  

Le personnage de Santiago Zavala a du Mario Vargas Llosa en lui, on dira qu'il colle avec sa bio (quant au personnage d'Amalia, il est remarquablement troussé, à mon humble avis).

Ce curieux kaléidoscope est sans aucun doute un vrai grand livre, à placer -à mon humble avis, toujours- parmi les ouvrages incontournables de la littérature latino-américaine de la seconde moitié du XXème siècle.


Un exemple de superposition de plusieurs situations, plusieurs dialogues (deux, en l'occurence); on note le simple "dit" pour informer le lecteur de l'auteur de la prise de parole.
Jamais ce "dit", comme un invariable, n'est remplacé par un des équivalents habituels lorsqu'on écrit des dialogues, du type annonça, interféra, trancha, cria, coupa, affirma, etc.

Chapitre VII, Partie 1 a écrit:
- Fondamentalement, deux choses, dit maître Ferro. Primo, préserver l'unité de l'équipe qui a pris le pouvoir. Deuxio, poursuivre le nettoyage d'une main de fer. Universités, syndicats, administration.
Ensuite élections, et au travail pour le pays.
- Ce que j'aurais aimé être dans la vie, petit ? dit Ambrosio. Riche, pour sûr.
- Alors tu pars pour Lima demain, dit Trifulcio. Et pour faire quoi ?
- Et vous c'est être heureux, petit ? dit Ambrosio. Évidemment que moi aussi, sauf que riche et heureux, c'est la même chose.
- C'est une question d'emprunts et de crédits, dit Don Fermín. Les États-Unis sont disposés à aider un gouvernement d'ordre, c'est pour cela qu'ils ont soutenu la révolution. Maintenant ils veulent des élections et il faut leur faire plaisir.  
- Pour chercher du travail là-bas, dit Ambrosio. Dans la capitale on gagne plus.
- Les gringos sont formalistes, il faut les comprendre, dit Emilio Arévalo. Ils sont ravis d'avoir le général et demandent seulement qu'on observe les formes démocratiques. Qu'Odría soit élu, ils nous ouvriront les bras et nous donneront tous les crédits nécessaires.
- Et tu fais chauffeur depuis longtemps ? dit Trifulcio.
- Mais avant tout il faut impulser le Front patriotique national, ou Mouvement restaurateur, ou comme on voudra l'appeler, dit maître Ferro. Pour se faire, le programme est fondamental et c'est pourquoi j'insiste tant.
- Deux ans comme professionnel, dit Ambrosio. J'ai commencé comme assistant, en conduisant de temps en temps. Après j'ai été camionneur et jusqu'à maintenant chauffeur de bus, par ici, dans les districts.
- Un programme nationaliste et patriotique, qui regroupe toutes les forces vivves, dit Emilio Arévalo. Industrie, commerce, employés, agriculteurs. S'inspirant d'idées simples mais efficaces.
- Alors comme ça t'es un gars sérieux, un travailleur, dit Trifulcio. Elle avait raison Tomasa de pas vouloir qu'on te voie avec moi. Tu crois que tu vas trouver du travail à Lima ?
- Il nous faut quelque chose qui rappelle l'excellente formule du maréchal Benavides, dit maître Ferro. Ordre, Paix et Travail. J'ai pensé à Santé, Éducation, Travail. Qu'en pensez-vous ?  
- Vous vous rappelez Túmula la laitière, la fille qu'elle avait ? dit Ambrosio. Elle s'est mariée avec le fils du Vautour. Vous vous rappelez le Vautour ? C'est moi qui avait aidé son fils à enlever la petite.
- Naturellement, la candidature du général doit être lancée en grandes pompes, dit Emilio Arévalo. Tous les secteurs doivent s'y rallier de façon spontanée.
- Le Vautour, le prêteur sur gages, celui qu'a été maire ? dit Trifulcio. Je me le rappelle, oui.
- Ils s'y rallieront, don Emilio, dit le colonel Espina. Le général est de jour en jour plus populaire. Il n'a fallu que quelques mois aux gens pour constater la tranquillité qu'il y a maintenant et le chaos qu'était le pays avec les apristes et les communistes lâchés dans l'arène.
- Le fils du vautour est au gouvernement, il est devenu important, dit Ambrosio. Peut-être bien qu'il m'aidera à trouver du travail à Lima.


\Mots-clés : #corruption #criminalite #famille #insurrection #medias #misere #politique #prostitution #regimeautoritaire #relationdecouple #temoignage #violence #xxesiecle
par Aventin
le Lun 1 Nov - 10:28
 
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Sujet: Mario Vargas Llosa
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Littérature et alpinisme

Cédric Gras

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Cedric10

Bio:
Transboréal.fr a écrit:Né à Saint-Cloud en 1982, Cédric Gras débute ses études de géographie à Paris, avant de les poursuivre à Montréal puis en Inde. Parallèlement, il s’adonne à sa passion pour l’alpinisme et la marche dans divers massifs montagneux : Andes, Caucase, Népal, Karakoram pakistanais. En 2002, il relie les plaines mongoles au plateau tibétain lors d’un voyage à cheval et à pied. Quand un accident refroidit ses ardeurs himalayennes en 2006, il découvre la Russie pour sa dernière année de master, à Omsk, en Sibérie. Séduit par l’est de la Fédération, il accepte l’année suivante d’enseigner le français à l’université d’État d’Extrême-Orient de Vladivostok avant, finalement, de rester deux années supplémentaires en tant que volontaire international afin d’y créer une Alliance française. À l’issue de cette mission, il obtient une bourse du Centre franco-russe de Moscou pour étudier l’Extrême-Orient russe. Il entame alors une thèse de doctorat sur cette région dépeuplée et sauvage, frontalière de la Chine : l’occasion de continuer à sillonner les immensités sibériennes.

Cédric Gras est ensuite nommé à Donetsk, en Ukraine, où il crée et dirige l’Alliance française jusqu’au conflit du Donbass en 2014. Il est alors muté à l’Alliance française de Kharkov, puis à celle d’Odessa, avant de se consacrer totalement à l’écriture sous toutes ses formes. Durant l’été austral 2016, il embarque trois mois à bord du brise-glace russe Akademik Fedorov et se rend sur différentes bases antarctiques.


Biblio:
Spoiler:


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Alpinistes de Staline

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Alpini11

Collection Points Aventure, format poche, 250 pages environ, paru initialement chez Stock en 2020, Prix Albert-Londres 2020.



Remarquable par bien des aspects, cet ouvrage assez condensé.

Le Caucase, les Monts Célestes, le Pamir, L'Altaï sont autant de massifs qui nous semblent à nous, occidentaux -et c'est un comble !- plus exotiques, plus lointains et méconnus que les tours du Paine ou l'aguja Poincenot en Patagonie, que L'Aoraki ou le mount Ollivier en Nouvelle-Zélande.

Ensuite la méthodologie, l'approche alpinistique, la déontologie et les objectifs divergent complètement, en Union Soviétique sous Staline et de façon générale de l'autre côté du rideau de fer (Chine comprise) à cette époque de ce qui se pratiquait en occident alors, et encore davantage de l'alpinisme contemporain.

Ainsi, le lecteur n'aura de cesse de se questionner sur des "évidences", pour lui acquises et tenues pour vérité, et d'être ébahi par les "trouvailles", qu'elles soient techniques, "éthiques" au sens déontologique, et, bien plus malheureusement, idéologiques.
Je concède bien des choses qu'il faudrait prendre en compte, peut-être même s'en inspirer, et d'autres à passer définitivement aux crevasses de l'histoire.

Cédric Gras, et on lui en sait gré, garde une plume alerte, vive, même s'agissant de points d'une totale aridité - par ex. les recherches qu'il a pu conduire dans des feuilles de chou sibériennes confidentielles, ou, plus dessillant, dans les archives du prédécesseur du sinistre KGB, le non moins terrifiant NKVD, recherches rendues possibles par sa fine connaissance de la langue et son installation à demeure en Russie, à des postes permettant la confiance des autorités poutiniennes.

À grand train de recherches, Cédric Gras extirpe leur bio de la gangue officielle de l'époque, ce qui est déjà assez passionnant et méritoire en soi, mais il va plus loin, sous intitulés évocateurs, vraiment croquignolets, du type:
"La faucille et le piolet", "Conquérants de l'utile", "La Société du Tourisme Prolétarien", "Bâtisseurs de l'avenir radieux" (etc.):

On eût apprécié qu'il s'avérât moins concis s'agissant des approches, des traversées de territoires entiers qu'il connaît pourtant remarquablement, ce Far East certainement aussi fascinant que le Far West des cow-boys et de l'industrie du cinéma dont nous fûmes -et sommes encore- abreuvés.
Aussi fascinant ?
Je pense davantage encore, surtout dans le contexte de l'époque, dans ce très vaste morceau de la planète où se rejoignent mondes tribaux traditionnels, Europe, Asie, monde musulman, monde orthodoxe, le tout devenant en peu d'années soviétique.

Le prisme choisi est la bio des frères Abalakov, Evgueni et Vitali (Cédric Gras découvre d'ailleurs qu'il y a un troisième frère, ignoré de wikipedia, qui est resté discret en Sibérie, anonyme au temps de l'URSS - pour vivre heureux vivons caché, selon le dicton ?).

Alors, Abalakov, ce nom n'est pas tout à fait inconnu des alpinistes pratiquants, il est associé à une ingénieuse et fort répandue méthode de protection et d'assurage en glace (comme il y a le nœud Machard de Serge Machard, etc.).
On associe en général ce nom à la première du pic Lénine (7134 m.), autrefois mont Kaufmann, aujourd'hui pic Abu Ali Ibn Sina.

