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Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Mer 8 Mai - 21:41

186 résultats trouvés pour XXeSiecle

Antonio Lobo Antunes

Traité des passions de l'âme

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Traitz10

Le Juge d’instruction a été sommé de convaincre l’Homme, un membre d'une organisation terroriste, de renseigner la justice.
« Vous ne trouvez pas que c'est une aide généreuse, a-t-il demandé à l'Homme en lui tournant le dos et en lui présentant sous son costume des omoplates maigres d'ange inachevé. »

Le père du juge était le pauvre fermier (alcoolique) du grand-père du détenu, et les souvenirs de leur enfance commune s’entremêlent à leurs pensées tandis qu’ils s’entretiennent, en viennent à l’évoquer en se chamaillant, perturbant l’interrogatoire en s’y mélangeant inextricablement. Délirante, fantasmagorique et même farcesque, parfois nauséabonde, cette féroce peinture de mœurs dans un Portugal, un Lisbonne apparemment en ruine, est rendue dans une baroque profusion de détails.
« La villa, avec son toit d'ardoises noires, dégringolait comme une construction de dominos depuis les deux ou trois derniers hivers : le revêtement des angles se détachait par grandes plaques molles, une des vérandas en ruine inclinait ses planches vers les broussailles de la clôture, les rideaux se déchiraient à travers les losanges des fenêtres, les feux de navigation des fantômes défunts qui dérivaient de fenêtre en fenêtre devenaient de plus en plus dispersés et faibles et la musique titubait en hésitant sur les dénivellations des notes au bord d'une agonie douloureuse. Le gazon dévorait la clôture, maintenant complètement démolie, qui séparait la villa du bâtiment de l'école, les chats s'y recherchaient dans la frénésie du rut. Des oiseaux avec des pupilles démentes sortaient des fenêtres du vestibule dans un volettement de pages de dictionnaire et une silhouette claire se montrait de temps en temps à un appui de fenêtre pour contempler le fouillis de giroflées avec l'étonnement des statues de porcelaine. »

Dans cette villa vit le père de l’Homme (« António Antunes »), violoniste fou caché par ses parents-parents depuis la mort de sa mère…
Évocation de ses complices, « le Curé, l'Étudiant, l'Artiste, la Propriétaire de la maison de repos, l'Employé de banque », cellule marxiste enchaînant les sanglants assassinats mal ciblés. L’action se passe apparemment après la chute de Salazar, mais ce n’est pas toujours évident.
Le Monsieur de la Brigade spéciale annonce à Zé, le Magistrat, qu’il va servir d’appât pour les terroristes, actuellement occupés à éliminer les (faux) repentis et les infiltrés (c’est aussi un roman de trahisons croisées, de violence aveugle) ; l’Homme a rejoint la bande, renseignant la police qui lui a promis une exfiltration au Brésil.
Ce Monsieur, souvent occuper à reluquer la pédicure d’en face, ne dépare pas dans la galerie de grotesques salopards lubriques et corrompus issus de l’armée (exemple de la narration alternée).
« J'ai rangé ma serviette, mon canif en nacre, mon trousseau de clés et l'argent dans mon pantalon à côté d'une photo d'elle prise à Malaga l'été précédent et entourée d'un cadre en cuir à l'époque où elle s'était avisée de s'enticher d'un architecte italien à qui j'avais dû casser un coude pour le persuader poliment de rentrer bien tranquillement dans le pays de ses aïeux, et je me suis installé sur le pouf pour me battre avec mes lacets qui me désobéissent quand j'aurais le plus besoin qu'ils se défassent et avec mes souliers qui augmentent de taille comme ceux des clowns de cirque et qui m'obligent à avancer sur le parquet en levant exagérément les genoux, à l'instar des hommes-grenouilles chaussés de palmes qui se déplacent sur la plage comme s'ils évitaient à chaque pas des monticules de bouse invisible semés sur le sable par des vaches inexistantes. »
Petitesse de tous, qui vont et viennent entre le présent et le passé, souvent leurs souvenirs d’enfance.
En compagnie du cadavre de l’Artiste abattu par la police, les piètres terroristes retranchés dans un appartement avec leur quincaillerie achetée à des trafiquants africains tentent un attentat risible contre le Juge et la Judiciaire : du grand cirque.
« Les fruits du verger luisaient dans l'obscurité, des chandeliers sans but se promenaient derrière les stores de la villa, la constellation de Brandoa clignotait derrière les contours de la porcherie. Le chauffeur, la cuisinière, ma mère et moi, a pensé le Magistrat, nous glissions tous les quatre sur des racines, dans des rigoles d'irrigation, sur des pierres, des arbustes, des briques qui traînaient par terre, nous avons descendu mon père qui exhalait des vapeurs d'alambic, nous l'avons couché sur le lit que ma mère a recouvert de la nappe du dîner pour qu'il ne salisse pas les draps avec la boue de ses bottes et, un quart d'heure plus tard, après avoir enterré la chienne dans ce qui fut une plate-bande d'oignons et qui se transformait peu à peu en un parterre de mauvaises herbes, le chauffeur est revenu flanqué du pharmacien, dont la petite moustache filiforme semblait dessinée au crayon sur la lèvre supérieure, qui a examiné les pupilles de mon père avec une lanterne docte tout en lorgnant à la dérobée les jambes des bonnes, il a tâté sa carotide pour s'assurer du flux du sang, il a administré des coups de marteau sur ses rotules avec le bord de la main pour vérifier ses réflexes, il a souri à la cuisinière en se nettoyant les gencives avec la langue et il a annoncé à ma mère en projetant des ovales plus clairs sur les murs avec sa lampe, Pour moi, ça ne fait aucun doute, il a avalé son bulletin de naissance, si vous voulez, emmenez-le à l'hôpital Saint-Joseph par acquit de conscience, il faut qu'un médecin délivre le certificat de décès.
– Je lui ai fait comprendre que je le mettais dans un avion pour le Brésil, le type m'a pris au sérieux et c'est sur cette base qu'il a collaboré avec nous, a dit le Magistrat en regardant le Monsieur en face pour la première fois. Je lui ai affirmé qu'il n'aurait pas d'ennuis, et si vos hommes de main le descendent en arguant de la légitime défense ou de tout autre prétexte, je vous jure que je ferai un foin terrible dans les journaux.
– Mort ? s'est étonné le chauffeur en collant son oreille contre la bouche du fermier, puis se redressant et dansant sur ses souliers pointus vers le pharmacien qui examinait avec sa lampe la grimace jalouse de la cuisinière et les nichons des servantes. C'est drôle ça, j'ai vu des morts tant et plus quand je travaillais à la Miséricorde mais c'est bien le premier que j'entends ronfler.
– On se change, on prend une douche froide, on se met sur son trente et un, et après le dîner on se tire à Pedralvas, a proposé l'Homme qui se cramponnait au cèdre en essayant de se tenir sur ses genoux et ses chevilles gélatineuses. (Sa tête lui faisait mal comme une blessure ouverte, ses intestins semblaient sur le point d'expulser un hérisson par l'anus, le visage flou du Juge d'instruction le regardait derrière une rangée de narcisses.) Moi je me porte comme un charme, je pourrais aller jusqu'à Leiria au pas de course. »

L’Homme est en fuite, cerné par les forces armées (très présentes, ainsi que l’empreinte de la guerre d’Angola), et il appelle son ami d’enfance...
« Nous avons passé notre vie à nous faire mutuellement des crocs-en-jambe et quand des soldats encerclent votre maison, qui se souvient de son enfance ? »

Mais l’enfance revient toujours, avec le leitmotiv des cigognes. La justice impuissante et la révolte inepte sont en quelque sorte renvoyées dos à dos, s’engloutissant dans la violence brute, et l’état de fait ne change guère (après la révolution des Œillets).

\Mots-clés : #corruption #Enfance #famille #justice #politique #regimeautoritaire #terrorisme #trahison #violence #xxesiecle
par Tristram
le Mar 27 Déc - 11:37
 
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Sujet: Antonio Lobo Antunes
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René Fallet

Journal de 5 à 7

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Journa11

Ce journal semble avoir pris son régime comme Fallet, « dans un sempiternel ennui d’argent », se plaint de ne plus pouvoir écrire. Il est inspiré par celui de Jules Renard (puis de Léautaud), et son titre de celui du film Cléo de 5 à 7 (et de l’actrice Corinne Marchand, une de ces blondes qui l’enchantent).
Il fait la part belle aux amis (Georges Brassens d’abord, et Jean-Paul Clébert, Antoine Blondin, Robert Giraud, Albert Vidalie, André Hardellet, Raymond Devos, Jean-Louis Trintignant, Michel Audiard, sans nommer des amis moins célèbres), aux écrivains (« Stendhal. Anouilh. Maupassant. Cendrars. Aymé. Hemingway. » ; aussi Montaigne, Chamfort, Céline, et quelques haines), et aux poètes (« Villon. Apollinaire. Verlaine. Baudelaire. RIMBAUD. »).
Humour et bons mots, mais la tristesse affleure vite. L’intention d’échapper à ses origines villeneuvoises en trouvant le succès littéraire est prédominante au début (outre Paris, Thionne et Jaligny, dans le Bourbonnais, sont aussi fréquemment évoqués, notamment à propos du parler local). Fallet se plaint des critiques, et de son étiquette d’auteur populiste (terme dont le sens a glissé depuis).
Pêche (et chasse), amour des animaux (tout particulièrement des chats) ; vélo, pétanque. La Commune, individualisme et anarchisme, anticommunisme, anticléricalisme, antimilitarisme et anticonformisme. Très tôt la hantise de la vieillesse, « la croisière sur charentaises ». Et bien sûr les femmes (« Yolande, Else, Agathe, Cerise et Simone »).
Un vrai plaisir aussi de retrouver ces années-là… Fallet était passéiste, certes, mais quand on considère les apports du progrès, à une époque de vitesse fébrile où l’on évoque de plus en plus la décroissance, il trouve peut-être une certaine légitimité…
Et, oui, une vraie mine de citations ! Fallet semblait d'ailleurs avoir pleine conscience de la future publication de son journal.
« Quand je n’ai pas de journal, dans le métro, je lis les gens. Toutes ces figures, mal refermées ainsi que des poubelles, me donnent le vertige. Et moi, portion de foule, je suis en foule, une foule dans la foule qui me voit comme je la vois. »
25 janvier 1963

« Auprès d’une belle fille, nous agitons notre esprit à la façon d’un plumage, d’une crête ou d’une crinière. Et le plus drôle d’entre nous frise le ridicule.

L’homme est le seul animal qui regarde sa queue. »
29 juin 1963

« C’est l’été, l’été, ce participe à jamais passé. »
9 juillet 1963

« La France se hérisse de casernes à l’usage de la famille. On appelle ces beautés de béton « les grands ensembles », et tout cela pousse comme l’amanite phalloïde. Voir les HLM se dresser dans le crépuscule qui n’en peut mais, c’est à mourir, c’est à détester l’homme. « Grande est sa confiance en l’homme », a écrit je ne sais quel minus à mon sujet. J’ai confiance en lui : il crèvera de la maladie qui lui pend du sexe : la multiplicité. Ces masures monstrueuses et sinistres, c’est à l’Église que nous les devons. Tant que les papes ne mettront pas le holà – tant qu’ils n’y trouveront pas un intérêt financier quelconque – à la prolifération des soi-disant chrétiens, l’État bourgeois refusera la politique démographique que lui proposent avec angoisse les sociologues.
Mais qu’ai-je à foutre-merdre de tout cela ? »

« Je traîne seul ma tristesse dans les rues de Saint-Ouen, aux Puces. J’aime cette odeur de misère, qui est celle de mon enfance. Il y a là-bas la rue la plus morne qui soit. Elle s’appelle rue du Plaisir. C’est pourtant vrai que le plaisir a cet air désolé. »
28 octobre 1963

« Quand il n’y aura plus un brin d’herbe, plus un papillon sur terre, plus une ablette dans les eaux, quand ils seront six milliards (ou douze), les hommes seront enfin satisfaits. Ils auront été jusqu’au bout. La bêtise est pour eux l’aimant électromagnétique. La force d’attraction finale. »
2 février 1965

« Interallié. Suis en butte aux pressions d’amis d’auteurs, sans parler de celles des éditeurs. Offres d’argent, même. Je tremble en me demandant comment, à quel prix, on a dû l’an passé me décrocher le coquetier. J’ai cru, naïf, à mon mérite. Voilà un alinéa qui sera coupé sans merci dans ce journal s’il est un jour publié. Jurés ou putes, c’est toujours le « petit cadeau ».

