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189 résultats trouvés pour humour
Truman Capote
Petit Déjeuner chez TiffanyPendant la Seconde Guerre, à New York, un jeune écrivain en herbe rencontre une voisine, Holly Golightly ‒ « Miss Holiday Golightly. Voyageuse de commerce » ‒ en fait une mondaine excentrique et assez toquée, dont il tombe amoureux malgré ses nombreux prétendants. Dans ce milieu de fête et d’extravagance, gravitent d’autres personnages hauts en couleur comme « Rutherfurd (Rusty) Trawker, le play boy millionnaire » et « Miss Margaret Thatcher Filzhue Wildwood ». Ayant transmis à son insu des messages de Salvatore (Sally) Tomato, trafiquant de drogue interné à Sing-Sing que l’inconséquente visitait contre rémunération, elle s’enfuit à l’étranger, où elle disparaît. Holly est aussi étourdissante qu’étourdie, un peu « truqueuse » et beaucoup d’autres choses, suggérées avec esprit par Capote. Frivole, fantasque, marginale, avec un peu de la Lolita de Nabokov, elle se révèle attachante, qui sait s’affirmer, unique.
« Je ne m'habitue jamais à rien. Ceux qui s'habituent pourraient aussi bien mourir. »
« Je vais vous aider parce que vous ressemblez à mon frère Fred. Mais en plus petit. Je ne l'ai pas vu depuis que j'avais quatorze ans, c'est-à-dire quand j'ai quitté la maison et il avait déjà un mètre soixante-dix. Mes autres frères étaient plutôt de votre taille. Des avortons. C'est le beurre de cacahuète qui a tellement fait grandir Fred. Tout le monde pensait qu'il était cinglé de se bourrer comme ça de beurre de cacahuète. Mais il n'aimait rien tant sur terre que les chevaux et le beurre de cacahuète. Et il n'était pas cinglé du tout. Il était seulement gentil et vague et terriblement lent. Il renouvelait sa huitième depuis trois ans quand je me suis sauvée. »
« Et incidemment, fit Holly, connaîtriez-vous, par hasard, une gentille lesbienne ? Je cherche une colocataire. Non. Ne riez pas. Je suis désordonnée et je ne peux absolument pas me payer une domestique. Et puis les lesbiennes sont vraiment épatantes dans une maison. Elles adorent faire tout le travail, vous n'avez jamais à vous occuper des balais, du dégivrage, ni d'envoyer le linge à la blanchisseuse. J'avais comme ça une camarade à Hollywood. Elle tournait dans les westerns. On l'appelait le Garde forestier solitaire. Mais je dois dire une chose en sa faveur. Elle valait mieux qu'un homme dans une maison. Bien entendu je ne pouvais pas empêcher les gens de penser que j'étais un brin lesbienne moi–même. Bien sûr que je le suis. On l'est toutes un petit peu. Et puis après ? Ça n'a jamais découragé un homme. En fait je crois que ça les attirerait plutôt. »
« Je veux être encore moi-même quand je m'éveillerai un beau matin pour prendre mon petit déjeuner chez Tiffany. »
Cette novella est suivie de trois nouvelles aux allures de contes :
La maison de fleurs
La jeune Ottilie vit à Port-au-Prince avec ses deux amies, Baby et Rosita, toutes trois prostituées. Jolie et vaniteuse, elle est originaire des montagnes, et rencontre Royal Bonaparte, un beau paysan. Amoureuse, elle va vivre chez lui, et sa grand-mère, une méchante jeteuse de sorts.
La guitare de diamants
Mr. Schaeffer est bagnard depuis longtemps et à vie. Un jour, arrive un nouveau détenu, le jeune Tico Feo, qui a une guitare ornée de brillants. Ils deviennent amis, jusqu’à ce que Tico réussisse son évasion, laissant Schaeffer à la ferme-prison.
« Les étoiles étaient sa joie, mais ce soir-là, elles ne le réconfortèrent pas. Elles ne lui rappelèrent pas que ce qui nous arrive sur terre se perd dans l'infini rayonnement de l'éternité. »
Un souvenir de Noël
Souvenirs de prime enfance avec son amie aînée, préparation des cakes aux fruits (pour les offrir), du sapin, des cadeaux limités par la misère, avant que « Ceux-qui-savent-tout » les séparent.
« Est-ce parce que mon amie est timide avec tout le monde sauf les étrangers que ces étrangers, et même nos relations les plus fortuites, nous donnent l'impression d'être nos vrais amis ? Oui, je le crois. »
Ces textes sensibles, parfois poétiques, dépeignent avec tendresse des personnages émouvants ; une nouvelle traduction serait peut-être souhaitable, évitant par exemple l’anglicisme qui me semble entacher l’emploi de « éventuellement ».
\Mots-clés : #humour #nouvelle #portrait #psychologique #social
- le Jeu 26 Déc - 11:20
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- Sujet: Truman Capote
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Julian Barnes
Love etc.Stuart et Oliver sont amis depuis l’école, bien qu’ils soient aussi dissemblables que possible. Oliver tombe amoureux de Gillian lors du mariage de cette dernière avec Stuart : triangle amoureux avec référence explicite à Jules et Jim de Truffaut. Plus fort, Gill s’éprend d’Ollie ; elle divorce de Stuart, qui assiste à son mariage, bien qu’il ne soit pas invité. Stuart part aux États-Unis, faire de l’argent et le dépenser avec des prostituées, cultivant son ressentiment ; Gillian et Oliver s’installent dans un petit village français, et ont une fille ‒ puis Stuart débarque.
Les personnages se confient comme à un enquêteur à ce qui paraît être l’auteur, et donnent chacun leur perception des situations, qui selon les cas diverge ou complète.
Gillian est restauratrice de tableaux, ce qui amène des réflexions intéressantes sur par exemple la « réversibilité ».
« Alison s’était mariée dès sa sortie de l’université. Elle n’avait alors que vingt et un ans. Et savez-vous ce que sa mère lui avait dit le soir d’avant son mariage ? Elle lui avait dit, avec le plus grand sérieux, comme si c’était là une recommandation familiale transmise de mère en fille depuis des temps immémoriaux : « C’est toujours une excellente idée de les faire marcher. »
J’avais ri à l’époque mais la remarque m’est restée présente à l’esprit. Des mères enseignant à leurs filles la manière de mener leur mari par le bout du nez ! D’indispensables vérités premières héritées depuis des siècles par le truchement de la branche quenouille… et à quoi se monte cette sagesse accumulée ? À conclure que « c’est toujours une excellente idée de les faire marcher » ! Ça me déprimait. Eh bien, non, me suis-je dit, quand ce sera mon tour de me marier – si je dois un jour me marier – je jouerai franc jeu et à visage découvert. Je ne me mettrai pas à finasser et à avoir des secrets… Et puis voilà que je commence à avoir le doigt dans l’engrenage. Peut-être, après tout, est-ce inévitable ? Croyez-vous vraiment que le système ne peut fonctionner autrement ? »
Vaudeville traité avec humour (pas toujours heureux en ce qui me concerne), avec aussi de curieuses observations psychologiques : les actions et réactions des personnages sont guidées, ou pas, par leur propre histoire familiale.
« La plupart des gens réagissent comme suit : s’ils ont fait quelque chose de pas bien, ils se mettent en colère quand on les en accuse. La culpabilité s’exprime en termes d’outrage. Ce qui, après tout, est normal. Mais Oliver, c’est tout le contraire. Si on l’accuse d’avoir fait quelque chose de pas bien et que ça soit la vérité, il en tire une espèce d’amusement. Pour un peu, il vous féliciterait de l’avoir pris la main dans le sac. Ce qui, vraiment, l’irrite, c’est d’être accusé de quelque chose dont il n’est pas coupable. Tout se passe comme s’il se disait : bon Dieu, j’aurais très bien pu faire ce qu’on me reproche ! Puisqu’on m’en croit capable, j’ai été bien bête de ne pas le faire ou, au moins, d’essayer ! Il râle, en fait, parce qu’il regrette d’avoir manqué son coup. Tout au moins en partie. »
Histoire de déception, de culpabilité, de secret, d’amour et d’argent, dont le rendu ne m’a pas convaincu (mais il faut préciser que le trio n’inspire pas l’empathie).
Ce roman aura une suite, Dix ans après, que j’ai déjà lu et commenté, et dont heureusement je ne me souvenais guère.
\Mots-clés : #amitié #amour #contemporain #culpabilité #humour #social #psychologique
- le Lun 2 Déc - 12:52
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- Sujet: Julian Barnes
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Alain Mabanckou
L'histoire « très horrifique » du Crédit a voyagé, un bar congolais des plus crasseux, nous est ici contée par l'un de ses clients les plus assidus, Verre Cassé, à qui le patron a confié le soin d'en faire le geste en immortalisant dans un cahier de fortune les prouesses étonnantes de la troupe d'éclopés fantastiques qui le fréquentent. Dans cette farce métaphysique où le sublime se mêle au grotesque, Alain Mabanckou nous donne à voir grâce à la langue rythmée et au talent d'ironiste qui le distinguent dans la jeune génération d'écrivains africains, loin des tableaux ethniques de circonstance, un portrait vivant et savoureux d'une autre réalité africaine.
sources Babelio
Désopilant, et un vrai jeu de pistes, j'y ai retrouvé pas moins de 35 références littéraires dissimulées au fil du texte....hilarant !!!
Extrait un peu long, mais jubilatoire
Le Président- général souhaite trouver une formule qui va le faire passer à la postérité :
" sans désespérer, les nègres du président-général des armées ont trouvé un autre truc de dernière minute, ils ont décidé de mettre leurs idées et leurs découvertes dans une corbeille, ils ont dit que c'était ce qu'on appelait le "brainstorming" dans les grandes écoles que certains d'entre eux avaient fréquentées aux Etats-Unis, et ils ont écrit chacun sur une feuille de papier plusieurs formules qui sont entrées dans la postérité de ce monde de merde, et ils ont commencé le dépouillage comme on le fait dans des pays où on a le droit de voter, et ils ont commencé à tout lire d'une voix monocorde sous l'autorité du chef des nègres, on a débuté par Louis XIV qui a dit " L'Etat c'est moi" , et le chef des nègres du président-général des armées a dit : " non, c'est pas bon cette citation, on ne la garde pas, c'est trop nombriliste, on nous prendrait pour des dictateurs, on passe", Lénine a dit " Le communisme, c'est le pouvoir des soviets plus l'électrification du pays", et le chef des nègres a dit " non, c'est pas bon, c'est prendre le peuple pour des cons, surtout les populations qui n'arrivent pas à payer leur facture d'électricité, on passe", Danton a dit "De l'audace, toujours de l'audace, encore de l'audace" et le chef des nègres a dit "non, c'est trop répétitif, en plus on risque de croire qu'il nous manque de l'audace, on passe", Georges Clemenceau a dit " La guerre, c'est une chose trop grave pour la confier à des militaires ", et le chef des nègres a dit "non, c'est pas bon, les militaires risquent de se fâcher, et c'est le coup d'Etat permanent, n'oublions pas que le président lui-même est un général des armées, faut savoir où on met les pieds, on passe" Mac-Mahon a dit "J'y suis, j'y reste" et le chef des nègres a dit "non, c'est pas bon, c'est comme si quelqu'un n'était pas sûr de son charisme et se raccrochait au pouvoir, on passe", Bonaparte a dit lors de sa campagne en Egypte " Soldats, songez que du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent" et le chef des nègres a dit " non, c'est pas bon, c'est prendre les soldats pour des ignares, pour des gens qui n'ont jamais lu les livres du grand historien Jean Teulard, or nous avons pour mission de montrer au peuple que les militaires ne sont pas des imbéciles, on passe", Talleyrand a dit " Voilà le commencement de la fin" et le chef des nègres a dit " non, c'est pas bon, on croirait au commencement de la fin de notre propre régime, et nous sommes censés être au pouvoir à vie, donc on passe" , Martin Luther King a dit " J'ai fait un rêve" et le chef des nègres s'est énervé, il n'aime pas entendre parler de ce type qu'il oppose toujours à Malcom X son idole, et il a dit " non, c'est pas bon, y en a marre des utopies, on attend toujours que son rêve en question se réalise, et je vous dis qu'on attendra encore un bon paquet de siècles, allez on passe", Shakespeare a dit " Etre ou ne pas être, c'est la question " et le chef des nègres a dit " non, c'est pas bon, nous n'en sommes plus à nous demander si nous sommes ou ne sommes pas, nous avons déjà répondu à cette question puisque nous sommes au pouvoir depuis vingt-trois ans, allez, on passe", le président camerounais Paul Biya a dit : " Le Cameroun restera toujours le Cameroun", et le chef des nègres a dit " non, c'est pas bon, tout le monde sait que le Cameroun restera toujours le Cameroun, et il ne viendrait à l'idée d'aucun pays au monde de lui voler ses réalités et ses lions qui de toute façon sont indomptables, allez , on passe ", l'ancien président congolais Yombi Opangault a dit " Vivre durement aujourd'hui pour mieux vivre demain" , et le chef des nègres a dit " non, c'est pas bon, faut jamais prendre les gens de ce pays pour des naïfs, et pourquoi ne pas mieux vivre aujourd'hui et se moquer du futur, hein, d'ailleurs ce type qui a dit ça a vécu dans l'opulence la plus choquante de note histoire, allez, on passe", Karl Marx a dit " La religion c'est l'opium du peuple" et le chef des nègres a dit "non, c'est pas bon du tout, nous passons notre temps à persuader que c'est Dieu qui a voulu de notre président-général des armées, et on va encore dire des conneries sur la religion, est-ce que vous ignorez que toutes les églises de ce pays sont subventionnées par le président lui-même, hein, allez, on passe ", le président François Mitterrand a dit " il faut laisser du temps au temps" et le chef des nègres s'est énervé, il n'aime pas entendre parler de ce type, et il a dit " non, c'est pas bon, ce président a pris tout le temps pour lui-même, et il a presque laminé ses adversaires et ses amis avant de tirer sa révérence et d'aller s'installer à la droite de Dieu, allez, on passe" , Frédéric Dard alias San Antonio a dit " il faut battre le frère quand il est chauve " et le chef des nègres a dit " non, c'est pas bon, y a trop de chauves dans ce pays et surtout au gouvernement, faut surtout pas les froisser, moi-même je suis chauve, allez, on passe" , Caton l'ancien a dit " Delenda Carthago" et le chef des nègres a dit "non, c'est pas bon, les gens du sud du pays vont croire que c'est une phrase en patois du Nord et les gens du Nord du pays vont croire que c'est une phrase en patois du Sud, allez on passe ", Ponce Pilate a dit "Ecce homo" et le chef des nègres a dit "non, c'est pas bon, je fais la même remarque que pour les élucubrations de Caton l'ancien, on passe ", Jésus en mourant sur la croix a dit "Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné" et le chef des nègres a dit " non, c'est pas bon, c'est trop pessimiste ces paroles, c'est trop pleurnichard pour un gars comme ce Jésus qui avait pourtant tous les pouvoirs entre ses mains pour foutre la merde ici-bas, on passe", Blaise Pascal a dit " le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé" , et le chef des nègres a dit " non, c'est pas bon, il s'agit aujourd'hui d'une question de politique et non de chirurgie esthétique, allez, on passe", donc les nègres du président ont passé en revue des milliers de citations et bien d'autres paroles historiques sans vraiment trouver quelque chose pour le premier citoyen du pays parce que le chef des nègres disait chaque fois " non, c'est pas bon, allez, on passe", et puis, à 5 heures du matin, avant le premier chant du coq, un des conseillers qui visionnait des documentaires en noir et blanc a fini par trouver une formule historique.