Les Abalakov, ce sont deux sibériens, Evgueni (1907-1948), artiste (sculpteur et peintre) à l'époque de l'art soviétique officiel et des commandes d'État.

Lui est le petit Prince des deux, le plus inspiré, le plus touché par la grâce, et faisant coïncider celle-ci avec ses ascensions les plus difficiles. Hormis pendant la seconde guerre mondiale, où il servira comme soldat. Son aura iconique est grande pour le régime, songez, un alpiniste hors pair doublé d'un artiste tout à fait dans les canons de l'art communiste  d'alors ! Il ne fut jamais inquiété par le régime, toutefois son décès est bizarre: le 24 mars 1948, Evgueni accueille un camarade de l'armée qui venait d'atterrir de Tbilissi. Pour fêter leurs retrouvailles il se rendent vers minuit chez une connaissance, le docteur Blelikov, où les trois boivent joyeusement.
Selon la déposition de Belikov, Evgueni et son camarade auraient eu envie d'une douche à 4 h. du matin (?) tandis que Belikov va se coucher: on trouvera le lendemain leurs deux corps sans vie dans la salle de bains...
Alors, élimination en faisant passer le trépas pour un improbable accident à scénario peu plausible ?

Vitali (1906-1986), c'est le besogneux, le moins doué des deux, le bosseur. Ingénieur, il finit par être affecté à un poste où ses recherches et innovations en matière de matériel contribuent à la voie communiste de l'alpinisme.
Comptez sur moi pour ne pas raviver la controverse de l'invention du coinceur mécanique (bon sujet d'animation au bivouac), mais Vitali est par ex. considéré par certains comme le père de cette invention (à titre personnel, je dubite).
Vitali ce sont deux années pénibles dans les geôles du régime, où sa réputation d'endurci, d'homme de fer et de glace, à la détermination d'airain a pu lui permettre de survivre.
Puis, fêté, instructeur, membre en vue du Spartak de Moscou (club omnisport - les subventions finançant les expés étaient attribuées "au mérite", il fallait donc être membre d'un club influent, ayant si possible des membres ou des sympathisants dans le jury, ce qui était le cas du Spartak) - jusqu'à la fin il est resté l'alpiniste un peu totémique, celui qu'on faisait rencontrer aux rares sommités de l'alpinisme de passage (sans jamais le laisser aller grimper à l'étranger toutefois !), celui qui prenait la parole, validait les projets, élaborait les méthodes et aussi les outils. Il est mort sous Brejnev, peu avant Gorbachev - qu'aurait-il pensé de la perestroika, lui qui a tant souffert du stalinisme ? Pas sûr - je partage l'avis de l'auteur- que pour autant il ait été emballé, conquis...    

Chapitre Tout s'effondre a écrit:    Mon esprit s'égare à la petite table des archives fédérales. De ce dossier II81-55 partent tant d'autres pistes que j'aimerais remonter, tant de destins qu'il faudrait reconstituer. Tant de communistes éliminés par des communistes. Le 7 avril, c'est le tour de Solomon Slutskin d'être fusillé dans le printemps naissant. Il était le réprésentant du Parti au sein de la Société du Tourisme Prolétarien. À ce titre, il impulsait des débats idéologiques à flanc de montagne, organisait la lecture publique des gazettes de propagande, mettait en scène des adhésions de nouveaux membres en altitude. Déjà arrêté en 1925 pour appartenance à une organisation sioniste, il était cette fois accusé d'avoir transmis des éléments secrets à celle des alpinistes contre-révolutionnaires.

  En juin, c'est le jeune Ganetski qu'on passe par les armes. Celui qu'Evguéni Abalakov a dû secourir au pic Lénine n'a guère que vingt-cinq ans. Le 29 juillet, son protecteur Nikolaï Krylenko crève aussi comme un chien, fusillé personnellement par le président du collège militaire de la Cour Suprême de l'URSS après un procès éclair de vingt minutes. Krylenko n'était pas un enfant de chœur, il avait lui-même dirigé et justifié des répressions par le passé. Il ne se faisait aucune illusion. Reste à son nom un col au pic Lénine et deux sommets de 6000 mètres dans le Pamir. Au fin fond des montagnes, la toponymie n'a jamais suivi le rythme des exécutions et des digrâces du Kremlin.
En revanche, Krylenko fut immédiatement effacé de ses relations d'expéditions [...].
 
  Ces massacres-là se déroulent dans la chaleur des nuits continentales. L'été est revenu. Un an que la Terreur a commencé, les sections d'alpinisme décimées reprennent la route du Caucase. La vie continue bien qu'on n'évoque jamais les disparus. "Ils font une cure d'air en Sibérie", mumure-t-on à leur sujet. La peur est la meilleure des polices. D'après les chroniques soviétiques, trente mille pratiquants écument les massifs de l'Union en 1938. Ce sont pour la plupart des novices, candidats à l'insigne "Alpiniste de l'URSS", figurant l'Elbrouz. Il s'obtient après ving jours d'enseignements élémentaires, un passage de col et une ascension aisée.

  Cette année-là, Vitali ne dirige aucune école. Il croupit dans sa cellule, à la Bourtyka semble-t-il cette fois. Cette prison historique fait toujours aujourd'hui son office et a vu passer son lot de damnés: Chalamov, Ginzburg, Korolev, Mandelstam, Soljenitsyne...

  Dans L'Archipel du Goulag, ce dernier rapporte qu'une pièce prévue pour ving-cinq détenus en accueillait jusqu'à cent quarante. Les nuits passent sous des lampes, avec interdiction de se couvrir les yeux, les corps en sueur gisent sur des planches inégales et nues, les hanches endolories par l'impossibilité d'étaler son dos. Et au petit matin, les fouilles corporelles, la tinette qui empeste, les poux qui pullulent et un œil qui vous surveille sans cesse par le judasdu corridor. On trouve dans sa gamelle de la bouillie de sarrasin et un croûton de pain noir [...].
 
  Quelques minutes par jour, la promenade mains derrière le dos vous conduit sous un ciel vers lequel il est interdit de lever le regard. Comment Vitali Abalakov, pourfendeur de l'azur, supporte-t-il tous ces murs ? Tout ou presque est interdit et, pour avoir pratiqué la gymnastique dans une cellule, il termine au moins une fois à l'isolement. La vitalité ne l'a pas encore quitté. Comme à l'hôpital, il conserve la volonté d'exercer son corps. L'espoir de revoir un jour des montagnes n'est pas mort.  


Ce qui fait l'intérêt, enfin du moins ce que j'apprécie à titre tout à fait personnel dans le genre littéraire alpinistique, ce sont ces pages où la réalité vaut largement plus et mieux que la fiction la mieux menée - et constitue une borne de la fiction, sans nul doute.

Je me souviens, en 1992 donc assez peu de temps après la chute du rideau de fer, un soir dans un gîte de la Vallée des Merveilles et du mont Bégo, avoir visionné une cassette VHS en compagnie d'alpinistes et grimpeurs slovaques, montrant presque sous forme de clips des solos (intégraux) de Patrick Edlinger, Catherine Destivelle et autres Patrick Bérhault, et avoir été stupéfié par leur réaction:
"Oui, évidemment c'est bien, mais votre gouvernement ferme trop les yeux , il ne devrait pas laisser la fine fleur de votre alpinisme et de votre escalade prendre des risques pareils, dans votre intérêt national (etc.)."

Allez, je clos là ce message déjà beaucoup trop long, vous l'avez compris je pourrais parler de ce bouquin pendant des heures, il est actuellement en tête de mes lectures du genre alpinisme et littérature pour l'année en cours, je le recommande vivement, eussiez-vous pour les choses de l'alpinisme l'intérêt que je porte aux techniques du point de dentelle au fuseau !

\Mots-clés : #alpinisme #biographie #deuxiemeguerre #fratrie #regimeautoritaire #xxesiecle
par Aventin
le Sam 30 Oct - 20:26
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
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André Hardellet

La cité Montgol

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 La_cit10

Poésie et contes ou courtes nouvelles, 1952; se trouve aujourd'hui dans la collection nrf - poésie/Gallimard, 140 pages environ, laquelle compile trois recueils (ou, pour certains, courtes plaquettes) - 130 pages environ.

La petite musique d'Hardellet (un accordéon en sourdine dans une salle de bal abandonnée, peut-être ?), sa manière d'adjoindre évocations érotiques douces, onirisme, lieux dépareillés, introuvables, oubliés, interlopes "endroits" urbains et ruraux...
Nuit du noctambule nyctalope.
En 1952 donc, l'essentiel des thématiques qui jalonnent l'œuvre d'Hardellet sont réunies.

Si nous revenons jamais danser chez Temporel, c'est intemporel qui nous accueillera.
Quant au poète, il est délicat, fin.
Où le trouver ?
- À l'écart, vagabondant, toujours à affiner quelque subtilité.

Qu'il soit assuré de nos yeux fermés devant quelques facilités, au vu de l'ensemble - lequel ne manque ni de teneur, ni de tenue.

Avec un peu d'herbe cueillie  entre les pavés et le rempailleur ambulant tressait le château de Morgane. On croyait qu'il réparait le cannage d'une chaise défoncée - mais non.


Une moisissure  légère, respirée par hasard, , le transportait dans une auberge ancienne, à l'orée d'un village. Des cartes, des dominos jaunis par la fumée traînaient sur les tables que les joueurs avaient abandonnées - depuis quand ? Il y avait des mouches mortes entre les vitres et les rideaux des fenêtres; par une trappe béante l'odeur du cellier se répandait.

  Personne ne venait lui de mander ce qu'il désirait. C'était la fin de l'Automne. Il pensait aux grosses truites du déversoir, à des palais en fagots, à la chambre un peu humide que surveille un oiseau empaillé.
  Puis tout doucement, sur la pointe des pieds, il sortait pour rattrapper le présent au passage.




