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Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Dim 28 Avr - 5:43

46 résultats trouvés pour Racisme

Dennis Lehane

Un dernier verre avant la guerre

Tag racisme sur Des Choses à lire Un_der10

À Dorchester, quartier de Boston (USA), Pat (Patrick Kenzie), le narrateur, s’occupe de recherche de personnes disparues avec Angie (Angela Gennaro), sa meilleure amie, amoureuse de son mari Phil, qui la tabasse (et lui le tabasse à l’occasion). Pat est le fils du « Héros », un pompier célèbre, mais violent à la maison. L’enquête porte sur Jenna Angeline, une femme de ménage noire qui serait disparue avec des documents confidentiels du sénateur Sterling Mulkern, relatifs à un projet de loi contre le terrorisme de rue.
« Les gens comme Mulkern ont l’habitude de créer les faits par eux-mêmes, puis de mettre les autres, à savoir nous, au courant. »

Pat est en photo dans le journal, comme son père jadis, quand Jenna est abattue dans ses bras. Puis c’est la guerre des gangs entre le mari de Jenna (qui l’a fait tuer) et son fils.
« Nous avons traversé South Boston – Southie pour quiconque n’est ni un touriste ni un présentateur de journal – en longeant des chapelets de petits immeubles à deux étages miteux, serrés comme une rangée de toilettes chimiques à un concert rock. Southie me sidère. Une bonne portion en est pauvre, surpeuplée, implacablement négligée. Les cités de D Street craignent autant que tout ce qu’on peut trouver dans le Bronx : sales, mal éclairées, grouillant de loubards en colère, les cheveux en brosse, qui traînent dans les rues avec une soif de sang et des battes de baseball. Il y a quelques années, pendant un défilé de la Saint-Patrick, un môme très irlandais avec un trèfle sur son teeshirt s’y est hasardé. Il est tombé sur une bande d’autres mômes irlandais qui avaient eux aussi des trèfles sur leurs teeshirts. La seule différence entre son teeshirt et les leurs, c’est que le sien disait « Dorchester » en vert au-dessus du trèfle, et les leurs disaient « Southie ». Les mômes de D Street ont supprimé la différence en balançant le môme d’un toit. »

Polar musculeux, typiquement états-unien dans sa fascination pour la violence, mais traitant du racisme avec des aperçus intéressants sur sa prégnance et ses subtiles ramifications. Reste que c'est assez pâle, surtout après une lecture de Faulkner.

\Mots-clés : #corruption #criminalite #discrimination #polar #racisme #social #violence
par Tristram
le Mer 10 Avr - 12:40
 
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Sujet: Dennis Lehane
Réponses: 31
Vues: 1502

William Faulkner

Lumière d'août

Tag racisme sur Des Choses à lire Lumizo10

Lena Grove, enceinte, arrive d’Alabama à Jefferson à pied, croyant y retrouver à la scierie le père de l’enfant, Lucas Burch. De cette scierie Joe Christmas et Joe Brown (Lucas Burch) sont partis, bootleggers installés près de la maison de Joanna Burden, descendante d’une famille yankee abolitionniste. Lena ne trouve là que Byron Bunch, qu’elle pensait être son promis, et qui tombe amoureux d’elle ; dans le même temps, un incendie ravage la maison Burden : voilà comment Faulkner noue adroitement les destins.
Byron est la seule personne en contact avec le révérend Gail Hightower, presbytérien devenu un paria à cause du scandale de sa femme adultère et suicidée (et de sa fascination pour son grand-père confédéré mort à la guerre). Byron est aussi la voix de remarquables observations :
« L'homme sait si peu de chose sur son prochain. À nos yeux, hommes et femmes agissent toujours pour les mêmes motifs qui nous pousseraient nous-mêmes si nous étions assez fous pour agir comme eux. »

« Car la ville croyait que les dames savaient la vérité, car elle croyait aussi que, si les femmes coupables peuvent se laisser tromper en matière de péché, parce qu'elles passent une partie de leur temps à s'efforcer de n'être pas suspectes, les honnêtes femmes, au contraire, ne peuvent pas se tromper, car, étant honnêtes elles-mêmes, elles n'ont pas à s'inquiéter de leur propre honnêteté ni de celle des autres et, par suite, elles ont tout le temps de flairer le péché. C'est pourquoi, pensait-on, le bien peut les tromper presque toujours en leur faisant croire qu'il est le mal, mais le mal lui-même ne peut point les tromper. […]
Et la ville regretta alors d'être satisfaite, de même que les gens plaignent parfois ceux qu'ils ont forcé à faire ce qu'ils voulaient. »

« Mais, maintenant, je comprends la raison, pense Byron. C'est parce qu'un homme craint davantage ce qui pourrait lui arriver que les ennuis qu'il a déjà soufferts. Il se cramponne aux ennuis qu'il a déjà soufferts plutôt que de risquer un changement. Oui. Un homme parlera de son désir d'échapper aux vivants. Mais, ce sont les morts qui sont dangereux. C'est aux morts qu'il ne peut échapper, aux morts qui gisent tranquilles quelque part et n'essaient pas de le retenir. »

Brown dénonce Christmas : il a du sang noir, et c’est lui qui tua Miss Burden, avec qui il couchait.
On suit ensuite Christmas, avant le drame :
« Puis il se reconnut. Il ne s'était pas aperçu que la rue s'était mise à descendre et, brusquement, il se trouva dans Freedman Town, enveloppé par les odeurs d'été, les voix d'été de nègres invisibles. Elles semblaient l'enserrer comme des voix sans corps, chuchotant, parlant, riant dans un langage qui n'était pas le sien. Comme du fond noir d'un puits, il se vit enserré par des silhouettes de cases, vagues, éclairées au pétrole. Les réverbères eux-mêmes semblaient s'être espacés comme si la vie noire, le souffle noir composaient la substance respirable, de sorte que, non seulement les voix, mais les corps animés, la lumière elle-même semblaient s'être fluidifiés, agrégés lentement, particule par particule, avec la nuit maintenant pondérable, inséparable et une.
Immobile, debout, haletant, il regardait de tous côtés. Grâce à la lueur vague et fumeuse des lampes à pétrole, les cases, autour de lui, se détachaient sur les ténèbres. De tous côtés, même en lui-même, murmuraient les voix incorporelles, fécondes et moelleuses des femmes noires. C'était comme si lui-même et toute la vie mâle autour de lui étaient rentrés dans les ténèbres chaudes, les ténèbres humides de la Femelle originelle. […]
Il pouvait voir la rue par laquelle il était venu, et l'autre rue, celle qui l'avait presque trahi, et, plus loin, à angle droit, le rempart lointain et brillant de la ville elle-même, et, dans l'intervalle angulaire, le creux noir d'où il avait fui, le cœur battant et les lèvres en feu. Aucune lumière n'en venait, nul souffle, nulle odeur. Le creux était là, tout simplement, noir, impénétrable dans sa guirlande frissonnante de lumières d'août. On aurait pu prendre ce trou pour la carrière originelle, l'abîme même du néant. […]
Cependant, son sang se mit de nouveau à parler, parler. Il marchait vite, sur le même rythme. Avant même qu'ils se fussent détachés vaguement sur la poussière mourante, il semblait avoir compris que le groupe était formé de nègres, bien qu'il n'ait pu les distinguer ni les entendre. Ils étaient cinq ou six, égaillés et pourtant plus ou moins deux par deux ; et, de nouveau, dominant le bruit de son propre sang, il perçut le chaud murmure de voix féminines. »

Puis c’est l’enfance de Christmas qui est déroulée, de l’orphelinat pour enfants trouvés à la famille d’adoption, un presbytérien fort strict et rigide ; sa femme est bonne pour lui, mais il s’en défie. Puis c’est Bobbie, la serveuse avec qui il a une liaison, qui s’avère être une prostituée qui part lorsqu’il assomme son père adoptif et vole l’argent de sa mère adoptive ; il part à son tour pendant quinze ans, fuyant son sang noir, jusqu’à sa liaison ambigüe, une sorte de duel, avec Miss Burden. Celle-ci a un lourd passé (son grand-père et son demi-frère furent tué par le colonel Sartoris, esclavagiste), où la religion pèse aussi.
« De tout temps j'avais vu, j'avais connu des nègres. Pour moi, ils étaient quelque chose comme la pluie, les meubles, la nourriture, le sommeil. Mais, après cela, il me sembla les voir pour la première fois, non comme des gens, mais comme une chose, une ombre, dans laquelle je vivais, dans laquelle nous vivions, nous, les blancs, et tout le monde. Je pensais à tous les enfants qui venaient au monde, enfants blancs, menacés par cette ombre noire avant même qu'ils aient commencé à respirer. Et il me semblait voir l'ombre noire prendre la forme d'une croix. Et il me semblait voir les bébés des blancs lutter, avant même d'avoir pu respirer, lutter pour échapper à l'ombre qui était non seulement sur eux, mais sous eux, étendue comme l'étaient leurs bras, comme s'ils étaient cloués à la croix. Je voyais tous les petits enfants de ce monde, même ceux qui n'étaient pas encore nés, en longue file, les bras ouverts sur les croix noires. Je ne pouvais dire alors si je les voyais ou si je les rêvais, mais cela me terrifiait. Je criais la nuit. Je finis par le dire, par essayer de le dire à mon père. Je voulais lui dire que je mourrais si je ne pouvais échapper, sortir de dessous cette ombre. "C'est impossible, dit-il. Il faut lutter, s'élever. Mais tu ne peux t'élever qu'en élevant l'ombre avec toi. Et tu ne pourras jamais l'élever à ton niveau. Je vois cela maintenant. Je ne l'avais pas vu avant de venir ici. Mais, échapper, tu ne le pourras pas. La malédiction de la race noire vient de Dieu. Mais la malédiction de la race blanche c'est le noir qui, éternellement, sera l'élu de Dieu parce qu'un jour II l'a maudit." »

Beaucoup de phrases attribuées à Christmas peuvent, sorties de leur contexte, induire en erreur sur ce que pense profondément ou pas l’auteur (et même le personnage).
« Il savait par expérience que, faute d'un autre homme, les femmes finissent toujours par revenir. »

« Car Christmas savait qu'entre les mains d'un homme judicieux, un lâche peut, dans les limites de ses facultés, rendre parfois des services appréciables à tous, sauf à lui-même. »

Faulkner était-il misogyne, raciste ? Pas plus que misanthrope, et cette question me paraît susciter un mauvais débat (je n’ai pas vu de conviction énoncée en tant que telle chez lui). Les personnalités dépeintes sont assez particulières et fantasmagoriques, tout en étant frappantes, pour ne pas porter un message univoque et être incontestablement typifiées. Miss Burden et Christmas forment de grandes figures de caractère, où la psychologie et les convictions n’expliquent pas leur démesure. Leurs fanatisme, orgueil, perversité, violence, folie, fatalité, malédiction, sont shakespeariens, dostoïevskiens aussi. Leurs tares sont héréditaires, même semble-t-il le péché et la bigoterie puritaine.
Miss Burden se prétend enceinte, puis veut persuader Christmas de se consacrer aux noirs, de la remplacer auprès d’eux. Il l’égorge avec son rasoir, son seul bagage comme il s’enfuit. Entretemps, Byron a installé Lena dans sa case. Brown se démène afin de toucher la prime pour l’arrestation de son ancien compagnon.
Les vieux Hines vivent à Mottstown ; lui est un fanatique batailleur et un peu fou qui prêche aux noirs la supériorité blanche, et veut lyncher le « nègre blanc » qu’on vient d’arrêter.
« Du reste, ce qu'elle [la ville de Mottstown] pardonnait n'était peut-être pas le dévouement de l'homme au salut des noirs, mais l'ignorance publique du fait qu'il recevait la charité de la main des nègres, car une des plus heureuses facultés de l'esprit est de pouvoir rejeter ce que la conscience refuse d'assimiler.
Ainsi, pendant vingt-cinq ans, le vieux couple avait semblé n'avoir aucun moyen de subsistance. La ville fermait son œil collectif sur les négresses, leurs plats et leurs casseroles couvertes, d'autant plus que, vraisemblablement, beaucoup de ces plats et de ces casseroles arrivaient intacts des cuisines blanches où ces femmes étaient cuisinières. Peut-être était-ce là une partie de ce que l'esprit rejetait. Bref, la ville ne regardait pas, et il y avait vingt-cinq ans que tous les deux vivaient dans l'eau dormante de leur isolement solitaire, comme s'ils avaient été deux bisons musqués du Pôle Nord ou deux animaux égarés, restes attardés, antérieurs à la période glaciaire. »

Hightower revit l’office du dimanche soir :
« Les ondes de l'orgue s'élèvent, riches, sonores dans la nuit d'été. Dans l'entrelacs de leurs sonorités, il y a quelque chose d'abject et de sublime, comme si les voix elles-mêmes, libérées, prenaient la forme, l'attitude de crucifixions extatiques, solennelles et profondes, à mesure que s'enflent les crescendos. Et pourtant, même alors, la musique, comme toute musique protestante, garde toujours quelque chose de sévère, d'implacable, de déterminé. Les ondes sonores, avec moins de passion que d'immolation, demandent, implorent le refus de l'amour, le refus de la vie, les défendent aux autres, réclament la mort, comme si la mort était le plus grand des bienfaits. On eût dit que, ayant été façonnés par cela même que la musique louait et symbolisait, ceux qui l'acceptaient et en chantaient la louange, se servaient de cette louange elle-même pour se venger sur ce qui les avait fait ce qu'ils étaient. En écoutant, il lui semble percevoir l'apothéose de sa propre histoire, de son propre pays, de son propre sang : ces gens dont il est issu et parmi lesquels il vit et qui ne peuvent jamais goûter un plaisir ou souffrir une catastrophe, ni les éviter non plus, sans se mettre à en discuter. Plaisir, extase, ils semblent incapables de supporter cela. Pour s'en évader, ils ne connaissent que la violence, l'ivresse, les batailles, la prière. De même pour les catastrophes : une violence identique, et apparemment inévitable. Et, dans ces conditions, pourquoi leur religion ne les pousserait-elle pas à se crucifier eux-mêmes, à se crucifier mutuellement ? pense-t-il. »

Byron lui amène les Hines, qui sont les grands-parents de Christmas : lui a tué le prétendu Mexicain qui a engrossé sa fille, qu’il a laissé mourir en couches, puis, instrument choisi par Dieu, a surveillé pendant des années l’enfant de « l'abomination divine de la chair de femme ». Hightower refuse de prétendre que Christmas était chez lui lors du meurtre. C’est lui qui assiste Lena lorsqu’elle accouche.
Brown-Burch, un de ces exécrables personnages dont Faulkner a le secret (stupide, cupide, menteur, lâche, prétentieux) s’enfuit lorsqu’il est confronté à Lena et son fils.
Déchiré entre son sang noir et son sang blanc, Christmas tente de s’enfuir.
« Mais son sang ne voulait pas se taire, ne voulait pas être sauvé. Il ne voulait ni l'un ni l'autre, ni laisser le corps se sauver lui-même. »

Réfugié chez Hightower, il est abattu par Percy Grimm, un jeune patriote suprémaciste qui l’émascule. Percy avait organisé une milice pour faire respecter la loi, mais un « Joueur » l’a manipulé (le diable, ou Dieu ?)
Comme à chaque coucher de soleil, Hightower revoit sa vie marquée par le racisme, la guerre, la foi, d’échec, son grand-père abattu alors qu’il volait des poules après un combat, sa fascination pour Jefferson, son sentiment de culpabilité.
« Déjà, voici qu'il peut sentir que les instants vont entrer en contact : celui qui résume toute sa vie, qui se renouvelle chaque jour entre le crépuscule et la nuit noire, et la minute en suspens d'où va maintenant sortir le bientôt. »

Un homme raconte à sa femme comment il prit en auto-stop Lena et Byron partis à la recherche de Brown – mais peut-être Lena est-elle proche d’accepter la proposition de mariage de Byron.
On trouve sur Wikipédia un article détaillé sur ce roman riche en action, rebondissements et surprises ; le résumé n’est pas exempt d’erreurs, mais le livre aussi : de menues variations dans les détails rapportés semblent rendre le flou des témoignages, ce qui doit avoir été voulu par Faulkner quand on mesure sa cohérence structurale.
Langages parlés, narrativité, allusions symboliques (au moins deux Joseph (Joe), mais un seul Christ ?), dimensions existentielle et destinale : un chef-d’œuvre de plus, que seul Faulkner pouvait nouer ainsi.

\Mots-clés : #culpabilité #discrimination #esclavage #racisme #religion #ruralité #segregation #violence
par Tristram
le Lun 8 Avr - 12:14
 
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Sujet: William Faulkner
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Natasha Brown

Natasha Brown

Tag racisme sur Des Choses à lire Brown11


Après des études de mathématiques à Cambridge University, Natasha Brown a travaillé pendant une dizaine d’années dans le secteur bancaire.
Son premier roman, "Assemblage", est encensé dès sa sortie par la critique et les libraires du Royaume-Uni, puis traduit dans le monde entier. Natasha Brown est aujourd’hui considérée comme le grand espoir des lettres britanniques.


Source : Grasset

2023 : Assemblage


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Tag racisme sur Des Choses à lire Fb_img14
Bonjour à tous !

Nouveau fil, nouvelle auteure :

Découvrir l’âge adulte en pleine crise économique. Rester serviable dans un monde brutal et hostile. Sortir, étudier à "Oxbridge", débuter une carrière. Faire tout ce qu’il faut, comme il faut. Acheter un appartement. Acheter des œuvres d’art. Acheter du bonheur. Et surtout, baisser les yeux. Rester discrète. Continuer comme si de rien n’était.
La narratrice d’Assemblage est une femme britannique noire. Elle se prépare à assister à une somptueuse garden-party dans la propriété familiale de son petit ami, située au cœur de la campagne anglaise. C’est l’occasion pour elle d’examiner toutes les facettes de sa personnalité qu’elle a soigneusement assemblées pour passer inaperçue. Mais alors que les minutes défilent et que son avenir semble se dessiner malgré elle, une question la saisit : est-il encore temps de tout recommencer ?
Le premier roman de Natasha Brown a été une véritable déflagration dans le paysage littéraire britannique. « Virtuose » (the Guardian), « tranchant comme un diamant » (The Observer), Assemblage raconte le destin d’une jeune femme et son combat intime pour la liberté.