J’en suis même arrivé au stade où écrire le français devient à chaque livre plus difficile. Où la faute, l’adjectif de travers m’empêchent de dormir, le comble pour un paresseux. Cet amour du travail bien fait doit me venir du fond des âges, de ces cons de paysans mes ancêtres. Je me suis payé un Dictionnaire des difficultés de la langue française, dont je m’étais si bien passé depuis mes débuts. Des difficultés, j’en rencontre chaque jour davantage. Quelle langue ! J’aurais dû naître écrivain britannique. »
31 octobre 1965

« Il est possible que, le corps se retirant, l’esprit lâche les dés, abandonne, las de se battre. »

« Nous vivons comme des montres, en or ou en fer-blanc, avec ou sans chaîne. Comme nous, elles tombent, retardent ou avancent. On les répare une fois, deux fois. Elles se cassent, enfin. On les jette. »
13 février 1968

« L’histoire vraie la plus drôle de ces temps : un flic de la DST avait le privilège d’aller chercher des services de presse chez l’éditeur Christian Bourgois. Nanti de ses volumes, il tombe dans une bagarre. Une auto-pompe commence par l’arroser de pied en cap. Puis des CRS, malgré ses cris : « Arrêtez ! Je suis de la maison ! » le bastonnent d’importance. Fou de rage, dégoulinant de flotte et de sang, le flic court expliquer le drame au commissariat le plus proche, où le commissaire lui fournit cette sublime explication :
– Que voulez-vous ! Faut vous mettre à leur place ! Ils ne pouvaient pas savoir ! VOUS AVIEZ DES LIVRES ! »
30 mai 1968

« Malgré mes efforts je ne puis me détacher de ces idées de révolution. Malgré mes efforts, oui, car je n’ai pas grand-chose à y gagner, au contraire peut-être. Mais il y a toute cette sombre poésie qui ressemble à l’amour, cet amour qu’il est toujours odieux de refuser. »
26 juin 1968

« Ma génération, à moi, n’est pas perdue, plutôt tordue. »
16 juin 1969

« Tout cela est plus douloureux qu’un chagrin d’amour et le temps y paraît plus long. De plus allez donc tirer un roman d’une patte cassée. »
3 septembre 1969

« Je pense qu’il ne faut pas m’aimer. Je pense aussi que voilà une recommandation tout à fait superflue. »
23 octobre 1971

« Matériellement ce n’est pas un bien de mourir pour une idée, vous mourez avec elle, elle meurt avec vous. En outre, si cette idée avait le malheur de vous être tout à fait personnelle, personne ne s’apercevra de sa disparition. »
7 décembre 1971

« Rompre a un goût de crime. On supprime un être. »
13 janvier 1972

« On retrouve, vingt-sept ans après, dans la jungle de l’île de Guam, un soldat japonais, toujours fanatique de l’empereur et de la guerre. Vingt-sept ans sans une minute de réflexion. Ses compagnons sont morts. Comme d’habitude, c’est toujours le plus con qui survit. Dieu, ce con, n’aime que ses semblables. »
18 février 1972

« Je m’élancolise. »
1 mars 1972

« Nos taudis n’étaient que mélancoliques. Les constructions modernes sont, nuance, carrément sinistres. »
24 février 1973

« On m’expédie pour que je le remplisse un questionnaire sur la Culture. Je l’ai foutu à la poubelle. La culture collective est la plus grave des infamies actuelles. La Culture ne se distribue pas comme les Allocations familiales. »
24 avril 1973

« Le chagrin ne m’apporte plus rien. »
29 juin 1974

« À la mort d’Hardellet, sa très bourgeoise famille a respiré d’aise, et l’une de ses cousines a proféré cette oraison funèbre : « Le scandale est enfin terminé. »

Pour moi, cela ne va pas mal du tout. Sous l’effet d’un somnifère je me suis levé et ai pissé dans un coin de ma chambre, histoire d’arroser la Toussaint. Incontinent. Je suis un continent à moi tout seul. « Gâtisme », assure Agathe. Je me ferai tailler mes bambinettes à Londres. »
3 novembre 1974

« Aimer, ce n’est pas seulement aimer, c’est aimer trop. »
18 septembre 1975

« Toute vie est ratée puisqu’on meurt. »
21 septembre 1977

« Toute vie est ratée puisqu’il faut la quitter. »
18 octobre 1982


\Mots-clés : #journal #xxesiecle
par Tristram
le Mar 20 Déc - 11:29
 
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Annie Ernaux

Les armoires vides

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Les_ar10

Denise, « Ninise » Lesur, jeune étudiante, subit un avortement clandestin, et évoque son enfance. Une enfance dans un milieu méprisé (a posteriori), en fait assez heureux (parents faisant « tout » pour elle, chère abondante – c’est l’après-guerre), modeste mais relativement privilégié (commerçants) : la misère est en réalité autour (avec notamment l’alcoolisme), même si on baigne dedans (d’autant plus avec la promiscuité).
« Malheurs lointains qui ne m'arriveront jamais parce qu'il y a des gens qui sont faits pour, à qui il vient des maladies, qui achètent pour cinquante francs de pâté seulement, et ma mère en retire, elle a forcé, des vieux qui ont, a, b, c, d, la chandelle au bout du nez en hiver et des croquenots mal fermés. Ce n'est pas leur faute. La nôtre non plus. C'est comme ça, j'étais heureuse. »

Puis l’autre monde, celui de l’école (libre) ; humiliation sociale, et culpabilité (le péché) insinuée par l’aumônier à la « vicieuse » avec son « quat'sous » (son sexe, avec connotation de peu de valeur) ; puis revanche de première de la classe. Et la lecture.
« Ces mots me fascinent, je veux les attraper, les mettre sur moi, dans mon écriture. Je me les appropriais et en même temps, c'était comme si je m'appropriais toutes les choses dont parlaient les livres. Mes rédactions inventaient une Denise Lesur qui voyageait dans toute la France – je n'avais pas été plus loin que Rouen et Le Havre –, qui portait des robes d'organdi, des gants de filoselle, des écharpes mousseuses, parce que j'avais lu tous ces mots. Ce n'était plus pour fermer la gueule des filles que je racontais ces histoires, c'était pour vivre dans un monde plus beau, plus pur, plus riche que le mien. Tout entier en mots. Je les aime les mots des livres, je les apprends tous. »

« Pour moi, l'auteur n'existait pas, il ne faisait que transcrire la vie de personnages réels. J'avais la tête remplie d'une foule de gens libres, riches et heureux ou bien d'une misère noire, superbe, pas de parents, des haillons, des croûtes de pain, pas de milieu. Le rêve, être une autre fille. »

Rejet du moche, du sale, du café-épicerie de la rue Clopart, honte haineuse d’une inculture (pourtant compréhensible), envie aussi de la vie des autres jeunes, de la liberté : l’adolescente veut "s’en sortir".
Premières menstrues, « chasse aux garçons », découverte du plaisir ; avec quand même la crainte confuse de mal tourner, comme redoutent les parents (qui triment pour lui permettre de poursuivre ses études).
« Dans l'ordre, si tout y avait été, une maison accueillante, de la propreté, si je m'étais plu avec eux, chez eux, oui, ce serait peut-être rentré dans l'ordre. »

Dix-sept ans, l’Algérie et mai 68 en toile de fond, et ce besoin (à la fois légitime et choquant) d’être supérieur à sa condition d’origine.
« J'inscris des passages sur un petit carnet réservé, secret. Découvrir que je pense comme ces écrivains, que je sens comme eux, et voir en même temps que les propos de mes parents, c'est de la moralité de vendeuse à l'ardoise, des vieilles conneries séchées. »

« Mais la fête de l'esprit, pour moi, ce n'est pas de découvrir, c'est de sentir que je grimpe encore, que je suis supérieure aux autres, aux paumés, aux connasses des villas sur les hauteurs qui apprennent le cours et ne savent que le dégueuler. »

Étudiante enfin, puis c’est la « dé-fête », elle est enceinte, et avorte clandestinement.
« J'ai été coupée en deux, c'est ça, mes parents, ma famille d'ouvriers agricoles, de manœuvres, et l'école, les bouquins, les Bornin. Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine, il fallait bien choisir. »

Contrairement à ce qui est parfois prétendu, Ernaux a "un style".
« Ça me fait un peu peur, ça saignera, un petit fût de sang, lie bleue, c'est mon père qui purge les barriques et en sort de grandes peaux molles au bout de l'immense rince-bouteilles chevelu. Que je sois récurée de fond en comble, décrochée de tout ce qui m'empêche d'avancer, l'écrabouillage enfin. Malheureuse tout de même, qui est-il, qui est-il... Mou, infiniment mou et lisse. Pas de sang, une très fine brûlure, une saccade qui s'enfonce, ce cercle, ce cerceau d'enfant, ronds de plaisir, tout au fond... Traversée pour la première fois, écartelée entre les sièges de la bagnole. Le cerceau roule, s'élargit, trop tendu, trop sec. La mouillure enfin, à hurler de délivrance, et macérer doucement, crevée, du sang, de l'eau. »

« Le goût de viande crue m'imbibe, les têtes autour de moi se décomposent, tout ce que je vois se transforme en mangeaille, le palais de dame Tartine à l'envers, tout faisande, et moi je suis une poche d'eau de vaisselle, ça sort, ça brouille tout. Le restau en pleine canicule, les filles sont vertes, je mange des choses immondes et molles, mon triomphe est en train de tourner. Et je croyais qu'il s'agissait d'une crise de foie. Couchée sur mon lit, à la Cité, je m'enfilais de grands verres d'hépatoum tout miroitants, une mare sous des ombrages, à peine au bord des lèvres, ça se changeait en égout saumâtre. La bière se dénature, je rêve de saucisson moelleux, de fraises écarlates. Quand j'ai fini d'engloutir le cervelas à l'ail dont j'avais une envie douloureuse, l'eau sale remonte aussitôt, même pas trois secondes de plaisir. J'ai fini par faire un rapprochement avec les serviettes blanches. Une sorte d'empoisonnement. »

Et pour une écriture "blanche" (certes peu métaphorique), j’ai découvert plusieurs mots nouveaux pour moi : décarpillage, cocoler, polard, pouque et mucre (il est vrai cauchois), etc. ; curieusement (pourtant dans l’œuvre d’une écrivaine nobelisée !), je n’ai pas trouvé en ligne la définition de "creback", apparemment une pâtisserie, ni « troume » (peur vraisemblablement).
Dès ce premier roman, Ernaux parvient, avec l'originalité de son écriture, à nous transmettre une expérience commune. C'est peut-être ça qui explique l'oppression ressentie à cette lecture, comme signalée par Chrysta : Ernaux n'est pas une auteure d'évasion, c'est tout le contraire, on est sans cesse durement ramené à la triste réalité.