"Je vous ai compris "
J'ai adoré !
\Mots-clés : #absurde #humour #satirique
- le Dim 10 Nov - 0:40
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- Sujet: Alain Mabanckou
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Ruth Ozeki
L'épouse américaine aime la viande. L'épouse américaine représente l'idée de viande : robuste, saine et raisonnablement calorique. L'épouse américaine est la viande. Voilà toute l'idée du show télé que Jane Takagi-Little, journaliste métisse, anime pour le public japonais. Du boeuf au pays du poisson cru ? sous le steak, c'est tout le rêve américain qu'elle introduit, de force, dans l'assiette du Japonais moyen. Sa double culture - ni d'ici ni de là-bas - sert merveilleusement le programme. Et ça marche ! Dans la banlieue de Tokyo, Akiko tente déjà de résister aux assauts de son mari, convaincu qu'elle ne parviendra à lui donner un enfant qu'après un sévère régime bovin...méricain qu'elle introduit, de force, dans l'assiette du Japonais moyen. Sa double culture - ni d'ici ni de là-bas - sert merveilleusement le programme. Et ça marche ! Dans la banlieue de Tokyo, Akiko tente déjà de résister aux assauts de son mari, convaincu qu'elle ne parviendra à lui donner un enfant qu'après un sévère régime bovin... (sources Babelio)
Pas mal ce petit roman dont le thème essentiel est la réalisation de petits reportages sur des familles américaines typiques élaborant des recettes base de boeuf...deux personnages principaux, Jane, la réalisatrice et Akïko, une jeune femme japonaise maltraitée par son mari (un des correspondants de la chaîne télévisée japonaise) qui vit à Tokyo et qui parviendra à se libérer de son emprise grâce aux émissions de Jane.
Bref...l'essentiel de ce livre est surtout l'industrialisation à grande échelle de l'élevage des bovins..et dans ce pays où le profit est roi...avec des méthodes pour le moins douteuses et assez ignobles il faut bien le dire.
Perso, je suis végétarienne depuis des années et m'en réjouis tous les jours....surtout quand je vois le traitement immonde infligé à ces pauvres animaux.
Petits extraits édifiants :
"Le diethylstillbestrol ou DES est un oestrogène humain naturel qui fut synthétisé pour la première fois en 1938. Peu de temps après, un chercheur spécialisé dans l'élevage des volailles à l'université de Californie découvrit que, si l'on injectait du DES à des poulets mâles, cela les castrait chimiquement. Des chapons instantanés. Les mâles développaient des caractéristiques femelles - une poitrine opulente et une viande plus tendre, délicieuse - des avantages certains à l'heure du dîner. Les implants sous-cutanés de DES devinrent plus ou moins de rigueur dans l'industrie de la volaille, au moins jusqu'en 1959, époque où le FDA les interdit. Apparemment quelqu'un avait découvert que les chiens et les hommes pauvres du Sud développaient des signes de féminisation après avoir consommé des abats de poulet; exactement ce qui était arrivé à M. Purcell. Le ministère de l'Agriculture des Etats-Unis fut obligé d'acheter pour près de dix millions de dollars de poulets contaminés pour les retirer du marché.
Or, le DES était aussi largement utilisé dans la production de bovins et, bizarrement, le FDA ne fit rien pour arrêter ça. Voici un bref récapitulatif :
En 1954, un spécialiste de l'élevage des bovins d'une université de l'Iowa découvrit que, si l'on donnait du DES aux ruminants, ils engraissaient plus vite. En fait, le bétail "amélioré" par le DES pouvait être amené au poids d'abattage un mois plus tôt que des animaux non améliorés, économisant ainsi à peu près 300 kg de nourriture par tête. A l'évidence, c'était une excellente chose pour les producteurs de viande. Le DES était un "miracle" et "une révolution dans l'industrie bovine" et, sans plus de cérémonie, cette année-là, le FDA approuva le DES pour le bétail. Un an plus tard, le premier stimulant artificiel de croissance animale, le DES, reçut l'autorisation d'exploitation.
Au début des années 60, après l'interdiction des implants sur les poulets, le DES était utilisé par plus de 95% des éleveurs américains pour augmenter leur productivité. Bien sûr, il existait quelques rapports sur des fermiers qui avaient par accident, respiré ou ingéré de la poudre de DES. Ils présentaient des symptômes variés : impuissance, stérilité, poitrine féminisée et changement de registre de la voix. Qu'était-ce en regard des montagnes de bénéfices supplémentaires espérés ? Et puis, après tout, l'élevage a toujours été un métier à risques. Tout le monde sait ça.
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Par ailleurs, depuis que le DES avait été synthétisé, il était utilisé dans un tout autre but : les médecins le recommandaient aux femmes enceintes, pour éviter d'éventuelles fausses couches et naissances prématurées."
Nom commun : le Distilbène ! Je suppose que tout le monde connaît ses effets secondaires terribles sur le long terme...notamment sur les enfants issus de femmes traitées avec ce médicament.
"Avec un recul d'environ 55 ans, on constate que le DES a été mis sur le marché sans aucune évaluation initiale, et sans être breveté. Le risque tératogène n'a pas été pris en compte, et la mise en place d'un système d'alarme a été trop longue. L'exemple du DES souligne l'attention et la prudence qui doivent être de mise lors des prescriptions médicamenteuses, et plus particulièrement hormonales, chez la femme enceinte."
Bizarre, ça me rappelle quelque chose
J'ai bien aimé ce roman, les liens improbables qui finissent par se tisser entre Jane et Akiko...la description terrible de ces élevages intensifs ..20 000 têtes de bétail, on peut oublier définitivement les cowboys dans la prairie qui rassemblaient les troupeaux...
Dur dur pour les amateurs de steaks....
Je note que Ruth L Ozeki est bouddhiste et devenue Maître zen.....pas surprenant
\Mots-clés : #economie #humour #relationdecouple #xxesiecle
- le Lun 14 Oct - 9:21
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- Sujet: Ruth Ozeki
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Georges Perec
Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, Récit épique en prose agrémenté d’ornements versifiés tirés des meilleurs auteurs par l’auteur de comment rendre service à ses amis (Ouvrage couronné par diverses Académies Militaires)Karatruc (ou Karachose), un nom comme ça, demande l’aide de son ami le maréchal des logis Pollak Henri des régiments du Train au Fort Neuf de Vincennes : lui passer dessus en « Djip » afin qu’il n’aille pas en Algérie (nous sommes dans les années cinquante). Pollak Henri, qui fait l’aller et retour chaque jour à vélomoteur entre la caserne et son Montparnasse natal pour y retrouver « sa bien-aimée, sa piaule, nous ses potes et ses chers bouquins », échafaude divers stratagèmes avec ces potes (dont le narrateur).
Évoquant incidemment la guerre, cette novella est caractérisée par son humour potache et une narration populaire, d’apparence spontanée mais qui rappelle Queneau, bourrée de jeux de mots et d’allusions ; Perec a d’ailleurs adjoint un Index des fleurs et ornements rhétoriques, et, plus précisément, des métaboles et des parataxes que l’auteur croit avoir identifiées dans le texte qu’on vient de lire.
\Mots-clés : #guerredalgérie #humour
- le Mar 13 Aoû - 12:27
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- Sujet: Georges Perec
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Jonathan Coe
Expo 58Son défunt père ayant tenu un pub et sa mère étant d’origine belge, Thomas Foley, jeune et obscur fonctionnaire britannique au Bureau central de l’Information, est choisi pour superviser le Britannia, pub anglais de l'Exposition universelle de Bruxelles (1958).
« Que voulait dire être britannique, en 1958 ? On n’en savait trop rien. L’Angleterre s’enracinait dans la tradition, c’était un fait acquis : ses traditions, le monde entier les admirait et les lui enviait, avec son panache et son protocole. Mais, en même temps, elle s’engluait dans son passé : bridée qu’elle était par des distinctions de classe archaïques, sous la coupe d’un Establishment porté au secret et indéboulonnable, l’innovation l’effarouchait. »
L’Atomium est le symbole du progrès et de la modernité dans cet après-guerre où le nucléaire émerge, armement militaire comme potentielle source d’énergie civile, au lendemain de la signature du traité de Rome instituant la Communauté économique européenne, et alors que la confrontation Est-Ouest est déjà bien engagée dans la guerre froide. Dans cette Foire où de nombreuses liaisons se créent, notamment charnelles, Thomas se trouve plongé dans un imbroglio loufoque d’espionnage international, fantaisistement inspiré des romans d’Ian Fleming.
« Le Britannia était factice : faux pub, projetant une image fausse de l’Angleterre, transporté dans un décor factice où tous les autres pays projetaient de même des images fausses de leur identité nationale. »
On mesure comme la distanciation de l’Angleterre au continent n’était pas nouvelle à l’époque (pré-Brexit) de la parution de ce livre (2013). Jonathan Coe confiait alors :
« Nous, Britanniques, sommes-nous naturellement proches de l’Europe ou des Etats-Unis ? J’ai toujours ressenti fortement le fait que la Grande-Bretagne était constamment confrontée à ce choix. La plupart des écrivains anglais que je connais n’éprouvent pas ce sentiment d’identité supra-nationale européenne ; ils se sentent appartenir, culturellement, à la sphère de la langue anglo-saxonne. Mais moi, non. Je ne lis d’ailleurs pas énormément de romans américains. Et durant mes années de formation, j’ai surtout lu les grands écrivains classiques européens, français ou russes. Si, en tant que romancier, je m’inscris dans une histoire, une tradition, c’est celle-ci. Je me sens européen plutôt qu’anglo-saxon, sans hésitation. »
(Télérama)
\Mots-clés : #espionnage #humour #xxesiecle
- le Dim 11 Aoû - 13:01
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- Sujet: Jonathan Coe
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Donald Westlake
Divine ProvidenceFred Fitch est souvent la cible d’arnaqueurs.
« Je suppose que tout a commencé il y a vingt-cinq ans quand, à la fin de mon premier jour de maternelle, je rentrai chez moi sans mon pantalon. »
Alors, lorsqu’on lui annonce qu’il hérite de trois cent dix-sept mille dollars d’un oncle Matt dont il n’a jamais entendu parler, il croit à une escroquerie ‒ mais cette fois c’est vrai ; et Matt était un arnaqueur, qui a été assassiné. De plus, le défunt lui lègue sa compagne, Gertie Divine. Puis une mystérieuse voiture lui tire dessus et il doit se cacher, aussi poursuivi par nombre de personnes alléchées par sa récente fortune. Fred se lance dans une enquête sur la mort de son oncle, fertile en contrariétés diverses. Ce crédule, qui faisait confiance à tout le monde commence à se méfier de tous, y compris de ses proches…
L’enchaînement des évènements est souple et rapide, très prenant ; et c’est plein d’humour !
\Mots-clés : #humour #polar
- le Jeu 8 Aoû - 12:38
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- Sujet: Donald Westlake
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Romain Gary
La tête coupable« Le grondement de l'Océan sur la barrière de corail s'éleva au fond de la nuit et Cohn, comme chaque fois qu'il entendait cette voix fraternelle, se sentit avec soulagement compris et exprimé. »
Dans ce troisième et dernier volume de Frère Océan, Gengis Cohn s’est installé comme prévu à Tahiti où, « bêle-âme » (idéaliste), il rêve d’être un picaro ("aventurier de basse extraction menant sa vie de façon malhonnête", selon le Wiktionnaire, "individu méprisable et de mauvaise vie", selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey) ; épave cynique et « paria des mers du Sud » pour touristes, il joue au « génie maudit », voulant faire payer « un impôt sur Gauguin » (« un des grands cadavres de l'Histoire »), c'est-à-dire profiter du sentiment de culpabilité que la mémoire du peintre fait encore planer. Toujours en révolte contre « la Puissance », notamment les gendarmes qui persécutèrent le peintre dans le « paradis terrestre » détruit par notre civilisation humaine, il s’acoquine avec Bizien, le « Napoléon du Tourisme » français qui entend supplanter le Disneyworld américain d’Hawaii.