                         


Pamphlet du concept tant fantasmé d'un système structurel et omnipotent bien implanté en Angleterre , intellection des chimères des luttes pour une ascension sociale, diatribe de l'exclusion sexiste des élites obsédées par la domination, blâme pour ce racisme distingué des classes racées anglo-saxonnes, mise en lumière des illusions perdues se débattant de la noyade dans un tourbillon de clairvoyance, Assemblage, c'est la version façon puzzle d'une vie préfabriquée pièce après pièce qu'on ampute de chacune d'elle afin de    mieux déconstruire la perversité du dogmatisme tronqué, de notre constitution docile à endosser l'uniforme pour un rôle modelé à l'avance par un pouvoir financier, de la perte d'identité accueillie les bras ouverts tant que la promotion sociale nous déballe toutes ses faveurs aux dépends des filiations qui nous relient aux notres, à fortiori, à soi-même.

Assemblage, c'est aussi l'analyse d'une destruction mentale et physique délivrée par les phrases assassines et concises de la narratrice anglaise, noire , proche portrait de l'auteure Natasha Brown, une incursion dans le dépassement de soi pour  simplement exister dans une angleterre où les parvenus politicards de la bonne société qui ne se sont jamais mouillés pointent les noirs comme des problèmes à résoudre, une expédition sous haute tension dans les arcanes de la finance au sein desquelles l'humain reste un profit net exploité en toute transparence , dénigré si noir.
Assemblage, plus que tout, est un flot de pensée lourd de sens, une clameur de la censure et du silence, un contre rendu éloquent des restes du colonialisme, une admonition sévère à la société britannique, le tout desservi par une plume trempée dans du vitriol.
Abrupt et corrosif, ce premier roman est un pavé dans la Tamise qu'il faut apprivoiser, déroutant dès les premières pages par la complexité de la narration décousue et des digressions, la trame se remet sur les rails, defilent alors à toute allure les explosions simultanées des mots percutants, la déflagration émise par les constats carbonise alors les corps et les âmes, à l'image de la narratrice engloutie et ravagée par ce flot devastateur emprisonnant la moindre de ses émotions dans les méandres de son identité contestée.  
Des arrangements avec l'Histoire, c'est en accepter  la centralité, l'individualité de ceux qui n'existent véritablement que dans la délimitation de leur condition face à une silhouette noire, se débarrasser de ses revendications pour gagner une legitimité et faire perdurer  la valse lente et orchestique du déni en bonne société.
Se désincarner. Feindre d'être assimilée. Laisser monter la vague de la bienveillance feinte. Trimer pour n'être jamais ancrée, sans appartenance.
Peut-on en terminer ?
En terminer. Une fois pour toute.

Un roman à l'architecture monumentale, imposant et brillant.

Extraits :
"Pas de temps, en octobre, pour autre chose que le beurre de cacahuète, les feux de signalisation et les esclaves libérés. Ça vous fait perdre le nord, ça vous empêche de vous forger une identité. La vie dans un endroit où l'on vous dit sans cesse de partir, sans savoir, sans rien connaître à rien. Sans histoire.
Après la guerre, l'Empire qui s'émiettait est retourné chercher ses sujets coloniaux. Pas de soldats ce coup-ci : des infirmières, des infirmiers pour porter à bout de bras un service de santé chancelant. Enoch Powell en personne est allé à la Barbade pour nous implorer: venez. Et nous sommes venus et nous avons édifié, nous avons réparé, nous avons soigné, cuisiné, nettoyé. Nous avons payé des impôts, payé des loyers exorbitants aux rares propriétaires qui voulaient bien de nous. On nous haïssait. Le National Front poursuivait, incendiait, poignardait éradiquait. Churchill mettait sur pied les détachements spéciaux pour nous sortir du pays. Pour une Angleterre blanche. Enoch, autrefois recruteur intrépide, mettait à présent en garde, des rivières ensanglantées si nous restions. Promulgation de nouvelles lois, révocations de nos droits.
Pourtant certains ont survécu. On réussi, qui c'est comment, à mettre un peu de côté sur leur maigres salaires. Assez, en fin de compte, pour permettre à femme, mari et enfant de passer d'une pièce unique louée dans une maison que se partageaient 5 familles à un petit pavillon bien à eux. Vraiment à eux. Et une éthique, une mentalité, une détermination a vu le jour à cette époque et persiste encore. Une quête acharnée, sans compromis. "

" Sois la meilleure. Travaille plus, travaille mieux. Dépasse toutes les attentes. Mais aussi, sois invisible, imperceptible. Ne mets personne mal à l'aise. Ne gêne personne. N'existe qu'au négatif, dans l'espace alentour. ne t'insère pas dans le courant de l'Histoire. Ne te fais pas remarquer.
deviens de l'air.
Ouvre les yeux. "



\Mots-clés : #identite #racisme #social
par Ouliposuccion
le Lun 18 Mar - 9:45
 
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Sujet: Natasha Brown
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Ernest Gaines

Colère en Louisiane

Tag racisme sur Des Choses à lire Colzor10

Beau Boutan, un Cajun (les Cajuns ou Cadiens sont à l’origine les descendants des Acadiens déportés du Canada, des créoles francophones, certains étant devenus des planteurs esclavagistes), vient d’être abattu par Mathu, un vieux Noir, parce qu’il poursuivait chez lui Charlie (dont il est le Parrain) avec un fusil.
Candy Marshall, la propriétaire de la plantation, qui a été élevée par Miss Merle (une Blanche) et Mathu à la mort de ses parents, fait venir tous les vieux nègres et sang-mêlés des environs pour se déclarer coupables avec elle (A Gathering of Old Men, le titre originel). Le shérif Mapes a compris la situation, mais ne sait que faire : ce qu’il craint, comme tous les autres d’ailleurs, c’est que Fix, le père de Beau, ne rallie ses proches pour venir lyncher Mathu. Fix, déjà âgé, dépassé par le progrès social qui donne une place aux personnes de couleur dans une Louisiane conservatrice, rejette toute forme de justice officielle au nom de l’intérêt de sa famille, mais renonce finalement à aller dans les quartiers de la plantation.
« Protéger le nom et la terre. »

Mais les extrémistes du Klan se regroupent pour rendre leur justice par la violence…
Dans ce roman, Gaines fait parler quelques-uns des témoins et participants pour narrer le déroulement des faits. La prise directe sur l’action au présent, en plus du suspense intense, constitue une inspiration évidente pour le cinéma. Au-delà d’un certain hiératisme dramatique (et très beau), ce récit relativement bref expose une palette fort riche de personnages et de situations divers : c’est magistralement composé, du chœur polyphonique aux "héros" tragiques.
Le nœud est bien sûr le racisme, décliné tous azimuts, dans toutes les nuances du blanc au noir (mulâtre, créole, etc.), et la ségrégation conséquente, et la spoliation des descendants d’esclaves, mais aussi la solidarité de vieillards qui courageusement, dignement, relèvent la tête pour la première fois.

\Mots-clés : #discrimination #esclavage #justice #racisme #romanchoral #segregation #vengeance #violence #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 26 Oct - 17:10
 
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Sujet: Ernest Gaines
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Kent Nerburn

Ni loup ni chien

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Grâce à ses précédents ouvrages sur les Indiens, Kent Nerburn est pressenti par Dan, un vieux Lakota, pour devenir son porte-parole.
« …] Indiens. Je n’avais jamais autant apprécié un peuple ni trouvé ailleurs un tel sens de l’humour et une telle modestie. En outre, j’avais ressenti chez eux une paix et une simplicité qui dépassaient les stéréotypes de sagesse et d’alcoolisme. Ils étaient tout simplement les personnes les plus terre à terre que j’avais rencontrées, dans le bon et le mauvais sens de la chose. Ils étaient différents des Blancs, des Noirs, différents de l’image qu’on m’en avait inculquée, différents de tout ce que j’avais croisé. Je me sentais heureux en leur compagnie, et honoré d’être à leur côté. »

Il le rejoint dans sa réserve des Grandes Plaines. Ils feront une « virée » en Buick avec Grover, l’ami de Dan, tandis qu’il enregistre les « petits discours » de ce dernier.
« Voilà ce qu’il y avait derrière cette idée d’Amérique comme nouveau pays de l’autre côté de l’océan : devenir propriétaire. […] Nous ne savions pas cela. Nous ne savions même pas ce que cela signifiait. Nous appartenions à la terre. Eux voulaient la posséder. »

« Un point important selon moi : votre religion ne venait pas de la terre, elle pouvait être transportée avec vous. Vous ne pouviez pas comprendre ce que ça signifiait pour nous que d’avoir notre religion ancrée dans la terre. Votre religion existait dans une coupelle et un morceau de pain, et elle pouvait être trimballée dans une boîte. Vos prêtres pouvaient sacraliser n’importe où. Vous ne pouviez pas comprendre que, pour nous, ce qui était sacré se trouvait là où nous vivions, parce que c’est là que les choses saintes s’étaient produites et que les esprits nous parlaient. »

« Pendant de nombreuses années, l’Amérique voulait simplement nous détruire. Aujourd’hui, tout d’un coup, on est le seul groupe que les gens essaient d’intégrer. Et pourquoi d’après toi ? […]
– Je pense, reprit-il, que c’est parce que les Blancs savent qu’on avait quelque chose de véritable, qu’on vivait de la manière dont le Créateur voulait que les humains vivent sur cette terre. Ils désirent ça. Ils savent que les Blancs font n’importe quoi. S’ils disent qu’ils sont en partie indiens, c’est pour faire partie de ce que nous avons. »

« Nos aînés nous ont appris que c’était la meilleure façon de faire avec les Blancs : sois silencieux jusqu’à ce qu’ils deviennent nerveux, et ils commenceront à parler. Ils continueront de parler, et si tu restes silencieux, ils en diront trop. Alors tu seras capable de voir dans leur cœur et de savoir ce qu’ils veulent vraiment. Et tu sauras quoi faire. »

« Si tu commences à parler, je ne t’interromps pas. Je t’écoute. Peut-être que j’arrête d’écouter si je n’aime pas ce que tu dis. Mais je ne t’interromps pas. Quand t’as fini, je prends ma décision sur ce que tu as dit, mais je ne t’expose pas mon désaccord, à moins que ça soit important. Autrement, je me tais et je m’en vais simplement. Tu m’as dit ce que j’avais besoin de savoir. Il n’y a rien de plus à ajouter. »

Des épaves de voiture jonchent la réserve :
« J’avais toujours été interloqué par l’acceptation des gens à vivre dans la saleté, quand un simple petit effort aurait suffi à rendre les choses propres. À la longue, j’en étais venu à accepter le vieux bobard sociologique qui racontait que cela reflétait un manque d’estime de soi et un certain accablement.
Mais, au fond de moi, je savais que c’était trop facile, une supposition trop médiocre. C’était cependant certainement préférable aux explications précédentes, selon lesquelles les gens qui vivaient comme cela étaient simplement paresseux ou apathiques. »

« Pour nous, chaque chose avait son utilité, puis retournait à la terre. On avait des bols et des coupelles en bois, ou des objets fabriqués en argile. On montait à cheval ou on marchait. On fabriquait des choses à partir de choses de la terre. Puis quand on n’en avait plus besoin, on les laissait y retourner.
Aujourd’hui, les choses ne retournent pas à la terre. Nos enfants jettent des canettes. On abandonne des vieilles voitures. Avant, ça aurait été des cuillères en os ou des tasses en corne, et les vieilles voitures auraient été des squelettes de chevaux ou de bisons. On aurait pu les brûler ou les laisser là, et elles seraient retournées à la terre. Maintenant, on ne peut plus.
On vit de la même manière, mais avec des choses différentes. On apprend vos manières, mais, tu vois, vous n’apprenez rien. Tout ce dont vous vous souciez vraiment, c’est de garder les choses propres. Vous ne vous souciez pas de ce qu’elles sont réellement, tant qu’elles sont propres. Quand vous voyez une canette au bord d’un chemin, vous trouvez ça pire qu’une énorme autoroute goudronnée qui est maintenue propre. Vous vous énervez davantage devant un sac-poubelle dans une forêt que devant un gros centre commercial tout impeccable et balayé. »

Une autre vision sociale :
« On n’évaluait pas les gens par la richesse ou la pauvreté. On ne savait pas faire cela. Quand les temps étaient bons, tout le monde était riche. Quand les temps étaient durs, tout le monde était pauvre. On évaluait les gens sur leur capacité à partager. »

Les wannabes, qui croient avoir une grand-mère cherokee, portent queue de cheval et bijoux indiens en turquoise et argent, sont particulièrement insupportables ; au cinéma :
« Peuvent plus mettre de sauvages, maintenant. Aujourd’hui, c’est l’Indien sage – tu sais, celui qui ne fait qu’un avec la terre et tout, et qui rend le Blanc meilleur en lui apprenant à vivre à l’indienne, pour qu’il ajoute des valeurs indiennes à sa blanchitude. »

« Nous savons que les Blancs ont une faim infinie. Ils veulent tout consommer et tout englober. Quand ils ne possèdent pas physiquement, ils veulent posséder spirituellement. C’est ce qui est en train de se passer avec les Indiens, aujourd’hui. Les Blancs veulent nous posséder spirituellement. Vous voulez nous avaler pour pouvoir dire que vous êtes nous. C’est quelque chose de nouveau. Avant, vous vouliez qu’on soit comme vous. Mais aujourd’hui, vous êtes malheureux avec vous-mêmes, donc vous voulez vous transformer en nous. Vous voulez nos cérémonies et nos façons de faire pour pouvoir dire que vous êtes spirituels. Vous essayez de devenir des Indiens blancs. »

La leçon tirée des traités non honorés :
« Écoute-moi. Nous, les Indiens, parlons peu au peuple blanc. Il en a toujours été ainsi. Il y a une raison. Les Blancs ne nous ont jamais écoutés quand nous avons pris la parole. Ils ont seulement entendu ce qu’ils voulaient entendre. Parfois ils prétendaient avoir entendu et faisaient des promesses. Puis ils les brisaient. Il n’y avait plus pour nous de raison de parler. Donc nous avons arrêté. Même aujourd’hui, nous disons à nos enfants : “Fais gaffe quand tu parles aux wasichus [hommes blancs en lakota]. Ils utiliseront tes mots contre toi.” »

Le regard de Dan est particulièrement aigu en ce qui concerne la société occidentale.
« Le monde blanc met tout le pouvoir au sommet, Nerburn. Lorsqu’une personne arrive au sommet, elle a le pouvoir de prendre ta liberté. Au début, quand les Blancs sont arrivés ici, c’était pour fuir ces personnes au sommet. Mais ils ont continué de raisonner de cette façon et très vite, il y a eu de nouvelles personnes au sommet dans ce nouveau pays. Parce que c’est comme ça qu’on vous a appris à penser.
Dans vos églises, il y a quelqu’un au sommet. Dans vos écoles aussi. Dans votre gouvernement. Dans vos métiers. Il y a toujours quelqu’un au sommet, et cette personne a le droit de dire si tu es bon ou mauvais.
Elle te possède.
Pas étonnant que les Américains se soucient autant de la liberté. Vous en avez quasiment aucune. Si vous la protégez pas, quelqu’un vous la prendra. Vous devez la surveiller à chaque seconde, comme un chien garde un os. »

« Quand vous êtes arrivés parmi nous, vous ne pouviez pas comprendre notre façon d’être. Vous vouliez trouver la personne au sommet. Vous vouliez trouver les barrières qui nous entouraient – jusqu’où notre terre allait, jusqu’où notre gouvernement allait. Votre monde était fait de cages et vous pensiez que le nôtre aussi. Quand bien même vous détestiez vos cages, vous croyiez en elles. Elles définissaient votre monde et vous aviez besoin d’elles pour définir le nôtre.
Nos anciens ont remarqué ça dès le début. Ils disaient que l’homme blanc vivait dans un monde de cages et que si nous ne nous méfiions pas, ils nous feraient aussi vivre dans un monde de cages.
Donc nous avons commencé à y prêter attention. Tout chez vous ressemblait à des cages. Vos habits se portaient comme des cages. Vos maisons ressemblaient à des cages. Vous mettiez des clôtures autour de vos jardins pour qu’ils ressemblent à des cages. Tout était une cage. Vous avez transformé la terre en cages. En petits carrés.
Puis, une fois que vous avez eu toutes ces cages, vous avez fait un gouvernement pour les protéger. Et ce gouvernement n’était que cages. Uniquement des lois sur ce qu’on ne pouvait pas faire. La seule liberté que vous aviez se trouvait dans votre cage. Puis vous vous êtes demandé pourquoi vous n’étiez pas heureux et pourquoi vous ne vous sentiez pas libres. Vous aviez créé toutes ces cages, puis vous vous êtes demandé pourquoi vous ne vous sentiez pas libres.
Nous les Indiens n’avons jamais pensé de cette façon. Tout le monde était libre. Nous ne faisions pas de cages, de lois, ni de pays. Nous croyions en l’honneur. Pour nous, l’homme blanc ressemblait à un homme aveugle en train de marcher, qui ne comprenait qu’il était sur le mauvais chemin que quand il butait contre les barreaux d’une des cages. Notre guide à nous était à l’intérieur, pas à l’extérieur. C’était l’honneur. Il était plus important pour nous de savoir ce qui était bien que de savoir ce qui était mauvais.
Nous regardions les animaux et voyions ce qui était bien. Nous voyions comment le cerf trompait les animaux les plus puissants et comment l’ours rendait ses enfants forts en les élevant sans pitié. Nous voyions comment le bison se tenait et observait jusqu’à ce qu’il comprenne. Nous voyions comment chaque animal était sage et nous essayions d’apprendre cette sagesse. Nous les regardions pour comprendre comment ils cohabitaient et comment ils élevaient leurs petits. Puis nous faisions comme eux. Nous ne cherchions pas ce qui était mauvais. Non, nous tendions toujours vers ce qui était bien. »

Dan livre ses convictions sur les meneurs « à l’indienne », comment Jésus fut imposé aux Indiens, puis comme l’espoir du messie leur fut refusé ; il développe les différences d’appréciation de l’histoire entre eux et les Blancs…
« Avant, je pensais que vous agissiez comme ça parce que vous étiez avides. Plus maintenant. Maintenant, je pense que ça fait juste partie de qui vous êtes et de ce que vous faites, tout comme écouter la terre fait partie de qui nous sommes et de ce que nous faisons. »

Les femmes, au travers de Dannie, petite-fille de Dan :
« C’est ce que je veux dire quand je dis que c’est notre tour à nous, les femmes indiennes. On a toujours été au centre. La famille indienne était comme un cercle, et la femme était au centre. […] On n’a pas besoin de se libérer. On a besoin de libérer nos hommes. »

Les métis :
« Tout ce qui comptait pour nous, c’était la façon dont ils étaient élevés et les personnes qu’ils devenaient. Vous, vous examiniez la couleur de leur peau et la couleur de leurs cheveux, et essayiez de calculer le pourcentage de blancheur qu’ils avaient à l’intérieur d’eux. Vous les appeliez des métis. Vous ne les laissiez être ni blancs ni indiens. »

Puis ils arrivent à Wounded Knee, là où, comme dans nombre d’autres lieux, enfants et vieillards furent massacrés – tout un peuple.
Outre des faits connus des familiers de lectures sur les Amérindiens, ce livre-témoignage développe une pensée originale (il s’agit de réflexions de Dan, plus que de révélations), qui permet aussi d’approfondir l’appréhension de la conception du monde chez les « Américains natifs ». Et c’est encore (et surtout ?) un récit profondément sensible, plein de colère et de douleur, également d’humour malicieux – humain.
J'ai beaucoup cité, mais il y a bien d'autres choses à retenir de ce livre qui sort de l'ordinaire sur le sujet.