\Mots-clés : #autobiographie #conditionfeminine #contemporain #enfance #identite #intimiste #Jeunesse #Misère #relationenfantparent #sexualité #social #temoignage #xxesiecle
par Tristram
le Ven 28 Oct - 11:23
 
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Ernst Jünger

Le traité du rebelle ou le recours aux forêts suivi de Polarisations

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Le_tra11

Dans une note préliminaire le traducteur, Henri Plard, explicite le terme de « rebelle » employé pour « Waldgänger », mot emprunté à une coutume d'origine islandaise selon laquelle au Moyen Âge un proscrit s’exilait loin de la société.
Ce texte est un essai sur le vote (notamment des 2% de rebelles) sous une dictature.
« Nous vivons en des temps où nous interpellent sans cesse des pouvoirs inquisitoriaux. Et ces puissants ne sont pas uniquement animés d’une soif idéale de savoir. Lorsqu’ils s’approchent pour nous questionner, ils n’attendent pas de nous une contribution à la vérité objective, ni même à la solution de certaines difficultés. Peu leur importe notre solution ; c’est à notre réponse qu’ils tiennent. »

Au-delà de la statistique, cette minorité nécessaire justifie en quelque sorte le totalitarisme, et on reconnaît les échos de l'histoire bouleversée de la première partie du XXe.
« L’état pléthorique de la police, qui est en fait une véritable armée, a de quoi surprendre au premier abord, dans des empires où l’assentiment a pris cette puissance écrasante. Ce doit donc être le symptôme d’un accroissement du même ordre dans la force potentielle de la minorité. Et il en est bien ainsi. »

« L’espionnage introduit ses tentacules dans chaque pâté de maisons, dans chaque demeure. Il cherche même à pénétrer dans les familles et célèbre ses suprêmes triomphes lorsque les accusés requièrent contre eux-mêmes, au cours de procès pompeux : nous y voyons l’individu, devenu policier de soi-même, contribuer à sa propre perte. »

« Le choix des sphères qu’atteindra cette persécution demeure secondaire : il s’agira toujours de minorités qui tranchent par leur nature même sur le reste du peuple, ou que l’on définit tout exprès. Il va de soi que le péril s’étend à tous ceux qui se distinguent par leurs qualités héréditaires ou leurs talents. »

Écrit après-guerre, en pleine guerre froide, ce manifeste étrange, métaphorique, inspiré, confus, mêle mythologie, religion, métaphysique, arts (y compris de la guerre), et dénonce l’automatisme, la peur qui nous conduisent. Surtout, il promeut le « recours aux forêts » (refuge, « champ de sa bataille »), combat pour la liberté, individuel, voire élitiste.
« Or, avoir son destin propre, ou se laisser traiter comme un numéro : tel est le dilemme que chacun, certes, doit résoudre de nos jours, mais est seul à pouvoir trancher. »

« Nous vivons en des temps où la guerre et la paix ne sont plus guère discernables. »

Une remarque intéressante : c’est une sorte de regret de cette liberté qui fait qu’on « héroïse le malfaiteur ».
Agréablement difficile à rattacher à une tendance politique, ce discours de résistance à l’autorité et de défiance de l’État résonne pourtant toujours aujourd’hui.

Polarisations : dans cette brève mais brillante réflexion méditative, j’ai retrouvé le plaisir de lecture des Chasses subtiles, là aussi fondée sur l’observation naturaliste (voire ethnologique) revisitée par une expérience de pensée fort inventive.
« Une bouée de sauvetage, sur un grand navire, peut l’accompagner dans ses croisières des années durant, tout en restant fixée à la lisse. Puis on la met au rebut, sans qu’un homme en péril de noyade s’en soit jamais ceint. Des milliers de bouées naviguent ainsi sur toutes les mers et n’accèdent jamais à leur destination. Ce n’est pas une raison pour supprimer les bouées de sauvetage. La seule qui sauve réellement, quand le navire sombre, donne à toutes les autres leur sens.
Il faut ici se demander : en fait, donne-t-elle, cette unique bouée, leur sens à toutes les autres ? Ou le sens n’est-il pas bien plutôt replié en elles toutes, et l’autre, celle qui remplit son office, ne se borne-t-elle pas à le développer, à le confirmer, à le dégager ? »


\Mots-clés : #essai #philosophique #politique #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 27 Oct - 12:54
 
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Kateb Yacine

Nedjma

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Nedjma10

À Bône dans l’Est algérien, vers 1945, quatre journaliers, Mustapha, Mourad, Rachid et Lakhdar ; deux colons, Ernest le contremaître, blessé par Lakhdar qu’il molestait, et Ricard l’entrepreneur qui épouse Suzy, la fille du premier, avant d’être tué par Mourad. Puis le roman retourne dans le récent passé des quatre amis, ainsi que dans celui de l’auteur, destins tous reliés à Nedjma par un amour plus ou moins caché, puisqu’elle est mariée à Kamel.
Notations généralement brèves, « par bribes », roman polyphonique éclaté, violence, misère, injustice ; puis c’est l’exposé de l’épopée de Si Mokhtar et Rachid le déserteur, d’une voix plus intelligible.
« Mais la mère de Kamel ne m'avait pas tout dit ; elle ne m'avait pas dit que Si Mokhtar était aussi le rival de son défunt époux, rival à deux titres : pour lui avoir successivement ravi sa femme et sa maîtresse, et cela n'était pas le plus terrible pour Rachid, car qui avait pu tuer l'autre rival, le mort de la grotte, sinon le vieux bandit et séducteur, le vieux Si Mokhtar qui est à la fois le père de Kamel, celui de Nedjma, et aussi vraisemblablement l'assassin que le fils de la victime poursuit sans le savoir, car Rachid ne peut pas savoir ce que je sais, n'ayant pas connu la mère de Kamel qui me révéla d'autres choses encore... »

« Trois fois enlevée, la femme du notaire, séductrice de Sidi Ahmed, du puritain et de Si Mokhtar, devait disparaître une quatrième fois de la grotte où mon père fut retrouvé, raide et froid près du fusil, son propre fusil de chasse qui l'avait trahi comme avait dû le faire la Française enfuie avec Si Mokhtar... Trois fois enlevée, la proie facile de Si Mokhtar, père à peu près reconnu de Kamel et peut-être aussi de Nedjma, Nedjma la réplique de l'insatiable Française, trois fois enlevée, maintenant morte ou folle ou repentie, trois fois enlevée, la fugitive n'a d'autre châtiment que sa fille, car Nedjma n'est pas la fille de Lella Fatma... »

S’insère l’évocation de « l'ombre des pères, des juges, des guides », la tribu d’origine de l’ancêtre légendaire Keblout, massacrée par le conquérant français. Ce livre est aussi l’histoire, en filigrane, de la marche vers l’indépendance de l’Algérie sous le joug étranger.
« …] mais la conquête était un mal nécessaire, une greffe douloureuse apportant une promesse de progrès à l'arbre de la nation entamé par la hache ; comme les Turcs, les Romains et les Arabes, les Français ne pouvaient que s'enraciner, otages de la patrie en gestation dont ils se disputaient les faveurs [… »

« …] tu penses peut-être à l'Algérie toujours envahie, à son inextricable passé, car nous ne sommes pas une nation, pas encore, sache-le : nous ne sommes que des tribus décimées. Ce n'est pas revenir en arrière que d'honorer notre tribu, le seul lien qui nous reste pour nous réunir et nous retrouver, même si nous espérons mieux que cela… »

Lorsqu’apparaît Nedjma, le ton cède à un lyrisme poétique et enchanteur.
« Je contemplais les deux aisselles qui sont pour tout l'été noirceur perlée, vain secret de femme dangereusement découvert : et les seins de Nedjma, en leur ardente poussée, révolution de corps qui s'aiguise sous le soleil masculin, ses seins que rien ne dissimulait, devaient tout leur prestige aux pudiques mouvements des bras, découvrant sous l'épaule cet inextricable, ce rare espace d'herbe en feu dont la vue suffît à troubler, dont l'odeur toujours sublimée contient tout le philtre, tout le secret, toute Nedjma pour qui l'a respirée, pour qui ses bras se sont ouverts. »

Le récit se recentre sur Rachid à Constantine.
« Rachid n'avait pas voyagé durant son enfance ; il avait le voyage dans le sang, fils de nomade né en plein vertige, avec le sens de la liberté, de la hauteur contemplative [… »

« Non seulement Rachid n'avait jamais recherché l'assassin – « son père avait été tué d'un coup de fusil dans une grotte » – mais devenu l'ami d'un autre meurtrier, sombrant dans la débauche, ravalé au rang de manœuvre, puis de chômeur ne vivant plus que de chanvre, il était maintenant le maître du fondouk, le paria triomphant sur les lieux de sa déchéance. »

Évocation de Carthage, Hippone, Cirta (et de Nedjma, femme fatale, en Salammbô). Puis de la famille tribale, avec encore un changement de registre.
« …] nous nous sommes toujours mariés entre nous ; l'inceste est notre lien, notre principe de cohésion depuis l'exil du premier ancêtre [… »

Souvenirs d’enfances, puis de la manifestation réprimée dans le sang le 8 mai 1945 à Sétif.
Les quatre chômeurs sont réunis autour de Nedjma, puis rejoignent la situation du début du roman, lorsqu’ils se séparent.
Un livre complexe, qui réclame sans doute plusieurs lectures.

\Mots-clés : #criminalite #famille #identite #romanchoral #xxesiecle
par Tristram
le Mar 25 Oct - 10:39
 
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Sujet: Kateb Yacine
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Umberto Eco

Construire l’ennemi et autres textes occasionnels

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Constr10

Dans Construire l’ennemi, Eco documente la stigmatisation de l’étranger, du laid, du juif, de l’hérétique, de la femme (notamment sorcière), du lépreux à travers les temps, en produisant nombre d’extraits édifiants (sans omettre les auteurs religieux).
« Il semble qu’il soit impossible de se passer de l’ennemi. La figure de l’ennemi ne peut être abolie par les procès de civilisation. Le besoin est inné même chez l’homme doux et ami de la paix. Simplement, dans ces cas, on déplace l’image de l’ennemi, d’un objet humain à une force naturelle ou sociale qui, peu ou prou, nous menace et doit être combattue, que ce soit l’exploitation du capitalisme, la faim dans le monde ou la pollution environnementale. Mais, même si ce sont là des cas « vertueux », Brecht nous rappelle que la haine de l’injustice déforme elle aussi le visage. »

« Essayer de comprendre l’autre, signifie détruire son cliché, sans nier ou effacer son altérité. »

Mention particulière à La paix indésirable ? Rapport sur l’utilité des guerres, effarante justification états-unienne (et orwellienne) de la nécessité de l’ennemi, notamment pour des raisons économiques (anonyme, préfacé par J. K. Galbraith).

Absolu et relatif nous entraîne dans un débat philosophique qui revient rapidement au problème de notre conception de la vérité (atteignable ou pas).

La flamme est belle est une réflexion sur le feu, qui n’oublie pas Bachelard, entr’autres.
« Les amis pleins de sollicitude brûlent, pour des raisons de moralité et de santé mentale, la bibliothèque romanesque de Don Quichotte. On brûle la bibliothèque d’Auto da fé d’Elias Canetti, en un bûcher qui rappelle le sacrifice d’Empédocle (« quand les flammes l’atteignent enfin, il rit à pleine voix comme il n’avait jamais ri de sa vie »). »

Délices fermentées est consacré à Piero Camporesi, auteur de L’Officine des sens et « gourmet de listes ».

« Hugo, hélas ! » La poétique de l’excès :
« Le goût de l’excès le conduit à décrire en procédant par énumérations interminables [… »

« La beauté n’a qu’un type, la laideur en a mille. »

Cela m’a ramentu cette phrase (souvenir scolaire – on a beau dire du mal de l’école…) :
« Si le poète doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. »

Astronomies imaginaires (mais pas astrologie, croyance ou tromperie).

Je suis Edmond Dantès ! sur le roman-feuilleton, et « l’agnition ou reconnaissance » (d’un lien de parenté entre personnages) ; le texte commence ainsi :
« Certains infortunés se sont initiés à la lecture en lisant, par exemple, du Robbe-Grillet. Illisible si l’on n’a pas compris les structures ancestrales de la narration, qu’il détourne. Pour savourer les inventions et déformations lexicales de Gadda, il faut connaître les règles de la langue italienne et s’être familiarisé au bon toscan avec Pinocchio. »

Il ne manquait plus qu’Ulysse. Époustouflant patchwork de critiques du livre de Joyce, où la bêtise le dispute à l’antisémitisme.

Pourquoi l’île n’est jamais trouvée. Incipit :
« Les pays de l’Utopie se trouvent (à de rares exceptions près, comme le royaume du Prêtre Jean) sur une île. »

Texte passionnant sur l’histoire de la (non-)découverte d’îles plus ou moins fabuleuses.
« C’est parce que, jusqu’au XVIIIe siècle, date à laquelle on a pu déterminer les longitudes, on pouvait découvrir une île par hasard et, à l’instar d’Ulysse, on pouvait même s’en échapper mais il était impossible de la retrouver. »

C’est l’argument de L’Île du jour d’avant, mais on découvre aussi l’« Ile Perdue, Insula Perdita », île des Bienheureux de saint Brendan, et même un décryptage de La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt.