« Cohn sentait passer dans le bureau le souffle d'un nouveau sacré : le Tourisme, dont la grande loi, la loi fondamentale était que l'assassin revient toujours rôder sur les lieux du crime, mais en emmenant cette fois sa femme et ses enfants. »
« La décence et le respect humain étaient peut-être ce qui pesait le plus lourdement sur lui depuis des milliers d'années et pour les empêcher de grimper sur son dos – comme une croix renaissant sans cesse de ses cendres – il était obligé de temps en temps de les piétiner. Question d'hygiène psychique, un point c'est tout. »
« Dans le palais de la reine Pomaré, devenu immeuble administratif, le Trésor public chantait par les fenêtres ouvertes la mélopée sans fin des machines à écrire. Le ruisseau légendaire de Loti, où un siècle de littérature d'évasion était venu s'abreuver, finissait à présent dans un égout. Des poulaillers innombrables montait la pastorale éternelle de l'œuf en train de naître. Des petits hôtels en bois où se réalisent, la nuit, les rêves des mers du Sud de tous les équipages des flottes marchandes, ne s'élevait à cette heure diurne nul cri de félicité. »
Belle galerie de marginaux, comme le Baron, impassible et digne « grand tiki blanc » et autre incarnation de la volonté d'abstention, Tchong Fat Fils, le Chinois gaulliste à l’accent corse, les « hommes-nature », généralement des « ex », le P. Tamil, dominicain-barbouze, John William Callum, chef de file de l’avant-garde littéraire et de peinture américaine connue sous le nom d' « abstentionnisme révolutionnaire » ou de « négation créatrice », génie qui refuse d’œuvrer (et « résident » de la C. I. A. à Tahiti). À ce propos, on est proche de Mururoa, et l’évocation de la menace nucléaire revient fréquemment., de même que celle de Jésus (et Judas), injustement considéré comme « soumis » selon Gary dans cette satire du racisme et des religions, de l’humanité en fait.
« L'escroquerie par imitation » est au cœur des impostures du sempiternel indigné, mais « Gégène », qui vit dans la « Maison du Jouir », travaille surtout à la perfection érotico-artistique avec Meeva sa vahiné, en accord avec les paysages (dans ce cas il pousse des cris en référence à Kafka).
« Pour être sûr de pouvoir demeurer, par abstention, un bienfaiteur de l'humanité, il eût fallu s'attacher une pierre au cou et jeter à l'eau sa tête coupable. »
Le rendu de l’univers polynésien est approfondi, que ce soit les mœurs (assez libres), les croyances, ou le vocabulaire, comme « Fiu – cela voulait tout dire. Tristesse, cafard, la mort dans l'âme » ; les descriptions du paysage sont nombreuses, avec des métaphores originales, et souvent poétiques.
« Les éclairs plantaient dans le ciel leur jungle jaune, dont l'Océan et le ciel se départageaient les racines et les ramures. Au couchant, le soleil se prit quelque part dans cette poulpe céleste aux noirceurs gonflées et qu'aucune déchirure ne semblait pouvoir libérer de son encre. L'orage immobile se vautrait dans le ciel comme sur un lit de souffrance, incapable de se délivrer de celui qu'il portait dans son ventre et qu'on appelait jadis Tahué, le dieu des eaux inépuisables. »
Toujours ces fameuses punchlines :
« Pour voir loin, il fallait d'abord savoir fermer les yeux : ne pas voir ce qui n'est pas visible est une cécité de l'âme. »
« Maudite technologie, pensa-t-il : la technologie est le trou du cul de la science. »
« L'homme était allé si loin dans la démystification qu'il ne lui restait plus qu'à s'incliner devant sa propre authenticité, afin que le mythe de l'Homme dont il s'était si longtemps nourri cessât de le torturer par ses exigences impossibles. »
L’humour est omniprésent, et corrosif ; ainsi de Karen Sorensen, mannequin, « la cover-girl la plus recherchée de Paris ».
« Karen était arrivée à Tahiti six semaines auparavant pour des photos de mode, en compagnie d'un photographe mâle de sexe inconnu et dix minutes après l'atterrissage de l'avion, dès que les premières vahinés préposées à l'accueil des touristes apparurent avec leurs guirlandes de fleurs, elle avait cessé d'exister. Pas une invitation à dîner, pas un regard admiratif, pas une candidature. Cohn la voyait dîner seule à la terrasse de l'hôtel, faire en vain ses meilleurs effets Vogue sur la plage, cependant que ses compagnons de voyage se ruaient sur les filles du port, afin de goûter dans leurs bras l'authenticité des amours adamiques. »
« Elle lui tendit une main aux ongles manucurés et si longs que Cohn les jugea immédiatement inaptes aux caresses, sinon carrément dangereux. Sur le front de mer, elle paraissait avoir été découpée dans un de ces journaux de mode qui réussissent si bien à transformer les femmes en articles d'une science-fiction pharmaceutique et hygiénique, qu'ils semblent finalement œuvrer à quelque prodigieuse et imminente réhabilitation de la crasse. Tout était tellement prémédité, calculé, soigné, frotté, recouvert, arrangé et maquillé que la moindre érection là-dedans devait faire l'effet d'une brique lancée dans une vitrine. Le revêtement de crèmes, de parfums, d'essences pour et d'essences contre, de laques et de vernis qui couvrait sa surface, laissait pressentir vaguement d'autres produits de beauté insoupçonnés, enfouis dans ses profondeurs : la seule curiosité sexuelle qui vous restait était de savoir si vous alliez sortir de là parfumé par Lanvin, Hélène Rochas, Dior ou Schiaparelli. Au moment sublime, vous aviez la sensation de serrer dans vos mains, dans l'espoir de le réchauffer, un tube de produit de beauté solidifié qui refusait de sortir. »
On peut relever des accents conradiens, comme le « paria des îles » colonisées par « l’Occident ».
« Comment les Maoris peuvent-ils encore s'imaginer qu'il leur reste une âme ? Nous la leur avons volée depuis longtemps. Les derniers vestiges sont dans les musées d'Europe et d'Amérique. »
\Mots-clés : #humour #mondialisation #satirique #xxesiecle
- le Mar 30 Juil - 12:01
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Marcel Rouff
La Vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmetDans le Bugey, le médecin Rabaz, le notaire Beaubois, le marchand de bestiaux Magot, les trois convives des mardis soir de l’ancien magistrat Dodin-Bouffant, sont en plein désarroi.
« Eugénie Chatagne, la cuisinière du « Maître », était morte ! En plein épanouissement de son génie, elle venait de disparaître, l’artiste incomparable, la dispensatrice bénie de tous les trésors culinaires dont depuis dix ans, à la table du maître célèbre dans toute la France, ils étaient les bénéficiaires attendris ! Exceptionnellement douée pour les grandes œuvres de la gastronomie, sous la haute direction du roi des gourmets, du dieu des chères parfaites, elle leur avait à profusion dispensé les sensations les plus rares, les émotions les plus complètes, elle les avait ravis sur les plus hauts sommets des allégresses sans nuage. Eugénie Chatagne, interprète inspirée des intentions supérieures que la nature a encloses dans toute matière alimentaire, avait, à force de raffinements, de talent, de recherches, de sûreté de goût, d’infaillibilité dans l’exécution, arraché la cuisine à la matérialité pour la dresser, souveraine et absolue, dans les régions transcendantes des plus hautes conceptions humaines. »
Dodin rend hommage à sa cuisinière et « collaboratrice ».
« J’affirme que si une inconcevable aberration ne déniait pas au goût la faculté d’engendrer un art alors qu’on accorde sans contestation cette faculté à la vue et à l’ouïe, Eugénie Chatagne aurait sa place assurée entre nos grands peintres et nos grands musiciens. »
Il lui cherche une remplaçante, tiraillé entre son absolu de la chère et les appels de sa chair (Eugénie était sa maîtresse, et il cherche aussi à la remplacer au lit). Tous les poncifs traditionnels défilent, depuis la primauté de la cuisine française jusqu’à la gauloise gaillardise, mais la femme cuisinière est vantée.
« Et ce soir-là, toutes les cuisinières de la ville, qui en compte de fameuses, abordèrent leurs fourneaux avec une gravité songeuse. Quelques-unes virent se lever, dans les braises ardentes, l’aube des réhabilitations. »
Le bibliothécaire Trifouille, créateur de bouchées, « les deux tranches d’une chair de homard à la fois séparées et réunies par une farce où se distinguait nettement la douceur de la viande nouvelle d’un très jeune porc de lait, rehaussée d’échalote et de salaison, corsée d’une pointe de morille, amalgamée avec de la pâte à brioche, bénie indiscutablement d’une légère aspersion de bourgogne », mérite de devenir le quatrième commensal.
Invité par le prince héritier d’Eurasie à un banquet munificent, Dodin est déçu :
« L’œuvre qu’il nous a servie est touffue, abondante, riche, mais sans lumière et sans clarté. Point d’air, point de logique, point de ligne. De la coutume, mais pas de règles. Un défilé, mais pas d’ordonnance. Quelles fautes dans la succession des goûts et des touchers ! »
Il l’invite en retour à un menu bien plus simple, d’apparence sommaire, de « quatre petits plats » :
« Les friandises avant le potage,
Le potage Adèle Pidou,
Les fritures de Brillat-Savarin,
Le pot-au-feu Dodin-Bouffant paré de ses légumes,
La purée Soubise,
Les desserts,
Vins blancs des coteaux de Dézaley et de Château-Grillé,
Vins rouges de Châteauneuf-du-Pape, de Ségur et de Chambolle. »
Le summum de la gastronomie, la perfection sans aucune faute sont atteints par la cuisson « en son point » de chaque ingrédient, sans le masque de sauces frelatées, avec une savante adéquation des crus : voilà l'excellence dans « l’art du goût ».
C’est qu’Adèle Pidou officie maintenant avec lui ; il va jusqu’à l’épouser pour la soustraire au prince qui voulait la lui prendre.
Il a une aventure sensuelle avec la jeune Mme Pauline d’Aizery, à laquelle il parvient à résister.
Il est victime de crises de goutte, et sa femme de colique néphrétique ; ils se résignent à suivre une cure à Baden-Baden, occasion d’un désastre culinaire et d’une réfutation de la métaphysique allemande : c’est un aperçu de la barbarie.
« Plus de doute : la cuisine d’un peuple est le seul témoin exact de sa civilisation. »
C’est le beau film de Trần Anh Hùng, La Passion de Dodin Bouffant, qui m’a fait découvrir le livre comme l’auteur.
\Mots-clés : #humour
- le Mer 10 Juil - 12:17
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Enrique Vila-Matas
Abrégé d’histoire de la littérature portativePrésentée comme un essai, c’est l’étude de la société secrète des shandys (nom suggéré par le Tristram Shandy de Laurence Sterne), qui s’est notamment inspirée de la boîte-en-valise de Marcel Duchamp pour théoriser leur mouvement littéraire aux temps de dada (cf. Histoire portative de la littérature abrégée de Tristan Tzara, où elle est un considérée comme « un art de vivre ») et du surréalisme.
(Pour mémoire, la boîte-en-valise est un concept de musée portatif des œuvres miniaturisées de l’auteur, une sorte de cabinet des curiosités portable.)
De nombreux artistes, surtout écrivains, sont rattachés à cette société, un condensé de références (comme ce livre lui-même), dont Marcel Duchamp et Walter Benjamin :
« Ils savaient l’un et l’autre que miniaturiser, c’est rendre portatif et que c’était là le meilleur moyen de possession des choses pour un vagabond ou un exilé. »
« C’est comme si, pour Duchamp, le monde était une miniaturisation du monde que le lecteur habite. »
« L’instinct de collection qui caractérisait les shandys leur fut bien utile. Apprendre était pour eux une manière de collectionner, comme dans le cas des citations et des extraits de leurs lecture quotidiennes qu’ils accumulaient sur les carnets de notes qu’ils transportaient partout et qu’ils avaient coutume de lire au cours de leurs réunions de conjurés dans les cafés. Penser était aussi une manière de collectionner, ou du moins l’avait-ce été dans les premiers temps de leur existence. Ils notaient consciencieusement les idées les plus extravagantes, ils développaient de véritables mini-essais dans des lettres à leurs amis ; ils récrivaient des plans pour des projets futurs ; ils transcrivaient leurs rêves ; ils tenaient des listes numérotées de tous les livres portatifs qu’ils avaient lus. »
Les shandys partagent « esprit d'innovation, sexualité extrême, absence totale de grand dessein, nomadisme infatigable, coexistence tendue avec la figure du double, sympathie à l'égard de la négritude, tendance à cultiver l'art de l'insolence. »
La part est belle de la fiction dans cette exégèse biographique et bibliographique décidément aussi fabuleuse que farfelue. Apparaissent des femmes fatales dans ce groupe de célibataires, dont Berta Bocado, une sorte de Rrose Salévy ; on y découvre le principe de « la possibilité de réaliser le suicide dans l’espace même de l’écriture » ; l’Afrique noire est une des constantes du mouvement, notamment à travers l’évocation de Raymond Roussel et de l’Anthologie nègre de Cendrars, mais aussi la danse, la paresse, la création littéraire, et le scandale insolent :
« Un scandale considérable, le triomphe de l’insolence considérée comme un des beaux-arts. »
À Paris, puis Vienne, puis Prague, puis Trieste, les odradeks (kafkaïens), puis golems (meyrinkiens) et bucarestis assaillent ses membres. À bord du Bahnhof Zoo, un sous-marin immobilisé, la « pauvre et pitoyable Mort » leur rend visite.