\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #culpabilité #discrimination #documentaire #identite #initiatique #racisme #segregation #spiritualité #temoignage #traditions
par Tristram
le Lun 28 Aoû - 14:39
 
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Sujet: Kent Nerburn
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William Faulkner

Descends, Moïse

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Sept récits paraissant indépendants de prime abord, qui mettent en scène des personnages du Sud des USA, blancs, nègres (et Indiens ; je respecte, comme j’ai coutume de le faire, l’orthographe de mon édition, exactitude encore permise je pense). Plus précisément, c’est la lignée des Mac Caslin, qui mêle blancs et noirs sur la terre qu’elle a conquise (les premiers émancipant les seconds). Oppositions raciale, mais aussi genrée sur un siècle, plus de quatre générations dans le Mississipi.
Le titre fait référence à des injonctions du Seigneur à Moïse sur le Sinaï, notamment dans l’Exode. Ce roman est dédicacé à la mammy de Faulkner enfant, née esclave.
Autre temps : apparition de Isaac Mac Caslin, « oncle Ike », et la poursuite burlesque d’un nègre enfui.

Le Feu et le Foyer : affrontement de Lucas Beauchamp et Edmonds, fils de Mac Caslin, qui a pris la femme du premier :
« – Ramasse ton rasoir, dit Edmonds.
– Quel rasoir ? » fit Lucas. Il leva la main, regarda le rasoir comme s’il ne savait pas qu’il l’avait, comme s’il ne l’avait encore jamais vu, et, d’un seul geste, il le jeta vers la fenêtre ouverte, la lame nue tournoyant avant de disparaître, presque couleur de sang dans le premier rayon cuivré du soleil. « J’ai point besoin de rasoir. Mes mains toutes seules suffiront. Maintenant, prenez le revolver sous votre oreiller. » »

« Alors Lucas fut près du lit. Il ne se rappela pas s’être déplacé. II était à genoux, leurs mains enlacées, se regardant face à face par-dessus le lit et le revolver : l’homme qu’il connaissait depuis sa petite enfance, avec lequel il avait vécu jusqu’à ce qu’ils fussent devenus grands, presque comme vivent deux frères. Ils avaient péché et chassé ensemble, appris à nager dans la même eau, mangé à la même table dans la cuisine du petit blanc et dans la case de la mère du petit nègre ; ils avaient dormi sous la même couverture devant le feu dans les bois. »

Péripéties autour d’alambics de whisky de contrebande, et de la recherche d’un trésor. Lucas, bien que noir, a plus de sang de la famille que Roth Edmonds, le blanc, que sa mère a élevé avec lui dès sa naissance. Le même schéma se reproduit de père en fils, si bien qu’on s’y perd, et qu’un arbre généalogique de la famille avec tous les protagonistes serait utile au lecteur (quoique ce flou entre générations soit vraisemblablement prémédité par Faulkner, de même que le doute sur la "couleur" de certains personnages, sans parler des phrases contorsionnées).
« Lucas n’était pas seulement le plus ancien des habitants du domaine, plus âgé même que ne l’aurait été le père d’Edmonds, il y avait ce quart de parenté, non seulement de sang blanc ni même du sang d’Edmonds, mais du vieux Carothers Mac Caslin lui-même de qui Lucas descendait non seulement en ligne masculine, mais aussi à la seconde génération, tandis qu’Edmonds descendait en ligne féminine et remontait à cinq générations ; même tout gamin, il remarquait que Lucas appelait toujours son père M. Edmonds, jamais Mister Zack comme le faisaient les autres nègres, et qu’il évitait avec une froide et délibérée préméditation de donner à un blanc quelque titre que ce fût en s’adressant à lui. »

« Ce n’était pas toutefois que Lucas tirât parti de son sang blanc ou même de son sang Mac Caslin, tout au contraire. On l’eût dit non seulement imperméable à ce sang, mais indifférent. Il n’avait pas même besoin de lutter contre lui. Il ne lui fallait pas même se donner le mal de le braver. Il lui résistait par le simple fait d’être le mélange des deux races qui l’avaient engendré, par le seul fait qu’il possédait ce sang. Au lieu d’être à la fois le champ de bataille et la victime de deux lignées, il était l’éprouvette permanente, anonyme, aseptique, dans laquelle toxines et antitoxines s’annulaient mutuellement, à froid et sans bruit, à l’air libre. Ils avaient été trois autrefois : James, puis une sœur nommée Fonsiba, puis Lucas, enfants de Tomey’ Turl, fils du vieux Carothers Mac Caslin et de Tennie Beauchamp, que le grand-oncle d’Edmonds, Amédée Mac Caslin, avait gagnée au poker à un voisin en 1859. »

« Il ressemble plus au vieux Carothers que nous tous réunis, y compris le vieux Carothers. Il est à la fois l’héritier et le prototype de toute la géographie, le climat, la biologie, qui ont engendré le vieux Carothers, nous tous et notre race, infinie, innombrable, sans visage, sans nom même, sauf lui qui s’est engendré lui-même, entier, parfait, dédaigneux, comme le vieux Carothers a dû l’être, de toute race, noire, blanche, jaune ou rouge, y compris la sienne propre. »

Bouffonnerie noire : Rider, un colosse noir, enterre sa femme et tue un blanc.

Gens de jadis : Sam Fathers, fils d’un chef indien et d’une esclave quarteronne, vendu avec sa mère par son père à Carothers Mac Caslin ; septuagénaire, il enseigne d’année en année la chasse à un jeune garçon, Isaac (Ike).
« L’enfant ne le questionnait jamais ; Sam ne répondait pas aux questions. Il se contentait d’attendre et d’écouter, et Sam se mettait à parler. Il parlait des anciens jours et de la famille qu’il n’avait jamais eu le temps de connaître et dont, par conséquent, il ne pouvait se souvenir (il ne se rappelait pas avoir jamais aperçu le visage de son père), et à la place de qui l’autre race à laquelle s’était heurtée la sienne pourvoyait à ses besoins sans se faire remplacer.
Et, lorsqu’il lui parlait de cet ancien temps et de ces gens, morts et disparus, d’une race différente des deux seules que connaissait l’enfant, peu à peu, pour celui-ci, cet autrefois cessait d’être l’autrefois et faisait partie de son présent à lui, non seulement comme si c’était arrivé hier, mais comme si cela n’avait jamais cessé d’arriver, les hommes qui l’avaient traversé continuaient, en vérité, de marcher, de respirer dans l’air, de projeter une ombre réelle sur la terre qu’ils n’avaient pas quittée. Et, qui plus est, comme si certains de ces événements ne s’étaient pas encore produits mais devaient se produire demain, au point que l’enfant finissait par avoir lui-même l’impression qu’il n’avait pas encore commencé d’exister, que personne de sa race ni de l’autre race sujette, qu’avaient introduite avec eux sur ces terres les gens de sa famille, n’y était encore arrivé, que, bien qu’elles eussent appartenu à son grand-père, puis à son père et à son oncle, qu’elles appartinssent à présent à son cousin et qu’elles dussent être un jour ses terres à lui, sur lesquelles ils chasseraient, Sam et lui, leur possession actuelle était pour ainsi dire anonyme et sans réalité, comme l’inscription ancienne et décolorée, dans le registre du cadastre de Jefferson, qui les leur avaient concédées, et que c’était lui, l’enfant, qui était en ces lieux l’invité, et la voix de Sam Fathers l’interprète de l’hôte qui l’y accueillait.
Jusqu’à il y avait trois ans de cela, ils avaient été deux, l’autre, un Chickasaw pur sang, encore plus incroyablement isolé dans un sens que Sam Fathers. Il se nommait Jobaker, comme si c’eût été un seul mot. Personne ne connaissait son histoire. C’était un ermite, il vivait dans une sordide petite cabane au tournant de la rivière, à cinq milles de la plantation et presque aussi loin de toute autre habitation. C’était un chasseur et un pêcheur consommé ; il ne fréquentait personne, blanc ou noir ; aucun nègre ne traversait même le sentier qui menait à sa demeure, et personne, excepté Sam, n’osait approcher de sa hutte. »

Jobaker décédé, Sam se retire au Grand Fond, et prépare l’enfant à son premier cerf :
« …] l’inoubliable impression qu’avaient faite sur lui les grands bois – non point le sentiment d’un danger, d’une hostilité particulière, mais de quelque chose de profond, de sensible, de gigantesque et de rêveur, au milieu de quoi il lui avait été permis de circuler en tous sens à son gré, impunément, sans qu’il sache pourquoi, mais comme un nain, et, jusqu’à ce qu’il eût versé honorablement un sang qui fût digne d’être versé, un étranger. »

« …] la brousse […] semblait se pencher, se baisser légèrement, les regarder, les écouter, non pas véritablement hostile, parce qu’ils étaient trop petits, même ceux comme Walter, le major de Spain et le vieux général Compson, qui avaient tué beaucoup de daims et d’ours, leur séjour trop bref et trop inoffensif pour l’y inciter, mais simplement pensive, secrète, énorme, presque indifférente. »

L’ours :
« Cette fois, il y avait un homme et aussi un chien. Deux bêtes, en comptant le vieux Ben, l’ours, et deux hommes, en comptant Boon Hogganbeck, dans les veines de qui coulait un peu du même sang que dans celles de Sam Fathers, bien que celui de Boon en fût une déviation plébéienne et que seul celui du vieux Ben et de Lion, le chien bâtard, fût sans tache et sans souillure. »

Cet incipit railleur de Faulkner dénote les conceptions de l’époque sur les races et la pureté du sang.
Ce récit et le précédent, dont il constitue une variante, une reprise et/ou une extension, sont un peu dans la même veine que London. Ils m’ont impressionné par la façon fort juste dont sont évoqués le wild, la wilderness, la forêt sauvage (la « brousse »), « la masse compacte quoique fluide qui les entourait, somnolente, sourde, presque obscure ». Ben, le vieil ours qui « s’était fait un nom » et qui est traqué, Sam et « le grand chien bleu » laisseront la vie dans l’ultime scène dramatique.
Puis Ike, devenu un chasseur et un homme, refuse la terre héritée de ses ancêtres, achetée comme les esclaves (depuis affranchis) ; se basant sur les registres familiaux, il discourt sur la malédiction divine marquant le pays.

Automne dans le Delta : Ike participe une fois encore à la traditionnelle partie de chasse de novembre dans la « brousse », qui a reculé avec le progrès états-unien, et il se confirme que Faulkner est, aussi, un grand auteur de nature writing.
« …] rivières Tallahatchie ou Sunflower, dont la réunion formait le Yazoo, la Rivière du Mort des anciens Choctaws – les eaux épaisses, lentes, noires, sans soleil, presque sans courant, qui, une fois l’an, cessaient complètement de couler, remontaient alors leur cours, s’étalant, noyant la terre fertile, puis se retiraient la laissant plus fertile encore. »

« Car c’était sa terre, bien qu’il n’en eût jamais possédé un pied carré. Il ne l’avait jamais désiré, pas même après avoir vu clairement son suprême destin, la regardant reculer d’année en année devant l’attaque de la hache, de la scie, des chemins de fer forestiers, de la dynamite et des charrues à tracteur, car elle n’appartenait à personne. Elle appartenait à tous : on devait seulement en user avec sagesse, humblement, fièrement. »

La chasse est centrale, avec son ancrage ancestral, son initiation, son folklore, son narratif, et son éthique (c’est le vieil Ike qui parle) :
« Le seul combat, en quelque lieu que ce soit, qui ait jamais eu quelque bénédiction divine, ça a été quand les hommes ont combattu pour protéger les biches et les faons. »

Descends, Moïse : mort d’un des derniers Beauchamp.

Les personnages fort typés mis en scène dans ce recueil se rattachent à la formidable galerie des figures faulknériennes ; ainsi apparaissent des Sartoris, des Compson, et même Sutpen d’Absalon ! Absalon !.
Ces épisodes d’apparence indépendants me semblent former, plus qu’un puzzle, un archipel des évènements émergents d’un sang dans la durée.

\Mots-clés : #colonisation #discrimination #esclavage #famille #identite #initiatique #lieu #nature #portrait #racisme #religion #ruralité #social #violence
par Tristram
le Mer 2 Aoû - 13:36
 
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Sujet: William Faulkner
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David Grann

La Note américaine

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D’abord apparemment bien traités par les autorités états-uniennes, les Osages sont progressivement dépossédés de leur culture et de leur biens (assimilation par l’école, mise sous curatelle, remboursement de la dette du gouvernement sur les terres saisies à la tribu par des rations de nourriture, etc.) : s’ils sont parvenus à obtenir des terres et à les conserver, la richesse du sous-sol en pétrole attise l’avidité de nombreux Blancs.
« La loi attribuait un tuteur à tous les Indiens que le ministère de l’Intérieur jugeait « incompétents ». Dans les faits, cette décision, qui les réduisait à l’état de citoyens de seconde zone, était fondée sur le nombre d’Indiens qu’une personne comptait parmi ses ascendants ; plus elle en avait, plus sa « faiblesse raciale », comme aimait à le formuler la Cour suprême de justice, était stigmatisante. Une personne dont tous les parents étaient indiens était systématiquement mise sous tutelle, tandis qu’un métis ne l’était que rarement. »

Des meurtres par balle, empoisonnement de moonshine (alcool frelaté en cette époque de prohibition) et attentat à l’explosif de certains de ses membres terrorisent la communauté osage. L’autorité fédérale décide de réagir avec le Bureau of Investigation, précurseur du FBI, organisé par J. Edgar Hoover, qui confie l’affaire à Tom White ; on est dans les années vingt, au tout début des méthodes d’investigations scientifiques. Les soupçons se concentrent sur William K. Hale, un cow-boy devenu un personnage fort influent dans le comté (et shérif adjoint), et sur son neveu Ernest Burkhart, mari de la dernière rescapée des Smith (osage). Hale n’a pas hésité pas à éliminer Osages, témoins et comparses, notamment en manipulant Burkhart.
David Grann évoque son enquête sur le Règne de la terreur, dont une large part n’a pas été élucidée, et révèle que des affaires similaires ont eu lieu avant et après. Il parle d’une « culture de l’assassinat » des Osages ayant des droits d’exploitation du pétrole, avec de multiples complicités et corruptions.
Un certain sensationnalisme emphatique dans la narration de ce roman dit non fictionnel m’a paru inopportun, mais les faits dévoilés sont édifiants. Très à propos, Scorsese présente enfin ces jours-ci Killers of the Flower Moon, d'après le titre original du livre.