Réflexions sur WikiLeaks
« Sur le plan des contenus, WikiLeaks s’est révélé être un scandale apparent, alors que sur le plan de la forme, il a été et sera quelque chose de plus, il a inauguré une nouvelle époque historique.
Un scandale est apparent quand il rend publique une chose que tout le monde savait en privé, et dont on parlait à mi-voix par pure hypocrisie (cf. les ragots sur un adultère). »

« Et cela ne fait que confirmer une autre chose que l’on sait pertinemment : chaque dossier élaboré pour un service secret (de quelque nation que ce soit) est constitué exclusivement de matériel qui est déjà dans le domaine public. Par exemple : dans une librairie consacrée à l’ésotérisme, on s’aperçoit que chaque nouvel ouvrage redit (sur le Graal, le mystère de Rennes-le-Château, les Templiers ou les Rose-Croix) exactement ce qui figurait dans les livres précédents. Et ce n’est pas que l’auteur de textes occultistes s’interdise de faire des recherches inédites (ou ignore comment chercher des informations sur l’inexistant), mais parce que les occultistes ne croient qu’à ce qu’ils savent déjà, et qui reconfirme ce qu’ils avaient déjà appris. C’est d’ailleurs là le mécanisme du succès de Dan Brown.
Idem pour les dossiers secrets. L’informateur est paresseux tout comme est paresseux, ou d’esprit limité, le chef des services secrets, qui ne croit que ce qu’il reconnaît.
Par conséquent, puisque, dans tous les pays, les services secrets ne servent pas à prévoir des cas comme l’attaque des Twins Towers et qu’ils n’archivent que ce qui est déjà connu de tous, il vaudrait mieux les éliminer. Mais, par les temps qui courent, supprimer encore des emplois serait vraiment insensé.
Si les États continuent à confier leurs communications et leurs archives confidentielles à Internet ou d’autres formes de mémoire électronique, aucun gouvernement au monde ne pourra plus nourrir des zones de secret, et pas seulement les États-Unis, mais même pas la République de Saint-Marin ou la principauté de Monaco (peut-être que seule Andorre sera épargnée). »

« Et même si la grande masse des citoyens n’est pas en mesure d’examiner et d’évaluer la quantité de matériel que le hacker capture et diffuse, la presse joue désormais un nouveau rôle (elle a déjà commencé à l’interpréter) : au lieu de relayer les nouvelles vraiment importantes – jadis, c’étaient les gouvernements qui décidaient des nouvelles vraiment importantes, en déclarant une guerre, en dévaluant une monnaie, en signant une alliance –, aujourd’hui c’est elle qui décide en toute autonomie des nouvelles qui doivent devenir importantes et de celles qui peuvent être passées sous silence, allant jusqu’à pactiser (cela est arrivé) avec le pouvoir politique pour savoir quels « secrets » dévoilés il convenait de révéler et ceux qu’il fallait taire.
Puisque tous les rapports secrets qui alimentent haines et amitiés d’un gouvernement proviennent d’articles publiés ou de confidences de journalistes à un attaché d’ambassade, la presse prend une autre fonction : jadis, elle épiait le monde des ambassades étrangères pour en connaître les trames occultes, désormais ce sont les ambassades qui épient la presse pour y apprendre des manifestations connues de tous. »

Tout le bref texte devrait être cité !
Et c’est toujours aussi délectable de se régaler de l’esprit d’Umberto Eco…

\Mots-clés : #complotisme #contemporain #discrimination #ecriture #espionnage #essai #guerre #humour #medias #philosophique #politique #social #universdulivre #xxesiecle
par Tristram
le Lun 24 Oct - 13:57
 
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Sujet: Umberto Eco
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John Le Carré

Un homme très recherché

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Lecarr10

Peu après le 11 septembre, Issa Karpov, le mystérieux fils tchétchène d’un colonel de l’Armée rouge décédé, arrive clandestinement à Hambourg (port cosmopolite qui abrita une cellule islamiste impliquée dans l’attentat) ; il a été torturé en Russie et en Turquie, et prétend étudier la médecine, envoyé par Allah. Annabel Richter, une jeune avocate idéaliste de gauche, le met en rapport avec Tommy Brue, un banquier dont le père a créé un compte d’argent blanchi pour son père, associé à la mafia et au massacre des musulmans russes ; les services secrets s’intéressent à lui.
« En fac de droit, on discutait beaucoup de la primauté de la loi sur la vie. C’est un principe fondamental qui traverse toute l’histoire de l’Allemagne : la loi n’est pas faite pour protéger la vie, mais pour l’étouffer. Nous l’avons appliqué aux Juifs. Adapté à l’Amérique d’aujourd’hui, ce même principe autorise la torture et l’enlèvement politique. »

À son habitude, Le Carré dépeint de beaux portraits de ses personnages (notamment des agents secrets), ainsi qu'un contexte géopolitique international occulte, et crédible.
« S’il existe en ce monde des gens prédestinés à l’espionnage, Bachmann était de ceux-là. Rejeton polyglotte d’une extravagante Germano-Ukrainienne ayant contracté une série de mariages mixtes, unique officier de son service censé n’avoir rien réussi à l’école si ce n’est se faire renvoyer définitivement du lycée, avant l’âge de trente ans Bachmann avait bourlingué sur toutes les mers du globe, fait du trekking dans l’Hindou Kouch et de la prison en Colombie, et écrit un roman impubliable d’un millier de pages.
Pourtant, au fil de ces expériences invraisemblables, il avait découvert son patriotisme et sa vraie vocation, d’abord en tant qu’auxiliaire irrégulier d’un lointain avant-poste allemand, puis en tant qu’agent expatrié sans couverture diplomatique à Varsovie pour sa connaissance du polonais, à Aden, Beyrouth, Bagdad et Mogadiscio pour son arabe, et enfin à Berlin pour ses péchés, condamné à y végéter après avoir engendré un scandale quasi épique dont seuls quelques détails avaient atteint le moulin à ragots : un excès de zèle, dirent les rumeurs, une tentative de chantage malavisée, un suicide, un ambassadeur allemand rappelé en hâte. »

Sont particulièrement intéressants les discours manipulateurs des agents de renseignement et surtout des officiers traitants.
« Pas étonnant qu’elle n’arrive pas à dormir. Il lui suffisait de poser la tête sur l’oreiller pour revivre avec un réalisme criant ses nombreuses et diverses prestations de la journée. Ai-je outré mon intérêt pour le bébé malade de la standardiste du Sanctuaire ? Quelle image ai-je projetée quand Ursula a suggéré qu’il était temps pour moi de prendre des vacances ? Et pourquoi l’a-t-elle suggéré d’ailleurs, alors que je me terre derrière ma porte close pour donner l’impression que je remplis diligemment mes fonctions ? Et pourquoi en suis-je venue à me considérer comme le légendaire papillon d’Australie dont le battement d’ailes peut déclencher un tremblement de terre à l’autre bout de la planète ? »

« …] malgré tous les fabuleux joujoux d’espions high-tech qu’ils avaient en magasin, malgré tous les codes magiques qu’ils décryptaient et toutes les conversations suspectes qu’ils interceptaient et toutes les déductions brillantes qu’ils sortaient d’une pochette-surprise concernant les structures organisationnelles de l’ennemi ou l’absence desdites, malgré toutes les luttes intestines qu’ils se livraient, malgré tous les journalistes soumis qui se disputaient l’honneur d’échanger leurs scoops douteux contre des fuites calculées et un peu d’argent de poche, au bout du compte, ce sont toujours l’imam humilié, le messager secret malheureux en amour, le vénal chercheur travaillant pour la Défense pakistanaise, l’officier subalterne iranien oublié dans la promotion, l’agent dormant solitaire fatigué de dormir seul, qui à eux tous fournissent les renseignements concrets sans lesquels tout le reste n’est que du grain à moudre pour les manipulateurs de vérité, idéologues et politopathes qui mènent le monde à sa perte. »

« Nous ne sommes pas des policiers, nous sommes des espions. Nous n’arrêtons pas nos cibles. Nous les travaillons et nous les redirigeons contre des cibles plus importantes. Quand nous identifions un réseau, nous l’observons, nous l’écoutons, nous le pénétrons et nous en prenons peu à peu le contrôle. Les arrestations ont un impact négatif. Elles détruisent des acquis précieux. Elles nous renvoient à la case départ, elles nous obligent à chercher un autre réseau qui serait même deux fois moins bien que celui qu’on vient de foutre en l’air. »

Le Dr Abdullah est un érudit installé en Allemagne qui « représente beaucoup de grandes organisations caritatives musulmanes », et il est pressenti pour répartir pieusement l’argent « impur » de l’héritage d’Issa, car c’est un homme de bien – mais peut-être y a-t-il chez lui ne serait-ce que 5 % de mal ?
Cette histoire fait intervenir les services secrets allemands, anglais et américains, avec leurs guerres intestines, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamique, jusqu'au triomphe final des États-Unis et de leur puissant système de non-droit.
Le suspense m’est paru particulièrement bien mené. Je renvoie aux subtils commentaires de Marie et Shanidar.

\Mots-clés : #contemporain #discrimination #espionnage #immigration #justice #minoriteethnique #politique #psychologique #religion #terrorisme #xxesiecle
par Tristram
le Ven 21 Oct - 13:04
 
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Sujet: John Le Carré
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Michel Rio

Une comédie américaine

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Une_co10

Alexandra, vingt-quatre ans, est un top-model qui vient de perdre sa mère, Dorothy, « de son nom de jeune fille Dickinson, ou de son nom complet multi-matrimonial Dickinson Irving Bryant Thoreau Crane Dreiser de Crèvecœur », personnalité excentrique et marquante de la jet set dans le milieu culturel new-yorkais. Malgré les apparences, il semble que cette novella ne soit pas un roman à clef, bien que d’anciens personnages de Rio y réapparaissent, et même si on y rencontre un certain Jack Recouac, « auteur à succès qui avait le fructueux talent de rendre la marginalité accessible ».
La jeune femme avait quitté six ans plus tôt sa mère, figure aussi brillante qu’écrasante avec qui elle n’avait guère de liens affectifs ; c’est à l’occasion de la disparition de celle-ci qu’elle découvre l’identité de son père, Jérôme Avalon, un écrivain. La narration de leurs retrouvailles dans le milieu élitiste de l’art est surtout l’occasion pour Rio d’asséner ses vues sur le monde de l’édition, ainsi que sur la presse (sensationnaliste) et la culture américaine (pécuniaire, médiocre et impérialiste).
« La littérature est passée massivement, encouragée par la concentration éditoriale, de la création à la recette, recette industrielle dans le cas du pur divertissement, recette artisanale dans celui de la tranche de vie bien saignante, intimité épicée plus ou moins autobiographique qui a le double avantage d’autoriser l’auteur ignare et sans invention, puisque son enquête se limite à son pauvre moi, et d’appâter le lecteur-voyeur qui ne déteste pas humer les selles d’autrui. Deux corollaires. Un : l’analphabétisme galopant de la littérature et de son public. Deux : la création, ou prétendue telle, n’est plus validée que par son impact social, donc économique. La presse a emboîté le pas, parce qu’après tout son affaire, qui est aussi celle des trusts éditoriaux, c’est de vendre du papier. Une preuve : l’exportation regrettable de la “creative writing” inventée ici, et qui est un mensonge éhonté parce que ce qu’on peut enseigner n’est pas la création mais la recette. »

« …] en matière de création, ce qu’on vend n’est pas l’œuvre mais l’ouvrier. Variante de l’adage moderne « ne montre pas ton travail mais ton cul » impératif dans les champs artistique et politique, hautement démocratique dans la mesure où, si très peu de gens ont un génie ou des idées, une invention, en somme, tout le monde a un cul, tant bien que mal. »

Un peu outrancier avec notamment son déplaisant élitisme, ce propos pointe cependant une vraie dérive du travail d'écriture et de sa diffusion.