« Les Shandys composent à eux tous le visage d’un shandy imaginaire ; portrait portatif sur les traits duquel on peut lire les faits qui ont figuré sa tragique existence : la carte de sa vie imaginaire. »
Un des premiers romans d’Enrique Vila-Matas et caractéristique de son œuvre, cette excellente élucubration bouffonne fait ressurgir l’esprit du milieu littéraire des années vingt, qu’il est utile de connaître pour en apprécier les rappels (ou au moins une partie : je ne connaissais pas Aleister Crowley, George Antheil ou Andreï Biély). Au-delà, elle renvoie à tout un imaginaire qui se retrouve souvent sous-jacent dans les belles-lettres (double de l’auteur, minimalisme, mises en abyme, collections, listes, etc.). Tout cela traité avec esprit, humour, inventivité, et de belles fulgurances poétiques.
Voir aussi le point de vue fort juste de Shanidar ICI, et pour creuser le sujet, LÀ.
\Mots-clés : #absurde #biographie #creationartistique #historique #humour #reve #universdulivre #voyage #xxesiecle
- le Mer 19 Juin - 5:41
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- Sujet: Enrique Vila-Matas
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Naguib Mahfouz
Dérives sur le NilAnis Zaki, petit fonctionnaire au ministère de la Santé, est le « maître à bord » d’une péniche sur le Nil où une assemblée réduite d’habitués vient partager le narguilé de haschisch (l’omniprésente chicha égyptienne, d’ailleurs pas forcément garnie de « kif », comme improprement désigné dans cette traduction) : un fonctionnaire aisé, marié et croyant, un avocat, un critique d’art issu d’Al-Azhar, un héritier débauché, un célèbre acteur et séducteur, le mutique Anis, « moitié fou, moitié mort », et quelques femmes, dont Sana, jeune conquête de l’acteur. Am Abdu, un vieux colosse imam et proxénète, s’occupe des lieux. Anis est presque toujours dans un rêve hallucinatoire décousu, nourri de références littéraires (Al-Ma'arri, Omar Al-Khayyam, etc.) et historiques.
« Bien que le directeur général possède les pleins pouvoirs prévus par la loi des finances et de l'administration, sa compétence ne s'étend pas aux entrées et aux sorties ; en outre, il y a des milliers d'étoiles filantes qui fusent au-dessus des planètes, avant de se consumer et de se disperser dans l'atmosphère, sans passer par les archives ni être enregistrées dans le classeur des entrées et des sorties ! Quant à la souffrance, seul le cœur la connaît. »
Une journaliste, Samara Bahgat, est introduite dans leur cercle. Elle médite une pièce de théâtre abordant « l'utilisation du sérieux face à l'absurde » avec triomphe en amour de l’héroïne (elle), dont les commensaux seraient les autres personnages, partagés entre l’accoutumance, le libertinage et la fuite du réel ; Anis prend connaissance de ses notes, qui constituent une sorte de mise en abyme du roman, cette manière de comédie.
Les dialogues des amis sont typiques de la conversation égyptienne, riche en humour et en critique.
« "Nous travaillons pour gagner notre vie la première moitié de la journée ; ensuite, nous nous réunissons sur cette péniche pour qu'elle nous emmène dans l'au-delà !"
Elle demanda, avec un intérêt non dissimulé :
"Vous vous désintéressez vraiment de ce qui se passe autour de vous ?
— Nous l'utilisons parfois comme matière à plaisanterie !" »
« Il n'y a aucun rapport entre les choses… »
« "Soit ! la vérité, c'est que je crois au sérieux !" Les questions fusèrent : Quel sérieux ? Le sérieux au profit de quoi ? Est-il possible de croire à l'absurde avec sérieux ? Et si le sérieux implique que la vie ait un sens, quel est-il ? »
« Celui-là, c'est une autre histoire, il est musulman ! il prie et il jeûne ; c'est un mari exemplaire qui reste aussi indifférent aux femmes de la péniche que les Égyptiens aux événements. Peut-être bien que son premier souci est de marier sa fille ! »
« "C'est aussi le secret de la réussite des comédies qui nous montrent dans notre vérité…
— Pourquoi ne reconnais-tu pas cela dans tes articles ?
— Parce que je suis un hypocrite… Je visai par là les comédies étrangères… Les comédies locales finissent généralement par la métamorphose subite de l'acteur comique en un prédicateur imbécile… C'est pour cela que le troisième acte est d'ordinaire le plus mauvais puisqu'il est écrit en réalité pour la censure…"
Khalid se tourna vers Samara et déclara :
"Si tu pensais un jour écrire une pièce sur des gens comme nous, je te conseille, en collègue, de choisir la comédie, je veux dire la farce, ou l'irrationnel, les deux revenant au même…"
— Une idée qui mérite d'être étudiée ! s'écria-t-elle, en ignorant les regards d'Anis.
— Évite les héros engagés qui ne sourient pas, ne parlent que d'idéal, exhortent les gens à faire ceci ou cela, aiment sincèrement, se sacrifient, ânonnent des slogans, et ruinent le spectacle en fin de compte tant ils sont antipathiques…
— Je suivrai ton conseil et écrirai pour les autres, ceux qui ruinent le spectacle tant ils sont sympathiques !
— Mais ceux-là aussi ont un problème artistique ; ils vivent sans foi ; ils passent leur temps dans l'absurdité pour oublier qu'ils seront bientôt changés en cendres, os, limaille, azote, nitrogène et eau… En même temps, ils se tourmentent à l'idée que la vie quotidienne leur impose les variations d'un sérieux acéré, insensé, et que les fous autour d'eux les menacent de destruction à chaque instant. De telles personnes ne travaillent ni n'évoluent… »
L’action se passe essentiellement sur la péniche, à part une excursion nocturne à Saqqara, au cours de laquelle un piéton est tué par leur voiture : le drame se déclenche...
Ce roman m’a fait songer plus à Cossery qu’aux autres que j’ai lu de Mahfouz.
\Mots-clés : #addiction #amitié #humour
- le Dim 19 Mai - 7:35
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- Sujet: Naguib Mahfouz
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James Patrick Donleavy
L’Homme de gingembreDeux jeunes États-Uniens fauchés en Irlande après-guerre, Sebastian Balfe Dangerfield et Kenneth O’Keefe, le second parti tenter sa chance en France, le premier reste soutenir (à peine) sa famille (Marion, Anglaise, et leur fille, Felicity) et ses études de droit au Trinity College de Dublin.
« Mais quand on est fauché, le problème est de manger. Quand on a de l’argent, c’est de baiser. Quand on a les deux, c’est la santé ; on a peur d’attraper une hernie ou n’importe quoi. Si tout va impeccablement bien, on a peur de la mort. Regarde-moi ces gueules, ils sont tous coincés par le premier problème de la série, et ça leur durera toute la vie. »
Ne faisant pas grand-chose et rêvant de fortune, Sebastian est facilement attiré par les femmes des environs, tandis que la sienne s’épuise et se révolte contre leur indigence due à son oisiveté, à ses mensonges et son baratin.
« Dignité dans les dettes, devise personnelle. »
Aventure avec « Chris aux longs doigts », du stout, une bagarre ; Marion s’enfuit de leur taudis, Dangerfield parvient à s’incruster dans son nouveau logement. Ils prennent une locataire, Miss Frost, avec qui il couchera lorsque Marion sera de nouveau partie. Skully, l’ancien propriétaire à qui il doit de l’argent, le harcèle.
Un protestant chez les catholiques :
« Je suis entré dans une pharmacie pour acheter des préservatifs, à mon arrivée en Irlande. J’en voudrais une douzaine, ai-je dit. Comment osez-vous demander une chose pareille, m’a répondu le pharmacien en se cachant derrière son comptoir jusqu’à ce que j’aie disparu. Je l’ai naturellement pris pour un fou. Je suis allé plus loin dans la rue. Un large sourire, bonjour et que désirez-vous, j’ai découvert mes dents l’espace d’un instant. J’ai constaté que les siennes étaient légèrement noires. J’ai formulé gracieusement ma demande, en spécifiant, modèle américain si possible. J’ai vu ses traits s’effondrer, la mâchoire s’allonger, les mains se tortiller et un flacon se briser par terre. La femme qui attendait derrière moi, offusquée, a quitté la boutique. Le pharmacien m’a dit d’une voix rauque qu’il ne tenait pas d’articles de ce genre. Et que je veuille bien me retirer car les prêtres le priveraient de son commerce. J’ai pensé que ce monsieur devait avoir quelque chose contre le modèle américain, que je préfère. Je suis entré dans une troisième pharmacie où j’ai acheté une savonnette Imperial Leather, pour faire bien. Après quoi j’ai demandé, discrètement, une demi-douzaine de modèles américains. J’ai entendu le troisième pharmacien balbutier une prière, Sainte Mère de Jésus, protégez-nous des licencieux. Puis il a fait un signe de croix et ouvert grand sa porte en me priant de sortir. Sorti je suis, convaincu que l’Irlande est un pays singulier. »
Érotisme et humour :
« Dangerfield soufflait car elle n’avait rien d’un poids plume. Mais c’était une bonne fille pleine de vigueur, et le travail ne lui faisait pas peur. Toute prête à mettre la main à la pâte. Voilà ce qui cloche dans le monde ; trop peu de gens mettent la main à la pâte, ils laissent les autres travailler à leur place. On voudrait leur faire passer le goût de la paresse quand on les voit se promener bêtement dans la campagne, le dimanche. C’est pénible de les voir chercher ce qu’ils peuvent bien faire de leur jour de congé. Il est temps que je fasse rouler Mary sur le dos, parce que j’ai des morceaux de charbon qui s’enfoncent à travers le matelas dans ma colonne vertébrale. Youp-là. Comme une tortue qu’on retourne. Valsez. Je me demande si cet effort n’est pas un peu trop pour moi. Le cirque, je lui enlève son chandail. Ouah, quelle gaillarde, toute haletante. Ma pensée n’est jamais si pénétrante que dans les moments où je m’ébats avec un corps de femme, pénétrante jusqu’à la garde. »
« C’est presque trop beau à imaginer. Un ventre de bonheur. Toi, en tout cas, Mary, prends de moi ce que tu veux, afin de ne pas avoir à chercher ailleurs. Une orgie sexuelle s’il le faut, tout ce que je peux t’offrir, parce que je m’en sors. Laisse-moi les toucher. Avec ma langue toute neuve. Je vais être une réalité. »
« Parlons de mon rognon. C’est très gentil à toi, Mac. Aurais-tu la bonté d’attendre le moment où tu m’entendras descendre les marches, pour le lâcher dans la poêle et, juste avant qu’il ne la touche, le retourner pour enfin le déposer dans mon assiette ? »
« Vais m’avancer un peu pour jeter un coup d’œil dans l’ouverture du manteau. Bien ce que je pensais, sans bretelles. Vous avez un joli bijou, Dorothy, sur votre pâle décolleté hivernal. Mains sans poils. Les miennes sont froides et jointes. N’ai pas souvent été amateur de cheveux blonds, préférant les bruns, les profonds, l’Ouest. Mais vous êtes riche et c’est ce qui me plaît avant tout. Pourtant, les lis et les roses poussent dans la misère. Suis une fleur délicate. »
Kenneth revient de France au bout de six mois, toujours aussi fauché et puceau (à part une expérience homosexuelle), puis repart en Amérique ; Sebastian fréquente aussi d’autres connaissances du même acabit, comme Tony Malarkey et Percy Clocklan, qui se serait suicidé.
« Pourtant, je ne suis pas à plaindre. Je ne me plains pas. Simplement, je n’aurais rien contre un changement complet. »
« Danger » part à Londres, où il retrouve son ami MacDoon, qui le déguise en kangourou.
Son père décédé, Sebastian escompte hériter d'une fortune tant attendue :
« … une somme placée en dépôt de façon à assurer un revenu qui n’excédera pas six mille dollars par an, lequel revenu vous sera versé dès que vous atteindrez l’âge de quarante-sept ans, ce qui signifiera… »
Mary l’a rejoint, il l’a jetée et elle va faire du cinéma.
« Des vieilles, là-bas, avec des diamants sur le buste à défaut d’autre chose. Je suis saisi parfois de l’envie de m’en faire une. L’âge ne me gêne pas. Bûches dans le feu. Je ne crois pas à Noël. C’est une escroquerie. Je sais que c’est une escroquerie. Personne ne fait attention à moi. On va y remédier.
Sebastian prenant son souffle avant de rugir.
— Noël est une escroquerie.
Le cri semant ses échos. Sourires épanouissant les visages de MacDoon et de Clocklan, car ils savaient que s’annonçait la nuit de la franchise. Derrière la porte de la bibliothèque, Mary se préparait au pire.
— Noël est une escroquerie. Cette pièce est pleine de filous et de voleurs. Jésus était un Celte et Judas un Britannique. »
On ne peut que penser à Henry Miller et à l’Ulysse de James Joyce à la lecture de ce roman, au style particulier, souvent elliptique, par brefs segments de phrases, dont les verbes d’action sont souvent éludés, et qui rend un flux de conscience composé de bribes sans cohérence forcément évidente.