\Mots-clés : #amérindiens #racisme
par Tristram
le Jeu 1 Juin - 17:54
 
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Sujet: David Grann
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Jean-Marie Blas de Roblès

Dans l'épaisseur de la chair

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Le roman commence par un passage qui développe heureusement la superstition des marins, ici des pêcheurs à la palangrotte sur un pointu méditerranéen, Manuel Cortès, plus de quatre-vingt-dix ans, et son fils, le narrateur. Ce dernier veut recueillir les souvenirs paternels pour en faire un livre. Et c’est accroché au plat-bord de l’embarcation dont il est tombé, seul en mer, qu’il commence le récit de la famille, des Espagnols ayant immigré au XIXe en Algérie pour fuir sécheresse et misère : des pieds-noirs :
« Le problème est d’autant plus complexe que pas un seul des Européens qui ont peuplé l’Algérie ne s’est jamais nommé ainsi. Il faut attendre les derniers mois de la guerre d’indépendance pour que le terme apparaisse, d’abord en France pour stigmatiser l’attitude des colons face aux indigènes, puis comme étendard de détresse pour les rapatriés. Il en va des pieds-noirs comme des Byzantins, ils n’ont existé en tant que tels qu’une fois leur monde disparu. »

À Bel-Abbès, ou « Biscuit-ville », Juan est le père de Manuel, antisémite comme en Espagne après la Reconquista, et « n’ayant que des amis juifs »… Ce sont bientôt les premiers pogroms, et la montée du fascisme à l’époque de Franco, Mussolini et Hitler.
« En Algérie, comme ailleurs, le fascisme avait réussi à scinder la population en deux camps farouchement opposés. »

« Le Petit Oranais, journal destiné "à tous les aryens de l’Europe et de l’univers", venait d’être condamné par les tribunaux à retirer sa manchette permanente depuis 1930, un appel au meurtre inspiré de Martin Luther : "Il faut mettre le soufre, la poix, et s’il se peut le feu de l’enfer aux synagogues et aux écoles juives, détruire les maisons des Juifs, s’emparer de leurs capitaux et les chasser en pleine campagne comme des chiens enragés." On remplaça sans problème cette diatribe par une simple croix gammée, et le journal augmenta ses ventes. »

Est évoquée toute l’Histoire depuis la conquête française, qui suit le modèle romain.
« Bugeaud l’a clamé sur tous les tons sans être entendu : "Il n’est pas dans la nature d’un peuple guerrier, fanatique et constitué comme le sont les Arabes, de se résigner en peu de temps à la domination chrétienne. Les indigènes chercheront souvent à secouer le joug, comme ils l’ont fait sous tous les conquérants qui nous ont précédés. Leur antipathie pour nous et notre religion durera des siècles." »

« Cela peut sembler incroyable aujourd’hui, et pourtant c’est ainsi que les choses sont advenues : les militaires français ont conquis l’Algérie dans une nébulosité romaine, oubliant que le songe où ils se coulaient finirait, comme toujours, et comme c’était écrit noir sur blanc dans les livres qui les guidaient, par se transformer en épouvante. D’emblée, et par admiration pour ceux-là mêmes qui avaient conquis la Gaule et gommé si âprement la singularité de ses innombrables tribus, les Français ont effacé celle de leurs adversaires : ils n’ont pas combattu des Ouled Brahim, des Ouled N’har, des Beni Ameur, des Beni Menasser, des Beni Raten, des Beni Snassen, des Bou’aïch, des Flissa, des Gharaba, des Hachem, des Hadjoutes, des El Ouffia, des Ouled Nail, des Ouled Riah, des Zaouaoua, des Ouled Kosseir, des Awrigh, mais des fantômes de Numides, de Gétules, de Maures et de Carthaginois. Des indigènes, des autochtones, des sauvages. »

« Impossible d’en sortir, tant que ne seront pas détruites les machines infernales qui entretiennent ces répétitions. »

Dans l’Histoire plus récente, le régime de Vichy « réserva les emplois de la fonction publique aux seuls Français "nés de père français" », et fit « réexaminer toutes les naturalisations d’étrangers, avec menace d’invalider celles qui ne seraient pas conformes aux intérêts de la France. Ces dispositions, qui visaient surtout les Juifs sans les nommer, impliquaient l’interdiction de poursuivre des études universitaires. »
« Exclu du lycée Lamoricière, André Bénichou, le professeur de philo de Manuel, en fut réduit à créer un cours privé dans son appartement. C’est à cette occasion qu’il recruta Albert Camus, lui-même écarté de l’enseignement public à cause de sa tuberculose. Et je comprends mieux, tout à coup, pourquoi l’enfant de Mondovi, coincé à Oran, s’y était mis à écrire La Peste. »

Manuel se tourne vers la pharmacie, puis la médecine, s’engage pendant la Seconde Guerre, et devient chirurgien dans un tabor de goumiers du corps expéditionnaire français en Campanie.
« Sur le moment, j’aurais préféré l’entendre dire qu’il avait choisi la guerre « pour délivrer la France » ou « combattre le nazisme ». Mais non. Il s’était presque fâché de mon insistance : Je n’ai jamais songé à délivrer qui que ce soit, ni ressenti d’animosité particulière contre les Allemands ou les Italiens. Pour moi, c’était l’aventure et la haine des pétainistes, point final. »

« Quand le tabor se déplaçait d’un lieu de bataille à un autre, les goumiers transportaient en convoi ce qu’ils avaient volé dans les fermes environnantes, moutons et chèvres surtout, et à dos de mulet la quincaillerie de chandeliers et de ciboires qu’ils pensaient pouvoir ramener chez eux. Ils n’avançaient que chargés de leurs trophées, dans un désordre brinquebalant et coloré d’armée antique. […]
Les autorités militaires offrant cinq cents francs par prisonnier capturé, les goumiers s’en firent une spécialité. Et comme certains GI ne rechignaient pas à les leur racheter au prix fort pour s’attribuer l’honneur d’un fait d’armes, il y eut même une bourse clandestine avec valeurs et cotations selon le grade des captifs : un capitaine ou un Oberstleutnant rapportait près de deux mille francs à son heureux tuteur ! »

« Officiellement, la circulaire d’avril 1943 du général Bradley était très explicite sur ce point : pour maintenir le moral de l’armée il ne fallait plus parler de troubles psychologiques, ni même de shell shock, la mystérieuse « obusite » des tranchées, mais d’« épuisement ». Dans l’armée française, c’était beaucoup plus simple : faute de service psychiatrique – le premier n’apparaîtrait que durant la bataille des Vosges – il n’y avait aucun cas recensé de traumatisme neurologique. Des suicidés, des mutilations volontaires, oui, bien sûr, des désertions, des simulateurs, des bons à rien de tirailleurs ou de goumiers paralysés par les djnouns, incapables de courage physique et moral, ça arrivait régulièrement, des couards qu’il fallait bien passer par les armes lorsqu’ils refusaient de retourner au combat, mais des cinglés, jamais. Pas chez nous. Pas chez des Français qui avaient à reconquérir l’honneur perdu lors de la débâcle.
Mon père m’a raconté l’histoire d’un sous-officier qu’il avait vu se mettre à courir vers l’arrière au début d’une attaque et ne s’était plus arrêté durant des kilomètres, jusqu’à se réfugier à Naples où on l’avait retrouvé deux semaines plus tard. Et de ceux-là, aussi, faisant les morts comme des cafards au premier coup d’obus. J’ai pour ces derniers une grande compassion, tant je retrouve l’attitude qui m’est la plus naturelle dans mes cauchemars de fin du monde. Faire le mort, quitte à se barbouiller le visage du sang d’un autre, et attendre, attendre que ça passe et ce moment où l’on se relèvera vivant, quels que soient les comptes à rendre par la suite.
Sommes-nous si peu à détester la guerre, au lieu de secrètement la désirer ? »

S’accrochant toujours à sa barque, le narrateur médite.
« Dès qu’on se mêle de raconter, le réel se plie aux exigences de la langue : il n’est qu’une pure fiction que l’écriture invente et recompose. »

Heidegger, le perroquet que le narrateur a laissé au Brésil et devenu « une sorte de conscience extérieure qui me dirait des choses tout en dedans », renvoie à Là où les tigres sont chez eux.
« Heidegger a beau dire qu’il s’agit d’une coïncidence dénuée d’intérêt, je ne peux m’empêcher d’en éprouver un vertige désagréable, celui d’un temps circulaire, itératif, où reviendraient à intervalles fixes les mêmes fulgurances, les mêmes conjonctures énigmatiques. »

Ayant suivi des cours de philosophie (tout comme Manuel qui « s’inscrivit en philosophie à la fac d’Alger »), Blas de Roblès cite Wole Soyinka (sans le nommer) :
« Le tigre ne proclame pas sa tigritude, soupire Heidegger, il fonce sur sa proie et la dévore. »

En contrepartie de leur courage de combattants, les troupes coloniales commettent de nombreuses exactions, du pillage aux violences sur les civils.
« Plus qu’une sordide décompensation de soldats épargnés par la mort, le viol a toujours été une véritable arme de guerre. »

Le roman est fort digressif (d’ailleurs la citation liminaire est de Sterne). Le narrateur qui marine et s’épuise évoque des jeux d’échecs, fait de curieux projets, met en cause Vasarely…
Après la bataille du monastère de Monte Cassino, la troupe suit le « bellâtre de Marigny » (Jean de Lattre de Tassigny) dans le débarquement en Provence, puis c’est la bataille des Vosges, et l’Ardenne.
À propos du film Indigènes, différent sur l’interprétation des faits.
À peine l’Allemagne a-t-elle capitulé, Manuel est envoyé avec la Légion et les spahis qui répriment une insurrection à Sétif, « un vrai massacre » qui tourne vite à l’expédition punitive (une centaine de morts chez les Européens, plusieurs milliers chez les indigènes). Blessé, il part suivre ses études de médecine à Paris, puis se marie par amour avec une Espagnole pauvre, mésalliance à l’encontre de l’entre-soi de mise dans les différentes communautés.
« Les « indigènes », au vrai, c’était comme les oiseaux dans le film d’Alfred Hitchcock, ils faisaient partie du paysage. »

« Après Sétif, la tragédie n’a plus qu’à débiter les strophes et antistrophes du malheur. Une mécanique fatale, avec ses assassinats, ses trahisons, ses dilemmes insensés, sa longue chaîne de souffrances et de ressentiment. »

Les attentats du FLN commencent comme naît Thomas, le narrateur, qui aborde ses souvenirs d’enfance.
« …] le portrait que je trace de mon père en me fiant au seul recours de ma mémoire est moins fidèle, je m’en aperçois, moins réel que les fictions inventées ou reconstruites pour rendre compte de sa vie avant ma naissance. »

OAS et fellaghas divisent irréconciliablement Arabes et colons. De Gaulle parvient au pouvoir, et tout le monde croit encore que la situation va s’arranger, jusqu’à l’évacuation, l’exode, l’exil. Mauvais accueil en métropole, et reconstruction d’une vie brisée, Manuel devant renoncer à la chirurgie pour être médecin généraliste.
Histoire étonnante des cartes d’Opicino de Canistris :
« À la question « qui suis-je ? », qui sum ego, il répond tu es egoceros, la bête à corne, le bouc libidineux, le rhinocéros de toi-même.
Il n’est pas fou, il me ressemble comme deux gouttes d’eau ; il nous ressemble à tous, encombrés que nous sommes de nos frayeurs intimes et du combat que nous menons contre l’absurdité de vivre. »

Regret d’une colonisation ratée…
« Ce qu’il veut dire, je crois, c’est qu’il y aurait eu là-bas une chance de réussir quelque chose comme la romanisation de la Gaule, ou l’européanisation de l’Amérique du Nord, et que les gouvernements français l’avaient ratée. Par manque d’humanisme, de démocratie, de vision égalitaire, par manque d’intelligence, surtout, et parce qu’ils étaient l’émanation constante des « vrais colons » – douze mille en 1957, parmi lesquels trois cents riches et une dizaine plus riches à eux dix que tous les autres ensemble – dont la rapacité n’avait d’égal que le mépris absolu des indigènes et des petits Blancs qu’ils utilisaient comme main-d’œuvre pour leurs profits. »

… mais :
« Si les indigènes musulmans ont été les Indiens de la France, ce sont des Indiens qui auraient finalement, heureusement, et contre toute attente, repoussé à la mer leurs agresseurs.
Un western inversé, en somme, bien difficile à regarder jusqu’à la fin pour des Européens habitués à contempler en Technicolor la mythologie de leur seule domination. »

« La France s’est dédouanée de l’Algérie française en fustigeant ceux-là mêmes qui ont essayé tant bien que mal de faire exister cette chimère. Les pieds-noirs sont les boucs émissaires du forfait colonialiste.
Manuel ne voit pas, si profonde est la blessure, que ce poison terrasse à la fois ceux qui l’absorbent et ceux qui l’administrent. La meule a tourné d’un cran, l’écrasant au passage, sans même s’apercevoir de sa présence.
Il y aura un dernier pied-noir, comme il y a eu un dernier des Mohicans. »

Clairement narré, et regroupé en petits chapitres, ce qui rend la lecture fort agréable. Par exemple, le 240ème in extenso :
« Rejoindre le front des Vosges dans un camion de bauxite, sauter sur une mine à Mulhouse, et se retrouver médecin des gueules rouges à Brignoles, en compagnie d’un confrère alsacien ! Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans ce genre de conjonction ? Quels sont les dieux fourbes qui manipulent ainsi nos destinées ? Projet : S’occuper de ce que Charles Fort appelait des « coïncidences exagérées ». Montrer ce qu’elles révèlent de terreur archaïque devant l’inintelligibilité du monde, de poésie latente aussi, et quasi biologique, dans notre obstination à préférer n’importe quel déterminisme au sentiment d’avoir été jetés à l’existence comme on jette, dit-on, un prisonnier aux chiens. »

Les parties du roman sont titrées d’après les cartes italiennes de la crapette, « bâtons, épées, coupes et deniers ».
Il y a une grande part d’autobiographie dans ce roman dense, qui aborde nombre de sujets.
Beaucoup d’aspects sont abordés, comme le savoureux parler nord-africain en voie de disparition (ainsi que son humour), et pendant qu’on y est la cuisine, soubressade, longanisse, morcilla
Et le dénouement est inattendu !

\Mots-clés : #antisémitisme #biographie #colonisation #deuxiemeguerre #enfance #exil #guerredalgérie #historique #identite #immigration #insurrection #politique #racisme #relationenfantparent #segregation #social #terrorisme #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Ven 31 Mar - 12:56
 
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William Gardner Smith

Le visage de pierre

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« Âgé d’un peu moins de trente ans, c’était un Noir et il s’appelait Simeon Brown. Il avait un seul œil valide ; une pièce de tissu noir recouvrait l’orbite de l’autre. »

Il vient de "fuir" les USA et le racisme pour le Quartier latin des années 60 ; journaliste et peintre amateur, il travaille à un portrait toujours recommencé, celui de « la tête massive d’un homme, ébauchée si rudement qu’on l’aurait dite taillée dans la pierre ».
Le roman évoque le milieu des jeunes « réfugiés » noirs américains comme lui :
« Il y a en Europe une nouvelle Génération perdue, plein de Noirauds américains qui vivent à Paris ou à Copenhague, à Amsterdam, Rome, Munich ou Barcelone, qui sont venus ici pour échapper à cette pression, si tu vois ce que je veux dire ? »

Il évoque aussi l’enfance du timide Simeon dans la violence de Philadelphie, la perte de son œil pour devenir un homme.
Dans les cafés de Paris, Simeon est un Blanc, les Algériens (vus par les Noirs américains comme des Blancs) sont les négros (livre paru en 1963).
Simeon et Maria, une actrice polonaise rescapée des camps d’extermination qui risque de devenir aveugle, sont épris l’un de l’autre. Maria est Juive, et à ce titre prise à partie par les Arabes.
Dès le départ Gardner Smith évoque la pulsion de meurtre-haine de Simeon, déjà évidemment aux USA (qu’il voulait fuir) mais aussi en France, où il retrouve le « visage de pierre ». Là, il a des contacts avec les Américains blancs, mais assez troubles. Il découvre la ségrégation des « bicots » et leurs bidonvilles, qu’il rapproche de Harlem ; son ami Ahmed, un étudiant, rejoint le FLN. Tandis qu’il se détache de Maria, prise par son métier, il réalise progressivement que sa voie est dans l’action. Il intervient contre la répression policière pendant la manifestation du 17 octobre 1961, puis repart aux USA.

\Mots-clés : #exil #racisme #temoignage #violence
par Tristram
le Lun 6 Mar - 11:47
 
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Sujet: William Gardner Smith
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Salman Rushdie

Quichotte

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M. Ismail Smile, vieil États-unien originaire de Bombay et voyageur de commerce, est si addict aux « programmes télévisés ineptes » qu’il a glissé dans cette « réalité irréelle », suite à un mystérieux « Événement Intérieur ».
« Des acteurs qui jouaient des rôles de président pouvaient devenir présidents. L’eau pouvait venir à manquer. Une femme pouvait être enceinte d’un enfant qui se révélait être un dieu revenant sur terre. Des mots pouvaient perdre leur sens et en acquérir de nouveaux. »

« À l’ère du Tout-Peut-Arriver », sous le pseudonyme de Quichotte il se lance dans la quête amoureuse d’une vedette de télé, Miss Salma R., elle aussi d'origine indienne.
Quichotte se crée un « petit Sancho », un fils né de Salma dans le futur, inspiré du garçon rondouillard qu’il fut avant de devenir un adulte grand et mince
Ce premier chapitre a été écrit par l’écrivain Sam DuChamp, dit Brother, auteur de romans d’espionnage aux tendances paranoïaques, qui trouve en Quichotte une grande similitude avec sa propre situation.
« Ils étaient à peu près du même âge, l’âge auquel pratiquement tout un chacun est orphelin et leur génération qui avait fait de la planète un formidable chaos était sur le point de tirer sa révérence. »

Situation des immigrants indiens :
« Puis, en 1965, un nouvel Immigration and Nationality Act ouvrit les frontières. Après quoi, retournement inattendu, il s’avéra que les Indiens n’allaient pas, après tout, devenir une cible majeure du racisme américain. Cet honneur continua à être réservé à la communauté afro-américaine et les immigrants indiens, dont beaucoup étaient habitués au racisme des Blancs britanniques en Afrique du Sud et en Afrique de l’Est tout comme en Inde et en Grande-Bretagne, se sentaient presque embarrassés de se retrouver exonérés de la violence et des attaques raciales, et embarqués dans un devenir de citoyens modèles. »

Dans ce roman, Rushdie met en scène (de nouveau) l’état du monde, politique, culturel, en faisant des allers-retours des sociétés d’Asie du Sud à celles d’Occident.
« Une remarque, au passage, cher lecteur, si vous le permettez : on pourrait défendre l’idée que les récits ne devraient pas s’étaler de la sorte, qu’ils devraient s’enraciner dans un endroit ou dans un autre, y enfoncer leurs racines et fleurir sur ce terreau particulier, mais beaucoup de récits contemporains sont, et doivent être, pluriels, à la manière des plantes vivaces rampantes, en raison d’une espèce de fission nucléaire qui s’est produite dans la vie et les relations humaines et qui a séparé les familles, fait voyager des millions et des millions d’entre nous aux quatre coins du globe (dont tout le monde admet qu’il est sphérique et n’a donc pas de coins), soit par nécessité soit par choix. De telles familles brisées pourraient bien être les meilleures lunettes pour observer notre monde brisé. Et, au sein de ces familles brisées, il y a des êtres brisés, par la défaite, la pauvreté, les mauvais traitements, les échecs, l’âge, la maladie, la souffrance et la haine, et qui s’efforcent pourtant, envers et contre tout, de se raccrocher à l’espoir et à l’amour, et il se pourrait bien que ces gens brisés – nous, le peuple brisé ! – soient les plus fidèles miroirs de notre époque, brillants éclats reflétant la vérité, quel que soit l’endroit où nous voyageons, échouons, vivons. Car nous autres, les immigrants, nous sommes devenus telles les spores emportées dans les airs et regardez, la brise nous entraîne où elle veut jusqu’à ce que nous nous installions sur un sol étranger où, très souvent, comme c’est le cas par exemple à présent en Angleterre avec sa violente nostalgie d’un âge d’or imaginaire où toutes les attitudes étaient anglo-saxonnes et où tous les Anglais avaient la peau blanche, on nous fait sentir que nous ne sommes pas les bienvenus, quelle que soit la beauté des fruits que portent les branches des vergers de fruitiers que nous sommes devenus. »