\Mots-clés : #contemporain #creationartistique #medias #social #xxesiecle
par Tristram
le Lun 10 Oct - 12:07
 
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Sujet: Michel Rio
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Claudio Magris

Une autre mer

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Une_au10

Enrico est un jeune étudiant en philologie de Gorizia en Autriche-Hongrie qui s’embarque à Trieste pour l’Argentine fin 1909, renonçant au bonheur avec son frère Nino et son ami Carlo, avec qui il pratiquait les philosophes grecs (notamment Platon), Schopenhauer, Ibsen, Tolstoï, Bouddha, Beethoven.
« Ce mélange de peuples et son agonie sont une grande leçon de civilisation et de mort ; une grande leçon de linguistique générale aussi, car la mort est spécialiste en matière de plus-que-parfait et de futur antérieur. »

« Sur ce bateau qui à présent file à travers l’Atlantique, Enrico est-il en train de courir pour courir ou bien pour arriver, pour avoir déjà couru et vécu ? À vrai dire, il reste immobile ; déjà les quelques pas qu’il fait entre sa cabine, le pont et la salle à manger lui semblent inconvenants dans la grande immobilité de la mer, égale et toujours à sa place autour du bateau qui prétend la labourer, alors que l’eau se retire un instant et se referme aussitôt. La terre supporte, maternelle, le soc de charrue qui la fend, mais la mer est un grand rire inaccessible ; rien n’y laisse de trace, les bras qui y nagent ne l’étreignent pas, ils l’éloignent et la perdent, elle ne se donne pas. »

Enrico devient éleveur en Patagonie, toujours en selle ; il est patient, détaché, libre, éprouvant dans l’instant la vie à laquelle il ne demande rien, refusant tout engagement professionnel, politique, sentimental ou familial.
« Une fois il se trouve face à un puma, son cheval s’emballe, il le fouette rageusement et même le mord, l’animal le désarçonne et le piétine ; pendant des mois il pisse du sang, jusqu’à ce que des Indiens lui fassent boire certaines décoctions d’écorces et que ça lui passe. »

« Il y a toujours du vent mais au bout d’un certain temps on apprend à distinguer ses tonalités diverses selon les heures et les saisons, un sifflement qui s’effiloche ou un coup sec comme une toux. Parfois il semble que le vent a des couleurs, il y a le vent jaune d’or entre les haies, le vent noir sur le plateau nu. »

« Enrico tire, le canard sauvage s’abat sur le sol, en un instant le vol héraldique est un déchet jeté par la fenêtre. La loi de la pesanteur est décidément un facteur de gaucherie dans la nature ; il n’y a que les mots qui en soient préservés, entre autres ceux imprimés dans les classiques grecs et latins de la collection Teubner de Leipzig. »

Venu de la mansarde de Nino dans Gorizia à une cabane de l’altiplano, fuyant le vacarme des villes (et la guerre), il correspond avec Carlo (qui est le philosophe Carlo Michelstaedter), jusqu’à ce que celui-ci se suicide après avoir rédigé La persuasion et la rhétorique. Cet essai théorise la persuasion comme « plénitude de l’être en accord avec la vie et l’instant », la rhétorique en tant que « tout ce qui nous fait désirer d’être ailleurs, plus tard, plus fort, tandis qu’irrévocablement s’écoule et s’enfuit notre vie véritable » (Gallimard). Enrico est l’incarnation du « persuadé ».
« Carlo est la conscience sensible du siècle et la mort n’a aucun pouvoir sur la conjugaison du verbe être, seulement sur l’avoir. Enrico a ses troupeaux, son cheval, quelques livres. »

« Carlo parlait de toi, il regardait ta vie comme la seule chose qui mérite de l’estime… ce que Carlo nous a donné tu le fais et le démontres dans chacun des actes de ta vie actuelle et tu ne le sais même pas… »

« Dans ces pages ultimes Carlo le représente comme l’homme libre à qui les choses disent « tu es » et qui jouit uniquement parce que sans rien demander ni craindre, ni la vie ni la mort, il est pleinement vivant toujours et à chaque instant, même au dernier. »

« Les hommes ne sont pas tristes parce qu’ils meurent, a dit Carlo, ils meurent parce qu’ils sont tristes. »

« Dans ces pages il y a la parole définitive, le diagnostic de la maladie qui ronge la civilisation. La persuasion, dit Carlo, c’est la possession au présent de sa propre vie et de sa propre personne, la capacité de vivre pleinement l’instant, sans le sacrifier à quelque chose qui est à venir ou dont on espère la venue prochaine, détruisant ainsi sa vie dans l’attente qu’elle passe le plus vite possible. Mais la civilisation est l’histoire des hommes incapables de vivre dans la persuasion, qui édifient l’énorme muraille de la rhétorique, l’organisation sociale du savoir et de l’agir, pour se cacher à eux-mêmes la vue et la conscience de leur propre vacuité. »

Enrico revient à Gorizia après la Grande Guerre ; l’empire austro-hongrois a éclaté. Il vit à Punta Salvore en Istrie, alors italienne, se marie, est quitté, demeure avec une autre femme. L’Istrie passe du régime fasciste au communisme (puis au titisme) en devenant part de la Yougoslavie après la Seconde Guerre mondiale. Il contemple toujours la mer, songeant à Carlo, de plus en plus hors du temps, à l’écart de la vie ; il montre peu à peu des signes de mesquinerie égoïste, puis meurt.
« Mais il ne peut en être autrement, les mots ne peuvent faire écho qu’à d’autres mots, pas à la vie. »

« …] le plaisir c’est de ne pas dépendre des choses qui ne sont pas absolument nécessaires, et même celles qui le sont doivent être accueillies avec indifférence. »

« Ce sont les esclaves qui ont toujours le mot droit à la bouche, ceux qui sont libres ont des devoirs. »

Magris a mis beaucoup de choses dans ce beau livre, qui m’a ramentu… Yourcenar !

\Mots-clés : #biographie #historique #philosophique #portrait #xxesiecle
par Tristram
le Ven 7 Oct - 12:33
 
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Sujet: Claudio Magris
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Léo Malet

Brouillard au pont de Tolbiac

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Brouil10

Nestor Burma a reçu l’appel d’un certain Abel Benoit hospitalisé à la Salpêtrière, qui dit le connaître ; lorsqu’il arrive, l’homme est mort de ses blessures, et se révèle être Albert Lenantais, une relation de Nestor adolescent. C’est l’occasion d’une plongée dans le passé de Nestor (et Léo), lorsqu’il était réfugié parmi les libertaires du Foyer végétalien du XIIIe en 1927 (à l’époque, c’étaient les anarchistes qui ne mangeaient que des légumes, et proscrivaient alcool et tabac). Dans l’édition que j’ai lue, ce milieu est documenté par une préface de Francis Lacassin et deux chapitres d’À nous deux, Patrie !, d’André Colomer, « théoricien lyrique de la violence, individualiste exacerbé », journaliste dressé contre Dieu, la guerre, la patrie et la révolution…
Benoit-Lenantais était devenu « un vieux cordonnier-chiffonnier », « Chiftir et bouif », et c’est l’opportunité de pénétrer cette fois dans le milieu de la chiffe, dans ce misérable quartier depuis disparu.
« À ce stade de notre décevante tournée, nous nous trouvions rue des Cinq-Diamants. Le XIIIe arrondissement fourmille de rues aux noms charmants et pittoresques, en général mensongers. Rue des Cinq-Diamants, il n’y a pas de diamants ; rue du Château-des-Rentiers, il y a surtout l’Asile Nicolas-Flamel ; rue des Terres-au-Curé, je n’ai pas vu de prêtre ; et rue Croulebarbe, ne siège pas l’Académie française. Quant à la rue des Reculettes... hum... et celle de l’Espérance... »

Nestor enquête avec Bélita Moralés, sa voisine la belle gitane que Lenantais a soustraite à l’emprise de sa « race » (à l’époque on se défie des « romanos » et autres Arabes).
« − Dans ce quartier, mon vieux, où ça grouille d’Arabes, sans qu’on puisse distinguer lesquels sont pour nous, lesquels contre, on s’occupe plus activement qu’ailleurs des banales agressions nocturnes, surtout commises pour des norafs.
− Ah ! oui ! parce que ça s’agite dans la colonie coloniale ! Fellaghas et compagnie, quoi ?
− Exactement. Un jour, c’est un sidi buveur de pinard qui se fait casser la gueule par un autre sidi respectueux du Coran... »

L’histoire policière proprement dite est assez banale ; les anciens anars et insoumis, sans parler des illégalistes, ont perdu leurs valeurs avec le temps…

\Mots-clés : #misere #polar #politique #social #xxesiecle
par Tristram
le Mer 5 Oct - 12:22
 
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Sujet: Léo Malet
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Antonio Lobo Antunes

La Farce des damnés

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 La_far10

« Le deuxième mercredi de septembre mille neuf cent soixante-quinze » (après la révolution des Œillets, Salazar écarté et la guerre d’Angola terminée, à l’arrivée des communistes au pouvoir la bourgeoisie se prépare à l’exil) : la journée du narrateur, Nuno, un dentiste lisboète partagé entre sa femme Ana et Mafalda, sa maîtresse (deux amies). Après le déjeuner, scène de rupture loufoque avec la seconde, tandis qu’il se prend pour Edward G. Robinson ; il se rend chez ses parents, où sa mère fleurte avec une de ses conquêtes (son père est un homme d’affaires complaisant).
Premier aperçu de sa belle-famille, également nantie et sordide, essentiellement libidineuse :
« …] ma belle-mère qui couchait avec son beau-frère, la tante mongolienne d'Ana qui hurlait dans la cuisine, l'oncle qui avait fait un enfant à la cousine [… »

D’un Gitan qui essaie de vendre un stylo à Nuno :
« Ses vêtements accompagnaient ses gestes, avec l'impondérabilité presque transparente des écailles. Il sentait la mule morte et la morve d'une tripotée d'enfants, dans un terrain vague quelconque, auprès de femmes accroupies et de la soupe aux chardons du dîner qui bouillait dans un bidon rouillé. »

Puis ils partent, lui, Ana et son jeune frère Francisco, voir leur grand-père mourant en Espagne. Il s’enfuit pendant un contrôle de gendarmerie.
Compte-rendu de l’arrivée d’Ana et Francisco : vu « côté A » par leur mère, fille de régisseur dominée par son mari (la première activité d’Ana est de coucher avec son beau-frère, tandis que son grand-père agonise et que son père joue au train électrique). « Côté B », c’est Ana elle-même qui raconte, dans un récit traversé de souvenirs, cette même veille de fête, mais sept ans plus tard.
« C'est au Brésil, un ou deux ans après la révolution, que j'ai compris que le Portugal – tout comme les trains de mon père – n'existait pas. C'était une fiction burlesque des professeurs de géographie et d'histoire qui avaient créé des fleuves et des montagnes et des villes gouvernées par des dynasties successives de valets de cartes à jouer, auxquels succédèrent, après une demi-douzaine de détonations au bruit amorti de stands de tir, des individus à barbiche et lunettes emprisonnés dans des cadres ovales, observant le Futur avec la myopie sévère des élus, pour que tout, finalement, se dilue dans la blanche paix sans reliefs ni contours du salazarisme, pendant lequel ma famille avait prospéré comme le ver dans le bois, dévorant la sciure de fabriques et de montes. »

(Monte : domaine agricole en Alentejo. Généralement, la ferme ou la maison des maîtres se trouve sur une butte, d'où le nom de monte. (N.d.T.))
Revenue du Brésil avec son (nouveau) mari, Ada retrouve sa cousine (la fille de la mongolienne), sa mère et l’oncle (avec qui elle couchait sept ans plus tôt) qu’elle déshérite devant notaire.
Le jour de la fête (suivie sur trois jours, fusées, corrida), c’est Francisco qui raconte sa vie de pauvre bohème drogué, et nous apprend incidemment qu’il est le fils de son père et de sa sœur…
« Il y a toujours cinq ou six tourterelles sur le toit, uniques anges imaginables dans une ville où les panneaux publicitaires cachent, comme des pansements, les plaies d'une décomposition sans espoir. Lisbonne ressemble à un mendiant au soleil, avec ses moineaux qui farfouillent librement comme des poux dans la tignasse des arbres. »