Celui-ci est-il sur un air de musette suranné, très parisien d'antan ?
-  Je ne suis pas toujours certain que ce soit par facilité, parce qu'il faut bien rentrer l'argent, qu'Hardellet a aussi gagné sa vie comme parolier de chanteurs à la mode de son temps.
Je crois qu'il en avait le goût, savait apprêter des choses simples, et le poète n'est pas déchu lorsqu'il endosse l'hait de l'artisan-orfèvre pour quincaille sonnant populaire.
Telle cette goûteuse Ronde de nuit, en bonne place dans le recueil, citée par Bix plus haut, que je retranscris (ce n'est pas Resnf mais Restif - de La Bretonne, ça va sans dire - et le découpage des strophes est ci-dessous celui de l'auteur, les italiques et les majuscules y sont replacés fidèlement - la version plus haut dans la page massacrant allègrement l'ensemble, je ne sais pourquoi un tel parti-pris a été osé ?)





La ronde de nuit

Les muses du quai de Bercy
M'avaient conduit jusqu'à Grenelle
Et leurs sœurs de la Grange-aux-Belles
Vers les jardins clos de Passy,
La nuit s'entendait avec elles,
Les muses du quai de Bercy.



J'allais dans Paris, port de songe
Ouvert au piéton noctambule,
Avec des amis de toujours
Embarqués vers le crépuscule
Et disparus au point du jour.
J'allais dans Paris port de songe.



Restif, Nerval, Apollinaire,
Léon-Paul Fargue et tous les autres
Qui me montriez le chemin.
Abordez-vous les lendemains
Rayonnant sur les îles claires ?
Restif, Nerval, Apollinaire...



D'abord c'est le dimanche au cœur :
Un départ à Paris-Bastille
Vers les Eldorados sur Marne,
La blonde en robe de fraîcheur,
Ses seins fleuris par les jonquilles.
D'abord c'est le dimanche au cœur.



Salut les valseurs du bitume !
Voici les quatorze Juillet,
Tant de filles comme un bouquet
Offert par l'Été qui s'allume
Et la faim qui nous en prenait.
Salut les valseurs du bitume !



Puis la musique s'atténue
Dans un soupir d'accordéon,
Déjà l'ombre a cerné la rue
Où brille en lettres de néon
La magique enseigne d'un BAL.
Puis la musique s'atténue.



J'entre mais vous n'êtes pas là,
Ce soir non plus, mes Vénitiennes,
Vous que mon rêve suscitait
D'un nom évoquant la blondeur
Sans qu'il vous rencontrât jamais.
J'entre, mais vous n'êtes pas là.



Dehors la nuit me parle bas
Et je sens tomber ses pétales
Sur tous les bonheurs inconnus
Qui fusent au ciel quand s'exhale
Le délirant plaisir des filles.
Dehors la nuit me parle bas.



Ensemble, à la même seconde
Quel Everest éblouissant
Gagné par tout l'amour du monde !
Mais ceux qui meurent dans l'instant
Où d'autres vont toucher la cime,
Ensemble à la même seconde...



Plus tard — et le jour est en route —
Je me retrouve à la Villette,
Ses grands saigneurs en tabliers
Tachés de sang cassent la croûte
Avec quelques garçons laitiers.
Plus tard — et le jour est en route.



Seul, les yeux fixés sur son verre,
Un gars taciturne au comptoir :
Il me ressemble comme un frère
Et je connais son désespoir
Aux heures blêmes du regret.
Seul, les yeux fixés sur son verre.



Il revoit les hiers perdus,
Un beau sourire qui s'efface
Dans l'âge d'or des bras tendus
Et, tout à coup, dans une glace
Il ne se reconnaîtrait plus
Il revoit les hiers perdus.



Ô vous nos amis de toujours
Embarqués vers le crépuscule
Et disparus au point du jour,
Quand viendra l'heure à la pendule
Priez pour nous, pour nos amours.
Ô vous nos amis de toujours !



L'aube va chasser le silence
Rassemblant ses oiseaux de feutre,
Maintenant la ville apparaît
— Et voici demain qui commence
Entre deux nuits et leurs secrets.
L'aube va chasser le silence.


\Mots-clés : #poésie #xxesiecle
par Aventin
le Jeu 28 Oct - 21:52
 
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Sujet: André Hardellet
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Raymond Queneau

Le Dimanche de la vie

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Le_dim10

L’incipit tiré d’Hegel incite à suspecter un niveau philosophique à ce livre :
« …c’est le dimanche de la vie, qui nivelle tout et éloigne tout ce qui est mauvais ; des hommes doués d’une aussi bonne humeur ne peuvent être foncièrement mauvais ou vils. »

Dans les années trente à Bordeaux : des deux sœurs Ségovie, seule Chantal est mariée, et son aînée, Julie (ou Julia), mercière, décide d’épouser Valentin Brû, seconde classe depuis cinq ans, bien qu’il soit nettement plus jeune qu’elle. Valentin, curieusement absent des registres de l’armée, n’est pas trop futé, et accepte le mariage avec cette femme de caractère (mari obéissant, il partira seul en voyage de noces à Bruges-la-Morte, parce que c’est la haute saison en mercerie...). Puis il se met avec enthousiasme au commerce de l'encadrement dans la boutique parisienne que lui cède sa belle-mère avant de mourir ; il s’émancipe progressivement dans son oisiveté relative, s’instruisant grâce à Marie-Claire, « son magazine (féminin) ». Ses clients et autres familiers se confient à lui, alors qu’il ne sait pas encore que son épouse est devenue Madame Saphir, la diseuse de bonne aventure du quartier ; lorsque son commerce périclite et que Julie tombe paralysée, il la remplace…
« − T’en fais pas, dit Julia, quand les gens ont décidé de marcher y a plus moyen de les arrêter. C’est plus de la connerie, c’est de la rage. »

Valentin essaie de suivre la grande aiguille de l’horloge sans s’égarer dans une rêverie.
« Valentin suit toujours la marche de la grande aiguille, mais il sent bien qu’il n’ira pas loin, écrasé par le poids des mots et des images. »

« Le temps qui passe, lui, n’est ni beau ni laid, toujours pareil. Peut-être quelquefois pleut-il des secondes, ou bien le soleil de quatre heures retient-il quelques minutes comme des chevaux cabrées. Le passé ne conserve peut-être pas toujours la belle ordonnance que donnent au présent les horloges, et l’avenir accourt peut-être en pagaye, chaque moment se bousculant pour se faire, le premier, débiter en tranches. Et peut-être y a-t-il du charme ou de l’horreur, de la grâce ou de l’abjection, dans les mouvements convulsifs de ce qui va être et de ce qui a été. »

Valentin suit (toujours sans sa femme) un circuit touristique en Allemagne sur le thème des victoires napoléoniennes (dont Iéna). Son antienne a toujours été que la future guerre va arriver, et il est remobilisé, comme bien d'autres qui n'y croyaient pas...
Le langage populaire et les personnages remarquablement rendus, de la bêtise benoîte de Paul le beau-frère fonctionnaire pingre à grandes oreilles qui se pique le nez (il faut reconnaître qu’il doit pourvoir à l’avenir de sa fille Marinette, qui a une réputation de garce − mais n’apparaît jamais −, et qu'il se reconvertira comme cadre dans l'industrie des crosses de fusil) dont le nom de famille varie comiquement (de Butugra à Batugra en passant par Babagras, etc.), à un petit peuple plus vrai que nature (voir notamment le personnage de Jean-sans-Tête le simple d’esprit), donnent à ce roman une atmosphère franco-française (le bistro est incontournable, on est un peu médisant et/ou xénophobe) bourrée d’humour affectueux. Centrée sur le quartette des deux sœurs et de leur mari respectif, plus particulièrement Valentin, la vie est rapportée simplement, avec autant de bonhomie que d’esprit.
C’est drôle, du bon Queneau, gouleyant à souhait ! Tu devrais essayer, Bédoulène, ça se lit aisément, un pur plaisir !

\Mots-clés : #humour #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Mar 26 Oct - 14:17
 
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Sujet: Raymond Queneau
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Adrian McKinty

Une terre si froide

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Une_te10

Voici le premier polar historique d’Adrian McKinty mettant en scène l’inspecteur Sean Duffy, et son originalité tient évidemment à ce personnage de catholique dans un quartier protestant, au cœur de la guerre civile en Irlande du Nord. Du coup je manque des références (sans parler des marques de fringues et du showbiz). C’est le même procédé qu’a employé Philip Kerr, mais ici la part est belle à la violence, épicée d’ironie et d’humour noir, voire même de cynisme.
C’est donc une sorte de regard-témoignage sur cette région où la violence est quotidienne, attentats et meurtres s’appelant l’un l’autre, aussi sous forme de misère, de rackett, de corruption, également une contrée où l’homosexualité est illégale, de même que l’avortement. Mais, comme de coutume, le terroriste de l'un est toujours le héros de l'autre.
Évidemment le conflit est central, basé sur la révolte indépendantiste vis-à-vis de l’Angleterre et la réunification éventuelle avec l’Éire, démultiplié par les antagonismes confessionnaux et la profusion des petits chefs et clans de guerre.
« − Il n’y a aucune différence entre le militant type de l’IRA et celui de l’UVF. Les marqueurs sont toujours les mêmes : issu de la classe ouvrière, pauvre, père généralement alcoolique ou absent. On voit ça tout le temps. Les profils psychosociaux sont identiques à part que l’un s’identifie comme protestant et l’autre comme catholique. Beaucoup viennent d’ailleurs de familles mixtes sur le plan religieux, comme Bobby Sands. Ils représentent souvent le noyau dur et essaient de s’affirmer en face de leurs coreligionnaires. »