À Londres, Sister (sœur de… Brother avec qui elle est brouillée), est une coléreuse « avocate réputée, s’intéressant tout particulièrement aux questions des droits civiques et aux droits de l’homme ».
« Sister était idéaliste. Elle pensait que l’État de droit était l’un des deux fondements d’une société libre, au même titre que la liberté d’expression. »

Le Dr R. K. Smile, riche industriel pharmaceutique cousin et employeur d’Ismail, se révèle être un escroc, distribuant fort largement ses produits opiacés.
Sancho Smile est une créature au second degré (imaginé par Quichotte imaginé par Brother) qui s’interroge sur son identité.
« Il y a un nom pour cela. Pour la personne qui est derrière l’histoire. Le vieux bonhomme, papa, dispose de plein d’éléments sur cette question. Il n’a pas l’air de croire en une telle entité, n’a pas l’air de sentir sa présence comme moi mais sa tête est tout de même remplie de pensées sur cette entité. Sa tête et par conséquent la mienne aussi. Il faut que je réfléchisse à cela dès maintenant. Je vais le dire ouvertement : Dieu. Peut-être lui et moi, Dieu et moi, pouvons-nous nous comprendre ? Peut-être pourrions-nous avoir une bonne discussion ensemble, puisque, vous savez, nous sommes tous deux imaginaires. »

« C’est simplement lui, papa, qui se dédouble en un écho de lui-même. C’est tout. Je vais me contenter de cela. Au-delà, on ne peut que sombrer dans la folie, autrement dit devenir croyant. »

« Il y a trois crimes que l’on peut commettre dans un pensionnat anglais. Être étranger, c’est le premier. Être intelligent, c’est le deuxième. Être mauvais en sports, c’est le troisième coup, vous êtes éliminé. On peut s’en sortir avec deux des trois défauts mais pas avec les trois à la fois. »

« Il y a des gens qui ont besoin de donner par la force une forme au caractère informe de la vie. Pour eux, l’histoire d’une quête est toujours très attirante. Elle les empêche de souffrir les affres de la sensation, comment dit-on, d’incohérence. »

Sancho est aussi un personnage (fictif) qui rêve d’émancipation, ombre de Quichotte et qui ne veut plus en être esclave. Tout ce chapitre 6 où il parle forme un morceau d’anthologie sur le sens de l’existence et de la littérature, via l’intertextualité. Ainsi, en référence à Pinocchio :
« “Grillo Parlante, à ton service, dit le criquet. C’est vrai, je suis d’origine italienne. Mais tu peux m’appeler Jiminy si tu veux. […]
Je suis une projection de ton esprit, exactement comme tu as commencé toi-même par être une projection du sien. Il semble que tu devrais bientôt avoir une insula. »

Salma, bipolaire issue d’une lignée féminine de belles vedettes devenues folles, est dorénavant superstar dans son talk-show (en référence assumée à Oprah Winfrey) ; elle s’adonne à « l’automédication » avec des « opiacés récréatifs ».
« Elle était une femme privilégiée qui se plaignait de soucis mineurs. Une femme dont la vie se déroulait à la surface des choses et qui, ayant choisi le superficiel, n’avait pas le droit de se plaindre de l’absence de profondeur. »

Road-trip où le confiant, souriant et bavard Quichotte emmène Sancho, qui découvre la réalité, les USA, la télé :
« Nous sommes sous-éduqués et suralimentés. Nous sommes très fiers de qui vous savez. Nous fonçons aux urgences et nous envoyons Grand-Mère nous chercher des armes et des cigarettes. Nous n’avons besoin d’aucun allié pourri parce que nous sommes stupides et vous pouvez bien nous sucer la bite. Nous sommes Beavis et Butt-Head sous stéroïdes. Nous buvons le Roundup directement à la canette. Notre président a l’air d’un jambon de Noël et il parle comme Chucky. C’est nous l’Amérique, bordel. Zap. Les immigrants violent nos femmes tous les jours. Nous avons besoin d’une force spatiale à cause de Daech. Zap. […]
“Le normal ne me paraît pas très normal, lui dis-je.
– C’est normal de penser cela”, répond-il. […]
Chaque émission sur chaque chaîne dit la même chose : d’après une histoire vraie. Mais cela non plus ce n’est pas vrai. La vérité, c’est qu’il n’y a plus d’histoires vraies. Il n’existe plus de vérité sur laquelle tout le monde peut s’accorder. »

… et la vie en motels, qui nous vaut cette belle énumération d’images :
« Ce qu’il y a, surtout, ce sont des ronflements. La musique des narines américaines a de quoi vous impressionner. La mitrailleuse, le pivert, le lion de la MGM, le solo de batterie, l’aboiement du chien, le jappement du chien, le sifflet, le moteur de voiture au ralenti, le turbo d’une voiture de course, le hoquet, les grognements en forme de SOS, trois courts, trois longs, trois courts, le long grondement de la vague, le fracas plus menaçant des roulements de tonnerre, la brève explosion d’un éternuement en plein sommeil, le grognement sur deux tons du joueur de tennis, la simple inspiration/expiration ordinaire ou ronflement classique, le ronflement irrégulier, toujours surprenant, avec, de temps en temps, des pauses imprévisibles, la moto, la tondeuse à gazon, le marteau-piqueur, la poêle grésillante, le feu de bois, le stand de tir, la zone de guerre, le coq matinal, le rossignol, le feu d’artifice, le tunnel à l’heure de pointe, l’embouteillage, Alban Berg, Schoenberg, Webern, Philip Glass, Steve Reich, le retour en boucle de l’écho, le bruit d’une radio mal réglée, le serpent à sonnette, le râle d’agonie, les castagnettes, la planche à laver musicale, le bourdonnement. »

« En fait, voilà : quand je m’éveille le matin et que j’ouvre la porte de la chambre, je ne sais pas quelle ville je vais découvrir dehors, ni quel jour de la semaine, du mois ou de l’année on sera. Je ne sais même pas dans quel État nous allons nous trouver, même si cela me met dans tous mes états, merci bien. C’est comme si nous demeurions immobiles et que le monde nous dépassait. À moins que le monde ne soit une sorte de télévision, mais je ne sais pas qui détient la télécommande. Et s’il y avait un Dieu ? Serait-ce la troisième personne présente ? Un Dieu qui, au demeurant, nous baise, moi, les autres, en changeant arbitrairement les règles ? Et moi qui croyais qu’il y avait des règles pour changer les règles. Je pensais, même si j’accepte l’idée que quelqu’un virgule quelque chose a créé tout ceci, ce quelque chose virgule ce quelqu’un n’est-il, virgule ou n’est-elle, pas lié.e par les lois de la création une fois qu’il, ou elle, l’a achevée ? Ou peut-il virgule, peut-elle hausser les épaules et déclarer finie la gravité, et adieu, et nous voici flottant tous dans le vide ? Et si cette entité, appelons-la Dieu, pourquoi pas, c’est la tradition, peut réellement changer les règles tout simplement parce qu’elle est d’humeur à le faire, essayons de comprendre précisément quelle est la règle qui est changée en l’occurrence. »

Ils arrivent à New-York.
« Il y a deux villes, dit Quichotte. Celle que tu vois, les trottoirs défoncés de la ville ancienne et les squelettes d’acier de la nouvelle, des lumières dans le ciel, des ordures dans les caniveaux, la musique des sirènes et des marteaux-piqueurs, un vieil homme qui fait la manche en dansant des claquettes, dont les pieds disent, j’ai été quelqu’un, dans le temps, mais dont les yeux disent, c’est fini, mon gars, bien fini. La circulation sur les avenues et les rues embouteillées. Une souris qui fait de la voile sur une mare dans le parc. Un type avec une crête d’Iroquois qui hurle en direction d’un taxi jaune. Des mafieux affranchis avec une serviette coincée sous le menton dans une gargote italienne de Harlem. Des gars de Wall Street qui ont tombé la veste et se commandent des bouteilles d’alcool dans des night-clubs ou se prennent des shots de tequila et se jettent sur les femmes comme sur des billets de banque. De grandes femmes et de petits gars chauves, des restaurants à steaks et des boîtes de strip-tease. Des vitrines vides, des soldes définitifs, tout-doit-disparaître, un sourire auquel manquent quelques-unes de ses meilleures dents. Des travaux partout mais les conduites de vapeur continuent à exploser. Des hommes qui portent des anglaises avec un million de dollars en diamants dans la poche de leur long manteau noir. Ferronnerie. Grès rouge. Musique. Nourriture. Drogues. Sans-abris. Chasse-neige, baseball, véhicules de police labellisés CPR – courtoisie, professionnalisme, respect –, que-voulez-vous-que-je-vous-dise, ils-ne-manquent-pas-d’humour. Toutes les langues de la Terre, le russe, le panjabi, le taishanais, le créole, le yiddish, le kru. Et sans oublier le cœur battant de l’industrie de la télévision, Colbert au Ed Sullivan Theater, Noah dans Hell’s Kitchen, The View, The Chew, Seth Meyers, Fallon, tout le monde. Des avocats souriants sur les chaînes du câble qui promettent de vous faire gagner une fortune s’il vous arrive un accident. Rock Center, CNN, Fox. L’entrepôt du centre-ville où est tourné le show Salma. Les rues où elle marche, la voiture qu’elle prend pour rentrer chez elle, l’ascenseur vers son appartement en terrasse, les restaurants d’où elle fait venir ses repas, les endroits qu’elle connaît, ceux qu’elle fréquente, les gens qui ont son numéro de téléphone, les choses qu’elle aime. La ville tout entière belle et laide, belle dans sa laideur, jolie-laide, c’est français, comme la statue dans le port. Tout ce qu’on peut voir ici.
– Et l’autre ville ? demanda Sancho, sourcils froncés. Parce que ça fait déjà pas mal, tout ça.
– L’autre ville est invisible, répondit Quichotte, c’est la cité interdite, avec ses hauts murs menaçants bâtis de richesse et de pouvoir, et c’est là que se trouve la réalité. Ils sont très peu à détenir la clef qui permet d’accéder à cet espace sacré. »

Après avoir « renoncé à la croyance, à l’incroyance, à la raison et à la connaissance », ils doivent parvenir dans la « quatrième vallée » au détachement, là où « ce qu’on appelle communément « la réalité », qui est en réalité l’irréel, comme nous le montre la télévision, cessera d’exister. »
Quichotte envoie des lettres à Salma, puis sa photo, qui rappelle à celle-ci Babajan, son « grand-père pédophile ».
« Ma chère Miss Salma,

Dans une histoire que j’ai lue, enfant, et que, par une chance inespérée, vous pouvez voir aujourd’hui portée à l’écran sur Amazon Prime, un monastère tibétain fait l’acquisition du super-ordinateur le plus puissant du monde parce que les moines sont convaincus que la mission de leur ordre est de dresser la liste des neuf milliards de noms de Dieu et que l’ordinateur pourrait les aider à y parvenir rapidement et avec précision. Mais apparemment, il ne relevait pas de la seule mission de leur ordre d’accomplir cet acte héroïque d’énumération. La mission relevait également de l’univers lui-même, si bien que, lorsque l’ordinateur eut accompli sa tâche, les étoiles, tout doucement et sans tapage aucun, se mirent à disparaître. Mes sentiments à votre égard sont tels que je suis persuadé que tout l’objectif de l’univers jusqu’à présent a été de faire advenir cet instant où nous serons, vous et moi, réunis dans les délices éternelles et que, quand nous y serons parvenus, le cosmos, ayant atteint son but, cessera paisiblement d’exister et que, ensemble, nous entamerons alors notre ascension au-delà de l’annihilation pour pénétrer dans la sphère de l’Intemporel
. »

« Autrefois, les gens croyaient vivre dans de petites boîtes, des boîtes qui contenaient la totalité de leur histoire et ils jugeaient inutile de se préoccuper de ce que faisaient les autres dans leurs autres petites boîtes, qu’elles soient proches ou lointaines. Les histoires des autres n’avaient rien à voir avec les leurs. Mais le monde a rétréci et toutes les boîtes se sont trouvées bousculées les unes contre les autres et elles se sont ouvertes et à présent que toutes les boîtes sont reliées les unes aux autres il nous faut admettre que nous devons comprendre ce qui se passe dans les boîtes où nous ne sommes pas, faute de quoi nous ne comprenons plus la raison de ce qui se passe dans nos propres boîtes. Tout est connecté. »

Quichotte a (comme Brother) une demi-sœur, « Trampoline », avec qui il s’est brouillé en l’accusant de détournement de leur héritage, devenue une défenderesse des démunis, et dont il voudrait maintenant se faire pardonner.
« Il n’accordait guère de temps aux chaînes d’actualités et d’informations, mais quand il les regardait distraitement il voyait bien qu’elles aussi imposaient un sens au tourbillon des événements et cela le réconfortait. »

Son, le fils de Brother, s’est aussi éloigné de ce dernier depuis des années, « passant tout son temps, jour et nuit, perdu quelque part dans son ordinateur, à s’immerger dans des vidéos musicales, jouer aux échecs en ligne ou mater du porno, ou Dieu sait quoi. »
Un agent secret (nippo-américain) apprend à Brother que son fils serait le mystérieux Marcel DuChamp, cyberterroriste qui porte le masque de L’Homme de la Manche, et l’engage à le convertir à servir les USA dans cette « Troisième Guerre mondiale ».
« Je ne suis pas critique littéraire mais je pense que vous expliquez au lecteur que le surréel, voire l’absurde, sont potentiellement devenus la meilleure façon de décrire la vraie vie. Le message est intéressant même s’il exige parfois, pour y adhérer, un considérable renoncement à l’incrédulité. »

Le destin d’Ignatius Sancho, esclave devenu abolitionniste, écrivain et compositeur en Grande-Bretagne, est évoqué à propos.
« Les réseaux sociaux n’ont pas de mémoire. Aujourd’hui, le scandale se suffisait à lui-même. L’engagement de Sister, toute une vie durant, contre le racisme, c’était comme s’il n’avait jamais existé. Différentes personnes qui se posaient en chefs de la communauté étaient prêtes à la dénoncer, comme si faire de la musique à fond tard le soir était une caractéristique indéniable de la culture afro-caribéenne et que toute critique à son égard ne pouvait relever que du préjugé, comme si personne n’avait pris la peine de remarquer que la grande majorité des jeunes buveurs nocturnes, ceux qui faisaient du scandale ou déclenchaient des bagarres, étaient blancs et aisés. »

« Mais aujourd’hui c’était le règne de la discontinuité. Hier ne signifiait plus rien et ne pouvait pas nous aider à comprendre demain. La vie était devenue une suite de clichés disparaissant les uns après les autres, un nouveau posté chaque jour et remplaçant le précédent. On n’avait plus d’histoire. Les personnages, le récit, l’histoire, tout cela avait disparu. Seule demeurait la plate caricature de l’instant et c’est là-dessus qu’on était jugé. Avoir vécu assez longtemps pour assister au remplacement, par sa simple surface, de la profonde culture du monde qu’elle s’était choisi était une bien triste chose. »

Trampoline est passée par un cancer qui lui a valu une double mastectomie, et elle recouvrit confiance en elle grâce à Evel Cent (Evil Scent, « mauvaise odeur » – Elon Musk !), un techno-milliardaire qui prétend sauver l’humanité en lui faisant quitter notre planète dans un monde en voie de désintégration ; Quichotte la brouilla avec lui, actuellement invité de Salma dans son talk-show. Trampoline révèle à Sancho que son « Événement Intérieur » fut une attaque cérébrale, et Quichotte obtient le pardon de ses offenses envers elle, rétablissant ainsi l’harmonie, prêt pour la sixième vallée, celle de l’Émerveillement.
« La mort de Don Quichotte ressemblait à l’extinction, en chacun d’entre nous, d’une forme particulière de folie magnifique, une grandeur innocente, une chose qui n’a plus sa place ici-bas, mais qu’on pourrait appeler l’humanité. Le marginal, l’homme dont on ridiculise la déconnexion d’avec la réalité, le décalage radical et l’incontestable démence, se révèle, au moment de sa mort, être l’homme le plus précieux d’entre tous et celui dont il faut déplorer la perte le plus profondément. Retenez bien cela. Gardez-le à l’esprit plus que tout. »

Brother retrouve Sister à Londres, qui se meurt d’un cancer (elle aussi), pour présenter ses excuses alors qu’il n’a pas souvenir de ses torts. Elle lui apprend que leur père avait abusé d’elle.
« C’était déconcertant à un âge aussi avancé de découvrir que votre récit familial, celui que vous aviez porté en vous, celui dans lequel, dans un sens, vous aviez vécu, était faux, ou, à tout le moins, que vous en aviez ignoré la vérité la plus essentielle, qu’elle vous avait été cachée. Si l’on ne vous dit pas toute la vérité, et Sister avec son expérience de la justice le savait parfaitement bien, c’est comme si on vous racontait un mensonge. Ce mensonge avait constitué sa vérité à lui. C’était peut-être cela la condition humaine : vivre dans des fictions créées par des contre-vérités ou par la dissimulation des vérités réelles. Peut-être la vie humaine était-elle dans ce sens véritablement fictive, car ceux qui la vivaient ne savaient pas qu’elle était irréelle.
Et puis il avait écrit sur une gamine imaginaire dans une famille imaginaire et il l’avait dotée d’un destin très proche de celui de sa sœur, sans même savoir à quel point il s’était approché de la vérité. Avait-il, quand il était enfant, soupçonné quelque chose, puis, effrayé de ce qu’il avait deviné, avait-il enfoui cette intuition si profondément qu’il n’en gardait aucun souvenir ? Et est-ce que les livres, certains livres, pouvaient accéder à ces chambres secrètes et faire usage de ce qu’ils y trouvaient ? Il était assis au chevet de Sister rendu sourd par l’écho entre la fiction qu’il avait inventée et celle dans laquelle on l’avait fait vivre. »