\Mots-clés : #amitié #erotisme #humour #jeunesse
- le Ven 17 Mai - 8:27
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- Sujet: James Patrick Donleavy
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Romain Gary
La Danse de Gengis CohnIncipit :
« Je suis chez moi, ici. Je fais partie de ces lieux et de l'air qu'on y respire d'une manière que seuls peuvent comprendre ceux qui y sont nés ou qui ont été complètement assimilés. Une certaine absence, qui a de la gueule, sans me vanter. À force de se faire sentir, elle devient une véritable présence. Il y eut, certes, usure, habitude, accoutumance, une légère évaporation et la fumée ne marque jamais le ciel d'une manière indélébile. L'azur, un instant enjuivé, se passe un peu de vent sur la figure et aussitôt, il n'y paraît plus. »
Vingt-deux ans plus tard, Moïché dit Gengis Cohn reste le dibbuk (démon qui hante l'individu auquel il est attaché) de Schatz (trésor !), le SS qui commanda son exécution en 1944, devenu Commissaire principal. Schatz enquête sur une série de meurtres (« vingt-deux meurtres en huit jours ») ; les victimes sont toutes des hommes, retrouvés poignardés dans le dos avec une expression de ravissement sur le visage, et déculottés…
« Dix-neuf ans de démocratie, c'est lourd à porter, lorsqu'on a un passé. Le nouveau chancelier Kiesinger avait appartenu un instant au parti nazi de 1932 à 1945, dans un moment d'idéalisme et de fougue juvéniles. »
Cohn, un comique juif, apparaît fréquemment à Schatz, qui est le seul à le voir, et sombre dans la paranoïa ; de temps à autre, ils se lient dans une certaine complicité, ont même parfois tendance à se confondre.
« Je crains qu'à force de nous griser de culture, nos plus grands crimes s'estompent complètement. Tout sera enveloppé d'une telle beauté que les massacres et les famines ne seront plus que des effets littéraires ou picturaux heureux sous la plume d'un Tolstoï ou le pinceau d'un Picasso. »
L’Allemagne est visée en tant que peuple où aurait lieu un regain nazi.
« Ce n'est pas pour rien que les nouveaux nazis accusent leurs compatriotes de s'être enjuivés. On se demande même s'ils parviendront jamais à retrouver leur pureté raciale, et on comprend alors pourquoi tant d'entre eux rêvent d'autodestruction. Je sais, par exemple, que mon ami Schatz a une telle envie de se débarrasser de moi qu'il a même fait une tentative de suicide. Il veut ma perte. Je crains toujours qu'il ne se pende, ou qu'il n'ouvre le gaz, dans une crise d'antisémitisme. »
« Alors, voilà : les Allemands avaient Schiller, Goethe, Hölderlin, les Simbas du Congo ne les avaient pas. La différence entre les Allemands héritiers d'une immense culture et les Simbas incultes, c'est que les Simbas mangeaient leurs victimes, tandis que les Allemands les transformaient en savon. Ce besoin de propreté, c'est la culture. »
« Si, pour redevenir elle-même, l'Allemagne doit renoncer à l'antisémitisme, elle le fera : c'est une nation très décidée et qui ne recule devant aucun sacrifice. »
Le richissime baron von Pritwitz est venu se plaindre au Commissaire de la disparition de son épouse Lily avec Florian, son garde-chasse, sympathique personne cependant froide en cette époque de chaleur, et pour tout dire mortifère ; Lily, la belle aristocrate, quant à elle, est éprise de culture.
« Nymphomane, c'est vite dit. Je trouve que Schatz ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Il est permis d'avoir de l'idéal, des aspirations et de se donner beaucoup de mal pour essayer de les réaliser. On peut attendre le messie, chercher le sauveur, l'homme providentiel, le surhomme, sans se faire traiter de tous les noms. Ou alors, il n'y a qu'à dire que l'humanité est une frigide et une détraquée, condamnée à l'échec. Car enfin, il n'y a pas que l'Allemagne qui rêve, désire, attend, essaie, échoue, recommence, essaie toujours et n'aboutit jamais. On peut avoir le goût de l'absolu, de la possession totale – de la solution finale, si vous voulez – sans jamais y parvenir, mais sans se décourager. L'espoir, c'est ça qui compte. Il faut persévérer, essayer encore. Un jour, on y parviendra. Ce sera la fin du rêve, de la nostalgie, de l'utopie. »
« – Vous nous avez déjà fait assez de mal, avec votre propagande, depuis un quart de siècle. Je veux bien passer l'éponge, mais à condition que vous cessiez de nous enquiquiner ! Compris ? Nous en avons assez d'être obligés de vivre avec des fantômes ! Vous voulez que je vous dise, Cohn ? Vous êtes démodé. Vous faites vieux jeu. L'humanité vous a assez vu. Elle veut du neuf. Vos étoiles jaunes, vos fours, vos chambres à gaz, on ne veut plus en entendre parler. On veut autre chose. Du neuf. On veut aller de l'avant ! Auschwitz, Treblinka, Belsen, ça commence à faire pompier ! Ça fait le Juif de papa ! Les jeunes, ça ne leur dit plus rien du tout. Les jeunes, ils sont venus au monde avec la bombe atomique, ils ont des soleils dans les yeux ! Pour eux, vos camps d'extermination, ça fait pedzouille ! Ils en ont assez de bricolages ! Ils en ont soupé de nos bricoles juives, de nos petits pipis ! Cessez donc de vous accrocher à votre magot, à votre petit capital de souffrance, d'essayer de vous rendre plus intéressant que les autres. Les privilégiés, les peuples élus, il n'y en aura bientôt plus. Ils sont deux milliards, mon ami. Alors, qui cherchez-vous à impressionner, avec vos six millions ? »
« Ah non ! Le Vietnam, ce n'est pas ici, c'est en Amérique ! Qu'est-ce que ça veut dire, Cohn ? De quoi vous mêlez-vous ? Il n'y a pas de Juifs au Vietnam ! Ça ne vous regarde pas ! »
« Tous ces livres, tous ces documents, tous ces souvenirs de rescapés et, par-dessus le marché, son Juif personnel qui ne le quitte pas d'une semelle, malgré les psychiatres et l'alcool, il estime que cela a assez duré. Peut-être n'aurait-il pas dû crier Feuer ! il y a vingt-deux ans. Mais il était jeune, il avait un idéal, il croyait à ce qu'il faisait. Aujourd'hui, il ne le ferait plus. Si jamais on lui donne une deuxième chance, lorsque le N.P.D. arrivera au pouvoir, et si Herr Thielen lui donne l'ordre, à lui, Schatz, de crier Feuer ! eh bien, lui, Schatz... Au fait, que ferait-il ? Il me cherche du regard, mais je me garde bien de le conseiller : après, on dira que c'est encore nous autres, Juifs, qui avons sapé le sens de la discipline et la fibre morale du peuple allemand. »
« Schatz se voit entouré de toutes parts d'une telle rancœur qu'un soupçon encore plus affreux lui traverse l'esprit : ne serait-il pas tombé, lui, l'ex-SS Schatz, dans le subconscient d'un auteur juif et ne l'a-t-on pas condamné à demeurer éternellement en ce lieu terrible ? N'est-il plus, lui, Schatz, qu'un dibbuk de nazi, à tout jamais emprisonné dans l'âme juive, à commencer par celle de cet écrivain impitoyable ? Impitoyable, car il ne paraît avoir qu'une idée en tête : empoisonner par sa littérature maudite le psychisme des générations futures. Un véritable crime contre l'espèce, une atrocité spirituelle plus criminelle que toutes celles, purement physiques, d'Auschwitz. »
« Je me souviens soudain que de la souffrance du Christ, des milliers de salopards ont tiré de très belles œuvres. Ils s'en sont régalés. Même en descendant plus bas, je me rappelle que des cadavres de Guernica, Picasso a tiré Guernica et Tolstoï a bénéficié de la guerre et de la paix pour son Guerre et Paix. J'ai toujours pensé que si on parle toujours d'Auschwitz, c'est uniquement parce que ça n'a pas encore été effacé par une belle œuvre littéraire. »
« Je vois soudain en plein milieu de la forêt de Geist une main sortant d'une bouche d'égout du ghetto de Varsovie, une main nue, laissée sans armes par l'humanité entière. La main se ferme lentement et le poing juif reste ainsi levé au-dessus de l'égout. »
La seconde partie est titrée Dans la forêt de Geist (Geist signifie en allemand esprit, génie, "idée de base") ; c’est là que sont perpétrés les meurtres ; le roman perd son peu de rationalité. Cohn et Schatz y rencontrent Florian, la mort, et Lily, la madone des fresques, la princesse de légende de la Renaissance, la nymphomane frigide que tous les hommes sont impuissants à contenter (tout au long du récit, la Joconde symbolise un aspect obscène, racoleur, de la culture). Des réflexions psychanalytiques sur le subconscient sont avancées ; des « considérations talmudiques » sont émises sur la nature de Dieu, avec même une nouvelle Crucifixion.
« Nous sommes un peuple de rêveurs, ce qui fait que nous n'avons jamais cessé d'attendre la création du monde. »
Menacé d’exorcisme, de fraternité œcuménique, Cohn songe à Tahiti, ce paradis terrestre…
L’humour noir (yiddish) fuse comme au vaudeville dans cette farce macabre aux sous-entendus salaces, aux accents parfois céliniens dans leur délire. J’ai souvent ri à cette lecture loufoque, même si le ton est hargneux, et franchement irrévérencieux.
Ce roman allégorique, apparemment issu d’une visite sur les lieux de la Shoah en 1966, constitue le deuxième volume de la trilogie Frère Océan (le premier, Pour Sganarelle, est une sorte d’essai littéraire défendant le roman picaresque) ; Frère Océan, c’est semble-t-il l’océan originel, mais aussi le subconscient collectif de la culture.
\Mots-clés : #antisémitisme #campsconcentration #communautejuive #culpabilité #deuxiemeguerre #fantastique #genocide #humour #satirique #xxesiecle
- le Mer 8 Mai - 12:41
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Philip Roth
Pastorale américaineLe romancier Nathan Zuckerman, la soixantaine, est contacté par l’idole de son enfance à Newark, Seymour Levov, « le Suédois », une star sportive, un Juif comme lui et son aîné de quelques années. Seymour est l’image-même de la réussite états-unienne, familiale, sociale, professionnelle. À ce propos, il a repris l’entreprise de son père, et dit avoir dû délocaliser son usine à regret, après les émeutes raciales de Newark de 1967, à cause de la situation sociale (violence et insécurité), pour former une main-d’œuvre compétente à l’étranger (ce qui constitue la succession inverse des faits telle qu’elle est souvent présentée). Seymour est vu comme un brave, gentil conformiste, dans le prolongement de sa jeunesse de « héros de lycée », « notre Kennedy ». Mais Nathan doit revoir son jugement :
« Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle, dans la vie. L’histoire de la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. »
Jerry, le frère de Seymour, apprend à Nathan que ce dernier vient de mourir d’un cancer, et surtout qu’il était dévasté par l’attentat à la bombe perpétré par sa fille de seize ans en 1968 contre la guerre au Vietnam.
« Or survient la fille perdue, la fille en cavale, cette Américaine de la quatrième génération censée reproduire en plus parfait encore l’image de son père, lui-même image du sien en plus parfait et ainsi de suite… survient la fille en colère, la malgracieuse, qui crache sur son monde et se fiche éperdument de prendre sa place dans la lignée Levov en pleine ascension sociale, sa fille, enfin, qui le débusque comme un fugitif, qui le pousse la première dans la transhumance d’une tout autre Amérique ; sa fille et ces années soixante qui font voler en éclats le type d’utopie qui lui est cher, à lui. Voilà la mort rouge qui contamine le château du Suédois, et personne n’en réchappe. Voilà sa fille qui l’exile de sa pastorale américaine tant désirée pour le précipiter dans un univers hostile qui en est le parfait contraire, dans la fureur, la violence, le désespoir d’un chaos infernal qui n’appartient qu’à l’Amérique. […]
Qui est fait pour la tragédie et la souffrance absurde ? Personne. La tragédie de l’homme qui n’était pas fait pour la tragédie, c’est la tragédie de tout homme. »
Meredith, dite Merry Levov, fait l’objet d’une « étiologie » (notamment psychiatrique) de son bégaiement de jeune adolescente révoltée qui se tourne vers l’extrémisme. Alors qu'elle est en cavale après l’attentat qu’elle a perpétré, Rita Cohen, qui s’avère être une terroriste communiste, prend contact avec Seymour.
Roth rend le calvaire de Seymour, lui si raisonnable, responsable.
« Telle est la vie extérieure, qu’il mène autant que faire se peut sans changement apparent. Mais elle se double d’une vie intérieure, d’une vie intérieure morbide, hantée par des obsessions tyranniques, des pulsions refoulées, des espoirs superstitieux, des imaginations effroyables, des conversations fantasmées, des questions insolubles. De nuit en nuit, insomnies, autopunition. Solitude colossale. […]
Et au quotidien rien à faire, sinon assumer cette imposture, continuer de vivre sous son identité, avec l’ignominie de se faire passer pour l’homme idéal. »
« S’il avait pu de nouveau fonctionner comme tout un chacun, redevenir tel qu’en lui-même, au lieu d’être ce charlatan à la sincérité schizophrène, lisse dehors, tourmenté dedans, stable aux yeux d’autrui, et pourtant le dos au mur en son for intérieur, puisque son personnage social détendu, souriant et factice servait de linceul au Suédois enterré vivant. S’il avait pu, si peu que ce fût, recouvrer son existence cohérente, indivise, qui lui avait donné son assurance physique, sa liberté d’allure avant d’engendrer une meurtrière présumée. »
Il décrit aussi la dépression de sa femme Dawn, une Irlandaise, ex-Miss New Jersey, musicienne, éleveuse de bétail, qui en est venue à le rendre responsable du drame ; il expose le métier de la ganterie transmis par son père à Seymour, ainsi que les valeurs de travail et d’excellence.
Puis Seymour retrouve Merry, devenue une adepte jaïn (« l’ahimsa, le respect systématique de la vie »), clandestine vivant dans des conditions sordides ; la terroriste a perdu son bégaiement, peut-être en se voilant pour ne pas tuer de petites vies. Fabricant des bombes, elle est la responsable directe de quatre morts (et a été victime de deux viols).
C’est tout le rêve américain fracassé qui est brossé, aboutissant dans la violence à une sorte de nihilisme dans un terrible conflit de génération.