Dans l’Ulster à feu et à sang, on reste quand même au Royaume-Uni de Thatcher et du mariage de Lady Di avec Charles, héritier du trône britannique.
« Le monde peut partir totalement à vau-l’eau, le mariage royal a lieu dans deux mois et c’est tout ce qui compte. »

« Les Anglais ont toujours excellé à verser de l’huile sur le feu lorsqu’une situation difficile se présentait en Irlande. Que ce soit pendant le soulèvement de Pâques 1916 ou, plus récemment, du Bloody Sunday, durant toute la période de l’Internement aussi, ils ont toujours fourni de formidables outils de propagande pour les mouvements radicaux. […]
L’élection de Bobby Sands au Parlement, puis sa mort au bout de soixante-six jours de grève de la faim, ont constitué les événements médiatiques de cette décennie et les recruteurs de l’IRA doivent aujourd’hui refuser des centaines de jeunes volontaires, hommes et femmes désireux de rejoindre leurs rangs. »

Une curieuse notation de psychologie collective sera réitérée :
« − L’Irlande du Nord n’a jamais connu de tueur en série, m’oppose-t-il.
− C’est vrai. Quiconque ayant ce genre de dispositions aurait pu rejoindre un camp ou l’autre. Torturer et tuer à loisir tout en défendant la "cause". »

« L’Irlande du Nord n’est pas un terreau pour les tueurs en série. En Irlande, si on a des envies de tuer, on rejoint les paramilitaires pour assouvir ses penchants sociopathes. »

Le livre est conçu d’une seule pièce, sans séparation par chapitres ; le style est par périodes syncopé, ou plutôt laconique, déstructuré.
Un curieux fil de mythologie gréco-romaine court tout au long du roman, qui relève la présence toujours notoire du latin dans la langue anglaise (ce qui n’est pas pour indifférer le latiniste contrarié que je suis). Et cela nous permet d’entendre un officier du MI5 citer Horace, Ars poetica, 25 :
« Brevis esse laboro, obscurus fio » (Quand je travaille à être bref, je deviens obscur.)

Sinon, toutes les qualités d’un bon polar, y compris suspense et singularité des péripéties et dénouement.

\Mots-clés : #criminalite #historique #insurrection #polar #politique #terrorisme #violence #xxesiecle
par Tristram
le Sam 23 Oct - 14:47
 
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Sujet: Adrian McKinty
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Joseph Roth

La Crypte des capucins

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 41vzyb11

En 1914, à la veille de « cette grande guerre qu’on nomme "guerre mondiale" (avec raison à mon avis, non parce qu’elle a été faite par le monde entier mais parce qu’elle nous a tous frustrés d’un monde, du monde qui précisément était le nôtre) », le narrateur, alors un jeune sous-lieutenant de réserve « décadent » et insouciant visite son cousin, Joseph Branco, marchand de marrons, et son ami Manès Reisiger, cocher juif de Zlotogrod, bourgade à la périphérie orientale de l’empire austro-hongrois ; il mesure comme le régime de la monarchie (et de l’église catholique) lie les divers peuples de l’empereur, « capable de rapprocher les choses éloignées, de créer une parenté entre les choses étrangères et d’unir ce qui nous paraît avoir tendance à se séparer. » Le narrateur (porte-parole de l’auteur) est conscient que la richesse de Vienne repose sur le travail des besogneux du vaste empire. Il est « sans pressentiment » de la guerre, et le leitmotiv du livre sera :
« La mort, il est vrai, croisait déjà ses mains décharnées au-dessus des verres que nous vidions, mais nous ne voyions pas la mort, nous ne voyions pas ses mains. »

Le thème ressassé du roman est la nostalgie de cette civilisation irrémédiablement disparue.
« Une vaste paix régnait en ce monde. La paix âpre d’une fin d’été. »

Mais beaucoup d’autres sujets sont abordés : la captivité en Sibérie, l’amour (et son mariage), sa mère, etc. Des passages anecdotiques, comme celui des « babioles folkloriques » que son cousin lui cède au prix fort, résonnent étrangement, hors-sujet souriants mais doux-amers. Cet aspect un peu erratique du récit, surtout dans la seconde moitié, n’empêche pas qu’il forme une présentation emblématique de la ruine d’une société, dans un point de vue éminemment humain.
« Je ne me sentais pas d’aise, j’étais rentré dans mes foyers. Nous avions tous perdu notre position, notre rang, notre maison, notre argent, notre valeur, notre passé, notre présent, notre avenir. Chaque matin en nous levant, chaque nuit en nous couchant, nous maudissions la mort qui nous avait invités en vain à son énorme fête. Et chacun de nous enviait ceux qui étaient tombés au champ d’honneur. Ils reposaient sous la terre. Au printemps prochain, leurs dépouilles donneraient naissance aux violettes. Mais nous, c’est à jamais inféconds que nous étions revenus de la guerre, les reins paralysés, race vouée à la mort, que la mort avait dédaignée. La décision irrévocable de son conseil de révision macabre se formulait ainsi : impropre à la mort. »


\Mots-clés : #deuxiemeguerre #historique #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 23 Sep - 19:45
 
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Malcolm Lowry

Le voyage infini vers la mer Blanche

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Lowry11



Titre original: In ballast to the white sea. 2014 pour la parution en langue originale, 2015 pour la traduction française.

Le titre original sonne mieux, à mon humble avis !
Alors il est là, le fameux tapuscrit (copie carbone) d'un premier jet de ce que Lowry considérait comme devant être une maîtresse-œuvre de son vivant, du fameux projet The Voyage that Never Ends, qui devait grouper tous ses écrits, poèmes compris.
Le chantier de roman qu'il n'a pas pu sauver de l'incendie de leur baraque sur ponton à Dollarton, à la différence d'Under the Vulcano.

La première épouse de Lowry, Jan Gabrial, avait révélé en 2000 qu'elle possédait un jet de ce roman, un des tout premiers: on sait que Lowry n'en finissait jamais de réécrire ses ouvrages, Les Presses de l'Université d'Ottawa ont longtemps planché à grouper les feuillets, et à comprendre l'intention de l'auteur.

Au final, beaucoup de thèmes récurrents, qui hantent Lowry, s'y trouvent (l'éthylisme, la mer/le voyage en bateau, la paralysie devant l'action, la culpabilité sourde, prégnante et inommée, la part de fatalité, les actes manqués, les références littéraires abondantes -dont, fréquemment, Melville -, etc.); la connection est immédiate avec Ultramarine (il est d'ailleurs question du navire Œdipus Tyrannus et Sigbjørn Tarnmoor est Dana Hilliot).

Les deux frères Tarnmoor, Tor et Sigbjørn; le début du roman est primordial, norvégiens d'ascendance, devenus anglais, étudiants à Cambridge, il poursuivent une conversation, intellectuelle et familière. Sigbjørn ne décourage pas Tor de se suicider, tandis que Sigbjørn envisage, lui, de connaître à nouveau une traversée en mer, comme chauffeur (qui s'occupe de pelleter le charbon dans la machine, un des plus bas niveaux de la profession de matelot). Une femme est entre eux deux: Nina, qui va s'embarquer (sur un bateau de la compagnie Tarnmoor) pour New-York. Militante, aux limites de l'activisme, du Parti Communiste.

Puis s'ensuivent des lettres, inachevées et jamais postées, de Sigbjørn à un auteur norvégien, William Erikson, dans lesquelles Sigbjørn tente d'exprimer que celui-ci à écrit le livre que Sigbjørn portait en lui, d'une certaine manière a déjà peu ou prou vécu sa vie, et cherche à exprimer sa volonté de le rencontrer, pointant combien cette coïncidence est remarquable (cet autre moi est-il à rapprocher de feu Tor ?).

Le père des frères Tarnmoor.
Un armateur, ayant perdu il y a longtemps son épouse norvégienne, miné par des naufrages sur fond de scandale, qui font la une de la presse, et dans lesquels sa responsabilité pourrait être engagée - sans compter qu'ils signifient la fin proche et rapide, croit-on, de la compagnie Tarnmoor - Tor a choisi un bien mauvais moment pour son philosophique suicide.

Lowry fait tourner la parole, dans des dialogues non dégraissés, mais qui, même tels quels, percutent. Que ce soit entre les frères Tarnmoor, entre Nina et Sigbjørn, entre Sigbjørn et son père, entre le capitaine et Sigbjørn, on sent toute l'obscure profondeur tourmentée de Lowry.

ne pas lire si vous comptez ouvrir le livre:


Mais ménageons l'intérêt de ce remarquable brouillon: je serais bien étonné si l'ouvrage n'est pas bien reçu parmi les fervents de Lowry, ceci-dit, on n'ose imaginer dix années de travail de plus (c'est-à-dire l'état d'avancement dans lequel il devait se trouver quand la cabane du ponton de Dollarton a brûlée, ni plus ni moins)...

Chapitre III a écrit:
Voici qu'un navire entre au port, les petites embarcations à l'ancre piquent du nez pour lui souhaiter la bienvenue, un matelot debout entend le bruit sec des cordages et attend l'appel du maître d'équipage, la bordée de chauffeurs de quart entre minuit et quatre heures monte sur le pont, les mâts de charge sont lentement hissés en vue de l'accostage.

 Loin, tès loin vers le nord, le berger qui sort ses troupeaux croise son comparse qui les ramène au bercail pour la nuit.
 L'aiguille traite à égalité chaque point de la boussole.