Sister et son mari (un juge qui aime s’habiller en robe de soirée) se suicident ensemble avec le « spray InSmileTM » qu’il a apporté à sa demande. Le Dr R. K. Smile charge Quichotte d’une livraison du même produit pour… Salma !
« …] elle passait à la télévision, sur le mode agressif, son monologue introductif portant le titre de “Errorisme en Amérique” ce qui lui permettait à elle et à son équipe de scénaristes de s’en prendre à tous les ennemis de la réalité contemporaine : les adversaires de la vaccination, les fondus du changement climatique, les nouveaux paranoïaques, les spécialistes des soucoupes volantes, le président, les fanatiques religieux, ceux qui affirment que Barack Obama n’est pas né en Amérique, ceux qui soutiennent que la Terre est plate, les jeunes prêts à tout censurer, les vieux cupides, les trolls, les clochards bouddhistes, les négationnistes, les fumeurs d’herbe, les amoureux des chiens (elle détestait qu’on domestique les animaux) et la chaîne Fox. “La vérité, déclamait-elle, est toujours là, elle respire encore, ensevelie sous les gravats des bombes de la bêtise. »

Des troubles visuels et d’autres signes rappellent la théorie de l’effilochement de la réalité dans un cosmos en amorce de désagrégation.
Le nouveau Galaad rencontre Salma pour lui remettre cette « potion » qui devait la rendre amoureuse de lui ; son message d’amour ne passe pas, et Salma fait une overdose avec le produit du Dr R. K. Smile, qui est arrêté pour trafic de stupéfiants (bizarrement, se greffe un chef d’inculpation portant sur son comportement incorrect avec les femmes…).
Maintenant, la télévision s’adresse directement à Quichotte, et son pistolet lui conseille de tuer Salma, sortie de l’hôpital mais dorénavant inatteignable. Sancho, qui lui aussi s’est trouvé une dulcinée et s’émancipe de plus en plus, agresse sa tante pour la voler ; il a changé depuis qu’il a été victime d’une agression raciste.
« Depuis qu’il avait été passé à tabac dans le parc, Sancho avait eu l’impression que quelque chose n’allait pas en lui, rien de physique, plutôt un trouble d’ordre existentiel. Quand vous avez été sévèrement battu, la part essentielle de vous-même, celle qui fait de vous un être humain, peut se détacher du monde comme si le moi était un petit bateau et que l’amarre le rattachant au quai avait glissé de son taquet laissant le canot dériver inéluctablement vers le milieu du plan d’eau, ou comme si un grand bateau, un navire marchand, par exemple, se mettait, sous l’effet d’un courant puissant, à chasser sur son ancre et courait le risque d’entrer en collision avec d’autres navires ou de s’échouer de manière désastreuse. Il comprenait à présent que ce relâchement n’était peut-être pas seulement d’ordre physique mais aussi éthique, que, lorsqu’on soumettait quelqu’un à la violence, la violence entrait dans la catégorie de ce que cette personne, jusque-là pacifique et respectueuse des lois, allait inclure ensuite dans l’éventail des possibilités. La violence devenait une option. »

Des « ruptures dans le réel » et autres « trous dans l’espace-temps » signalent de plus en plus l’imminente fin du monde.
Dans des propos tenus à son fils Son, « l’Auteur » met en abyme dans la fiction le projet de l’auteur.
« “Tant de grands écrivains m’ont guidé dans cette voie”, dit-il ; et il cita aussi Cervantès et Arthur C. Clarke. “C’est normal de faire ça ? demanda Son, ce genre d’emprunt ?” Il avait répondu en citant Newton, lequel avait déclaré que s’il avait été capable de voir plus loin c’était parce qu’il s’était tenu sur les épaules de géants. »

« Il essaya de lui expliquer la tradition picaresque, son fonctionnement par épisodes, et comment les épisodes d’une œuvre de ce genre pouvaient adopter des styles divers, relevé ou ordinaire, imaginatif ou banal, comment elle pouvait être à la fois parodique et originale et ainsi, au moyen de ses métamorphoses impertinentes, mettre en évidence et englober la diversité de la vie humaine. »

« Je pense qu’il est légitime pour une œuvre d’art contemporaine de dire que nous sommes paralysés par la culture que nous avons produite, surtout par ses éléments les plus populaires, répondit-il. Et par la stupidité, l’ignorance et le sectarisme, oui. »

Dans la septième vallée, celle de l’annihilation d’un monde apocalyptique livré aux vides, Quichotte (et son pistolet) convainc Salma d’aller avec lui au portail d’Evel Cent en Californie pour fuir dans la Terre voisine : celle de l’Auteur.

C’est excellemment conté, plutôt foutraque et avec humour, mais en jouant de tous les registres de la poésie au polar en passant par le picaresque ; relativement facile à suivre, quoique les références, notamment au show business, soient parfois difficiles à saisir pour un lecteur français. Beaucoup de personnages et d’imbroglios dans cette illustration de la complexité du monde. De nombreuses mises en abîme farfelues, comme l’histoire des mastodontes (dont certains se tenant sur les pattes arrière et portant un costume vert), perturbent chacun des deux fils parallèles en miroir (celui de Quichotte et celui de Brother), tout en les enrichissant. Récurrences (jeu d’échec, etc.), intertextualité (le « flétan », qui rappelle Günter Grass, etc.). J’ai aussi pensé à Umberto Eco, Philip K. Dick.

\Mots-clés : #Contemporain #ecriture #famille #Identite #immigration #initiatique #Mondialisation  #racisme #sciencefiction #XXeSiecle
par Tristram
le Sam 4 Mar - 12:51
 
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Sujet: Salman Rushdie
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Lilian Thuram

Tag racisme sur Des Choses à lire Image47

La pensée blanche

quatrième de couverture a écrit:Ce livre revisite certains pans de l’histoire : les conquêtes coloniales, l’esclavage, les empires, le Code Noir, l’instrumentalisation de la science et de la religion, la post-décolonisation et le pillage des ressources naturelles, le vol du patrimoine africain… Il examine les mécanismes intellectuels invisibles qui assoient la domination des Blancs. Il désigne le racisme ordinaire de nos sociétés, tissé d’une succession de petits faits parfois connus, parfois pas du tout : joueurs de football noirs accueillis par des cris de singe, discriminations à l’embauche, contrôles policiers au faciès, politique de « quotas » des minorités…


Petits ou grands les faits renvoient à leurs références et leur dérouler s'appuient sur l'histoire documentée de la colonisation et de l'esclavage bien sûr mais aussi sur une histoire plus récente. Les sciences sociales sont de la partie aussi et la part d'expérience personnelle complète le tableau.

C'est intéressant, ça essaye de questionner les biais que l'on peut avoir si on ne questionne pas notre "environnement de pensée", nos biais les plus communs. Le lien est fait avec d'autres causes du moment comme le féminisme et l'exploitation de beaucoup au profit de quelques-uns. Forcément on est un peu heurté parfois (ou souvent) à la lecture. Mais heurté ne veut pas dire agressé et j'ai vu dans ce livre une belle invitation à remettre en jeu les points de vue du quotidien, mieux les réflexes que je peux avoir au quotidien en tant que "blanc".

En plus ce n'est pas mal écrit (côté conjugaison ça dépasse des succès actuels de librairie divers et variés.

Ca se lit aussi facilement que c'est constructif et c'est bien dommage qu'on entende pas plus ce genre de voix !


Mots-clés : #colonisation #esclavage #racisme #social #viequotidienne
par animal
le Dim 12 Fév - 19:28
 
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Sujet: Lilian Thuram
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Colum McCann

Les Saisons de la nuit

Tag racisme sur Des Choses à lire Les_sa10

1991, Treefrog, que j’hésite à désigner comme clochard, mendiant, vagabond, SDF ou sans-abri, puisqu’il réside dans un tunnel et ne demande pas l’aumône, subsistant d’expédients ; c’est un personnage singulier, maniaque de symétrie et de parité, passionné de cartographie et de construction mécanique.
Narré concomitamment, 1916, Nathan Walker (un Noir de Géorgie), Sean Power (« polaque »), « Rhubarbe » Vannucci (Italien) et Con O’Leary (un Irlandais, qui y laissera la vie) creusent à la main sur le front de taille d’un tunnel avec air comprimé sous l’East River entre Brooklyn et Manhattan.
Walker est resté proche des deux autres survivants, ainsi que de Maura et d’Eleanor, la veuve et la fille d’O’Leary, malgré le racisme dont il fait l’objet. Eleanor et Walker se marient et ont des enfants. Son petit-fils, Clarence Nathan, a un tel sens de l’équilibre qu’il travaille à la construction des gratte-ciel de Manhattan (annonce Et que le vaste monde poursuive sa course folle).
Treefrog a été marié avec Dancesca, et ils eurent une fille, Lenora ; il rencontre Angela, une droguée régulièrement tabassée par Elijah (la faune de ce monde souterrain est particulière). C’est Clarence, égaré depuis la mort de Walker.
« Seigneur, j’suis tellement au fond du trou, quand je lève les yeux, il me semble que j’vois que le fond. »
« Seigneur, maintenant que j’suis en haut du ciel, quand je baisse les yeux, il me semble que j’vois que du ciel. »

La façon de présenter l’histoire familiale, de rendre la psychologie des personnages marginaux et les faiblesses stylistiques (ou de traduction ?) font que ce livre n’est pas aussi accompli qu’il aurait pu être, mais demeure une restitution bien documentée de l’odyssée états-unienne et tout spécialement new-yorkaise.
Dans ma précédente lecture, Stoner de John Williams, l’oiseau leitmotive est la cigogne (ou plutôt le couple de cigognes), ici c’est la grue ; les cigognes condensaient l’enfance ramentue, ici la grue n’est apparue comme gratuite (voire incidente lorsqu’elle est engin de levage), encore que ce ne soit pas vain tant elle est belle quand elle danse…

\Mots-clés : #famille #racisme #xxesiecle
par Tristram
le Sam 31 Déc - 10:06
 
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Sujet: Colum McCann
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Jean-Claude Charles

Manhattan Blues

Tag racisme sur Des Choses à lire Manhat10

Revenu à New York pour essayer de faire monter son film et d'écrire, Ferdinand, le narrateur (et auteur ?) raconte son séjour avec une certaine mélancolie.
« Répétitions, par retours de mémoire, d’images, de sons, le présent vécu comme un songe. »

Il loge chez son ancienne compagne, Jenny, et rencontre Fran. Celle-ci est une traductrice du français qui vient de se séparer de Bill et se retrouve sans logement ni travail.
« Elle avait les yeux pers, les cheveux d’un noir de jais, taillés en brosse, et de loin on voyait les yeux. Elle les lançait dans le demi-jour comme on lance un cerf-volant. Avec cette force sans violence, d’avance accordée à la force et à la direction du vent, invisible mais ça se sent sur la peau des mains, sur le visage, sur tout le corps, le vent. Ça va vers le nord ou ça va vers le sud. Son regard, ça va doucement à hauteur d’homme, il suffit de jeter les yeux, alors elle les jette. Sur moi. »

Cela ne se passe pas aussi bien qu’il l’aurait voulu entre les deux femmes… Et surtout, le principe suivant ne fonctionne pas tout à fait :
« Rien de tel qu’une femme pour vous faire oublier une autre femme. »

Racisme :
« Le type qui n’aime pas voir un couple mixte, encore moins s’ils ont l’air heureux, c’est un regard plein de haine. […]
Le racisme d’un regard est le plus perfide qui soit, il ne parle pas, il ne frappe pas, il n’émet pas d’insultes audibles, il est là, son destinataire ne saurait s’y tromper. C’est une sensation qu’aucune personne non victime de discrimination ne peut connaître, parce que ça ne fait pas partie de son expérience du monde. Ça n’est prévu dans aucune analyse, ça n’est pas disséqué, il n’y a pas de loi et il est souhaitable qu’il n’y en ait pas contre ça. Il ne s’agit pas de paranoïa. D’habitude ou bien je ne fais pas attention, ou bien je m’en contrefiche.
J’imagine que des femmes ont pu ressentir cette chose innommable dans certaines circonstances. Ou des Arabes en France. Ou des Juifs. Ou n’importe qui susceptible d’être violé, lynché, tabassé, gazé. On ne peut jamais dire monsieur, madame, votre regard porte atteinte à. Il n’y a pas de code sûr en la matière. C’est une affaire de peau, si j’ose dire. Une affaire de tripes. Le regard d’un raciste saisi par les tripes. »

« Mais j’ai une sainte horreur des négrophiles. Qu’on m’aime ou me déteste en tant que Noir, ça me fout en rogne. Qu’on m’aime pour mon talent ou qu’on me déteste parce que je suis un con, d’accord. Pas de cadeau pour ma couleur. Ça cache généralement trop de choses inavouables. J’ai la malchance d’avoir grandi dans une idéologie de glorification de la race noire qui se compte en centaines de milliers de cadavres. Le premier qui profane la mémoire de ces cadavres en les retournant pour une vérification d’identité, je lui crache dans la gueule. »

Fran l’emmène à son corps défendant sur les lieux de son enfance, à Brooklyn, chez ses parents absents. Curieusement, les tours jumelles du World Trade Center sont toujours dans le panorama. Errances urbaines :
« Froid, sec, ensoleillé. Un temps à faire des détours inutiles. Nous faisons des détours inutiles. »

Les idéaux révolutionnaires de sa jeunesse persistent difficultueusement.
« Mike dit qu’il voit ses amis tomber un à un. Il faudrait encore croire au héros pour pouvoir résister. Nous ne croyons plus au héros. Les plus vicelards c’est encore les anciens camarades de campus. Ils ont encore à la bouche le discours de la libération plus ou moins actualisé. Ils ont accédé progressivement à des positions stratégiques. Ils ont les moyens de te baiser la gueule. La seule façon de ne pas avoir affaire à eux serait d’être eux.
Tu en baves. Tu regrettes les bons vieux réacs classiques. Là où les choses avaient l’avantage de la clarté. Les nouveaux sont plus méchants. Ils ont cette méchanceté décuplée par la honte d’avoir trahi. Ils consacrent une partie de leur temps à guetter le moindre de tes faux pas. Là où les vieilles peaux t’ignoraient les nouveaux te connaissent. C’est ton premier point faible. Le deuxième c’est que t’as beau te forcer t’as même pas envie d’être méchant. »

Fête chez Mike, un ami peintre :
« La jungle était peuplée. Toutes races, toutes classes, tous sexes confondus. Peuplée de rêveurs, de pêcheurs de lune, de singes hurleurs, tout une faune cosmopolite, frappée, qui baragouinait au moins deux langues en plus de la maternelle, qui était née du bon ou du mauvais côté du pouvoir et des barrières sociales et de toute façon s’en foutait, suicidaire ou accrochée comme des morpions à la vie, crispée sur des désirs élémentaires de bonheur, lucide ou aveugle sur les limites de l’Amérique, solidaire du Nicaragua révolutionnaire juste pour penser à côté de papa maman ou sachant à peine situer le Nicaragua sur une carte, jeunesse d’entre dix-sept et cinquante ans ou pas d’âge, naufragés de tous les rêves, rescapés de tous les cauchemars, mélangeurs de tout et de rien du tout, révolutionnaires sans cause et apolitiques redoutablement subversifs, innocents et coupables de rien, hommes lesbiens et femmes pédés, hétéromachos féministes et sectateurs du culte de la chasteté au service du travail, artistes sans œuvre et gymnastes du vertige, fossoyeurs d’un abîme à venir où je vois heureusement le tombeau d’une certaine Amérique, dans l’utopie provisoire de la fête chez Mike. »

Ferdinand et Fran s’aiment (au moins sexuellement) ; lui a décidé de retourner en France, elle décide d’y aller aussi ; Jenny et Bill les hantent ; au terme de ces quatre jours, chacun retournera à son ancien amour, pour le meilleur ou pour le pire.
Dans cette évocation de New York et des mœurs de ses jeunes habitants, Charles utilise divers registres, mais son humour gouailleur ne m’a pas trop séduit  :
« Je te f’rai un dessin quand tu s’ras grande, je lui dis. Et encore si t’es sage. »


\Mots-clés : #amour #contemporain #discrimination #jeunesse #racisme #revolutionculturelle
par Tristram
le Mer 30 Nov - 10:23
 
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Sujet: Jean-Claude Charles
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Le One-shot des paresseux

Nicolas Bourcier, Les Amazoniens, en sursis

Tag racisme sur Des Choses à lire Les_am10

D’abord une petite déception, les témoignages et reportages datent du début du siècle, au moins au début.
Des interviews documentent le sort des Indiens (mais aussi des caboclos et quilombolas), abandonnés par l’État, qui poursuit une politique d’exploitation productiviste de la forêt (quel que soit le régime politique), aux exactions des garimpeiros et de leurs pistoleros, des trafiquants, des fazendeiros et autre agrobusiness qui suivent. La pression des Blancs tend à les sédentariser pour les réduire (gouvernement, congrégations religieuses) : c’est aussi l’histoire de nomades malvenus dans notre société. En plus de la pression économique, il y a également les maladies contagieuses, la pollution au mercure, l’exclusion et la discrimination, la bureaucratie, l’exode et l’acculturation, etc. Mais, dorénavant, la population indienne augmente, ainsi que la réaffirmation de l’identité ethnique traditionnelle.
« Les besoins en matière de santé et d’éducation restent considérables. »

Malgré la reconnaissance des droits des Indiens par la constitution, le gouvernement de Lula a déçu les espoirs, et afin de favoriser le développement les forces politiques se coordonnent pour saper toute cohésion des réclamations sociales et foncières.
« Juridiquement, l’Amazonie a connu la reconnaissance des droits des indigènes en 1988, la reconnaissance de la démarcation des terres trois ans plus tard et une succession de grignotages de ces droits par la suite… »

Face à l’extinction des derniers Indiens isolés, les sertanistes (qui protègent leurs terres), ont fait passer le paradigme de l’intégration (ou de l’éradication) à la suppression quasi intégrale des contacts. L’un d’eux, Sydney Possuelo :
« Darcy Ribeiro, qui contribua à la classification légale de l’Indien, comptait trois types : l’Indien isolé, l’Indien en contact mais de façon intermittente (comme les Yanomami et tous ces groupes vivant entre deux mondes), et l’Indien intégré. De ces trois groupes, je n’en vois que deux : l’isolé et l’intermittent. L’intégré n’existe pas. Il n’y a pas d’ethnie qui vive harmonieusement avec la société brésilienne. L’Indien respecté et intégré dans notre société est une invention. »

« Pour résumer, si on ne fait rien, les fronts pionniers tuent les Indiens isolés ; si on entre en contact, voilà qu’ils disparaissent sous l’effet des maladies. La seule option possible est donc de savoir où ils se trouvent et de délimiter leur territoire. C’est ensuite qu’il faut mettre en place des équipes autour de ce territoire pour en bloquer les accès. Pourquoi ne pouvons-nous pas délimiter une zone où vivent des personnes depuis des temps immémoriaux et empêcher qu’elle ne soit envahie ? »

Qu’on soit intéressé de près ou de loin par le sujet, une lecture qui interpelle.