« Trois générations. Toutes en ascension sociale. Le travail, l’épargne, la réussite. Trois générations en extase devant l’Amérique. Trois générations pour se fondre dans un peuple. Et maintenant, avec la quatrième, anéantissement des espoirs. Vandalisation totale de leur monde. »
« Il avait fait du mieux qu’un parent pouvait faire — il avait écouté tant et plus, alors même qu’il se retenait de toutes ses forces pour ne pas se lever de table et s’en aller en attendant qu’elle ait craché son venin. »
« Toujours dans la peau d’un personnage. Ce qui avait commencé de manière assez anodine du temps qu’elle jouait les Audrey Hepburn avait donc conduit en dix ans à ce mythe exotique de l’abnégation ? D’abord la niaise abnégation au nom du Peuple, maintenant la niaise abnégation de l’âme parachevée. Phase suivante, le crucifix de grand-mère Dwyer ? Est-ce qu’on allait revenir à l’abnégation suprême de l’éternelle chandelle et du Sacré-Cœur ? On était toujours dans l’irréalité grandiose, dans l’abstraction la plus lointaine — on ne s’occupait jamais de sa petite personne, alors là, jamais de la vie. Quelle imposture, quelle horreur inhumaine, cette abnégation ! »
« Tuer Conlon [le médecin victime collatérale de sa première bombe] n’avait fait que confirmer son ardeur de révolutionnaire idéaliste, qui n’hésitait pas à adopter les moyens, même impitoyables, de détruire un système injuste. »
Nombre de personnalités politiques états-uniennes sont évoquées, mais aussi Frantz Fanon, comme "influenceurs" de Merry. Jerry rabroue son frère à cause de son attitude envers le « monstre ». Puis Dawn décide de se refaire chirurgicalement une beauté, et de quitter la résidence rurale traditionnelle qui plaisait tant à Seymour (pleine de souvenirs) pour une maison lumineuse conçue par un architecte wasp (avec lequel elle trompe son mari – mais ce dernier a aussi fauté, avec Jessie, l’orthophoniste de Merry, qui accueillit celle-ci après son départ…). Cette confrontation avec ces amis, les Bill et Jessie Orcutt, les Barry et Marcia Umanoff, d’une certaine aristocratie ou élite intellectuelle établies, révèle (outre un fabuleux jeu de masques) un autre aspect social des États-Unis de la seconde moitié du XXe (et qui éclaire toujours la société contemporaine).
Des phrases comme celle-ci, en début de paragraphe, font d’avance sourire si on connaît un peu Roth :
« Au dîner la conversation roula sur le Watergate et sur Gorge profonde. »
Lou, le bavard père de Seymour, vieux has been, a des propos, certes décousus, mais pas forcément incohérents (il soutient aussi le fait que les délocalisations ont commencé avant les problèmes raciaux).
« C’est pas les syndicats à eux tout seuls qui nous ont cassés, cela dit. Les syndicats ont rien compris, mais certains industriels non plus. “Je veux pas payer ces fils de putes cinq cents de plus”, et le gars qui dit ça roule en Cadillac et passe l’hiver en Floride. Non, y a beaucoup d’industriels qui ont pas su réagir. Mais les syndicats n’ont jamais compris la concurrence d’outre-mer et, à mon avis, ils ont bel et bien accéléré la ruine de l’industrie du gant par leur intransigeance : on ne pouvait plus faire de bénéfices. »
Bill Orcutt :
« La permissivité. La perversion drapée dans les voiles de l’idéologie. La contestation perpétuelle. »
Roth évite de donner directement son avis en forçant le trait avec humour, en rapportant des points de vue erronés, des pensées attribuées à un personnage par le biais d’un autre (notamment son alter ego Zuckerman). Difficile de donner un résumé de ce livre sans être partial ; dans ce roman fouillé, qui compte près de 600 pages, Roth lance son lecteur sur de nombreuses pistes, le mène si bien qu’il le déroute souvent. Demeure cependant le constat d’un échec social, sociétal, voire civilisationnel d’une culture en pointe du monde occidental.
Au vu de son commentaire, ce n'est pas Topocl qui me contredira comme je recommande la lecture de ce livre.
\Mots-clés : #culpabilité #historique #humour #mondedutravail #politique #portrait #psychologique #relationenfantparent #satirique #social #solitude #terrorisme #xxesiecle
- le Sam 27 Avr - 13:38
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Serge Rezvani
Les Années-lumièreAutobiographie de Rezvani : petite enfance de Cyrus-Boris ballottée en exil avec une mère russe atteinte d’un cancer, (puis) un père persan, magicien et infidèle. Fantaisiste, baroque et surréaliste (on peut en rapprocher par moments L'Écume des jours de Boris Vian), le récit se commente lui-même, y mêle Lula, le grand amour de sa vie au présent, dans une jubilation créative.
Mis en pension « dans la masure du bout du monde » en Suisse :
« À la fonte des neiges, nous essayons de reprendre le chemin de l’école, mais la boue a tout envahi. On enfonce jusqu’aux genoux, parfois même jusqu’au ventre. C’est décourageant. Le sous-sol travaille. Des effondrements creusent des cratères au pied même des maisons, minant les fondations. Ça glougloute de tous les côtés. D’un instant à l’autre, la rue change sous nos yeux. Il n’y a plus de sécurité à se déplacer. Traverser la cour devient une aventure.
Le village est bâti sur une poche de vide et on entend sous terre un grondement continuel de cataracte. Même les vieillards hochent la tête inquiets. La montagne frémit, des arbres entiers, tout droits avancent sur les pentes. On les voit subitement faire quelques mètres et s’arrêter. Ça glisse de tous les côtés. Des rochers énormes dérapent en silence, déplaçant les sentiers et les clôtures. Et toujours ce bruit souterrain assourdissant. Les anciens parlent d’une grotte gigantesque dont l’accès aurait été perdu depuis bien longtemps.
L’instituteur ne tient plus en place, cette histoire de grotte le fait rêver. Il n’en dort plus, il n’en mange plus. Il n’arrête pas de tourner autour des masures. Il racole les vieux pour avoir des détails. Il ne parle plus que de ça. Il est insatiable. Il fait des dessins, des plans, mais la montagne bouge tellement qu’il ne peut pas prendre de repères. Ça le désespère.
Un jour il s’en va par les sentiers, et s’enfonce dans le chaos. Nous le regardons longtemps monter comme une mouche sur le flanc de cette nature changeante. Il zigzague entre les arbres. De temps en temps il se retourne vers le village, agite son chapeau tyrolien et reprend l’ascension. On le voit de plus en plus minuscule, ridicule, rouler, se relever, courir jusqu’à une pierre, s’agripper, sauter et s’étaler. Les arbres glissent autour de lui, les rochers par quartiers entiers se décollent et rebondissent dans les précipices.
Il me semble que l’instituteur ne revint jamais. »
Son père vient le prendre pour vivre avec lui et sa compagne Pipa dans un petit appartement parisien, « le taudis aux pendolents » [pendeloques de cristaux] ; c’est un prestidigitateur qui fait de la voyance pour dames et beaucoup de pitreries.
« Ce fut pire qu’un accouchement, qu’une deuxième naissance, il fallait que je réapprenne à être, que je reprenne pied dans ce nouveau monde, il fallait essayer de croire à toute cette douceur. Je pleurais d’avance. C’était sûr que j’allais tout perdre. On m’emmènerait encore, on m’abandonnerait comme Lydia m’avait abandonné, on m’abandonnerait. Je bégayais : "Gaaar… dez… moi… aaah ! Gaaar… dez… moi… aaaah ! Gaaaar… deez… moi !" »
Assez vite, le couple le met en pension chez un pope.
« Ma langue vient frapper avec un bruit infernal sur les galandales de l’entre-dents. Mes molaires, je les compte une à une avec la pointe gustative du muscle glambuleur. Je m’embrouille dans les mauvais chiffres, les incisives, les canines, les prémolaires. Le muscle glambuleur cogne entre les crocs. Quatre-vingt-deux canines, ce qui fait cent. Le muscle trémulseur cherche la petite carie sur la quatre mille huit centième dent de la galandale inférieure. Les prismes musicaux trémolotent sur la gustative quatre. Les papilles musicalisées viennent se ranger bien sagement à la suite des amygdales. Pas de problème. J’enlève deux amygdales, il en reste huit plus une molaire, ça donne une ralingue sur sept qui ne fonctionne pas. Je reprends toutes mes amygdales et je les pose une à une sur la ralingue vingt-deux. Délicatement je fais descendre la ralingue quatre. Schplokssss ! Un grand coup de cuisse sur la touffe puante et les petites violettes commencent à pousser. Hi hi hi ! La ralingue descend, descend… grummm ! Je mâche les amygdales. Soixante et quelque chose amygdales ça fait une fameuse omelette, ça bave tellement partout qu’il en ressort par la ralingue huit. Je fais venir une autre ralingue, j’hésite une seconde entre la neuf et la douze. Je la pousse avec le muscle gustatif renversé, appuyé du glambuleur, saliveur, mâchouilleur, le plus dégueulasse de tous les muscles, celui qui se gonfle derrière mes oreilles. »
On est dans l’avant-guerre de la Seconde, vient l’exode, mais Rezvani revient toujours au rire, au délire. Les souvenirs sont développés à outrance par amplification.
Retour en famille à Paris occupé :
« Mon père ne refusait son assistance à personne. Pendant toute la guerre ce fut un carrousel incroyable. Chez mes parents c’était le no man’s land, une espèce de Suisse, minuscule en plein Paris. Mon père restait assis dans son vieux fauteuil à faire sauter sa bille, pfffuit, pffffuit, pffffuitt ! il laissait venir. Si c’était un résistant, il lui disait de faire gaffe, de raser les murs. Le résistant partait content et payait pour ce simple conseil. Si c’était un Juif il l’engageait à réaliser tout ce qu’il pouvait sur l’heure et à se cavaler le plus vite possible. Si c’était un collaborateur (et combien sont venus et revenus vomir chez le mage leur mauvaise conscience), il le pressait de retourner sa veste. Quand c’était von Fridoleïn il se faisait tout petit, petit, pas fou et il se frottait les mains, il aurait crié « Heil Hitler ! », n’importe quoi et surtout il le priait de bien essuyer ses bottes sur le paillasson, parce que sous le paillasson il y avait des actes de baptême qu’il avait mis à vieillir pour des Juifs. Des actes de baptême bien catholiques pour Juifs bien Juifs. Pas mal de curés sont venus aussi se renseigner dans le grand livre pour savoir de quel côté il valait mieux pencher. Il faut dire qu’avec Pie XII ils ne savaient plus très bien. Ceux-là payaient en actes de baptême vierges. »
Il s’efforce de dessiner une sirène, qui peu à peu devient Pipa, et est de nouveau envoyé en pension, celle de l’amiral Chalapine.
« Nous pénétrons dans la chapelle. L’odeur immonde d’encens me prend à la gorge, de nouveau cette envie de vomir, des relents d’oreillons. Pouah ! Le tabernacle, hostie et compagnie, toute la quincaillerie de maniaque, ciboire russe, cuillère russe à long manche d’argent pour racler, ostensoir russe, tout ce qu’il y a de plus russe, encensoir monté sur chaînette amovible, dérailleur pour la longueur, comme ça on ne heurte pas le calice à la bénédiction finale. Il me fait la démonstration, il cavale avec son encensoir. Toc ! il passe en première longueur, pfffuit, pffffuit ! il s’imite, se singe. L’encensoir voltige. Toc ! deuxième longueur. Il fait le tour de la chapelle, frôle toutes les aspérités, fait des moulinets furieux et toc ! passe en troisième longueur. Il est lancé sur la grande vitesse, le moindre faux pas et c’est la catastrophe, il n’a pas le droit de s’arrêter, il jubile de jeter son yoyo comme ça, de le faire virevolter, pfffuit, pffffuit ! bzim ! au ras des icônes. Il s’épate lui-même. Il faut reconnaître que comme numéro de jongleur, on ne fait pas mieux. Ses cheveux longs volent, sa barbe s’enroule autour de son cou comme une étole, ses voiles palpitent en cadence, sa robe se soulève, je vois son pantalon percé aux genoux, les rotules à l’air à force de macération. Il me fait pitié. « Amine ! » Il tombe à genoux, rétrograde son extensoir à encens, bzik ! bzik ! maintenant il travaille sur la toute petite vitesse, minuscules cercles, toilette de mouche, chuchus, chichis, pchik, pchik, tournicottis sur place, menu, menu, menu, minus, mimi, zizis mesquins, et tout à coup clac ! sans crier gare il repasse direct en troisième. Toujours à genoux, il promène son encensoir à ras de terre, l’envoie, cloc ! le ramène, cloc ! à l’horizontale. Ah ! c’est un as, un vrai diabolique champion, au millimètre près, poil du cul et zéphir aux couilles. Il joue dans les rayons de soleil. Toc ! il assomme une mouche au vol et toc ! vise le Christ en croix, pfffuit à un millipoil de millipoil et toc ! la Vierge. Bzim ! re-le Christ, pfffuit re-la Vierge, bzim ! Il me regarde en biais, il quête les compliments, le vieux cabot. Ça, il a pris des risques, il faut reconnaître qu’il a de quoi jubiler de sa dextérité, l’immonde baladin hilare avec son infernale trogne. »
La guerre devient plus présente.