  - C'est injuste qu'elle soit morte, finit par dire Tor. Elle nous aurait compris en ce moment, elle nous aurait donné le courage de nous rebiffer, de sauter par-dessus le mur de la prison de Van Gogh.
  - Je me le demande.
  - Il y avait le même conflit entre père et elle qu'entre...
  - Ou celui que tu as créé...
  - Et qui existera toujours entre un homme et une femme, s'exclama Tor, ainsi qu'entre deux hommes, celui qui oppose la revendication d'ésotérisme spirituel à celle d'émancipation physique. Tu ne crois tout de même pas que s'ils n'avaient pas eu de telles prétentions, que si leur relation avait été vraie, ils se seraient détruits de la sorte; non, s'ils avaient eu l'un et l'autre quelque consistance, ils se seraient soit vraiment séparés, soit unis indissolublement pour ne faire qu'un.
  - Ils auraient pu également renoncer à leurs prétentions à la vérité, dit Sigbjørn. Mais je suis moi-même d'un tempérament suffisamment obsessionnel pour savoir combien c'est diffcile. Heureusement en mer, on ne s'attend pas à ce que l'on ait des prétentions.
  - Te souviens-tu du jour où elle est morte ? disait Tor. Juste avant que nous ne quittions Oslo.


Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Van_go11
V. Van Gogh, Cour de prison, 1890.




Mots-clés : #culpabilité #fratrie #psychologique #voyage #xxesiecle
par Aventin
le Lun 6 Sep - 21:47
 
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Sujet: Malcolm Lowry
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Thomas McGuane

Rien que du ciel bleu

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Rien_q10

Frank Copenhaver est quitté par sa femme Gracie. Ancien hippie, comme ses amis de l’époque il est devenu un homme d’affaires qui a réussi (comme son père…). Le roman narre les conséquences de cette séparation : sa lente dégringolade, ses (tentatives de) reprises en main et « renouvellement de ses valeurs fondamentales ».
« Peu désireux de façonner le monde, il préférait la quête de la chatte et des états modifiés de la conscience, car c’était un digne membre d’une génération désœuvrée, vouée à la fuite des responsabilités et à la fornication inconséquente, vouée à l’idéal du Rapport Humain Complet et aux chaussures tout-terrain qui ne mentent pas à vos pieds. »

Quelques rencontres féminines et aventures sexuelles douteuses...
« Et puis je vais te dire une bonne chose : dans ton cas, l’absence ne nourrit pas l’amour. Dès qu’une femme s’éloigne de toi, même pour un temps très bref, cette femme se pose une excellente question : mais comment, comment ai-je pu faire une bêtise pareille ? »

« Elle remonta sa robe au-dessus de ses hanches et pointa le doigt vers le triangle en soie blanche de sa culotte. Ça aussi, c’est fini ! s’écria-t-elle avant de sortir en claquant la porte. »

… une cascade d’hilarantes péripéties, et une certaine animadversion réciproque des cow-boys :
« Je me demande si leur mère leur attache des poids au coin de la bouche, dit Phil. Tu sais, comme font les Watusis à leurs oreilles et à leurs lèvres. Je parie que c’est le cas : la maman rancher accroche des poids à la commissure des lèvres du bébé. Ensuite, le petit gamin porte un petit chapeau de cow-boy, des petites bottes avec des petits éperons, et des poids au coin de la bouche. Ensuite, on offre un petit lasso au petit merdaillon et on colle une paire de cornes sur une botte de foin. Le plus souvent, ce petit merdeux s’appelle Boyd ; dix ou vingt ans plus tard, Boyd se bourre la gueule, il tabasse les vaches à coups de fouet, sa copine à coups de poing, et il fume ses clopes devant la téloche. »

Son malaise existentiel, l’absence de sens de sa vie absurde, est généralement rendu par petites touches indirectes.
« Il comprit soudain que son désir compulsif de regarder les gens vaquer à leurs occupations, de les observer derrière leurs fenêtres comme s’ils se trouvaient dans un laboratoire, s’expliquait par l’inconsistance de sa propre vie. S’il fallait qualifier son existence, elle lui semblait mince. Elle avait un air de faux-semblant. Il devina que tout le monde vivait dans une atmosphère de perpétuels ajournements. »

Tout au long du roman, une attention particulière est apportée au ciel et aux nuages.
La devise de Frank est :
« La Terre était plate, chacun à son heure passait par-dessus bord. »

Il y a une aimable critique de l’american way of life (y compris de la « bouffe répugnante » du McDonald) :
« Merveilleux quartiers résidentiels ! Splendides rues tracées au cordeau, délicieuse rivalité des pelouses ! Ils étaient aussi parfaits que ces organismes agglutinés pour former un récif corallien. Frank déambulait à travers les rectangles réjouissants d’Antelope Heights, savourant les mariages de couleurs, l’ordre impeccable des voitures en stationnement, la forte personnalité des boîtes à lettres − certaines juchées sur des roues de chariot, d’autres en fibre de verre, avec des faisans multicolores moulés dans les parois (un chasseur vit sans doute ici !), certaines n’attendant que des lettres, d’autres conçues pour accueillir d’énormes paquets. »

On est dans le Montana, et bien sûr il y a pas mal de pêche à la truite :
« À la courbe de la rivière, on aurait dit que les iris sauvages allaient basculer dans l’eau. L’étroite bande de boue où poussaient les laîches portait de nombreuses traces de rats musqués et sur cette même bande se dressait un héron bleu parfaitement immobile, la tête renversée comme un chien de fusil. Ses pattes fléchirent légèrement, il croassa et s’envola avec une lenteur merveilleuse et un faible sifflement des rémiges, disparaissant enfin au-dessus du mur des herbes, comme aspiré dans leur masse verte. »

De nouveau donc ce mélange de rire et de mélancolie, si caractéristique de McGuane − qui peine à trouver son lectorat sur le forum ?

\Mots-clés : #contemporain #relationdecouple #relationenfantparent #xxesiecle
par Tristram
le Lun 2 Aoû - 15:21
 
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Elias Canetti

Le Flambeau dans l'oreille, 1921-1931

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Canett11

Récit autobiographique (suite, 240 pages environ).

La trajectoire d'Elias Canetti jeune homme et jeune adulte. Elle passe par trois années à Francfort (1921-1924) où il obtient l'Abitur , puis quatre années à Vienne (1924-1928), une année à Berlin (1928) puis deux autres années à Vienne (1929-1931).

Francfort fut une année difficile, marquée par le mal du pays (Zürich, la Suisse en général). Et puis Francfort c'est le retour dans le giron familial, en compagnie de sa mère et de ses frères, après avoir vécu sans eux. Les scènes, qui ne manquent pas d'un certain comique, se déroulant à la pension Charlotte sont très plaisantes.

Ce sont aussi -c'est à peine effleuré, non sans tact- les premiers contacts sensibles avec cet antisémitisme rampant caractéristique du quotidien sous la république de Weimar, et auxquels les Canetti n'avaient jamais été confrontés auparavant.
Quelques bonnes feuilles in vivo sur la situation en Allemagne, étranglée par les clauses léonines du traité de Versailles et l'hyperinflation, la crise monétaire (NB: pour mémoire, La valeur du mark décline de 4,2 marks par dollar à 1 000 000 (1 million de) marks par dollar en août 1923 puis à 4 200 000 000 000 (4 200 milliards de) marks par dollar le 20 novembre, les ouvriers ne se faisaient plus payer à la semaine ou au mois mais deux fois par jour tant une valeur convenue le matin pouvait être différente l'après-midi, les fameuses petites courses de base, pour lesquelles une brouette emplie de billets suffisait à peine à payer un sac de pommes de terre et un quignon de pain, etc, etc.).
 
Jalonnée de portraits de lycéens et de professeurs, de moments familiaux et de saynettes de rues, l'on pressent lors de cette période de Francfort l'éveil de plus en plus prononcé du jeune Elias aux arts et à la littérature, et toujours...ce fort rapport, parsemé de conflits, d'amour inconditionnel et d'incompréhensions notables qui le lie à sa mère, comme dans le livre précédent.

Puis c'est le retour à Vienne en compagnie de son frère Georg, les études de chimie (Elias a renoncé à la médecine auxquelles il se prédestinait après avoir vu une femme s'effondrer de faim dans la rue à Francfort et s'être senti incapable de la secourir).

C'est aussi le temps des conférences de Karl Kraus, la rencontre avec Veza, deux phénomènes fort distincts bien que liés par la chronologie, et qui marqueront très durablement l'auteur, qui, pour l'heure, gagne tranquillement sa vie dans un laboratoire de chimie tout en poursuivant ses études et tout en étant pris dans l'effervescence intellectuelle de la Vienne d'alors, et surtout pris par l'amour, autrement dit par Veza.

L'étrangeté de Veza était ressentie partout; où qu'elle se trouvât, elle attirait l'attention. Une Andalouse qui n'atait jamais allée à Séville, mais dont elle parlait comme si elle y avait grandi. On l'avait rencontrée dans Les Mille et Une Nuits dès la première lecture. Elle était un personnage familier des miniatures persanes. En dépit de cette omniprésence orientale, elle n'était pas une figure de rêve; l'image que l'on se faisait d'elle était extrêmement précise, ses traits n'étaient pas flous, ils ne se décomposaient pas, ils conservaient la fermeté de leurs contours comme leur luminosité.
  Je me mis sur la défensive contre sa beauté qui couapit le souffle à tout le monde. Inexpérimenté, à peine sorti de l'enfance, lourdaud, balourd, un Caliban à côté d'elle, perdant justement en sa présence toute maîtrise de ce dont je disposais peut-être, la parole, je m'inventais, avant de la voir, les injures le plus absurde possible qui devaient me servir de cuirasse contre elle: "précieuse" était la moindre, "sucrée", "dame d'honneur", "princesse".
Je prétendais croire qu'elle ne maîtrisait plus que l'une des deux moitiés de la langue, la moitié raffinée, et qu'elle était devenue étrangère à ce que la langue a de spécifique, d'absolu, de sévère, d'impitoyable.