\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #contemporain #discrimination #documentaire #ecologie #genocide #identite #minoriteethnique #nature #racisme #ruralité #temoignage #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Mer 22 Déc - 12:14
 
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Sujet: Le One-shot des paresseux
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Umberto Eco

Cinq questions de morale

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- Penser la guerre (un texte à propos du Koweït, d’avril 1991, et un autre à propos du Kosovo, d’avril 1999).
« C'est un devoir intellectuel de proclamer l'impossibilité de la guerre. Même s'il n'y avait pas de solution alternative. Tout au plus, de rappeler que notre siècle a connu une excellente alternative à la guerre, c'est-à-dire la guerre "froide". Occasion d'horreurs, d'injustices, d'intolérances, de conflits locaux, de terreur diffuse, l'histoire devra finir par admettre que ce fut là une solution très humaine et proportionnellement bénigne, qui a même connu des vainqueurs et des vaincus. Mais il ne relève pas de la fonction intellectuelle de déclarer des guerres froides.
Ce que certains ont vu comme le silence des intellectuels sur la guerre a peut-être été la peur d'en parler à chaud dans les médias, pour la simple raison que ces derniers font partie de la guerre et de ses instruments, et qu'il est donc dangereux de les tenir pour un territoire neutre. De plus, les médias ont des temps différents de ceux de la réflexion. La fonction intellectuelle s'exerce toujours en avance (sur ce qui pourrait advenir) ou en retard (sur ce qui est advenu) ; rarement sur ce qui est en train d'advenir, pour des raisons de rythme, parce que les événements sont de plus en plus rapides et plus pressants que la réflexion sur les événements. C'est pourquoi le baron de Calvino s'était perché sur les arbres : non pour échapper au devoir intellectuel de comprendre son temps et d'y participer, mais pour le comprendre et y participer mieux encore. »

- Le fascisme éternel. Eco dégage les archétypes du fascisme, de « l’Ur-fascisme » (le préfixe Ur exprime l’ancienneté originelle, primitive) : c’est un syncrétisme qui tolère les contradictions, un irrationalisme ; il promeut le culte de l'action pour l'action, la suspicion envers le monde intellectuel, et rejette toute critique ;
« Pour l'Ur-fascisme, le désaccord est trahison. »

Il est bien sûr raciste, nationaliste ;
« L'Ur-fascisme naît de la frustration individuelle ou sociale. Aussi, l'une des caractéristiques typiques des fascismes historiques est-elle l'appel aux classes moyennes frustrées, défavorisées par une crise économique ou une humiliation politique, épouvantée par la pression de groupes sociaux inférieurs. »

Il a l'obsession du complot, promeut l'élitisme populaire.
« Chaque fois qu'un politicien émet des doutes quant à la légitimité du parlement parce qu'il ne représente plus la Voix du Peuple, on flaire l'odeur de l'Ur-fascisme. »

« Le héros Ur-fasciste est impatient de mourir. Entre nous soit dit, dans son impatience, il lui arrive plus souvent de faire mourir les autres. »

- Sur la presse (rapport présenté en janvier 1995 au Sénat italien, en présence de représentants de la presse).
« La fonction du quatrième pouvoir consiste à contrôler et à critiquer les trois autres pouvoirs traditionnels (ainsi que celui de l'économie, des partis et des syndicats), mais cela est possible, dans un pays libre, parce que sa critique n'a aucune fonction répressive : les mass media ne peuvent influencer la vie politique d'un pays qu'en créant de l'opinion. Mais les pouvoirs traditionnels ne peuvent contrôler et critiquer les médias, si ce n'est à travers les médias ; sinon, leur intervention devient sanction, soit exécutive, soit législative, soit judiciaire – ce qui n'arrive que si les médias se mettent hors la loi ou présentent des situations de déséquilibre politique et institutionnel. Cela dit, comme les médias – la presse, en l'occurrence – ne peuvent échapper aux critiques, c'est une condition de bonne santé d'un pays démocratique que sa presse sache se remettre elle-même en question. »

Eco évoque notamment les quotidiens qui « s'hebdomadairisent de plus en plus, contraints d'inventer de l'information, de transformer en information ce qui n'en est pas. »
Il expose ensuite les rapports presse-télévision et presse-monde politique :
« En Italie, le monde politique fixe l'agenda des priorités journalistiques en affirmant quelque chose à la télé (ou même en annonçant qu'il l'affirmera), et la presse, le lendemain, ne parle pas de ce qui s'est passé dans le pays mais de ce qui en a été dit ou de ce qui aurait pu en être dit à la télévision. Et encore, s'il ne s'agissait que de cela, car désormais la petite phrase assassine d'un homme politique à la télévision tient lieu de communiqué de presse formel. »

Un travers de plus en plus répandu :
« Quand elle ne parle pas de télévision, la presse parle d'elle-même ; elle a appris cela de la télévision, qui parle essentiellement de télévision. Au lieu de susciter une indignation inquiète, cette situation anormale fait le jeu des hommes politiques, satisfaits de voir que chacune de leurs déclarations à un seul média est reprise en écho par la caisse de résonance de tous les autres médias réunis. Ainsi, les médias, de fenêtre sur le monde, se sont transformés en miroir, les téléspectateurs et les lecteurs regardent un monde politique qui s'admire lui-même, comme la reine de Blanche-Neige. »

Étonnante anticipation du net et des réseaux sociaux en tant qu'amplificateurs du biais de confirmation que les bulles engendrent :
« Le danger du journal home made, c'est qu'il ne parle que de ce qui intéresse l'usager, le tenant ainsi écarté d'un flux d'informations, de jugements ou de cris d'alarme qui pourraient le solliciter ; il lui ôterait la possibilité de recevoir, en feuilletant le reste du journal, une nouvelle inattendue, non désirée. Nous aurions une élite d'usagers très informés, sachant où et quand chercher les informations, et une masse de sous-prolétaires de l'information, satisfaits d'apprendre la naissance d'un veau à deux têtes dans la région, mais ignorants du reste du monde. »

- Quand l'autre entre en scène (extrait de Croire en quoi ? ).
- Les migrations, la tolérance et l'intolérable. La partie la plus intéressante du recueil : Eco fait d’abord un distinguo entre immigration et migration :
« On n'a "immigration" que lorsque les immigrés (admis sur décisions politiques) acceptent en grande partie les coutumes du pays où ils immigrent, on a "migration" lorsque les migrants (que personne ne peut arrêter aux frontières) transforment radicalement la culture du territoire où ils migrent. »

Il explicite les notions de fondamentalisme et d’intégrisme, de politically correct et de racisme, notamment pseudo-scientifique, puis d’intolérance « pour le différent ou l'inconnu », une pulsion élémentaire, d’abord « sauvage », contre laquelle l’éducation est nécessaire, ensuite « doctrinale » (la trahison des clercs), alors devenue irrépressible. À propos du nazisme et de l’Holocauste, il dégage ce qui change par rapport aux antécédents :
« Le nouvel intolérable n'est pas seulement le génocide, mais sa théorisation. »

L'exposé est limpide, et conforte la conviction que j’ai toujours eue que reprocher son racisme inné à quelqu’un est aussi vain que de l’incriminer parce qu’il est congénitalement malade.

\Mots-clés : #essai #guerre #politique #racisme
par Tristram
le Ven 17 Déc - 12:31
 
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Sujet: Umberto Eco
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William Melvin Kelley

Tag racisme sur Des Choses à lire Tambou10

[b]L’autre tambour[/b]

Un lieu l’ Etat, une ville Sutton deux familles : les Willson des blancs dont l’ancêtre le Général est né et mourut ; les Caliban une famille de Noirs dont l’ancêtre était l’Africain.

Un jour de juin 1957, voici que tous les Noirs partent, pour ne plus jamais revenir.

Tucker Caliban s’est libéré, tout seul, et il est parti avec femme et enfant, abandonnant sa ferme et sa terre achetée à Mr David Willson. Alors tous les Noirs se sont eux aussi libéré.

Les hommes qui se retrouvent tous les jours sous la véranda d’un marchand, n’en croient pas leurs yeux ; ils voient défiler à pieds ou en voiture les familles Noires.

Mais comment osent-ils, pensent ces Blancs ?

Monsieur Harper, militaire confédéré à la retraite discutait tous les jours avec quelques hommes de la ville, il les instruisait de ce qui se passait ici et par le monde. Aujourd’hui tous attendent qu’il donne une explication à ce qui se passe dans leur ville ; on ne peut pas les stopper dit-il !
Mr Harry ose même ajouter que les Noirs ont le Droit de partir !

La raison pense Mr Harper, c’est une question de sang, celui de l’Africain qui coule dans les veines de Tucker Caliban ; et de raconter encore une fois l’histoire de l’Africain.

L’Africain, un esclave arrivé par bateau à New Marsails à l’époque du Général Dewey Willson  lequel l’avait  acheté mais l’esclave s’est enfui portant sous son bras son bébé. L’Africain était très grand, une force qui avait terrifié tout l’équipage du bateau.

« Il était d’un noir d’ébène et luisait tout autant que la blessure huileuse du capitaine. Sa tête était aussi grosse et paraissait aussi lourde que ces chaudrons de cannibales qu’on voit au cinéma. Il était entouré de tellement  de  chaînes  qu’on  aurait  dit  un  arbre  de  Noël  richement décoré.  C’étaient  surtout  ses  yeux  qui  attiraient  tous  les  regards, enfoncés  si  profond  dans  leurs  orbites,  de  sorte  que  sa  tête ressemblait à un gigantesque crâne noir. Il  avait  quelque  chose  sous  le  bras.  À  première  vue,  les  gens pensèrent que c’était une grosseur ou une tumeur et n’y prêtèrent pas attention. Ce n’est que quand la chose se mit à remuer d’el e-même qu’ils  remarquèrent  qu’el e  avait  des  yeux  et  que  c’était  un  bébé. »

Le Gal était venu au port récupérer une commande, une énorme horloge. Il poursuivi l’esclave et du l’abattre alors que celui-ci s’apprêtait à tuer son enfant, certainement afin qu’il ne devienne pas esclave. Le général Dewey emporta le bébé.

« Dewitt trébucha sur le tas de pierres auquel l’Africain avait parlé. C’était une pile composée de pierres plates. Dewitt resta un  moment  à  la  regarder,  puis  il  se  baissa,  ramassa  une  pierre blanche, la plus petite de toutes, et la glissa dans sa poche. »

Au fil du temps, l’Africain et la pierre blanche devinrent presque légende.

Quand l’enfant eu 12 ans le général le prénomma Caliban. Tucker Caliban est son petit-fils. Tous les Caliban ont travaillé pour la famille Willson. Au rythme des générations, des amitiés se nouèrent entre les Caliban et les Willson.

Dans plusieurs chapitres la lectrice fait connaissance avec  chaque membre de la famille Willson. Cela concerne outre leur personnalité,  la politique et le racisme.

Tucker s’est marié et sa femme attend un enfant. Il décide de devenir fermier et donc d’acheter une terre. Celle qu’il désire c’est une parcelle de la plantation des Willson.

David Willson est étonné et veut savoir pourquoi celle-là précisément.

«  Je  veux  ce  terrain  sur  la plantation parce que c’est là que le premier des Caliban a travaillé, et il est temps, maintenant, que cette terre soit à nous.
Là maintenant,  tout  ce  que  je  peux  dire,  c’est  que  mon  bébé  travaillera pas  pour  vous.  Il  sera  son  propre  maître.  On  a  travaillé  pour  vous assez  longtemps,  monsieur  Willson.  Vous  avez  essayé  de  nous libérer autrefois, mais on est pas partis, et maintenant il faut qu’on se libère nous-mêmes. »


Retour à 1957, Tucker part.

David : « Le geste de renonciation qu’il a eu hier constitue le premier coup porté à mes vingt années gâchées, à ces vingt années que j’ai perdues à me lamenter  sur  mon  sort.  Qui  aurait  pu  penser  qu’une  action  aussi humble,  aussi  primitive,  pouvait  apprendre  quelque  chose  à  un homme prétendument cultivé comme moi ?
N’importe  qui,  oui,  n’importe  qui  peut  briser  ses  chaînes.  Ce courage,  aussi  profondément  enfoui  soit-il,  attend  toujours  d’être révélé.  Il  suffit  de  savoir  l’amadouer  et  d’employer  les  mots appropriés, et il surgira, rugissant comme un tigre. »


Tucker  à David Willson : « On a une seule chance dans la vie, c’est quand on peut faire quelque chose et qu’on a envie de la faire.
Mais quand  on les a et qu’on  en  profite  pas,  on  n’a  plus  qu’à  tirer  un  trait  sur  tout  ce  qu’on voulait faire ; on a laissé passer sa chance, pour toujours. »
J’ai acquiescé. Je sais tout ça »


Et à présent que la ville s’est vidée des Noirs ? Restent les hommes sous la véranda !

« Mais  aucun  d’eux  n’était  capable  d’aller au bout de sa pensée. C’était comme s’ils tentaient de se représenter le  Néant,  une  chose  à  laquelle  aucun  d’eux  n’avait  jamais  songé.
Aucun d’eux n’avait le moindre repère auquel il aurait pu rattacher la notion d’un monde dépourvu de Noirs. »


L’alcool aidant, ils se rabattirent sur le seul Noir qu’il virent, le Révérend qui repartait chez lui après avoir vu la ferme de Tucker.

«   Les  gars,  vous  savez  pas  que c’est  notre  dernier  nègre  ?  Réfléchissez  un  peu.  Notre  dernier, dernier  nègre.  Y  en  aura  plus  après  celui-là.  Finis  leurs  chansons, leurs  danses  et  leurs  rires.  À  moins  d’aller  dans  le  Mississippi  ou dans l’Alabama, les seuls nègres qu’on verra jamais ce sera ceux de la  télévision,  et  ceux-là  ils  chantent  plus  les  vieilles  chansons  et  ils dansent plus les danses d’autrefois. Ceux-là c’est des nègres de luxe, avec  des  femmes  blanches  et  des  grosses  bagnoles.  Alors  je  me suis  dit  que,  pendant  qu’on  en  avait  encore  un  sous  la  main,  on devrait lui faire chanter une de leurs vieil es chansons. »

Des bruits, des cris réveillèrent le jeune Leland ; y aurait-il une fête à la ferme de Tucker ? mais ce n’est pas possible, il n’y a plus de ferme et Tucker est parti !

                                                               
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Quel plaisir de lecture, quelle écriture !