Pendant la procession, Francisco doit promener sa tante mongolienne tandis que la famille se chamaille sur l’héritage et cherche le testament du grand-père afin de réunir un peu d’argent avant de s’enfuir devant les communistes. Le mourant, Diogo, « Monsieur l'ingénieur », après une vie à courser les servantes, boire et chasser, se remémore comme il épousa sa femme Adelina (présentée par son frère qui en était l’amant) et comment celle-ci s’est échappée, ce qui ne l’empêcha pas de la déclarer morte et d’en hériter.
Dans les derniers chapitres, les monologues de personnages divers s’entremêlent comme s’exacerbe le grotesque halluciné, proche du surréalisme ou du délire par moments, de ces saturnales abjectes dans l’immondice. Des détails finement observés, des métaphores originales, des précipitations du texte en paragraphes serrés, le leitmotiv du petit train animent ce flux rageur.
« La clarté des fenêtres décolorait les objets et traversait les aquariums des vitrines, où les pièces en corne flottaient comme des poissons ou des huppes dans le lointain, et les ailes des milans se dissolvaient telles des feuilles de thé dans la théière d'étain du ciel, qui reflétait, étirés et tordus, les arbres et les maisons. »

Avec l’agonie du patriarche en miroir de la fin de la dictature (et du massacre du taureau), c’est le terrible portrait de la (petite) bourgeoisie pourrie de l’intérieur (incestes entremêlés), sous couvert de religion et de valeurs familiales telles que :
« Il faut élever les enfants à coups de cravache, surtout lorsque nous sommes presque sûrs qu'ils ne sont pas de nous. »

Ce roman est une belle réussite car, s’il peut se perdre parfois parmi les coucheries familiales ou les divers intervenants, le lecteur n’oublie pas un instant qu’Antunes révèle les dessous de cette famille typique de l’époque. Je pense qu’on peut là le rapprocher de Faulkner, c’est tout dire !

\Mots-clés : #corruption #famille #regimeautoritaire #social #xxesiecle
par Tristram
le Dim 2 Oct - 13:43
 
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Sujet: Antonio Lobo Antunes
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Joseph Incardona

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Couv_i10

La soustraction des possibles

Quatrième de couverture a écrit:On est à la fin des années 80, la période bénie des winners. Le capitalisme et ses champions, les Golden Boys de la finance, ont gagné : le bloc de l’Est explose, les flux d’argent sont mondialisés. Tout devient marchandise, les corps, les femmes, les privilèges, le bonheur même. Un monde nouveau s’invente, on parle d’algorithmes et d’OGM.
À Genève, Svetlana, une jeune financière prometteuse, rencontre Aldo, un prof de tennis vaguement gigolo. Ils s’aiment mais veulent plus. Plus d’argent, plus de pouvoir, plus de reconnaissance. Leur chance, ce pourrait être ces fortunes en transit. Il suffit d’être assez malin pour se servir. Mais en amour comme en matière d’argent, il y a toujours plus avide et plus féroce que soi.
De la Suisse au Mexique, en passant par la Corse, Joseph Incardona brosse une fresque ambitieuse, à la mécanique aussi brillante qu’implacable.


Et en plus de tous les prix on a tous les mots de journalistes et libraires pour nous préparer à la claque !

Une claque pour laquelle il vaut mieux être d'humeur 80's et fantasmer sur une richesse discrète aux parfums légèrement frelatés. Des villas de luxe, des soirées chics, des emplois pour bureau feutrés... Comme vous lecteur, c'est ce qui fait rêver le duo d'amour du prof de tennis et de la banquière immigrée.

L'intrigue tient à moins qu'un fil, plutôt un truc pour dérouler le paysage du scénario et de sa galerie de personnage le fil. Les banquiers, les mafieux... et l'auteur.

L'auteur on profite régulièrement de sa vision, de la même manière qu'il nous fait profiter (ou impose ?) de régulières pages de fesse pour nous réveiller pour peu qu'on risque l'ennui. Des mafieux aussi. De la violence de temps en temps et sur ce tempo bien bancal et peu imaginatif quelques références littéraires, du Ramuz pour faire du pays, tant qu'à faire.

Un cliché parmi d'autres, une image parmi d'autres puisées dans ce qui est devenu un imaginaire commun du fric et des années 80. Un bouquin qui finalement ne dit pas grand chose (je suis gentil !) en tout cas rien de neuf et qui dans mon univers à moi, pourtant friand d'alimentaire quand ça tient la route, apparait aussi peu écrit qu'il est construit.

L'accumulation et la motonie des 450 pages en cadeau fiscal, si on veut. On est aussi loin de Ramuz que de Dürrenmatt (si on devait chercher une référence de par là qui a tremper le policier dans de troublants mélanges). Quelque chose comme une mauvaise série B en pire, son honnêteté et son savoir faire en moins et si on veut.

Spoiler:


Mots-clés : #contemporain #polar #xxesiecle
par animal
le Dim 18 Sep - 18:05
 
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Paul Léautaud

Le petit ami

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Le_pet10

Léautaud se propose, dès le commencement de son premier roman et en référence aux Souvenirs d’égotisme de Stendhal (dont il était féru), d’évoquer ses souvenirs d’enfance et de sa mère disparue, qu’il retrouve un peu chez ses petites amies dans son Paris natal.
« Moi qui pourtant me regarde sans cesse agir et rêver, jamais je n’avais encore autant pensé à moi. »

« Presque chaque soir je partais pour aller retrouver mes amies et me préparer auprès d’elles à écrire ce livre. »

Très tôt, il est attiré par les femmes, notamment les prostituées, et le voilà, vers la trentaine, passant ses soirées à la Belle Époque (celle notamment de Toulouse-Lautrec), surtout aux Folies-Bergère, avec lesdites lorettes ou cocottes − femmes légères, de plaisir, complaisantes, frivoles et/ou volages, s’il est possible de faire abstraction de la connotation péjorative de ces expressions, à prendre à la lettre en admettant qu’une femme puisse être libre de disposer de son corps.
« Pas besoin, avec elles, de faire des phrases. Un coup d’œil significatif, un court colloque, et l’on va s’aimer. »

« Il lui suffit de se prêter, de créer du bonheur, de laisser jouir de sa beauté, de ses gestes bienfaisants apportant à plaire et à satisfaire des soins toujours neufs et, ce qui est inestimable, une impudeur à peine obscène. »

« Ce n’était pas de l’amour que je venais demander à ces femmes. Mes projets de littérature me fatiguaient bien assez. C’était de la grâce, de la douceur, quelque chose qui relevât la fadeur de mes journées, passées à des besognes, parmi des gens sans tendresse. »

Il se présente lui-même comme un personnage otieux, nonchalant et sensible (voire romanesque), las de la littérature où il besogne peu à ses ambitions ; mais surtout il peint ce milieu à la fois brillant, languide et frénétique, et plus encore ses amies, avec tendresse et sincérité, et même un ton trompeusement badin, une ironie à peine perceptible (cf. la mort de la Perruche à l’hôpital). Puis Léautaud narre son ardente passion, assez équivoque, pour sa mère qu’il retrouve momentanément.
« Avoir grandi seul, élevé par des mains étrangères… M’être tant promis de la séduire, pendant tant d’années, si jamais je la retrouvais… »

Léautaud termine en résumant sa méthode d’écriture.
« Je parle de ce travail, le seul vrai, qui consiste à ne rien faire, à penser seulement à ce que l’on veut faire, à le distribuer en soi, à le voir en soi, par fragments et en entier, etc. »


\Mots-clés : #autobiographie #creationartistique #intimiste #jeunesse #nostalgie #temoignage #xxesiecle
par Tristram
le Ven 29 Juil - 12:04
 
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Thomas McGuane

La fête des Corbeaux


Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 La_fzo11

Recueil de dix-sept nouvelles :

Un problème de poids
La maison au bord de Sand Creek
Ma grand-mère et moi
Les enjoliveurs
Sur une route en terre
Une vue dégagée vers l’ouest
Le ragoût
Un bon filon
Un vieil homme qui aimait pêcher
Une fille de la prairie
Le bon Samaritain
Les étoiles
Le shaman
Partie de pêche à Canyon Ferry
Camping sauvage
Une histoire lacustre
La fête des Corbeaux


Tranches de vie dans des ranches du Montana, mais aussi à la ville (et bien sûr pêche à la truite), qui tournent autour de rapports humains toxiques ou empreints de faiblesse, de l’enfance à la vieillesse. Perce aussi, souvent, une satire de la culture états-unienne contemporaine (l’argent, les banques), mais également des références à la nature.
J’ai particulièrement apprécié la première nouvelle, Un problème de poids (où le fils d’une « famille dysfonctionnelle » rejette l’idée d’une vie de couple), Les enjoliveurs (ou l’enfance morose d’Owen), Les étoiles (démêlés de Jessica avec les humains), Camping sauvage (deux vieux amis s’affrontent sourdement à propos d’une infidélité conjugale tandis qu’ils campent avec un guide assez instable) et la dernière, l’éponyme (deux frères ont placé leur mère veuve atteinte de démence sénile en maison de retraite, et elle évoque un amant Crow…)
« Il avait sombré dans la dépression, découvrant qu’il n’est pas de maladie plus brutale, plus profonde, plus implacable, et qui fait une ennemie de la conscience elle-même. »
Le bon Samaritain

« De même que les géologues s’émancipent dans le temps, pensa-t-elle, les astronomes s’affranchissent grâce à l’espace. »
Les étoiles

« La chienne, qui avait mordu son maître la première fois qu’elle l’avait vu soûl, le regardait désormais avec un détachement similaire à celui d’Owen. »
Les enjoliveurs

« Je ne vois pas bien ce que les écolos trouvent à tous ces arbres, dit Jack.
− La nature nous hait. On sera sacrément vernis de quitter ce trou et de retrouver la civilisation. »

« Mon père était boucher et moi, je suis chirurgien, dit Tony. Je suis sûr que tu as entendu pas mal de plaisanteries là-dessus en ville.
− Oui, en effet.
− Le plus bizarre, c’est que je ne voulais pas être chirurgien, mais boucher. L’accession classique de la seconde génération à un genre de stratosphère où on ne se sentira jamais à sa place. Où on ne sait jamais vraiment où l’on en est. »

« Il lui apparaissait que la nature et la vie étaient exactement pareilles, mais il n’arrivait à formuler la chose. »
Camping sauvage


\Mots-clés : #humour #Nouvelle #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Ven 3 Juin - 17:21
 
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Kurt Vonnegut, jr

Nuit Mère

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 41rtme10

(Déjà lu dans la traduction de 1976 avant celle-ci, de 2016. J’ai comparé certains passages des deux traductions, et celui que je cite juste après l’ouverture du fil est globalement identique dans les deux versions, comme Nadine les a montrées. J’avais oublié de répondre à Bédoulène : c’est le moment où la belle-sœur du narrateur préfère, avant de partir dans la débâcle devant l’armée russe, supprimer son vieux chien gâté.)
Nadine, il me semble que le titre porte une majuscule, et même deux, comme celui en anglais, et puisqu’il est inspiré du Faust de Goethe, tel que cité dans la « Note de l’éditeur ». Le même « éditeur » déclare :
« Et, sur ces propos relatifs au mensonge, je risquerai d’avancer l’opinion que les mensonges prononcés au nom de l’effet artistique (au théâtre, par exemple, et dans les confessions de Campbell, peut-être) sont parfois, dans un sens plus profond, les formes de vérités les plus envoûtantes. »

Dans son introduction, Vonnegut rappelle son expérience vécue de la guerre en Allemagne, et donne une morale de l’histoire qu’il raconte :
« …] nous sommes ce que nous feignons d’être, aussi devons-nous prendre garde à ce que nous feignons d’être. »