L'année berlinoise est croquignolesque, mes pages préférées de cet ouvrage-là sans aucun doute. Je me délecte encore du portrait et des anecdotes concernant Berthold Brecht, mais en fait toute cette vie artistique intense du Berlin d'alors est une révélation: c'était un tourbillon, les artistes s'y révélaient, s'y brûlaient aussi.
Tout était également proche à Berlin, toute forme d'activité était licite; il n'était interdit à personne de se faire remarquer, si l'on ne craignait pas l'effort.


Puis c'est le retour à Vienne où, marqué par une manifestation spontanée réprimée par la violence, Canetti entreprend la très longue réflexion et les premiers travaux d'écriture qui conduiront bien plus tard, en 1960, à son œuvre de premier plan, Masse et Puissance (Masse und Macht).


\Mots-clés : #autobiographie #xxesiecle
par Aventin
le Jeu 22 Juil - 22:00
 
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Italo Calvino

Ermite à Paris – Pages autobiographiques

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Ermite10

Recueil de textes autobiographiques qui commence… par un séjour aux USA, et pas érémitique… Ce journal expédié à ses collègues des éditions Einaudi représente quand même la moitié du livre. Sinon, intéressant regard d’un Italien communiste qui connaît déjà l’URSS, fin des années cinquante ; attrait vif des villes, aussi forte attention aux religions (ici la juive) :
« Le drapeau américain est sur un des côtés de l’autel, comme dans toutes les églises américaines, de n’importe quelle confession (ici, de l’autre côté il y a le drapeau d’Israël). »

Côte Ouest :
« Ces paradis terrestres où vivent les écrivains américains, je n’y vivrais pas, même mort. Il n’y a rien d’autre à faire que se saouler. »

Il y a nombre d’opinions ou d’informations (vraies ou fausses) qui sont piquantes :
« J’oubliais de dire qu’une grande partie des histoires racontées par les guides sur les faits qui se sont passés dans les maisons historiques de New Orleans ont été inventées par Faulkner. Dans sa jeunesse, Faulkner a vécu ici quelques années comme guide en promenant des touristes ; il inventait toutes les histoires qu’il racontait, mais elles ont eu un tel succès que les autres guides ont commencé aussi à les raconter et elles font maintenant partie de l’histoire de la Louisiane. »

Aussi une expérience marquante avec la lutte de Martin Luther King dans le Sud.
Puis, dans la seconde moitié du livre, plus autobiographique encore, Calvino parle de son mentor, Cesare Pavese, et de son rapport à l’écriture :
« Humainement, mieux vaut voyager que rester chez soi. D’abord vivre, ensuite philosopher et écrire. Il faudrait avant tout que les écrivains vivent avec une attitude à l’égard du monde qui corresponde à une plus grande acquisition de vérité. C’est ce quelque chose, quel qu’il soit, qui se reflétera sur la page et sera la littérature de notre temps ; rien d’autre. »

« C’est qu’on ne raconte bien que ce que l’on a laissé derrière nous, que ce qui représente quelque chose de terminé (et l’on découvre ensuite que ce n’est pas du tout terminé). »

Calvino semble parler de choses et de façons différentes à chaque nouvel ouvrage, ce qu’il revendique ici :
« Quant à mes livres, je regrette de ne les avoir publiés chacun sous un nom de plume différent ; je me sentirais plus libre de tout recommencer chaque fois. Comme, néanmoins, je cherche toujours à faire. »

On trouve divers textes, plus ou moins brefs, dont des entretiens, des biographies de commande, et voici comment l’une se termine, qui me paraît légèrement goguenarde :
« L’auteur du Baron perché semble avoir plus que jamais l’intention de prendre ses distances avec le monde. Est-il parvenu à une condition de détachement indifférent ? Le connaissant, il faut croire que c’est plutôt une conscience accrue de toute la complication du monde qui le pousse à étouffer en lui aussi bien les mouvements de l’espoir que ceux de l’angoisse. »

L’expérience politique prend une grande place ; étonnante attitude devant la terrible dérive stalinienne, qu’il qualifie de schizophrénique :
« Tu me demandes : mais si tous, intellectuels, dirigeants, militants, vous aviez ce poids sur la poitrine, comment se fait-il que vous n’ayez pas songé à vous en défaire plus tôt ? »

La réponse est assez choquante, même si je soupçonnais depuis longtemps qu’elle ressortissait de l’aveuglement fanatique :
« …] un révolutionnaire, entre la révolution et la vérité, choisit d’abord la révolution. »

En quelque sorte des "faits alternatifs" ? La fin justifiant tous les moyens…
Ce livre est surtout intéressant pour ceux qui voudraient mieux connaître la politique italienne (communisme et fascisme), mais aussi l’homme Calvino, avec un éclairage de son œuvre ; peu très sur lui à Paris, juste le court texte éponyme du livre – ah ces éditeurs…
« J’ai aujourd’hui soixante ans et j’ai désormais compris que la tâche d’un écrivain consiste uniquement à faire ce qu’il sait faire : pour le narrateur, c’est raconter, représenter, inventer. J’ai cessé depuis plusieurs années d’établir des préceptes sur la manière dont il faudrait écrire : à quoi sert de prêcher un certain type de littérature plutôt qu’un autre si les choses que vous avez envie d’écrire finissent par être complètement différentes ? J’ai mis un petit moment à comprendre que les intentions ne comptent pas, que ne compte que ce que l’on réalise. Alors, mon travail littéraire devint aussi un travail de recherche de moi-même, de compréhension de ce que j’étais. »


\Mots-clés : #autobiographie #lieu #politique #Racisme #voyage #xxesiecle
par Tristram
le Ven 16 Juil - 12:41
 
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Denis Johnson

Arbre de fumée

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Arbre_19

Ce livre renvoie, implicitement comme explicitement, à Un Américain bien tranquille de Graham Greene ; j’ai donc lu ce dernier en premier, chronologie oblige.
« William "Skip" Sands, de la Central Intelligence Agency des États-Unis », « – Skip Sands l’Américain bien tranquille, l’Affreux Américain – » et d’autres personnages sont suivis de 1963 à 1983, gravitant essentiellement autour et au Vietnam. On retrouve la haine aveugle du communisme considéré comme une menace qu’il faut combattre au niveau géopolitique, et même la « troisième force », dans ce théâtre de la guerre froide en ex-Indochine.
La guerre du Vietnam proprement dite est bien sûr présente, et les atrocités commises de part et d’autre ne sont pas omises :
« Je sais que tu as rejoint le gouvernement pour servir le monde, mais nos dirigeants envoient de braves garçons détruire un autre pays et peut-être perdre leur vie sans la moindre explication convaincante. »

« Aujourd’hui on est les héros, demain on est des nazis. »

Skip vit dans la villa de Bouquet, un Français demeuré en Indochine où il est mort d’une explosion dans un tunnel, qui l’inspire comme il citait Artaud ou écrivait à Bataille à propos de son livre Lascaux ou la naissance de l’art. Skip lit aussi Marc Aurèle, Cioran, autrement à peine occupé à des tâches administratives apparemment aussi absurdes qu’inutiles (croisement de fiches bristol résumant d'anciens entretiens, compilation de contes vietnamiens).
« Quelqu’un garde une trace des moindres détails. Mais qui garde la trace de celui qui garde la trace ? »

C’est pour l’essentiel un roman d’espionnage, sur ce temps de guerre confus (et fumeux) où se mêlent vrais et faux agents, y compris un agent double, et le thème central est celui de la désinformation.
« Arbre de fumée – (pilier de fumée, pilier de feu) la "lumière guide" d’un but sincère pour la fonction du renseignement – refaire de la collecte des informations la principale fonction des opérations de renseignement, plutôt que de fournir des justifications à la politique. Car si nous ne le faisons pas, la prochaine étape permettra aux bureaucrates blasés, cyniques, carriéristes, assoiffés de pouvoir, d’utiliser le renseignement pour influencer la politique. L’étape ultime consiste à créer des fictions et à les servir à nos politiciens afin de contrôler la direction du gouvernement, et puis – "Arbre de fumée" – remarque la similarité avec le nuage en forme de champignon. HAH ! »

« C’est Psy Ops. Nous parlons de déboussoler le jugement de l’ennemi. »

C’est peut-être le déploiement de cette méthode militaire qui a mené à généraliser la stratégie tactique d’enfumage à toute la société (aparté personnel).
L’oncle de Skip est un colonel haut en couleur, à la stature mythique, retraité de l’armée de l’air, héros évadé de captivité chez les Japonais, proche des locaux et responsable (pour son compte personnel ?) du Labyrinthe, projet de cartographie près de Cu chi, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Tunnels_de_C%E1%BB%A7_Chi et https://fr.wikipedia.org/wiki/Rat_des_tunnels :
« Cette terre sous nos pieds, c’est là que le Viêt-cong situe son cœur national. Cette terre est leur mythe. Si nous pénétrons dans cette terre, nous pénétrons leur cœur, leur mythe, leur âme. Voilà de la vraie infiltration. Telle est notre mission : pénétrer le mythe de la terre. »

Denis Johnson donne aussi des points de vue vietnamiens :
« Les Américains ne gagneront pas. Ils ne se battent pas pour leur terre natale. Ils veulent simplement être bons. Afin d’être bons, ils doivent se battre un peu et puis s’en aller. »

« Les communistes croient seulement à l’avenir. En son nom ils détruiront tout, ils rempliront l’avenir de néant. »