« Maintenant, nuit et jour, c’est un flot ininterrompu de forteresses volantes. Elles foncent dans les splendeurs naturelles de l’air vers l’Allemagne, déverser leurs cargaisons, faire leur macabre travail. Des aviateurs recroquevillés dans leurs carlingues vont répandre, oh ! sans haine, les hideux, le feu, la mort et la poix des interminables agonies. Parfois un avion déchiqueté passe au ras des arbres, on voit très distinctement des hommes accrochés à l’épave. Ils ne peuvent pas se résoudre à sauter. Des automitrailleuses sillonnent les routes, partent à travers champs, à la poursuite des aviateurs suspendus à leurs parachutes. Ils ont beau agiter les bras, les mitrailleuses se déchaînent, les hachent menu. Ils peuvent toujours demander grâce les pauvres petits pantins qui ne veulent pas mourir, ils peuvent toujours hurler, supplier sous leurs corolles blanches… tac tac tac ! les uns après les autres ils sont démantelés par la grenaille. On voit peu à peu des morceaux se détacher, tomber sur les pavillons, dans les petits jardins paisibles. Les gens ne savent que faire de tous ces bouts de viande qui dégringolent du ciel. On arrache une main encore tiède de la gueule du chien. On fait des enterrements microscopiques, un doigt ici, un pied là, le voisin une oreille. Parfois on trouve un stylo made in U. S. A. ou bien une montre, en acompte sur l’avenir. Les femmes, pour le bel été, taillent des robes dans les parachutes, d’autres préfèrent cacher les parachutistes eux-mêmes. »
« C’est le fameux bombardement de Bétigny-les-Rateaux qui commence. Par vagues serrés, les forteresses volantes inaugurent le grand lâcher final. Des trains de bombes, torpilles, fusées, rockets, shrapnells, éclats gros comme des navires pleuvent sur les labours. Toute l’astucieuse machinerie à mixer les morts se met en branle. Je m’aplatis entre les choux, je rampe, mon carton à dessin à la remorque. Cloc ! le voilà percé d’un éclat. Toute mon œuvre à ce jour poinçonnée au même moment, curiosité pour la postérité… ha, ha, ha, ha ! ça y est, je me marre. Mes mâchoires claquent. Je meurs de peur et je ris à ne plus pouvoir avancer. J’en pisse de rire. La ferraille pleut autour de moi, grésille dans la rosée limpide. Je quatrepatte, je plaventre, je surledos, avance, nage, pissote, foirotte, tortille, claquedent et galipette dans la boue. Je suis infusoire, flagellé vert, amibe, hydre d’eau douce, H2O, bicarbonate de soude, fumée d’azote. Je coud’enterre, nombril en S, danse du ventre, roulement à billes, serpente, tortillou, nage papillon, vert de peur, de terre, de n’importe quoi dans la gadoue. Et les usines entières se déversent sans relâche. Toutes les merdeuses zones industrielles de Brooklyn à Sing-Sing, les quartiers honteux, échelles de fer, gratte-ciel en morceaux, ponts suspendus sont balancés par-dessus bord sur Bétigny-les-Rateaux. À coups de pied, on nous les expédie du ciel. L’Hudson en tronçons, acier liquide, boulons et contre-écrous se fichent en terre. Tout le trop-plein. Ford, General Motors, se débarrassent des invendus. Voitures entières s’enfoncent dans la glèbe, explosent en plein Millet. Bourrées de nitroglycé, juste ce qu’il faut pour être aussi meurtrières que possible, les Cadillac, pare-brise, en miettes, portières, roues de secours, V8, triples carburateurs à masturbation sphérique, culbuteurs, soupapes et vilebrequins dégringolent avec tous les chevaux de l’Apocalypse dans un rythme, une pulsation syncopée digne du pire Harlem. Disques explosifs, stylos piégés, chewing-gum à retardement spécialement étudiés pour décervelage éclair, machines à laver, machines infernales déguisées en bloc opératoire, frigos incendiaires, vieilles fabriques de chaussures, gares de triage abandonnées avec wagonnets, rails et aérodynamiques locomotives, autoroutes démodées sans parler de tous les cimetières de ferrailles pourries, marteaux-pilons rouillés, fils de fer phosphorescents et volcans liquides, zizis sournois, chichis usinés spécialement pour blessures incurables, déluge barbare exporté en plein angélus. Enfer du ciel ! »
Puis c’est la Libération : il joue un peu au résistant, est arrêté comme collabo ou milicien par la police française (tout le monde n’est d’accord que sur une seule chose, l’exécration des Juifs) : c’est dans le registre grotesque.
Il dessine à Montparnasse, est sujet à des nausées quand il ne rêve pas de sexe : son délire libidinal (et maritime), cauchemar d’enivré, m’a ramentu Henry Miller.
Puis ce sera Lula avec le second volume de ces mémoires contorsionnées.
\Mots-clés : #autobiographie #deuxiemeguerre #enfance #exil #humour #jeunesse #relationenfantparent #sexualité #xxesiecle
- le Jeu 18 Avr - 12:23
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- Sujet: Serge Rezvani
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Éric Chevillard
Démolir NisardJean-Marie-Napoléon-Désiré Nisard (1806 - 1888), écrivain et critique littéraire, qu’évoque son contemporain Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (la notice dans Wikipédia semble mâtinée de Chevillard…), est l’objet de la haine exterminatrice du narrateur. Nisard paraît avoir été un raisonneur moral, « étroit » et réactionnaire, un arriviste qui réussit sous divers gouvernements, et un piètre plumitif qui entra même à l’Académie française.
« Instruit par l’expérience et las de revenir sans cesse en arrière pour corriger ses erreurs, retirer ses paroles et renier ses malencontreuses initiatives, il se fût abstenu d’agir, de bouger, de parler, il se fût finalement abstenu de vivre, accédant de son vivant aux vœux de la postérité, m’épargnant aujourd’hui la corvée de l’anéantir moi-même, ce qui lui eût valu de ma part une pensée reconnaissante et fugace donnée – à défaut d’en appréhender l’objet aboli – au vent, aux feuilles, à la dépaysante beauté du monde sans Nisard. »
Outre les diatribes les plus rageuses contre cette infection qui pullule encore, l’ouvrage relate la recherche du premier opus de l’auteur (présenté comme grivois, et que Nisard aurait voulu faire disparaître), Le Convoi de la laitière, où icelle meurt d’amour.
« Nisard fait durer l’agonie au-delà de la résistance de la laitière – crémière bientôt à force de tourner de l’œil. Il se régale de ces fromages comme la hyène du festin à venir. […] Enfin, le camembert est dans la boîte ! »
En eût-on douté, la preuve est faite que l’on peut écrire en français (et avec esprit) après Boileau…
\Mots-clés : #humour #universdulivre
- le Jeu 7 Mar - 11:25
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- Sujet: Éric Chevillard
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Jorn Riel
Un curé d'enfer et autres racontarsOù on retrouve la même équipe dispersée au Groenland, pour de nouvelles aventures, certes loufoques, mais qui évoquent aussi un monde à la fois dur et attirant.
« Le vertigo polaire pousse lentement, et se construit selon le même schéma dans tous les cas connus. Les problèmes enflent et grossissent et étouffent à la fin leur victime au point qu’elle craque dans la grande crise libératrice du vertigo. Le vertigo en lui-même comporte un nombre abondant de variantes. Certains sont frappés d’une sorte de maladie du sommeil, où l’assoupissement permanent tient lieu de mécanisme protecteur contre les problèmes insolubles. Ceci est une forme assez bénigne que l’on peut observer chez des nourrissons qui ne sont pas à l’aise dans la vie. D’autres deviennent fous au sens le plus littéral du mot. Courent comme des insensés, hurlent comme des renards à la lune, cassent n’importe quoi, tirent sur tout ce qui bouge ; dans le même temps – ceci est commun pour tous – ils jurent, pleurent, rient et chantent des chansons cochonnes. Cette variante-là n’est pas préoccupante, il suffit de la laisser s’épuiser. La crise passe au bout de quelques jours, et celui qui en est la proie tombe dans un état d’épuisement d’où il se réveille avec une légère amnésie, clair et purifié.
Il y a aussi le cas bien connu des marcheurs solitaires. Des candidats au vertigo qui se mettent à marcher vers le sud à la chasse au bonheur, ou des gens qui s’installent dans une yole et commencent à ramer vers l’Islande. Ceux-là sont pénibles parce qu’il faut les suivre et les surveiller. À cette liste on peut ajouter une irrépressible envie de bisous-de-nègre, des exterminations intempestives de lièvres à trois pattes ainsi que de tenaces fantasmes féminins. »
« Parce que ni l’esprit missionnaire ni la Mission intérieure n’étaient plus ce qu’ils avaient été avant l’avènement de ce siècle. Des vents adoucissants avaient, avec le nouveau siècle, soufflé sur le mouvement de réveil religieux, et ce qui auparavant avait été si empreint d’un zèle répressif de toute joie était en train de se doter d’un visage plus positif et tolérant. Pour la direction supérieure, des fanatiques comme Pollesøn étaient donc devenus de vraies patates brûlantes. D’un côté, on ne pouvait pas sous-estimer ses mérites au Groenland, d’un autre côté, il ne fallait en aucun cas compromettre l’image en cours d’édification. »
\Mots-clés : #aventure #humour #nouvelle
- le Dim 21 Jan - 11:10
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- Sujet: Jorn Riel
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Amos Tutuola
L'ivrogne dans la brousseLe malafoutier (récolteur de vin de palme, qui incise le haut du palmier pour recueillir la sève) de Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde, le narrateur, est mort dans une chute, et son employeur part à sa recherche, car il a besoin de ses services. Il voyage dans la brousse, de villes en villages, et nous raconte les péripéties de ses pérégrinations. Dans ce conte, il capture la Mort au filet, trouve femme en la sauvant du « gentleman complet » (un crâne qui emprunte des membres pour aller au marché dans un beau corps), etc., dans un monde rempli d’esprits et de métamorphoses, chez les « êtres étranges ».
« Ces êtres mystérieux ne font rien comme les autres, par exemple, comme nous l’avons vu, si quelqu’un d’entre eux veut grimper à un arbre, il commence d’abord par grimper à l’échelle avant de la poser contre cet arbre ; mieux, il y a un terrain plat à côté de leur ville, mais ils ont construit leurs maisons sur les pentes d’une colline abrupte, alors toutes les maisons penchent de côté comme si elles allaient tomber, et leurs enfants dégringolent tout le temps des maisons, mais les parents ne s’en soucient pas autrement ; aucun d’entre eux ne se lave jamais, mais ils lavent leurs animaux domestiques ; eux-mêmes, ils s’habillent de feuilles, mais ils ont des vêtements somptueux pour leurs animaux domestiques, et ils leur coupent les ongles, mais leurs ongles à eux, ils les coupent une fois tous les cent ans, et même nous en voyons beaucoup qui couchent sur le toit de leurs maisons, et ils disent qu’ils ne peuvent utiliser les maisons qu’ils ont construites de leurs mains autrement qu’en dormant dessus. »
L’humour est omniprésent (lui et sa femme font « personnellement connaissance de Rire »), et le héros féticheur père des dieux est souvent dans de mauvaises postures pleines d’autodérision. Ce comique bon-enfant contribue à l’aspect à la fois onirique et familier du récit (la traduction de Raymond Queneau y est peut-être aussi pour quelque chose).
« Ainsi nous pouvons aller à travers cette forêt aussi loin que nous le pouvons. »
« Après ça, je me mets à lui ouvrir l’estomac avec mon couteau, puis nous sortons de son estomac avec nos bagages, etc. Et voilà comment nous avons été délivrés de l’Affamé, mais je ne pourrais le décrire complètement ici, parce qu’il était quatre heures du matin et, à cette heure-là, on n’y voit pas très clair. Bref, nous le quittons sains et saufs et nous en remercions Dieu. »
C’est aussi une sorte de chronique traditionnelle du passé (légendaire),
« Il y avait toutes sortes de créatures étonnantes dans le vieux temps. »
… une épopée qui rappellerait l’Odyssée et les travaux d’Hercule, mais aussi Rabelais (notamment le Quart Livre), tout un imaginaire collectif (peut-être à rattacher à l’analogisme selon Descola, et/ou à notre Moyen Âge), sans que je connaisse la part d’inspiration de notre culture dans ce livre.
« Tout nous avait bien plu dans cette Île-Spectre et nous nous y trouvions très bien, mais il nous restait encore bien des travaux à accomplir. »
L’aspect enseignement allégorique de la fable n’est pas absent (les amis qui se détournent quand il n’a plus rien à offrir), ni celui du mythe initiatique et sacrificiel (cf. l’histoire des « Rouges »). Sans vouloir évoquer des allusions ésotériques, il est certain que nombre de références yoruba doivent nous échapper (qu’en est-il ainsi de « marcher à reculons », qui est récurrent ?).
« Trois êtres bienveillants nous délivrent de nos ennuis. Ce sont : tambour, chant et danse »
J’ai eu le grand plaisir de retrouver la verve populaire truculente caractéristique de l’Afrique centrale et occidentale, trop absente de ses romans.
« D’abord, avant d’entrer dans l’arbre blanc, nous « vendons notre mort » à quelqu’un qui se trouvait à la porte, pour le prix de 7 925 francs, et nous « louons notre peur » à quelqu’un qui se trouvait aussi à la porte avec un intérêt de 3 500 F par mois, comme ça nous n’avions plus à nous soucier de la mort et nous n’avions plus désormais peur de rien. »
On retrouve les éléments typiques de ces sociétés : palabres, gris-gris, famine. Autre particularité distinctive, la familiarité avec la mort, qui n’est pas une fin :
« Alors il nous demande si, en arrivant là, nous étions encore vivants ou morts. Nous lui répondons que nous étions toujours vivants et que nous n’étions pas des morts. »
« Moi-même, je savais bien que les morts ne peuvent vivre avec les vivants, j’avais observé leurs façons et elles ne correspondaient pas du tout aux nôtres. »
Cela m’a ramentu Juan Rulfo, et il me semble qu’il y a une vision proche du réalisme magique chez Tutuola.