Il précise de plus :
« Si j’étais né en Allemagne, je suppose que je serais moi-même devenu nazi, bousculant les juifs et les gitans et les Polonais, laissant des paires de bottes dépasser des congères, me réchauffant grâce à mes entrailles secrètement vertueuses. Ainsi va la vie. »

Les confessions de Howard W. Campbell Jr. est un document rédigé par celui-ci en manière de témoignage sur le Seconde Guerre mondiale tandis qu’il est emprisonné à Jérusalem en attendant son jugement.
« J’étais un radio-propagandiste nazi, un odieux et habile antisémite. »

« Sous quel motif voulaient-ils me juger ? Complicité pour le meurtre de six millions de juifs. »

États-unien élevé en Allemagne et y vivant à la déclaration de guerre, ses « émissions transmettaient d’Allemagne des informations codées » à l’intention des services de renseignement américains, et c’était donc un agent états-unien – mais c’est impossible à prouver.
Ce livre, qui ne se rattache effectivement pas au genre SF, mais plutôt espionnage, est très dense (on pourrait en citer d’innombrables extraits). Sur un ton ironique, paraissant proche du cynisme, l’humour macabre n’émousse pas les pointes groupées contre la culture occidentale, frappant à répétition là où ça fait mal. Les nombreux personnages évoqués sont autant de facettes de l’ignominie humaine.
« −Vous êtes le premier homme dont j’ai connaissance, me disait Mengel ce matin, qui ait mauvaise conscience de ce qu’il a fait pendant la guerre. Tous les autres, quel que soit leur camp, quoi qu’ils aient fait, sont persuadés qu’un homme bon n’aurait jamais pu agir autrement. »

Le thème central est donc celui des conséquences effectives de sa "couverture" de zélateur nazi ; ainsi s’exprime son beau-père, qui l’a soupçonné :
« − Parce que vous n’auriez jamais pu servir l’ennemi mieux que vous nous avez servis, nous. J’ai pris conscience que presque toutes les idées qui sont aujourd’hui les miennes, qui m’ôtent tout scrupule vis-à-vis de tout ce que j’ai pu ressentir ou faire dans ma vie de nazi, me viennent non pas de Hitler, non pas de Goebbels, non pas de Himmler… mais de vous. (Il me prit la main.) Vous seul m’avez empêché de conclure que l’Allemagne était devenue folle. »

La femme de son ami Heinz (qu’il va trahir) :
« Les gens qu’elle estimait réussir dans ce meilleur des mondes, après tout, se voyaient récompenser pour leur savoir-faire en matière d’esclavage, de destruction et de mort. Je ne considère pas ceux qui travaillent dans ces domaines comme des gens qui réussissent. »

Campbell est écrivain à l’origine, et voici un de ses poèmes :
« Un énorme rouleau compresseur approcha,
Le soleil s’en trouva éclipsé.
Il passa sur les gens couchés là ;
Personne ne voulait y échapper.
Ma bien-aimée et moi contemplions sidérés
Le mystère de ce destin de sang.
“Couchez-vous, criait l’humanité,
Cette machine est l’Histoire de notre temps !”
Ma bien-aimée et moi nous enfuîmes,
Bien loin des rouleaux compresseurs,
Nous partîmes vivre sur les cimes,
À l’écart de ces temps de noirceur.
Devions-nous rester en bas pour mourir ?
Mais non, la vie nous retenait !
Nous sommes descendus voir ce qu’était devenue l’Histoire ;
Et bon sang, comme les cadavres empestaient. »

Il a donc vécu le grand amour avec sa femme Helga, Une nation à deux, titre d’une de ses pièces, sans se préoccuper des horreurs de la guerre, de la folie schizophrène de l’époque.
« J’avais espéré, comme radiodiffuseur, me limiter au burlesque, mais nous vivons dans un monde où le burlesque est un art difficile, avec tant d’êtres humains si réticents à rire, si incapables de penser, si avides de croyance et de rogne et de haine. Tant de gens voulaient me croire ! »

« Je doute qu’il ait jamais existé une société sans sa part de jeunes gens fort avides de faire l’expérience de l’homicide, pourvu que les sanctions impliquées ne fussent pas trop graves. »

« Je n’ai jamais assisté à une démonstration aussi sublime de l’esprit totalitaire, un esprit que l’on pourrait assimiler à un mécanisme d’engrenage dont les dents ont été limées au hasard. Une machine à penser équipée d’une dentition si chaotique, alimentée par une libido moyenne voire inférieure, tourne avec l’inanité saccadée, bruyante et tape-à-l’œil d’un coucou de l’enfer. […]
Les dents manquantes, bien sûr, sont des vérités simples, évidentes, des vérités accessibles et compréhensibles même pour un enfant de dix ans, dans la majorité des cas. Le limage volontaire de certaines dents de l’engrenage, la mise à l’écart volontaire de certaines données évidentes… […]
Voilà comment Rudolph Hoess, commandant d’Auschwitz, avait pu faire alterner dans les haut-parleurs du camp de la grande musique et des appels aux porteurs de cadavres…
Voilà comment l’Allemagne nazie avait pu ne percevoir aucune différence notable entre civilisation et hydrophobie… »

« “Les bonnes raisons de se battre ne manquent pas, dis-je, mais rien ne justifie jamais la haine sans réserve, l’idée que Dieu Tout-Puissant partage cette haine. Où est le mal ? C’est cette part importante en tout homme qui voudrait haïr sans limites, qui voudrait haïr avec Dieu à ses côtés. C’est cette part en tout homme qui trouve un tel charme à toutes sortes de laideurs.
“C’est cette part en tout imbécile, dis-je, qui punit et diabolise et fait la guerre de bon cœur. »

Un chef-d’œuvre qui allie improbablement humour franc et réflexion sur le pourquoi du nazisme et de la guerre.

\Mots-clés : #antisémitisme #deuxiemeguerre #espionnage #historique #regimeautoritaire #xxesiecle
par Tristram
le Ven 27 Mai - 12:17
 
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Ian McEwan

Sur la plage de Chesil

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Bm_20_11

Edward Mayhew et Florence Ponting, deux jeunes mariés encore vierges le soir de leur mariage dans la suite nuptiale d’un hôtel donnant sur la plage de Chesil, Dorset, dans le début des années 60. Quoiqu’amoureuse, elle est révulsée à la perspective des rapports sexuels.
La soirée commence assez mal.
« Ce n’était pas une période faste dans l’histoire de la cuisine anglaise, mais personne ne s’en souciait vraiment, sauf les visiteurs étrangers. Le dîner de noces commença, comme tant d’autres à l’époque, par une tranche de melon décorée d’une unique cerise confite. Dans le couloir, des plats en argent sur leurs chauffe-plats contenaient des tranches de rôti de bœuf dont la cuisson remontait à plusieurs heures, figées dans une épaisse sauce brune, des légumes bouillis et des pommes de terre bleuâtres. Le vin était français, même si l’étiquette, ornée d’une hirondelle solitaire s’envolant à tire-d’aile, ne mentionnait aucune appellation précise. »

McEwan revient sur l’histoire personnelle des deux jouvenceaux, lui d’un milieu modeste avec une mère « mentalement dérangée », passionné d’histoire et de lecture, elle de musique classique et tout particulièrement de violon. Tous deux avaient hâte de s’émanciper, « dans une sorte d’antichambre, attendant avec impatience que [leur] vraie vie commence ». La psychologie adolescente est remarquablement décrite, et on peut constater qu’il existe des invariants jusqu’à nos jours.
« L’URSS se battait et s’était toujours battue pour la libération des peuples opprimés, contre le fascisme et les ravages d’un capitalisme insatiable. »

La séance nuptiale : elle s’efforce, culpabilisée, de complaire à son mari, mais c’est le drame. Outre l’analyse très pointue des caractères, ce bref roman explicite la tragédie de l’ignorance avant la révolution sexuelle, source de malentendu et de gâchis.
Voir, toujours dans monde anglo-saxon, mais aussi français : https://www.franceculture.fr/emissions/et-maintenant/et-maintenant-du-mardi-08-mars-2022

\Mots-clés : #amour #education #psychologique #sexualité #social #xxesiecle
par Tristram
le Dim 13 Mar - 12:57
 
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Angela Huth

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 CVT_Quand-rentrent-les-marins_4654

Et bien, voilà une belle découverte !

Si vous voulez lire un roman sympa, avec des analyses psychologiques assez bien vues, et le refermer en vous sentant heureux.....ce livre est fait pour vous.

Résumé de l'éditeur :

" Myrtle est aussi réservée, sage et modeste qu'Annie est pétulante, séductrice et vaniteuse. Élevées dans un petit port perdu au fin fond de l'Écosse, elles ont appris ensemble à devenir des femmes. Des femmes de marins pêcheurs, dont le lot quotidien est lié à chaque caprice de l'océan, au retour de leur homme, aux rumeurs qui enflamment tout le village dès qu'un étranger en frôle le pavé... Patiemment, Myrtle s'emploie à calmer les tocades passagères de son amie et à pallier sa négligence à l'égard de Janice, l'unique fille d'Annie. Jusqu'au jour où survient le pire, et où le drame emporte avec lui tous les remparts contre les déchaînements des passions. Contre ces non-dits qui éclatent avec d'autant plus de force qu'ils ont été si savamment et si longtemps protégés"


Bon, on pourrait penser à première vue que c'est un roman genre Arlequin....et bien pas du tout.

Les personnages sont très bien étudiés, c'est très agréable à lire, léger, certes, mais au fond très proche de la réalité....ah ces petits villages où tout le monde s'épie, médit.... leur seule distraction.....en attendant le retour des pêcheurs et du poisson.

L'histoire se déroule en Ecosse, un petit port perdu qui vit essentiellement de la pêche...deux amies à la personnalité diamétralement opposée : Myrtle, solide, grande, pragmatique, aucune confiance en son physique, trop grande, trop si, trop, trop...  et son amie d'enfance Annie, sure d'elle, très jolie, tous les hommes (ou presque)  à ses pieds...

" Durant toutes leurs années d'amitié, il y a eu beaucoup de disputes entre Myrtle et Annie, mais celles dont elles se souviennent sont rares. La première d'une telle violence que Dot avait dû les séparer, s'était produite quand elles avaient cinq ou six ans. Elles en rient aujourd'hui, mais ni l'une ni l'autre n'évoquent cette cristallisation des différences entre elles, apparue de manière si flagrante ce jour-là. Si elles étaient trop jeunes à l'époque pour déterminer l'origine du malaise qui les avait assaillies, elles avaient compris par la suite qu'il provenait de la jalousie, de la rancoeur et de la légère envie que leur inspirait le mode de vie de l'autre.

Et oui, très différentes et pourtant très amies....