Beaucoup de réflexions à tirer de cette histoire, de l’attitude des personnages, leurs actions ou leur silence. Comment vivre sa vie et les précieux rapports avec les autres.
Je pense que les extraits sont parlant et qu’ils vous inciteront à faire cette lecture (185 pages)






\Mots-clés : #amitié #amour #famille #racisme #xxesiecle
par Bédoulène
le Ven 26 Nov - 17:35
 
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Sujet: William Melvin Kelley
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William Faulkner

L’invaincu

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Il s’agit de sept chroniques qui s’enchaînent, se lisant à la suite l’une de l’autre comme un roman.
Bayard, fils du colonel Sartoris, raconte son enfance avec son ami Ringo (Marengo), lorsqu’ils avaient dix ans dans le Sud lors de la guerre de Sécession ; lui est blanc, Ringo noir.
Embuscade
Les deux compères tirent un coup de fusil sur un Yanqui (et abattent son cheval), et Granny, forte femme d’une détermination sans faille, leur lave la bouche au savon pour l’avoir traité de « salaud ».
Retraite
Éblouissant rendu d’une échauffourée avec les Yanquis, cavalcades et humour.
Razzia
Exode des nègres vers un mythique Jourdain, vols d’argenterie et maisons incendiées, épique péripétie du chemin de fer, et la cousine Drusilla aux cheveux sommairement taillés qui se conduit comme un homme, à l’instar des autres Confédérés ne voulant plus que durer, déjà conscients de leur défaite.
Riposte en tierce
Dans le texte précédent, Granny et les deux enfants étaient revenus du côté des Fédérés avec une compensation de dix malles d’argenterie, plus de cents mulets et autant de nègres ! Elle continue par un trafic de mulets pris et revendus à l’armée de l’Union, et la cocasserie débonnaire a décidément pris le pas sur une quelconque dénonciation des horreurs de la guerre. Le ton est aux antipodes de celui du roman précédant, Absalon, Absalon ! tout en étant plus abordable, avec cependant un style excellant dans la narration des péripéties et scènes d’action. À noter aussi que la situation des Noirs est présentée d’une manière complexe, certains se réjouissant d’une libération proche, d’autres s’égarant lorsqu’ils ont perdu leurs maîtres ; à noter que les blancs dont les maisons ont été incendiées, comme Granny, logent dans les cases de leurs nègres, séparés de ceux-ci par un rideau ! Le narrateur précise plusieurs fois dans le livre que Ringo est plus intelligent que lui. On devine une familiarité ambigüe que le terme d’esclavage (pas prononcé) ne rend pas.
Vendée
L’armée fédérée est partie, remplacée par les pillards, dont un certain Grumby qui tue Granny ; Ab Snopes, l’homme de main de cette dernière, est soupçonné de trahison, et oncle Buck, autre personnage haut en couleur, se lance à la poursuite de la bande avec les deux garçons, qui ont maintenant quinze ans : avec cette longue expédition vengeresse, on est franchement dans le western.
Escarmouche à Sartoris
Ce que dit Faulkner n’est cependant jamais univoque et clair.
« J’imagine que c’était parce que les cavaliers de mon père (comme tous les autres soldats du Sud), bien qu’ils se fussent rendus et avoués vaincus, étaient toujours des soldats. Peut-être en vertu de l’habitude invétérée de tout faire comme un seul homme ; peut-être, quand on a vécu pendant quatre années dans un monde conditionné par des actes humains, même lorsqu’il s’agit de danger et de bataille, n’éprouve-t-on pas le besoin de quitter ce monde-là ; peut-être le danger et la bataille en sont-ils la raison, puisque tous les hommes ont été pacifistes pour toutes les raisons possibles sauf pour éviter le danger et la bataille. Ainsi le régiment de mon père et tous les autres hommes de Jefferson, d’une part, et Mme Habersham et toutes les autres femmes, d’autre part, étaient-ils positivement ennemis, puisque les hommes avaient concédé et reconnu qu’ils appartenaient aux États-Unis, mais que les femmes ne s’étaient jamais rendues. »

Faulkner déclare cela avant de raconter comme Drusilla est soupçonnée par la société féminine d’avoir été séduite par le colonel Sartoris lors de leur année de guerre en commun, et convaincue de retrouver ses robes puis, « vaincue », d’épouser John (discrètement, pour éviter le qu'en-dira-t-on) – mais ce dernier y sursoit en organisant le vote qui rejette les tenants de la participation politique des Noirs : les femmes sont présentées comme ne comprenant pas les élections… Quelques pages plus loin, au début du dernier texte, le narrateur déclare : « parce qu’elle était femme et, par conséquent, plus avisée qu’un homme »…
Une odeur de verveine
Bayard a vingt-quatre ans lorsqu’il apprend que son père a été tué. L’odeur de verveine, c’est celle que Drusilla met dans ses cheveux, « car elle disait que la verveine était la seule odeur que l’on pût sentir au-dessus des chevaux et du courage et qu’ainsi c’était la seule qui valût qu’on la portât. »
« Je songeai alors à la femme de trente ans, symbole de l’antique et éternel Serpent et aux hommes qui avaient écrit sur elle, et je me rendis compte à ce moment de l'infranchissable abîme qui sépare tout ce qui est vécu de tout ce qui est imprimé : que ceux qui le peuvent agissent, et que ce sont ceux qui ne peuvent pas et souffrent assez de ne pas pouvoir qui écrivent là-dessus. »

Déprimante conception de la littérature…
J’ai été enthousiasmé par ce roman relativement accessible et cependant fort riche, qui confirme le génie de l’auteur.

\Mots-clés : #enfance #esclavage #guerre #racisme
par Tristram
le Mar 21 Sep - 19:34
 
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Sujet: William Faulkner
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Ernest Gaines

Dites-leur que je suis un homme

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Le titre originel, A Lesson Before Dying, me paraît mieux convenir que celui qui a été choisi en français et représente incorrectement l’attitude du jeune condamné tout au long du récit.
« Ils vous condamnent à mort parce que vous étiez au mauvais endroit au mauvais moment, sans la moindre preuve que vous ayez été mêlé au crime, en dehors du fait d’avoir été sur les lieux quand il s’était produit. Pourtant six mois plus tard ils viennent ouvrir votre cage et vous informent : nous, tous des Blancs, avons décidé qu’il est temps pour vous de mourir, parce que c’est la date et l’heure qui conviennent. »

L’avocat commis d’office à la défense de Jefferson a déclaré que d’envoyer ce dernier à la chaise électrique n’avait pas plus de sens que d’y placer un porc, et cette assimilation du Noir à l’animal choque tout son entourage. Sa nan-nan (marraine), Miss Emma, veut que Grant, le narrateur, lui enseigne dans l’attente de son exécution à marcher à la mort comme un homme. Grant a eu la chance d’aller à l’université, et est devenu instituteur.
« Ils regardent leurs pères, leurs grands-pères, leurs oncles, leurs frères – ce sont tous des hommes brisés. Ils me voient ; et moi, qui ai grandi sur cette plantation, je peux leur apprendre à lire, à écrire et à compter. Je peux leur donner quelque chose que ni un mari, ni un père, ni un grand-père ne leur a jamais donné, alors ils veulent me retenir aussi longtemps que possible. Sans se rendre compte qu’en s’accrochant à moi, ils vont me briser aussi. Que pour que je sois ce qu’ils croient, ce qu’ils veulent, je dois m’enfuir comme les autres l’ont fait dans le passé. »

Il est amer à cause de la condition raciale, et d'autant plus rétif à la perspective d’obéir à Miss Emma, solidement soutenue par tante Lou qui l’a élevé. Le livre repose essentiellement sur sa torture intérieure, ses pulsions de fuite ou de repli sur son amour pour Vivian, son incroyance au paradis (ce qui le déconsidère socialement), puis son engagement progressif pour la dignité, l’identité, l’humanité de Jefferson, et plus largement de leur communauté.
Ce roman puissant repose sur les personnages, notamment les femmes et leur rôle social dans une collectivité où les hommes ont été réduits à l’humiliation.
C’est peut-être LE livre qu’il faudrait lire en première lecture (à l’école par exemple) sur le racisme et la peine de mort, essentiellement aux USA.

\Mots-clés : #mort #racisme
par Tristram
le Sam 24 Juil - 13:38
 
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Sujet: Ernest Gaines
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Italo Calvino

Ermite à Paris – Pages autobiographiques

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Recueil de textes autobiographiques qui commence… par un séjour aux USA, et pas érémitique… Ce journal expédié à ses collègues des éditions Einaudi représente quand même la moitié du livre. Sinon, intéressant regard d’un Italien communiste qui connaît déjà l’URSS, fin des années cinquante ; attrait vif des villes, aussi forte attention aux religions (ici la juive) :
« Le drapeau américain est sur un des côtés de l’autel, comme dans toutes les églises américaines, de n’importe quelle confession (ici, de l’autre côté il y a le drapeau d’Israël). »

Côte Ouest :
« Ces paradis terrestres où vivent les écrivains américains, je n’y vivrais pas, même mort. Il n’y a rien d’autre à faire que se saouler. »

Il y a nombre d’opinions ou d’informations (vraies ou fausses) qui sont piquantes :
« J’oubliais de dire qu’une grande partie des histoires racontées par les guides sur les faits qui se sont passés dans les maisons historiques de New Orleans ont été inventées par Faulkner. Dans sa jeunesse, Faulkner a vécu ici quelques années comme guide en promenant des touristes ; il inventait toutes les histoires qu’il racontait, mais elles ont eu un tel succès que les autres guides ont commencé aussi à les raconter et elles font maintenant partie de l’histoire de la Louisiane. »

Aussi une expérience marquante avec la lutte de Martin Luther King dans le Sud.
Puis, dans la seconde moitié du livre, plus autobiographique encore, Calvino parle de son mentor, Cesare Pavese, et de son rapport à l’écriture :
« Humainement, mieux vaut voyager que rester chez soi. D’abord vivre, ensuite philosopher et écrire. Il faudrait avant tout que les écrivains vivent avec une attitude à l’égard du monde qui corresponde à une plus grande acquisition de vérité. C’est ce quelque chose, quel qu’il soit, qui se reflétera sur la page et sera la littérature de notre temps ; rien d’autre. »

« C’est qu’on ne raconte bien que ce que l’on a laissé derrière nous, que ce qui représente quelque chose de terminé (et l’on découvre ensuite que ce n’est pas du tout terminé). »

Calvino semble parler de choses et de façons différentes à chaque nouvel ouvrage, ce qu’il revendique ici :
« Quant à mes livres, je regrette de ne les avoir publiés chacun sous un nom de plume différent ; je me sentirais plus libre de tout recommencer chaque fois. Comme, néanmoins, je cherche toujours à faire. »

On trouve divers textes, plus ou moins brefs, dont des entretiens, des biographies de commande, et voici comment l’une se termine, qui me paraît légèrement goguenarde :
« L’auteur du Baron perché semble avoir plus que jamais l’intention de prendre ses distances avec le monde. Est-il parvenu à une condition de détachement indifférent ? Le connaissant, il faut croire que c’est plutôt une conscience accrue de toute la complication du monde qui le pousse à étouffer en lui aussi bien les mouvements de l’espoir que ceux de l’angoisse. »

L’expérience politique prend une grande place ; étonnante attitude devant la terrible dérive stalinienne, qu’il qualifie de schizophrénique :
« Tu me demandes : mais si tous, intellectuels, dirigeants, militants, vous aviez ce poids sur la poitrine, comment se fait-il que vous n’ayez pas songé à vous en défaire plus tôt ? »

La réponse est assez choquante, même si je soupçonnais depuis longtemps qu’elle ressortissait de l’aveuglement fanatique :
« …] un révolutionnaire, entre la révolution et la vérité, choisit d’abord la révolution. »

En quelque sorte des "faits alternatifs" ? La fin justifiant tous les moyens…
Ce livre est surtout intéressant pour ceux qui voudraient mieux connaître la politique italienne (communisme et fascisme), mais aussi l’homme Calvino, avec un éclairage de son œuvre ; peu très sur lui à Paris, juste le court texte éponyme du livre – ah ces éditeurs…
« J’ai aujourd’hui soixante ans et j’ai désormais compris que la tâche d’un écrivain consiste uniquement à faire ce qu’il sait faire : pour le narrateur, c’est raconter, représenter, inventer. J’ai cessé depuis plusieurs années d’établir des préceptes sur la manière dont il faudrait écrire : à quoi sert de prêcher un certain type de littérature plutôt qu’un autre si les choses que vous avez envie d’écrire finissent par être complètement différentes ? J’ai mis un petit moment à comprendre que les intentions ne comptent pas, que ne compte que ce que l’on réalise. Alors, mon travail littéraire devint aussi un travail de recherche de moi-même, de compréhension de ce que j’étais. »


\Mots-clés : #autobiographie #lieu #politique #Racisme #voyage #xxesiecle
par Tristram
le Ven 16 Juil - 12:41
 
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Sujet: Italo Calvino
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Ahmadou Kourouma

Allah n’est pas obligé

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« Je décide le titre définitif et complet de mon blablabla est Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas. Voilà. Je commence à conter mes salades. »

Après cet incipit, Birahima, un jeune garçon de Togobala (Guinée ; mais la précision géographique a peu d’importance, c’est l’ensemble de l’Afrique occidentale qui peut convenir comme théâtre de ces tribulations) commence à raconter sa vie dans un français laborieux (et savoureux), s’aidant de dictionnaires et d’un lexique de français d'Afrique ; Kourouma donne entre parenthèses la définition des mots peu courants, et c’est peut-être parce que ce texte fut écrit à la demande d’anciens enfants-soldats d’Afrique de l’Est.
« Ces dictionnaires me servent à chercher les gros mots, à vérifier les gros mots et surtout à les expliquer. Il faut expliquer parce que mon blablabla est à lire par toute sorte de gens : des toubabs (toubab signifie blanc) colons, des noirs indigènes sauvages d’Afrique et des francophones de tout gabarit (gabarit signifie genre). Le Larousse et le Petit Robert me permettent de chercher, de vérifier et d’expliquer les gros mots du français de France aux noirs nègres indigènes d’Afrique. L’Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique explique les gros mots africains aux toubabs français de France. Le dictionnaire Harrap’s explique les gros mots pidgin à tout francophone qui ne comprend rien de rien au pidgin. »

« (Au village, quand quelque chose n’a pas d’importance, on dit qu’il ne vaut pas le pet d’une vieille grand-mère. Je l’ai expliqué une fois déjà, je l’explique encore.) »

Birahima est élevé par sa mère infirme puis, devenu orphelin, surtout par la rue : « j’étais un enfant sans peur ni reproche ».
Le principal leitmotiv dans l'aire musulmane, c’est bien sûr que tout dépend d’Allah, qu’il faut célébrer avec fatalisme – mais l’antienne varierait peu sous d’autres cieux monothéistes.
« Les sacrifices, c’est pas forcé que toujours Allah et les mânes des ancêtres les acceptent. Allah fait ce qu’il veut ; il n’est pas obligé d’accéder (accéder signifie donner son accord) à toutes les prières des pauvres humains. Les mânes font ce qu’ils veulent ; ils ne sont pas obligés d’accéder à toutes les chiaderies des prieurs. »

Parti rejoindre sa tante au Liberia avec Yacouba, féticheur et « multiplicateur de billets de banque », il devient enfant-soldat, small-soldier, dans le camp du colonel Papa le bon, une sorte de prêtre inféodé à Taylor, « avec la soutane, les galons, les grigris en dessous, le kalach et la canne pontificale » (nombreux sont les personnages religieux, d'obédience « œcuménique », souvent féminins, qui encadrent les factions).
« La sœur Hadja Gabrielle Aminata était tiers musulmane, tiers catholique et tiers fétichiste. »

Tableau bien documenté de l’horreur délirante de « la guerre tribale » (civile), d’abord au Liberia puis en Sierra Leone, sans concession pour les dirigeants de la sous-région et « leurs troupes d’interposition qui ne s’interposent pas », la diaspora libanaise, les associations de chasseurs traditionnels, et la communauté internationale.
« Comparé à Taylor, Compaoré le dictateur du Burkina, Houphouët-Boigny le dictateur de Côte-d’Ivoire et Kadhafi le dictateur de Libye sont des gens bien, des gens apparemment bien. Pourquoi apportent-ils des aides importantes à un fieffé menteur, à un fieffé voleur, à un bandit de grand chemin comme Taylor pour que Taylor devienne le chef d’un État ? Pourquoi ? Pourquoi ? De deux choses l’une : ou ils sont malhonnêtes comme Taylor, ou c’est ce qu’on appelle la grande politique dans l’Afrique des dictatures barbares et liberticides des pères des nations. (Liberticide, qui tue la liberté d’après mon Larousse.) »

« (la Conférence nationale, c’est la grande foire politique qu’on a organisée dans tous les pays africains vers 1994, au cours de laquelle chacun a raconté ce qui lui passait par la tête). »

Témoignage précis sur le système :
« La première fois que j’ai pris du hasch, j’ai dégueulé comme un chien malade. Puis c’est venu petit à petit et, rapidement, ça m’a donné la force d’un grand. Faforo (bangala du père) ! »

« Le camp était limité par des crânes humains hissés sur des pieux comme tous les casernements de la guerre tribale. »

Épisodes terribles, comme celui de la méthode « Pas de bras, pas d’élections » :
« On procéda aux "manches courtes" et aux "manches longues". Les "manches courtes", c’est quand on ampute les avant-bras du patient au coude ; les « manches longues", c’est lorsqu’on ampute les deux bras au poignet. Les amputations furent générales, sans exception et sans pitié. Quand une femme se présentait avec son enfant au dos, la femme était amputée et son bébé aussi, quel que soit l’âge du nourrisson. Autant amputer les citoyens bébés car ce sont de futurs électeurs. »

Dans ce récit teinté d’oralité et d’autres caractéristiques de la narration africaine, Birahima fait souvent l’oraison funèbre d’enfants-soldats tués, occasion de raconter leur histoire et la façon dont ils furent recrutés.
Partout recommencés, les grigris, les kalach, la corruption, l’anarchie, des « rebelles » aux coupeurs de route et « autres fretins de petits bandits », comme les « sobels » : « C’est-à-dire des soldats dans la journée et des rebelles (bandits pillards) dans la nuit », jusqu’à la sauvagerie extrême.
« Dans les guerres tribales, un peu de chair humaine est nécessaire. Ça rend le cœur dur et dur et ça protège contre les balles. »

« J’ai voulu devenir un petit lycaon de la révolution. C’étaient les enfants-soldats chargés des tâches inhumaines. Des tâches aussi dures que de mettre une abeille dans les yeux d’un patient, dit un proverbe des nègres noirs indigènes et sauvages. […]
"Eh bè, les lycaons, c’est les chiens sauvages qui chassent en bandes. Ça bouffe tout ; père, mère, tout et tout. Quand ça a fini de se partager une victime, chaque lycaon se retire pour se nettoyer. Celui qui revient avec du sang sur le pelage, seulement une goutte de sang, est considéré comme blessé et est aussitôt bouffé sur place par les autres. Voilà ce que c’est. C’est pigé ? Ça n’a pas pitié." »

Yacouba et Birahima, le grigriman et l’enfant-soldat, sont ballotés d'une péripétie à l'autre ; mais chaque flambée de violence est une aubaine pour eux, un regain de prospérité dans un monde en ruine.
« En ce temps-là, les Africains noirs indigènes sauvages étaient encore cons. Ils ne comprenaient rien à rien : ils donnaient à manger et à loger à tous les étrangers qui arrivaient au village. »

Finalement j’ai trouvé peu de romanciers africains qui m’aient convaincu ; mais Ahmadou Kourouma sait transmettre une bonne partie de l’esprit caractéristique de l’Afrique occidentale, notamment celui de la Côte d’Ivoire.
J’ai beau avoir vécu dans les parages et connaître les évènements, j’ai été frappé par le rendu des faits : c’est un livre d’une grande puissance. Heureusement qu’il a été écrit par un Noir, un Africain, parce que d’une autre couleur, d’une autre origine, il aurait été vilipendé, surtout à notre époque de chasse gardée de la parole.
Me reste à lire la suite et fin de ce récit, Quand on refuse on dit non, chronique du retour de Birahima en Côte d’Ivoire.

\Mots-clés : #aventure #enfance #guerre #historique #independance #politique #racisme #Religion #temoignage #traditions #violence #xixesiecle
par Tristram
le Ven 14 Mai - 20:35
 
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Sujet: Ahmadou Kourouma
Réponses: 24
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