« Sans la présence du colonel pour s’interposer entre le regard de Minh et tous ces Américains, ils lui semblaient incroyablement vides, confus, sincères, stupides – des monstres infantiles équipés d’armes chargées. »

Nous suivons également les frères Houston, Bill et James, respectivement engagés dans la marine et l’infanterie, paumés caractéristiques d’une Amérique perdant ses valeurs dans le vide existentiel et la violence.
« Il était ainsi, voilà tout, surtout quand il picolait, c’est-à-dire la plupart du temps ; sinon, il était tout simplement jeune et idiot, comme la plupart d’entre eux. »

En définitive, c’est le désarroi moral (notamment religieux) aux États-Unis qui est au cœur de ce livre :
« Calvin ne parle pas de désespoir, mais il s’agit bel et bien de cela. Je sais que l’enfer est ici, ici même, sur la planète Terre, et je sais aussi que toi, moi et nous tous avons seulement été créés par Dieu pour être damnés. »

« Il y avait une limite. Il l’avait franchie. Mais les communistes aussi l’avaient franchie. Des criminels ? En Chine, en Ukraine, ils avaient massacré davantage de gens que le criminel Adolf Hitler aurait même pu rêver d’en liquider. On ne pouvait certes pas le crier sur les toits, mais il ne fallait jamais l’oublier. Parfois, peut-être – afin de se colleter avec un tel ennemi –, on franchissait comme lui la fameuse limite. »

Il y a aussi Kathy, infirmière dans une ONG, un tueur professionnel allemand, un détecteur de mensonge, Storm qui est particulièrement cinglé (plus encore que « Lieut Givré »).
« Break on Through, c’est une chanson. C’est ma philosophie, ma devise. »

Si je ne m’abuse, c’est des Doors et Jim Morrison.
Lecture captivante et profonde, où on pense (de loin) à Conrad (et/ou Coppola).
« − Cherchez-vous la légende, ou les faits ?
− Je veux savoir la vérité, mec.
− J’irais jusqu’à dire que la vérité est dans la légende.
− Et les faits, alors ?
– Indisponibles. Rendus opaques par la légende. »

« Au Sud Vietnam je croyais qu’on m’avait mis sur la touche. Relégué en un lieu où je pourrais réfléchir à la guerre. Mais dans une guerre personne n’est épargné et dans une guerre on ne doit pas réfléchir, on ne doit jamais réfléchir. La guerre, c’est l’action ou la mort. La guerre, c’est l’action ou la lâcheté. La guerre, c’est l’action ou la trahison. La guerre, c’est l’action ou la désertion. Comprends-tu ce que je veux dire ? La guerre, c’est l’action. La réflexion aboutit à la trahison. »


\Mots-clés : #espionnage #guerre #guerreduvietnam #trahison #xxesiecle
par Tristram
le Lun 5 Juil - 13:27
 
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Elias Canetti

La Langue sauvée - Histoire d’une jeunesse 1905-1921

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Canett10


A paru en 1977, récit autobiographique (premier opus de ceux-ci), 210 pages environ.

Histoire d'une trajectoire, avec une petite enfance dans un milieu plutôt très aisé à Roustchouk (aujourd'hui Roussé ou Ruse, dans l'actuelle Bulgarie), dans une famille Séfarade (s'orthographie "Sépharade" dans la version dont je dispose).
Classiquement ladinophone, originaire d'Anatolie, où leurs ancêtres avaient migré à la toute fin du XVème siècle suite aux lois d'expulsion des juifs des royaumes d'Espagne et du Portugal, comme nombre de Séfarades, alors bienvenus dans l'empire Ottoman, la famille Canetti s'appelait alors Cañete et a modifié son patronyme suite à une installation du côté de Venise, qui s'avèrera provisoire.

Un grand père commerçant, grossiste, qui emploie outre son frère le père d'Elias (lequel Elias a reçu le prénom du grand père), lequel père  a épousé Mathilde Arditti, d'une des meilleures familles juives Séfarade de l'Empire établie à Roustchouk, ils se sont connus à Vienne, sont férus d'art, en particulier de musique et de littérature, parlent allemand entre eux, et Elias grand père a tout fait pour contrarier la vocation de musicien de son fils, le faisant entrer de gré ou de force dans l'entreprise qu'il mène.
Elias a deux frères, Georg et Nissim, une cousine qui réside dans la même grande maison, Laurica, qui faillit l'ébouillanter, peut-être en réaction du fait qu'il l'a poursuivie un jour, hache piquée au tas de bois en mains, pour une histoire de cahier qu'elle refusait de lui montrer, ces deux évènements sont déterminants.

Il y a dans la petite enfance d'Elias Canetti un attachement viscéral à sa mère, des propos dithyrambiques envers son père, et un départ brusque pour Manchester, le père d'Elias s'étant fâché avec son grand père, se dernier finira par le maudire -chose terrible et extrêmement rare parmi les juifs Séfarades.

Peu de temps après l'installation de la famille à Manchester, où le père d'Elias est associé aux brillantes affaires d'un frère de Mathilde (il s'agit toujours de commerce, d'import-export), ce père meurt brusquement, âgé de 31 ans, laissant Mathilde veuve à 27 ans.

La suite de ce premier volume autobiographique se déroule d'abord en Suisse, vécu comme une étape avant Vienne, le retour à Vienne étant la grande perspective de Mathilde, laquelle est souffrante et se voit préconiser des soins, de préférence dans quelque sanatorium Suisse. D'abord Lausanne, puis Zürich, tout le corpus se déroule autour de la relation mère-fils aîné, peu ordinaire il est vrai, et de l'adaptation à la vie Suisse ainsi que de questions relatives à la scolarité, et au personnel de maison, puis -enfin- c'est Vienne, 1913-1916, période qui forme la troisième et dernière section de l'ouvrage.        

Vienne, mais via Zürich où Elias est scolarisé sans ses frères et loin de sa mère, ce sont aussi les premières manifestations d'antisémitisme au lycée, joliment narrées au demeurant, les camarades, les professeurs, et une admission dans un pensionnat tenu par quatre sœurs (ou presque sœurs) âgées, où Elias est le seul garçon.  
Sur le titre de l'ouvrage ("La langue sauvée"), on s'aperçoit qu'en effet Elias jongle déjà avec bonheur avec les langues, outre le Ladino, l'Anglais, le Français (peut-être un peu en-deçà sur cette langue-là, toutefois), l'Allemand - et le Latin... et aussi les lieux, les us, les cultures.
Truffé de personnages fort bien campés, ce volume d'entrée en matière est assez prenant:
On sent que Canetti éparpille des pièces de puzzle, tout en nous les donnant à voir chacune, et, une fois le mélange bien effectué, il devrait peu à peu nous donner à discerner quelque chose, mais quoi ?  

Goppenstein était encore plus inhospitalier, plus désert que je ne m'y attendais. On grimpa jusqu'au Löschendal par l'unique sentier qui relie la valée au monde extérieur. J'appris que ce sentier était encore plus étroit peu de temps auparavant; les bêtes chargées de leur faix ne pouvaient y progresser que l'une derrière l'autre. Il y avait moins de cent ans, les ours étaient encore nombreux dans le coin; à présent, on n'en rencontrait plus et c'était bien dommage. Je songeai avec regret aux ours disparus quand la vallée s'ouvrit brusquement devant nous; éclatante sous la lumière du soleil, elle s'étendait en penteascendante, se terminant par un glacier à hauteur des montagnes blanches qui se profilaient par derrière.
Il ne fallait pas beaucoup de temps pour rejoindre l'autre extrémité de la vallée.
De Ferden à Blatten, le chemin sinueux passait par quatre localités. Tout ici était différent, d'un autre âge.
Les femmes portaient un chapeau de paille noir. Et non seulement les demmes mais aussi les petites filles. Il y avait quelque chose de solennel, même dans l'allure des enfants de trois ou quatre ans, à croire que l'on était conscient ici, dès sa naissance, de la particularité de l'endroit où l'on vivait et, par suite, forcé pour ainsi dire de prouver aux intrus qu'on était différent, qu'on n'avait rien à voir avec eux.
Les enfants se pressaient contre les vieilles femmes au visage érodé sous le regard desquelles ils jouaient encore un instant auparavant.
La première phrase que j'entendis prononcer me parut provenir du fond des âges.
Un très petit garçon mais fort entreprenant s'était avancé vers nous; une vieille femme l'avait rappelé et les deux mots qu'elle lui lança pour le détourner de nous me parurent si beaux que je n'en crus pas mes oreilles: "Chom Buobilu ! - viens mon garçon", fit-elle.
Quelles voyelles étranges ! "Buebli" que j'avais l'habitude d'entendre pour "Büblein" devenait "Buobilu", sombre assemblage de u, o et i qui me fit penser aux poésies en vieux haut allemand que nous lisions en classe.
Je savais que le dialecte suisse était proche du moyen haut allemand; maintenant seulement, je découvrais qu'il y avait des patois encore plus anciens et qui sonnaient comme du vieux haut allemand.
La phrase de la vieille femme s'est d'autant mieux gravée dans ma mémoire qu'il ne me fut pas donné d'entendre autre chose de la journée. Les gens étaient muets et semblaient nous éviter.


\Mots-clés : #autobiographie #communautejuive #relationenfantparent #viequotidienne #voyage #xxesiecle
par Aventin
le Dim 4 Juil - 20:57
 
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Jean-Luc Lagarce

Juste la fin du monde

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Lagarc10

Pièce de théâtre, 80 pages environ, 1990, éditions Les Solitaires Intempestifs.

Cinq acteurs en tout, Louis 34 ans, sa sœur Suzanne 23 ans, Antoine, leur frère 32 ans, Catherine, épouse d'Antoine 32 ans, La Mère (de Louis, Suzanne et Antoine) 61 ans.