Les tribulations du couple en route vers « la mystérieuse Ville-des-Morts » où se trouve le malafoutier donnent lieu à des séjours prolongés dans certains lieux, et encore plus de rencontres étonnantes, comme « le Valet-Invisible ou Donnant-Donnant », « chef de tous les êtres de la Brousse ».
La légèreté de ton est marquante, comme avec ce fardeau qui se révèlera être ce qu’il paraît :
« En le mettant sur ma tête, je trouve que c’était exactement comme le cadavre d’un homme, il était très lourd, mais je pouvais le porter facilement. »
Voilà qui donne grande envie d’en connaître plus sur cette culture que je n’ai pu qu’effleurer.
« Et ainsi toutes nos épreuves, tous nos ennuis et de nombreuses années de voyage n’avaient rapporté qu’un œuf, c’est-à-dire aboutissaient à un œuf. »
\Mots-clés : #aventure #contemythe #fantastique #humour #mort #voyage
- le Lun 22 Mai - 12:19
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Luis Sepulveda
Le neveu d'AmériqueRecueil de quelques notes de Luis Sepúlveda, avec en entrée la formation par le grand-père à Santiago :
« Le gag consistant à me remplir de limonade pour ensuite me faire pisser à la porte des églises, nous l’avions maintes fois répété depuis que j’avais commencé à marcher et le vieux avait fait de moi son compagnon d’aventures, le petit complice de ses mauvais coups d’anarchiste à la retraite. »
Voilà qui suggère quelques activités récréatives pour égayer les proches retrouvailles avec mes petits-fils.
Suit une évocation de son « voyage à nulle part », de l’activisme communiste à la prison avec tortures, évocation sinistre rendue bouffonne par un humour détaché, quasiment gracieux.
« Un voyage d’aller », c’est d’abord l’errance dans la peur, c'est-à-dire l’Amérique du Sud des années soixante-dix, et deux péripéties romanesques en Équateur, soient autant de récits qui valent par l’art du conteur que par les personnages rencontrés.
« Un voyage de retour », c’est Chiloé, « l’antichambre de la Patagonie », où Luis rentre au pays, enfin autorisé à le faire par les autorités chiliennes. Il devait voyager avec Bruce Chatwin (mort entretemps, voir son fil), sur les traces de Butch Cassidy et Sundance Kid. Vin et agneau toujours au menu, mais surtout des histoires incroyables, comme les concours de mensonges et son ami Carlos l’aviateur.
L’adelantado Arias Pardo Maldonado aurait exploré la Patagonie :
« “Les habitants de Trapananda sont grands, monstrueux et velus. Leurs pieds sont aussi longs et démesurés que leur démarche est lente et maladroite, ce qui fait d’eux une cible facile pour les arquebusiers.
“Les gens de Trapananda ont les oreilles si grandes qu’ils n’ont pas besoin pour dormir de couvertures ou de vêtements protecteurs, car ils se couvrent le corps avec leurs oreilles.
“Les gens de Trapananda dégagent une telle puanteur et pestilence qu’ils ne se supportent pas entre eux, de sorte qu’ils ne s’approchent, ne s’accouplent ni n’ont de descendance.” »
« Avec lui naît la littérature fantastique du continent américain, notre imagination débridée, et cela suffit pour lui accorder une légitimité historique. »
« L’arrivée », c’est Martos en Andalousie, pays d’origine de son grand-père, où il retrouve le frère cadet de ce dernier.
« on est d’où on se sent le mieux »
Ces notes sont vraisemblablement extraites d’un carnet offert par Chatwin :
« Je me rappelle cela tandis que j’attends, assis sur une barrique de vin, face à la mer, au bout du monde, et je prends des notes sur un carnet aux pages quadrillées que Bruce m’a offert précisément pour ce voyage. Il ne s’agit pas d’un carnet ordinaire. C’est une pièce de musée, un de ces authentiques carnets de moleskine si appréciés par des écrivains comme Céline ou Hemingway, et à présent introuvables dans les papeteries. »
Luis Sepúlveda a le don de ne faire qu’effleurer, notamment la terreur dictatoriale, et à cet aspect élusif, elliptique, tient beaucoup de son pouvoir de faire rêver.
\Mots-clés : #amitié #autobiographie #exil #humour #regimeautoritaire #voyage
- le Sam 20 Mai - 13:02
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- Sujet: Luis Sepulveda
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Romain Gary
Le Grand VestiaireLe narrateur, Luc Martin, quatorze ans au sortir de la Deuxième Guerre et à la mort de son père, devient pupille de la nation. Mais très vite il est recueilli par le vieux Vanderputte, un des nombreux escrocs dans le chaos de la Libération, et volontiers métaphysicien...
« Il rejeta sa casquette en arrière, remua rapidement sa moustache, et braqua sur moi son ongle sale, tout en regardant soigneusement de côté.
– Apprenez cela, jeune homme, dès aujourd'hui : dans la vie, il s'agit de ne pas être là au bon moment, voilà tout. Il faut se faufiler adroitement entre les années, le ventre rentré et sans faire de silhouette, pour ne pas se faire pincer. Voilà ce que c'est, la vie. Pour cela, naturellement, il faut être seul. Ab-so-lu-ment ! La vie, c'est comme l'assassinat, il ne faut pas avoir de complice. Ne jamais se laisser surprendre en flagrant délit de vie. Vous ne le croirez peut-être pas, jeune homme, mais il y a des millions de gens qui y arrivent. Ils passent inaperçus, mais à un point... ini-ma-gi-nable ! C'est simple : à eux, la destinée ne s'applique pas. Ils passent au travers. La condition humaine – vous connaissez cette expression ? – eh bien, elle coule sur eux, comme une eau un peu tiède. Elle ne les mouille même pas. Ils meurent de vieillesse, de décrépitude générale, dans leur sommeil, triomphalement. Ils ont roulé tout le monde. Ils ne se sont pas fait repérer. Pro-di-gieux ! C'est du grand art. Ne pas se faire repérer, jeune homme, apprenez cela dès ce soir. Rentrer la tête dans les épaules, écouter s'il pleut, avant de mettre le nez dehors. Se retourner trois fois, écouter si l'on ne marche pas derrière vous, se faire petit, petit, mais petit ! Être, dans le plein sens du terme, homme et poussière. Jeune homme, je suis persuadé qu'en faisant vraiment très attention, la mort elle-même ne vous remarque pas. Elle passe à côté. Elle vous loupe. C'est dur à repérer, un homme, lorsque ça se planque bien. On peut vivre très vieux et jouir de tout, naturellement, en cachette. La vie, jeune homme, apprenez-le dès maintenant, c'est uniquement une question de camouflage. Réalisez bien ceci et tous les espoirs vous sont permis. Pour commencer, tenez, un beau vieillard, c'est toujours quelqu'un qui a su éviter la jeunesse. C'est très dangereux ça, la jeunesse. Horriblement dangereux. Il est très difficile de l'éviter, mais on y arrive. Moi, par exemple, tel que vous me voyez, j'y suis arrivé. Avez-vous jamais réfléchi, jeune homme, au trésor de prudence et de circonspection qu'il faut dépenser pour durer, mettons, cinquante ans ? Moi, j'en ai soixante... Co-los-sal ! »
Venu du maquis du Véziers à Paris avec Roxane la chienne de son père instituteur tué dans la Résistance (et son « petit volume relié des Pensées de Pascal » qui lui reste hermétique), Luc le rat des champs se sent perdu parmi les rats des villes.
« Mon père aimait à me plonger ainsi dans une atmosphère de mystère et de conte de fées ; je me demande, aujourd'hui, si ce n'était pas pour brouiller les pistes, pour atténuer les contours des choses et adoucir les lumières trop crues, m'habituant ainsi à ne pas m'arrêter à la réalité et à chercher au-delà d'elle un mystère à la fois plus significatif et plus général. »
Intéressante vision du cinéma et de son influence :
« La beauté des femmes, la force des hommes, la violence de l'action [… »
« Je cherchais alors à bâtir toute ma personnalité autour d'une cigarette bien serrée entre les lèvres, ce qui me permettait de fermer à demi un œil et d'avancer un peu la lèvre inférieure dans une moue qui était censée donner à mon visage une expression extrêmement virile, derrière laquelle pouvait se cacher et passer inaperçue la petite bête inquiète et traquée que j'étais. »
Avec Léonce (et comme beaucoup de gosses), ils rêvent d’être adultes, d’aller en Amérique, de devenir gangsters et riches. Il est amoureux de Josette, la sœur de Léonce, mais fort embarrassé.
« – Quelquefois, ça se guérit, me consolait-elle. Il y a des médecins qui font ça, en Amérique. On te colle la glande d'un singe et du coup, tu deviens sentimental. »
Vanderputte, un destin misérable :
« Je posais pour un fabricant de cartes postales. Sujets de famille, uniquement. J'ai jamais voulu me faire photographier pour des cochonneries. On pouvait me mettre dans toutes les mains. »
« Cet amour instinctif qu'il avait pour les objets déchus, cette espèce de sollicitude fraternelle dont il les entourait, avaient je ne sais quoi de poignant et c'est lorsque je le vis pour la première fois s'arrêter dans la rue, ramasser un peigne édenté et le glisser dans sa poche, que je me rendis compte à quel point ce vieil homme était seul. Les antiquités, les beaux objets de valeur finement travaillés ne l'intéressaient pas : il ne s'attachait qu'aux épaves. Elles s'accumulaient dans sa chambre et la transformaient en une immense boîte à ordures, une sorte de maison de retraite pour vieilles fioles et vieux clous. »
Avec son ami l’Alsacien Kuhl (son antithèse, épris d’ordre et de propreté ; employé à la préfecture de police, il reçoit mensuellement une enveloppe de Vanderputte), les deux cultivent un humanisme sentimental, convaincus de la décadence civilisationnelle.
Galerie de portraits hauts en couleur, tel Sacha Darlington « grand acteur du muet » et travesti vivant reclus dans un bordel, ou M. Jourdain :
« Le fripier, un M. Jourdain, était un bonhomme âgé ; il portait sa belle tête de penseur barbu, une calotte de velours noir extrêmement sale ; il était l'éditeur, le rédacteur en chef et l'unique collaborateur d'une publication anarchiste violemment anticléricale, Le Jugement dernier, qu'il distribuait gratuitement tous les dimanches à la sortie des églises et qu'il envoyait régulièrement, depuis trente-cinq ans, au curé de Notre-Dame, avec lequel il était devenu ami. Il nous accueillit avec une mine sombre, se plaignit du manque de charbon – on était en juin – et à la question de Vanderputte, qui s'enquérait de l'état de ses organes, il se plaignit amèrement de la vessie, de la prostate et de l'Assemblée nationale, dont il décrivit le mauvais fonctionnement et le rôle néfaste en des termes profondément sentis. »
Vanderputte tombe fréquemment amoureux d’un vêtement miteux, tel celui d’un Gestard-Feluche, fonctionnaire médaillé, qui ira augmenter le grand vestiaire de sa chambre.
Dans une France en pleine pagaille (et dans la crainte du communisme, de la bombe atomique), Léonce et Luc passent du trafic de « médicaments patentés » au vol de voitures, et envisagent un gros coup.
Josette meurt de la tuberculose, et Luc s’interroge toujours sur la société.
« Où étaient-ils donc, ces fameux hommes, dont mon père m'avait parlé, dont tout le monde parlait tant ? Parfois, je quittais mon fauteuil, je m'approchais de la fenêtre et je les regardais. Ils marchaient sur les trottoirs, achetaient des journaux, prenaient l'autobus, petites solitudes ambulantes qui se saluent et s'évitent, petites îles désertes qui ne croient pas aux continents, mon père m'avait menti, les hommes n'existaient pas et ce que je voyais ainsi dans la rue, c'était seulement leur vestiaire, des dépouilles, des défroques – le monde était un immense Gestard-Feluche aux manches vides, d'où aucune main fraternelle ne se tendait vers moi. La rue était pleine de vestons et de pantalons, de chapeaux et de souliers, un immense vestiaire abandonné qui essaye de tromper le monde, de se parer d'un nom, d'une adresse, d'une idée. J'avais beau appuyer mon front brûlant contre la vitre, chercher ceux pour qui mon père était mort, je ne voyais que le vestiaire dérisoire et les milles visages qui imitaient, en la calomniant, la figure humaine. Le sang de mon père se réveillait en moi et battait à mes tempes, il me poussait à chercher un sens à mon aventure et personne n'était là pour me dire que l'on ne peut demander à la vie son sens, mais seulement lui en prêter un, que le vide autour de nous n'est que refus de combler et que toute la grandeur de notre aventure est dans cette vie qui vient vers nous les mains vides, mais qui peut nous quitter enrichie et transfigurée. J'étais un raton, un pauvre raton tapi dans le trou d'une époque rétrécie aux limites des sens et personne n'était là pour lever le couvercle et me libérer, en me disant simplement ceci : que la seule tragédie de l'homme n'est pas qu'il souffre et meurt, mais qu'il se donne sa propre souffrance et sa propre mort pour limites... »
Les « ratons » (vaut tantôt pour petits rats, tantôt pour Nord-Africains) entrent dans le monde des « dudules » (vaut apparemment plus pour adultes, individus, que pour idiots) : le « gang des adolescents » devient célèbre pour ses braquages de transports de fonds. Léonce est tué ; Luc se retrouve dans la peau de Vanderputte, qu‘il craint de devenir cinquante ans plus tard. Ce dernier est poursuivi : entré dans la Résistance et arrêté par les Allemands, il avait très vite collaboré et dénoncé, principalement des juifs. Luc s’enfuit avec lui, pris par la pitié, mais…
\Mots-clés : #corruption #criminalite #deuxiemeguerre #enfance #humour #initiatique #jeunesse #portrait #vieillesse #xxesiecle
- le Ven 10 Mar - 11:56
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