Des scènes du quotidien, des tasses de thé, des parties de cartes, le retour des marins, et bien tout ceci fait un roman très agréable à lire.... Smile


\Mots-clés : #amitié #amour #xxesiecle
par simla
le Jeu 10 Mar - 6:21
 
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Pierre Magnan

Le Mystère de Séraphin Monge

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Le_mys10

Séraphin Monge 02, soit la suite de La Maison assassinée.
Marie Dormeur, rétablie, cherche vainement Séraphin, qui est parti. Tibère Saille, un étranger, devient le nouveau gindre (ouvrier de boulangerie qui pétrit la pâte) de Célestat son père.
« On pinça les lèvres devant lui. Notez bien, on l’aurait fait avec n’importe qui. C’est notre biais de ne faire confiance à personne. »

Or Tibère est tombé amoureux de Marie, et Célestat lui convie son secret qui le ronge, les louis d’or donnés par Séraphin, qui proviennent de l’attaque d’un convoi royal de recettes (et du meurtre d’un « soldat bleu ») par ses ancêtres paysans.
Séraphin le taiseux est retourné dans la montagne.
« En vérité, c’est dès l’entrée que, cet homme-là, nous ne l’avons pas aimé. »

Il y arrive quand un glissement de terrain, « vague de terre », entraîne lentement un front de forêt, et c’est l’occasion d’une belle métaphore marine qui sera filée par la suite.
« De temps à autre, ici, la terre nous rappelle qu’elle est encore très jeune. »

« C’était un amphithéâtre de hêtres pourpres que les anciens appelaient des fayards. Installés en gradins sur la pente de la montagne, ils nous regardaient tranquillement vivre comme au spectacle. C’était une bibliothèque d’arbres. C’étaient des arbres qui vous parlaient familièrement lorsqu’on était dessous parce qu’ils connaissaient vos aïeux qui chassaient sous leurs ombrages depuis trois cents ans. Ils étaient chargés de feuillage comme un navire de voiles et il semblait, lorsque le vent imitait la houle, les entendre qui propulsaient la terre devant eux dans son voyage éternel. »

« D’un jour à l’autre, ils étaient comme les mâts enchevêtrés de navires trop serrés dans un port trop étroit, soulevés et comprimés de côté et d’autre par la lente boursouflure qui faisait lever au-dessous d’eux la terre comme une pâte. C’était une armada de hêtres pavillon haut qui se saluaient une dernière fois avant de s’affronter malgré eux ou de se briser les uns contre les autres en s’entrechoquant. La nuit, parfois, sous le vent de la tempête trop heureuse de pouvoir enfin les jeter bas, on les entendait craquer dans l’abordage avec un bruit de bataille navale. »

Séraphin est embauché par Coquillat Polycarpe pour abattre ces beaux arbres, sans que lui soit précisé le danger des peloux, et il est enseveli par l’argile avant que Tibère puisse lui restituer les louis, comme Célestat le lui a demandé.
Patrice Dupin, le peintre à la gueule cassée, a épousé Rose Sépulcre, mais le souvenir de Séraphin se dresse entr’eux, et il se tue sur l’emplacement de la Burlière, tandis que Marie a épousé Tibère, qui se tuera aussi, accusé du meurtre de Séraphin.
Trois ans plus tard, Auphanie Brunel, qui était aussi tombée amoureuse de Séraphin, signale à Rose l’accident mortel de ce dernier, et Antoine Laujac, le contremaître de Patrice, retrouve son corps, que Rose place dans un mausolée de sa propriété. Ismaël, le benjamin de Marie, aveugle de naissance, y retrouve la vue ; d’autres guérisons prodigieuses surviennent, et c’est plus une peur ancestrale que la superstition qui gagne la communauté tandis que l’évêque et le docteur s’interrogent. La Seconde Guerre mondiale éclate. Les péripéties continuent : combats entre les Allemands et les résistants, amours d’Ismaël et Rose, habitants de la montagne voulant récupérer les restes de Séraphin…
Le côté renfermé du rural provençal est toujours explicité :
« Quoique pauvres nous-mêmes, nous n’avons jamais aimé les pauvres. »

Et toujours beaucoup de vocabulaire, notamment provençal :
« Dehors, sous le pountin, tu trouveras une triandine, apporte-la-moi. »

La triandine est une fourche-bêche, quant au pountin, je n’ai pas trouvé ; les observations des locuteurs seront les bienvenues !
« Il racontait que par les drailles, les moutons, en glissant sur les lançoirs des bûcherons, avaient provoqué une avalanche de boue [… »

Les drailles sont les pistes des moutons transhumants, les lançoirs sont les couloirs en pente où glissent les arbres abattus.
Le barri est un rempart, la biasse une besace, et gousset-fin se dit d’une forte odeur (d’aisselles)… Les banastes sont des paniers d’osier, les filetti d’alici des filets d’anchois (en italien), la charbonnille du menu charbon de bois, la bauque une algue utilisée pour fumer la terre (?) et barjaquer signifie bavarder, jacasser. Une bugadière est là où est stocker le linge sale mêlé de cendre, en attente de lessive (cf. la Burlière). L’eïssade est le sarcloir, la raspoutitsa la transformation des terrains plats et des routes en étendues de boue au dégel ou en cas de fortes pluies (terme russe), la taillole la longue ceinture de laine, généralement rouge, avec laquelle les provençaux se serraient les reins pour retenir leur pantalon, le potager est (aussi) un fourneau de cuisine en maçonnerie, à l'écart de la cheminée et chauffé à la braise, destiné aux préparations mijotées ; une romancine est une réprimande et un santibelli une figurine en argile, sorte de santon.

J’ai beaucoup apprécié la partie "géologique", moins les brouillaminis sentimentaux… On pense forcément à La Grande Peur dans la montagne de Ramuz (1926), et surtout à Batailles dans la montagne de Giono (1937) – sans bien sûr qu’il soit question de plagiat.

\Mots-clés : #nature #ruralité #xxesiecle
par Tristram
le Mer 2 Mar - 14:20
 
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Sujet: Pierre Magnan
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Alexandre Soljenitsyne

Une journée d'Ivan Denissovitch

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Une journée de Choukhov, matricule CH-854, dans un goulag où, condamné à dix ans (au moins) pour avoir été fait prisonnier par les hitlériens pendant la Seconde Guerre mondiale (il aurait pu avoir été retourné comme espion...), il est maçon dans la construction d’une centrale électrique, depuis huit ans (on est en 1951). Le texte, extrêmement factuel et prosaïque, très lisible, est chronologique, rapportant les échanges des prisonniers, avec quelques passages en italiques qui explicitent des situations. Parmi ses compagnons, il y a des intellectuels, comme Vdovouchkine, mais aussi Senka, un rescapé de Buchenwald, et bien sûr on rapproche les deux usines à broyer des hommes ; au goulag, les gardiens sont plus proches des détenus que dans les camps nazis. Une certaine solidarité dans les brigades coexiste avec les comportements égoïstes, dans un quotidien de petites combines au jour le jour (les déportés eux aussi s’organisent).
« Au camp, on a organisé la brigade pour que ce soit les détenus qui se talonnent les uns les autres et pas les gradés. C’est comme ça : ou bien rabiot pour tous, ou bien on la crève tous. Tu ne bosses pas, fumier, et moi à cause de toi, je dois la sauter ? Pas question, tu vas en mettre un coup, mon salaud ! »

Parmi leurs maux de déportés luttant pour leur survie, le froid…
« Il fait moins 27. Choukhov, lui, fait 37,7. C’est à qui aura l’autre. »

« Ça s’est réchauffé, remarque tout de suite Choukhov. Dans les moins 18, c’est tout ; ça ira bien pour poser les parpaings. »

… et la faim, la kacha, claire bouillie de céréales, étant distribuée en maigres rations…
« Ce qu’il a pu en donner, Choukhov, d’avoine aux chevaux depuis son jeune âge... il n’aurait jamais cru qu’un beau jour il aspirerait de tout son être à une poignée de cette avoine ! »

« Choukhov avait moins de difficulté pour nourrir toute sa famille quand il était dehors qu’à se nourrir tout seul ici, mais il savait ce que ces colis coûtaient et il savait qu’on ne pouvait pas en demander à sa famille pendant dix ans. Alors, il valait mieux s’en passer. »

À noter aussi la résilience des zeks, et la dignité humaine préservée de certains, comme Choukhov qui ne parvient pas à se départir de son inclination pour le travail bien fait…
Témoignage d’une expérience vécue par l’auteur, cette novella (que j’ai lue dans sa première traduction française) révéla le Goulag en Occident en 1962 ; on y prend la mesure du système concentrationnaire planifié, quel que soit le régime politique.
« Ce qu’il y a de bien dans un camp de travaux forcés, c’est qu’on est libre à gogo. Si on avait seulement murmuré tout bas à Oust-Ijma qu’on manquait d’allumettes au-dehors, on vous aurait fichu en taule et donné dix ans de mieux. »

« Choukhov regarde le plafond en silence. Il ne sait plus bien lui-même s’il désire être libre. Au début, il le voulait très fort et il comptait, chaque soir, combien de jours de son temps étaient passés, et combien il en restait. Mais ensuite, il en a eu assez. Plus tard, les choses sont devenues claires : on ne laisse pas rentrer chez eux les gens de son espèce, on les envoie en résidence forcée. Et on ne peut pas savoir où on aura la vie meilleure, ici ou bien là-bas.
Or, la seule chose pour laquelle il a envie d’être libre : c’est retourner chez lui.
Mais chez lui, on ne le laissera pas. »

La fin du texte :
« Choukhov s’endort, pleinement contenté. Il a eu bien de la chance aujourd’hui : on ne l’a pas flanqué au cachot ; on n’a pas collé la brigade à la “Cité socialiste”, il s’est organisé une portion de kacha supplémentaire au déjeuner, le chef de brigade s’est bien débrouillé pour le décompte du travail, Choukhov a monté son mur avec entrain, il ne s’est pas fait piquer avec son égoïne à la fouille, il s’est fait des suppléments avec César et il a acheté du tabac. Et, finalement, il a été le plus fort, il a résisté à la maladie. Une journée a passé, sur quoi rien n’est venu jeter une ombre, une journée presque heureuse.
De ces journées, durant son temps, de bout en bout, il y en eut trois mille six cent cinquante-trois.
Les trois en plus, à cause des années bissextiles. »


\Mots-clés : #campsconcentration #captivite #historique #politique #regimeautoritaire #temoignage #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 27 Jan - 15:40
 
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Sujet: Alexandre Soljenitsyne
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Le One-shot des paresseux

Nicolas Bourcier, Les Amazoniens, en sursis

Tag xxesiecle sur Des Choses à lire - Page 4 Les_am10

D’abord une petite déception, les témoignages et reportages datent du début du siècle, au moins au début.
Des interviews documentent le sort des Indiens (mais aussi des caboclos et quilombolas), abandonnés par l’État, qui poursuit une politique d’exploitation productiviste de la forêt (quel que soit le régime politique), aux exactions des garimpeiros et de leurs pistoleros, des trafiquants, des fazendeiros et autre agrobusiness qui suivent. La pression des Blancs tend à les sédentariser pour les réduire (gouvernement, congrégations religieuses) : c’est aussi l’histoire de nomades malvenus dans notre société. En plus de la pression économique, il y a également les maladies contagieuses, la pollution au mercure, l’exclusion et la discrimination, la bureaucratie, l’exode et l’acculturation, etc. Mais, dorénavant, la population indienne augmente, ainsi que la réaffirmation de l’identité ethnique traditionnelle.
« Les besoins en matière de santé et d’éducation restent considérables. »

Malgré la reconnaissance des droits des Indiens par la constitution, le gouvernement de Lula a déçu les espoirs, et afin de favoriser le développement les forces politiques se coordonnent pour saper toute cohésion des réclamations sociales et foncières.
« Juridiquement, l’Amazonie a connu la reconnaissance des droits des indigènes en 1988, la reconnaissance de la démarcation des terres trois ans plus tard et une succession de grignotages de ces droits par la suite… »

Face à l’extinction des derniers Indiens isolés, les sertanistes (qui protègent leurs terres), ont fait passer le paradigme de l’intégration (ou de l’éradication) à la suppression quasi intégrale des contacts. L’un d’eux, Sydney Possuelo :
« Darcy Ribeiro, qui contribua à la classification légale de l’Indien, comptait trois types : l’Indien isolé, l’Indien en contact mais de façon intermittente (comme les Yanomami et tous ces groupes vivant entre deux mondes), et l’Indien intégré. De ces trois groupes, je n’en vois que deux : l’isolé et l’intermittent. L’intégré n’existe pas. Il n’y a pas d’ethnie qui vive harmonieusement avec la société brésilienne. L’Indien respecté et intégré dans notre société est une invention. »

« Pour résumer, si on ne fait rien, les fronts pionniers tuent les Indiens isolés ; si on entre en contact, voilà qu’ils disparaissent sous l’effet des maladies. La seule option possible est donc de savoir où ils se trouvent et de délimiter leur territoire. C’est ensuite qu’il faut mettre en place des équipes autour de ce territoire pour en bloquer les accès. Pourquoi ne pouvons-nous pas délimiter une zone où vivent des personnes depuis des temps immémoriaux et empêcher qu’elle ne soit envahie ? »

Qu’on soit intéressé de près ou de loin par le sujet, une lecture qui interpelle.

\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #contemporain #discrimination #documentaire #ecologie #genocide #identite #minoriteethnique #nature #racisme #ruralité #temoignage #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Mer 22 Déc - 12:14
 
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Sujet: Le One-shot des paresseux
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