Louis, le frère aîné qui a quitté le giron familial depuis belle lurette et vit sinon loin, dans un ailleurs où l'on suppose que l'on s'occupe d'écriture (journalisme ? littérature ?) et ne se manifeste que par l'envoi de courtes cartes postales à l'occasion des évènements familiaux, choisit de s'en retourner dans sa famille afin d'annoncer sa mort prochaine.
Prologue a écrit: dire,
seulement dire,
ma mort prochaine et irrémédiable,
l'annoncer moi-même, en être l'unique messager,
et paraître pouvoir là encore décider,
me donner et donner aux autres, et à eux, tout précisément,
toi, vous, elle, ceux-là encore que je ne connais
pas (trop tard et tant pis),
me donner et donner aux autres une dernière fois
l'illusion d'être responsable de moi-même et d'être,
jusqu'à cette extrémité, mon propre maître.


Seulement cet acte d'anti-fils prodigue  -en somme-, Louis n'y parviendra pas. Cela m'a fait penser à cette nouvelle d'Emmanuel Bove où le héros/narrateur s'en revient à la maison familiale après une interminable absence/désertion, va jusqu'au loquet de la porte d'entrée et s'enfuit à toutes jambes au tout dernier instant.

Louis incarne l'exogène, l'étrangeté. Et, jusqu'à un certain point, il est déjà un spectre qui apparaît dans le petit cercle familial. On peut aussi tout à l'opposé, par un jeu de tiroirs, considérer qu'il est le seul vivant devant cette petite assemblée de morts-vivants.

L'ensemble, c'est-à-dire l'interaction des personnages, des dialogues, des interruptions et soliloques, procède d'une certaine incommunicabilité décousue - un débraillé chic.
Là est (à mon humble avis) tout le sel de la pièce, plutôt que dans le synopsis, la dimension dramatique (dramatique et par là-même classique, s'agissant de théâtre).
Je n'ai pas vu la pièce, mais par moments ça doit être bonheur d'acteurs, il y a la place pour un jeu tout en mouvements suggestifs, regards et tons employés.


Mots-clés : #famille #mort #théâtre #xxesiecle
par Aventin
le Dim 6 Juin - 7:56
 
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William Faulkner

Requiem pour une nonne

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 5 Faulkn10

Titre original: Requiem for a Nun, a paru en 1951, genre: théâtre enchâssé dans un roman (??).

Où l'on retrouve, huit années après Sanctuaire, les caractères de Temple Drake, Gavin Stevens l'avocat, Gowan Stevens son neveu, ex-lâche de bonne famille devenu, depuis, le mari de Temple.
Alors bien sûr, Sanctuaire est un tel chef d'œuvre qu'on ne peut que se réjouir a priori de retrouver ces personnages, mais, il y a un mais.

Si la distance dans le temps entre les deux fictions est de huit ans en ce qui concerne les protagonistes et l'action, elle est de vingt ans entre les dates d'écriture.
Ce qui nous amène après le Nobel de littérature de 1949, et concomitamment à la réception du second National Book Award jamais décerné: entretemps Faulkner est devenu une étoile [en provenance du Dixie Flag], un incontournable de la littérature mondiale.

L'ensemble laisse un drôle de goût.
Brouillon, décousu, bavard tendant vers la logorrhée, laissant le lecteur sonné de ces infinissables ensembles massifs.
Je crois (et j'aimerai échanger sur le sujet !), par hypothèse, que Faulkner s'est permis.
À présent installé, l'âge légèrement mûrissant, ayant prouvé, détenant la notoriété, n'a-t-il pas eu envie de se permettre ?
De lâcher du narratif épais comme une lave et brodant sur un thème, avec le côté brouillon, distendu du premier jet -celui, d'ordinaire, de la garniture de corbeille à papiers- intact, restitué dans toute sa force. 
Et de donner une profondeur bien dans l'air du temps de ces années 1950: une dimension existentialiste (au reste, c'est Albert Camus qui montera la pièce pour le théâtre, ça ne doit pas être un hasard, si ?).

La longue préparation (dite Acte premier, intitulé: Le Tribunal, sous-titré: Un nom pour la ville) nous donne son lot de causerie narrative interminable, à la sudiste US, tenant en haleine en dépit d'un style plutôt décousu, composite: exposé à tiroirs, paragraphes non aérés, bribes de retours et de redites, bouts dialogués, phrases d'une demi-page voire d'une page, etc...  

Mais l'ensemble reste imprégnant, et l'on finit par mordre à l'hameçon.
Merci.
La scène 2 nous fait entrer de plain-pied dans la partie théâtre proprement dite, bien plus vive et concise.
Le même procédé de nappage préalable avec de denses descriptions inénarrables avant la partie théâtre est repris à l'acte Deux, puis à l'acte Trois.

L'idée directrice (pour aller vite) est que Temple Drake, devenue depuis Mrs Stevens, qui fut mise au bordel par Popeye l'impuissant gangster psychopathe de Sanctuaire (enfin, je ne vais pas vous raconter Sanctuaire !) est devenue la haute-bourgeoise comme-il-sied à son mari, Gowan Stevens, lequel est responsable de l'infamie perpétrée sur Temple et donne l'impression de racheter en quelque sorte sa faute en épousant Temple.
Le couple a deux enfants en bas âge.

Le frère de l'homme de main que Popeye choisissait pour honorer Temple à sa place et en sa présence (celui-là est décédé) a retrouvé un paquet de lettres et menace de chantage Temple, notamment en ce qui concerne la paternité de l'aîné du couple, dont le père aurait toutes les chances de ne pas être Gowan.

Temple, de son côté, a recruté en nounou et personnel de maison une jeune noire, Nancy, sortie du bordel et du ruisseau, qui est aussi sa confidente et, quelque part, sa consœur dans la confrérie de l'infamie, des maisons closes et de la fréquentation des truands.

Nancy, alors que Temple est quasi-prête à suivre le maître-chanteur et à tout plaquer, fortune et situation, afin de retourner à une vie marginale, aventureuse, violente, illégale et risquée, assassine l'un des deux enfants du couple, afin de sauver la situation, se sacrifiant du coup.
L'Acte premier scène 2 s'ouvre, justement, sur son jugement au tribunal, elle est défendue (bien sûr !) par Gavin Stevens, oncle de Gowan et protagoniste de Sanctuaire...

Extrait, comprenant une des plus fameuses citations de Faulkner:
The past is never dead. It's not even past.


Stevens

L'immunité est une chose qui n'existe pa.

Gowan

Contre le passé...ma folie...mon alcoolisme. Ma lâcheté, si vous préférez.

Stevens

Le passé n'existe pas non plus.

Gowan

Là encore il y a matière à rire. Mais pas si fort, n'est-ce pas ? Ça pourrait troubler les dames - déranger Miss Drake - Miss Temple Drake - Bien sûr, pourquoi pas la lâcheté ? L'excès d'entraînement plutôt, ça sonne mieux: Gowan Stevens, entraîné à l'Université de Virginie, à boire comme un gentleman, emmène une étudiante d'un petit collège, une jeune fille vierge, peut-être - sait-on jamais ? - en automobile à un match de base-ball dans un autre petit collège à la campagne. Il se saoule comme dix gentlemen, se trompe de route, continue à boire comme quarante gentlemen, fout sa voiture dans le fossé, dépasse à présent les quatre-vingts gentlemen, tombe ivre-mort, et la jeune fille, la jeune fille vierge, est enlevée et emmenée dans un bordel de Memphis...
(il murmure des mots incompréhensibles)
 

Stevens

Quoi ?

Gowan

Mais parfaitement, de la lâcheté. Appelez ça de la lâcheté. Qu'importe l'euphonie entre de vieux époux ?

Stevens

En tous cas, tu ne pourras pas dire ça du mariage qui a suivi. Qu'est-ce que...

Gowan

Mais si. Ce mariage était dans la plus pure des vieilles traditions virginiennes. Les cent soixante gentlemen, sans l'ombre d'un doute.

Stevens

L'intention était pure, et d'après tous les codes. Prisonnière dans un bordel; je n'ai pas très bien entendu...

Gowan (rapidement: en avançant la main)

Où est votre verre ? Jetez-moi cette cochonnerie - ici.

Stevens (son verre à la main)

Celui-ci me suffit. Qu'est-ce que tu as voulu dire quand tu as parlé de prisonnière dans un bordel ?

Gowan (rudement)

Tout simplement cela. Vous avez entendu.

Stevens

Tu as dit: "et y a trouvé le plus grand plaisir" (Ils se dévisagent) C'est donc cela que tu n'as jamais pu lui pardonner ? - non qu'elle ait été l'instrument créateur de ce moment de ta vie que tu ne peux jamais évoquer, ni oublier, ni expliquer, ni condamner, auquel tu ne peux même pas t'empêcher de penser, mais le fait que non seulement elle n'en a pas souffert mais qu'elle y a trouvé du plaisir - ce mois, ces quelques semaines qui rappellent l'épisode du vieux film où la femme blanche est gardée prisonnière dans la caverne du prince arabe - le fait que tuas été contraint de perdre non seulement ton indépendance de célibataire, mais ton amour-propre d'homme attaché à la chasteté de sa femme, et ton enfant par surcroît, comme prix de quelque chose que ta femme n'avait même pas perdu, ne regrettait même pas, dont elle ignorait même l'absence. C'est donc pour cela que cette pauvre négresse perdue, condamnée, folle, doit mourir ?






\Mots-clés : #addiction #conditionfeminine #criminalite #culpabilité #justice #relationdecouple #théâtre #xxesiecle
par Aventin
le Mer 19 Mai - 22:05
 
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Sujet: William Faulkner
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